Corps de l’article

La conception du système de santé et de services sociaux du Québec, qui s’est déployé pendant la seconde moitié du xxe siècle, est largement inspirée par les valeurs et les droits énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. À une époque où le Québec émergeait de la Grande Noirceur et s’affranchissait du joug de l’autorité ecclésiastique, une nouvelle classe technocratique prenait le contrôle de l’appareil d’État et façonnait les politiques sociales et les programmes sanitaires en s’inspirant des valeurs émancipatrices de cette époque, notamment de celles énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.

De la reconnaissance des droits à l’exercice effectif de ces droits, il y a cependant tout un univers d’incertitudes, d’essais et d’erreurs, parce que l’écart entre l’idéal démocratique et l’incarnation de ce rêve, à un moment particulier de l’histoire d’une nation, est aussi considérable que la distance qui sépare le rêve de la réalité. La démocratie est un processus qui évolue dans le temps et dans l’espace et qui doit réconcilier les droits individuels et le bien commun, dans un système de lois, de règles et de pratiques effectives.

Au Québec, comme dans plusieurs autres nations du monde, la démocratisation des services de santé et des services sociaux a inspiré plus d’une réforme au cours des dernières décennies. Le présent numéro propose une réflexion sur certaines pratiques de participation démocratique dans le réseau de la santé et des services sociaux afin de repérer les conditions de réussite ou d’identifier des pistes de recherche qui nous aideront à maintenir le cap sur cet objectif majeur, malgré les difficultés et les déceptions qui ont pu nous assaillir en chemin.

De la santé à la participation sociale et démocratique

L’évolution du système de santé québécois a été marquée pendant plus de deux décennies par la reconnaissance croissante des droits des personnes, par l’élargissement des responsabilités de l’État à l’égard de la santé de la population et par une mobilisation accrue de la population et des divers groupes d’intérêt dans l’organisation et la gestion des services sociaux et de santé. La construction du système de santé québécois de 1970 à 1990 s’est édifiée principalement sur le socle de valeurs social-démocrates. Cette idéologie dominante a perdu du terrain pendant la période de remise en question de l’État-providence, principalement à partir des années 1990.

Aujourd’hui, le système de santé et de services sociaux, au Québec, occupe une place prépondérante parmi les différentes missions qu’assume le gouvernement du Québec. En croissance constante depuis sa création, le budget pour 2000-2001 affecté à la « mission santé et services sociaux » est de 16,7 milliards de dollars, ce qui représente 33,9 % du budget de dépenses du gouvernement québécois et 7,5 % du PIB du Québec (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2002 : 120-122).

Entre 1970 et 1990, la notion de santé s’est progressivement élargie de façon inversement proportionnelle à la capacité de l’État d’assumer l’entière responsabilité de la santé de la population. En 1974, Marc Lalonde proposait une définition de la santé considérant les conditions et les habitudes de vie comme des déterminants de la santé et intégrant les dimensions sociales, génétiques et biologiques à cette définition. La protection et le maintien de la santé de la population s’inséraient alors dans un vaste projet de société engageant une multitude d’acteurs de la société civile. L’Organisation mondiale de la santé, inspirée par ces travaux, a inscrit la mobilisation et la participation de la population parmi les objectifs majeurs de son plan d’action visant « La santé pour tous en l’an 2000 ».

Au Québec, la santé définie dans l’article 1 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, et considérée comme « la capacité physique, psychique et sociale des personnes d’agir dans leur milieu et d’accomplir les rôles qu’elles entendent assumer d’une manière acceptable pour elles-mêmes et pour les groupes dont elles font partie », embrasse une perspective très large et fait du ministère de la Santé et des Services sociaux le responsable d’un projet collectif majeur.

Quant au volet social de la mission du ministère de la Santé et des Services sociaux à l’égard des personnes présentant un handicap, c’est dans une même perspective social-démocrate que se sont développés les services publics à leur égard et qu’ont été définies les responsabilités de l’État et les relations entre les divers partenaires de la société civile. Tout le phénomène de la désinstitutionnalisation émerge de la reconnaissance des droits et libertés individuels. C’est d’abord par la prise de conscience du tort fait aux personnes ayant un handicap mental ou intellectuel, exclues et marginalisées dans les asiles du Québec, que l’on a remis en question la manière dont l’État assumait ses responsabilités à leur égard et que l’on a complètement révisé les programmes qui leur sont destinés. En 1984, dans son document À part... égale, l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) faisait explicitement de la reconnaissance des droits des personnes, comme les droits à l’éducation, au travail, au loisir ou au transport, l’élément déclencheur d’un engagement et d’une stratégie gouvernementale dépassant largement les frontières des responsabilités du ministère de la Santé et des Services sociaux.

La notion de participation sociale, formulée par le Conseil de la santé et du bien-être en 1992, engageait l’État, la société civile, les citoyennes et les citoyens dans un processus de démocratisation de leurs rapports afin de soutenir la participation sociale des personnes :

La participation sociale implique un échange réciproque entre l’individu et la collectivité ; elle met en cause, d’une part, la responsabilité collective de permettre à tous de participer activement à la vie en société, et d’autre part la responsabilité individuelle d’agir en citoyen responsable […] La participation sociale peut prendre diverses formes : travail rémunéré, investissement humain et financier dans une entreprise ou dans un projet communautaire, entraide et bénévolat, engagement dans les institutions démocratiques, etc. Elle prend aussi des formes plus informelles. L’implication dans sa propre famille constitue également une forme de participation sociale. En conséquence, elle se manifeste d’abord à l’intérieur du lien existant entre l’individu, sa famille et ses proches. Elle prend ensuite forme dans les relations entre l’individu et ses différents milieux de vie que sont l’école, le milieu de travail, la vie communautaire, etc. Finalement, la relation entre l’individu et sa collectivité traduit elle aussi, un aspect de la participation sociale.

Conseil de la santé et du bien-être, 1997

On retrouve dans cette définition plusieurs des éléments contenus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme relativement aux droits sociaux, aux droits politiques, aux responsabilités réciproques des individus et de la collectivité. On y fait même explicitement référence à la participation au sein d’institutions démocratiques. Cette vision de la participation sociale a inspiré plusieurs politiques ultérieures du ministère de la Santé et des Services sociaux, notamment la Politique en déficience intellectuelle, de 2001 « De l’intégration sociale à la participation sociale : politique de soutien aux personnes présentant une déficience intellectuelle, à leurs familles et aux autres proches ». La notion de santé tout comme la notion de participation sociale, qui balisent l’engagement de l’État à l’égard de la santé de la population, témoignent des liens étroits qu’entretiennent les notions de santé, de participation sociale et de participation démocratique.

La participation démocratique en santé

Dans une perspective de démocratisation, au Québec comme dans le reste du Canada et dans plusieurs autres pays occidentaux, la participation des citoyennes et des citoyens aux affaires publiques a été encouragée et constitue l’un des enjeux majeurs des réformes successives de l’administration publique. Elle s’est tout d’abord déployée dans le secteur de l’aménagement du territoire (on se souviendra de l’expérience du Bureau d’aménagement de l’Est du Québec, BAEQ) puis dans le secteur de l’éducation et dans celui de la santé et des services sociaux. Au cours des dernières décennies qui ont vu croître l’État-providence et pendant lesquelles les Québécoises et les Québécois ont pris le contrôle de l’appareil d’État en rendant accessible une vaste gamme de services publics, divers groupes d’intérêt, mouvements partisans, associations syndicales, organismes communautaires, corporations professionnelles, etc., ont progressivement investi l’administration publique (Léonard, 1985 ; Lemieux, 2003).

À la fin des années 1980, la Commission Rochon avait posé un diagnostic sévère sur le réseau de la santé et des services sociaux alors qu’elle affirmait qu’il était « pris en otage par les corporations ». En 1991, c’est pour recentrer le réseau sur le « le citoyen décideur-consommateur et payeur » que la réforme, parrainée par le ministre Côté, souhaitait placer le citoyen « au coeur du système », en rapprochant les décisions le plus près possible de la population et en instituant des mécanismes de participation visant la démocratisation du système. Dans la foulée de la Commission Rochon, la Politique de la santé et du bien-être, publiée en 1992, insistait sur la nécessité d’instaurer un véritable partenariat pour développer et soutenir la santé publique.

Forums de citoyens, conseils d’administration des régies régionales et des établissements auxquels participent des représentants de la population élus au suffrage universel, comités d’usagers, mécanismes de plaintes, plans de services individualisés sont autant de mesures prévues par la Loi sur les services de santé et les services sociaux de 1991 qui ont contribué à soutenir la participation de la population et des individus au système de santé et de services sociaux. En outre, le ministère de la Santé et des Services sociaux, les régies régionales et les établissements ont fait usage de mécanismes diversifiés de concertation et de consultation permettant aux usagères et aux usagers, à leurs familles, à la population en général, ou à leurs partenaires de contribuer à la planification ou à l’organisation des services pour réaliser les « plans régionaux d’organisation de service », établir les « priorités régionales » ou réaliser les « plans d’organisation » et les « plans stratégiques » des établissements.

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, les refontes successives de la Loi sur les services de santé et les services sociaux ont remis en cause la contribution des citoyennes et des citoyens à l’organisation et à l’administration du système de santé et de services sociaux. Deux réformes législatives successives, une première faisant suite à la Commission Clair, puis une seconde promulguée par le nouveau gouvernement libéral, ont réduit la participation de la population, des usagères et des usagers aux conseils d’administration des établissements et des régies régionales. La dernière réforme législative, en fusionnant plusieurs établissements sur une base locale pour créer les réseaux locaux de services, non seulement réduisait le nombre de sièges disponibles, mais abolissait du même coup les postes réservés à la population et comblés par voie de suffrage universel.

Alors que certains invoquent le manque d’intérêt des citoyennes et des citoyens ainsi que leur faible compétence à l’égard de l’administration de la santé pour justifier leur mise à l’écart, d’autres croient que la participation de la population contribue à la démocratisation des services et constitue un rempart contre le contrôle du système par l’un ou l’autre groupe d’intérêt partisan, technocratique ou professionnel.

L’expérience de la participation démocratique en santé

Afin de mieux comprendre l’expérience et les enjeux de la participation démocratique dans le réseau de la santé et des services sociaux, le présent numéro de la revue Nouvelles pratiques sociales consacre trois articles à cette question.

Le premier article, rédigé par Angèle Bilodeau, Denis Allard, Danièle Francoeur et Patrick Chabot, rappelle l’évolution des modèles théoriques de planification publique et note la place croissante qu’y occupe la participation de la population. Trois expériences majeures de participation sont ensuite présentées relativement à l’élaboration de la Politique de santé et du bien-être de 1992, des Priorités nationales de santé publique 1997-2002 de 1997 et du Programme de santé publique 2003-2012 paru en 2003. Les auteurs constatent que la participation s’est progressivement élargie, que les partenaires intersectoriels et la société civile sont de plus en plus impliqués et que les dispositifs de participation se diversifient. Ils soulignent l’importance du palier régional qui sert « d’espace de médiation entre les instances publiques et civiles » et ils observent que « s’y joue la renégociation de l’action, implicite à son implantation dans un contexte partenarial ». Ils concluent en réaffirmant la nécessité d’un espace de dialogue qui ajoute aux connaissances des experts le point de vue des profanes et accorde plus de place aux citoyennes et aux citoyens.

Le deuxième article rédigé par Jean-François René, Maryse Soulières et Fanny Jolicoeur, évalue dans une perspective citoyenne, la place occupée par les parents au sein de trois organisations communautaires. Non seulement les groupes communautaires au Québec ont joué un rôle important dans la reconnaissance des droits des personnes et dans la formulation de la demande démocratique au Québec, mais ils offrent de plus à leurs membres, au sein de leur propre organisation, l’opportunité d’expérimenter « une nouvelle forme de démocratie, plus directe ; une participation citoyenne qui permet de dépasser la réponse aux besoins et d’ouvrir sur la personne comme “ être de parole ” ». Les auteurs nous proposent une typologie des formes d’engagement au sein d’une organisation soit « 1. être présent, 2. prendre la parole, 3. passer à l’action et 4. s’impliquer à un niveau décisionnel ». Le défi pour les organisations et leurs membres consiste à dépasser le simple rapport de consommateur-producteur. Les organismes communautaires ne font pas qu’offrir des services, ils proposent en outre un espace de parole, d’engagement et d’entraide. Cet espace, pour plusieurs, sert de passerelle qui leur permet d’accéder à d’autres ressources de la communauté ou de créer de nouveaux liens sociaux, alors que pour d’autres, ce sera un lieu d’apprentissage de la citoyenneté et de l’engagement social.

Le troisième article, rédigé par Denis Bourque, analyse l’expérience des tables de concertation régionales en Montérégie sous l’angle de la participation démocratique. L’expérience rapportée a connu un succès mitigé et a été une source d’insatisfactions pour les participantes et les participants à plus d’un égard. Faute de détenir de véritables pouvoirs, « Les tables sous-régionales n’ont donc pas eu un effet significatif et durable sur la démocratisation de certains processus décisionnels […] compte tenu des limites des compromis entre les acteurs et compte tenu de l’abolition même de la structure de partenariat territorial ». On a déploré le désintéressement progressif de la population et des partenaires des autres secteurs d’activité aux travaux des tables régionales. On a également souligné la difficulté, pour les personnes représentant les groupes communautaires ou les membres des conseils d’administration, à rendre compte des travaux des tables régionales, soit par manque de temps ou en raison de l’absence de mécanisme approprié. Bien que l’expérience ait été décevante à maints égards, il semble que l’échec « est largement tributaire des conditions d’institutionnalisation des tables sous-régionales qui n’ont pas permis que la participation y soit publique, équitable, accessible et délibérative ». L’auteur conclut que la démocratisation du système de santé demeure une nécessité et que la gouverne du réseau doit faire une place à la participation de la population et des groupes communautaires. Cependant, le succès repose sur un certain nombre de conditions qui doivent être mises en place par les responsables du processus de participation démocratique. Certaines de ces conditions ont été énoncées dans le Cadre de référence de la participation publique, démocratique, utile et crédible, publié par le Conseil de la santé et du bien-être, qui reconnaît l’importance de la participation de la population (Thibault, Tremblay et Lequin, 2000).

Toutes ces expériences témoignent de la pertinence de maintenir le cap sur la démocratisation du système de santé. Cependant, s’il faut poursuivre cet objectif, il faudra au préalable s’assurer de mieux comprendre les conditions de succès de la participation démocratique. Il faudra également dégager un espace public pour convenir des formes et des modalités de la participation de la population au système de santé. Les conclusions des auteurs de ces trois articles rejoignent celles de Pierre Gerlier-Forest et de ses collègues qui affirment que : « L’expérience acquise dans les institutions régionales de la santé et des services sociaux, ainsi que dans certains établissements, montre qu’il y a place pour un ajustement constructif entre la culture politique locale et les modalités de participation » (Gerlier-Forest et al., 2003 : 2000).

Poursuivre le débat démocratique

La notion de « bonne gouvernance », popularisée au cours de la dernière décennie, est devenue progressivement indissociable du développement démocratique. Kofi Annan, secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, affirmait que « la bonne gouvernance est sans doute le facteur le plus important qui contribue à l’élimination de la pauvreté et à la promotion du développement » et c’est pourquoi la Déclaration du millénaire des Nations Unies proclamait vigoureusement son appui à la gouvernance démocratique et participative (PNUD, 2002 : 2).

Bien que les valeurs fondatrices de la démocratie soient relativement claires et fassent l’objet d’un large consensus, il est difficile de préciser de manière univoque les modalités et les pratiques démocratiques qui évoluent avec l’histoire de chaque peuple. Elle est le fruit d’une construction collective qui émane de la volonté émancipatrice des hommes et des femmes et elle émerge d’un débat permanent sur les manières d’atteindre collectivement cet objectif.

La démocratie n’est pas un état, mais il s’agit plutôt d’un processus continu de délibération. Les choix idéologiques, la délimitation du bien commun, la définition des institutions et le développement des pratiques démocratiques sont les enjeux de cette délibération permanente. La démocratie ne peut se déployer que dans une « culture de la démocratie », elle exige un débat permanent sur les valeurs, les lieux, les structures, les modalités qui permettront au peuple d’exercer la souveraineté qui est la sienne. Dans les faits, il n’y a pas une démocratie, mais il y a « des démocraties ». Si la Déclaration universelle des droits de l’homme est source d’inspiration pour plusieurs nations dans le monde, elle contient également les germes des conflits et des tensions qui ont hanté les débats démocratiques de tout temps. Comment concilier libertés individuelles et bien public ? Entre les exigences de la participation directe et l’efficacité de la participation indirecte, comment se doter de structures légitimes ? Comment harmoniser les politiques publiques au niveau central et soutenir le développement local ? Il n’y a pas de réponse univoque à ces questions.

La démocratie ne peut être réduite à une série de normes, de standards ou de pratiques uniformisées. L’art de gouverner une société démocratique repose sur la capacité d’un État de mettre en scène un débat public sur les dimensions éthiques, constitutionnelles, institutionnelles et décisionnelles de la participation démocratique. Dans le réseau de la santé et des services sociaux comme dans les autres secteurs d’intervention de l’État, la qualité de la vie démocratique repose sur la contribution et l’adhésion de la population à la définition des règles du fonctionnement démocratique. Ces règles, qui seront mises en pratique à un moment précis de notre histoire, nous rapprocheront peut-être un peu plus de l’exercice du droit à la participation démocratique, si nous savons tirer les justes conclusions de nos expériences.