Corps de l’article

Introduction

Pour pallier le décrochage scolaire et le phénomène du chômage des jeunes, les gouvernements québécois et canadien en partenariat avec le milieu communautaire ont développé toute une série de programmes et de mesures d’aide à l’insertion à cheval entre programmes de formation et politiques d’emploi. La mise en place de ces programmes et mesures d’aide se justifie par le pourcentage non négligeable de jeunes qui quittent le système scolaire sans avoir obtenu un diplôme ou sans maîtriser l’ensemble du programme d’études. L’absence de diplôme et de formation peut avoir une incidence considérable sur l’insertion en emploi, la vie sociale et professionnelle ainsi que sur l’épanouissement personnel des jeunes ; le problème qui se pose alors est de trouver des moyens de permettre à ces jeunes de continuer à apprendre tout en facilitant leur intégration sociale et professionnelle.

Cependant, les effets des programmes et des mesures d’aide à l’insertion sur les jeunes et leurs trajectoires ne correspondent pas toujours aux attentes ni des jeunes qui y font appel, ni des acteurs institutionnels qui ont oeuvré à leur mise en place. Certes, ces mesures et programmes contribuent à élever le niveau de formation de certains jeunes, permettent des mises à niveau et l’acquisition d’une meilleure connaissance de l’environnement social et économique, mais ils restent discutables, notamment au regard de l’objectif de l’insertion professionnelle. Les études récentes d’évaluation de ces divers programmes (Fournier et Valois, 2004 ; Panet-Raymond, Bellot et Goyette, 2003) montrent qu’après un ou plusieurs passages par des stages de formation, une proportion non négligeable de jeunes retournent à la case départ, c’est-à-dire dans une situation d’inactivité, de chômage ou d’assistance sociale. Au Québec, environ 25 % des jeunes participants aux divers programmes et mesures d’aide à l’insertion n’arrivent pas à former un projet professionnel ni à s’insérer de manière stable sur le marché du travail, même après avoir effectué plusieurs stages (Benoît, 2001). Quelles sont les caractéristiques de cette catégorie de jeunes et comment peut-on expliquer l’inefficacité relative des programmes d’aide dans les conditions où ni les moyens ni les bonnes intentions ne manquent chez les professionnels de l’insertion ? Cette question n’est pas simple et il peut paraître risqué de prétendre pouvoir y répondre. Nous essaierons cependant, à partir des résultats d’une recherche qualitative menée en 2003 auprès de cette catégorie particulière de jeunes, de circonscrire leurs caractéristiques et d’avancer quelques hypothèses d’explication qui constituent autant de pistes de réflexion sur cette problématique.

Cadre théorique

Deux hypothèses sont généralement avancées pour expliquer l’échec relatif des programmes et des mesures d’aide à l’insertion. Selon la première hypothèse, qui repose sur une analyse de l’emploi en termes de stock disponible, les programmes ne donnent pas les résultats escomptés à cause d’un déficit structurel d’offres d’emploi par rapport aux demandes (Castra, 2003). Selon la seconde hypothèse, l’échec des programmes et des mesures d’aide tient aux handicaps des publics de jeunes accueillis qui ont des tares psychologiques et de comportement, leurs problèmes d’adaptation sociale étant tout d’abord des problèmes personnels. De Gaulejac note dans ce sens que les problèmes d’insertion sont le plus souvent expliqués comme la résultante de l’état d’individus décrits comme ayant des difficultés particulières, porteurs d’un handicap qu’il s’agit de traiter. « La relation avec l’institution glisse insensiblement et implicitement de la question de l’emploi à une problématique psychologique personnelle » (De Gaulejac, 1994 : 234).

Ces deux hypothèses, l’une centrée sur la stagnation du marché du travail et l’autre sur l’individu, restent cependant insatisfaisantes quant à leur pouvoir explicatif parce que, dans un premier cas, elles ne tiennent pas compte du flux en perpétuel renouvellement des emplois et, dans le deuxième, elles sortent l’individu du système d’action où il évolue et dont il est en partie dépendant. Pour cette raison, dans une tout autre perspective, j’ai choisi une démarche d’explication de l’inefficacité relative des programmes et des mesures d’aide à l’insertion fondée sur deux postulats théoriques. Le premier considère que les jeunes en tant que sujets du processus d’aide à l’insertion ne peuvent être appréhendés qu’à travers les relations qu’ils entretiennent avec les autres éléments de leur environnement, donc y compris avec les mesures et les programmes d’aide à l’insertion. L’analyse doit ainsi s’appliquer à saisir des relations plutôt que des objets séparés. Le comportement des jeunes en insertion / réinsertion ne peut être compris que par rapport aux comportements des autres agents impliqués dans ce processus et par rapport au contexte social dans lequel ils évoluent. L’insertion socioprofessionnelle comme l’exclusion sont des rapports sociaux et on ne peut pas les traiter exclusivement par une prise en charge psychologique des demandeurs d’emploi en situation défavorisée pas plus qu’on ne peut pas comprendre, par exemple, la réussite ou l’échec scolaire si l’on centre l’analyse sur les seules caractéristiques des jeunes (Lecigne et Castra, 1997).

Le deuxième postulat soutient que les représentations et les perceptions qu’ont les jeunes de leur insertion sociale et professionnelle diffèrent de celles qui sont entretenues et mises en pratique par les organisations et les intervenants qui travaillent à cette réinsertion. Ce postulat repose sur la théorie des représentations sociales qui veut que « toute réalité est représentée et perçue, c’est-à-dire appropriée par un individu, reconstruite dans son univers symbolique, intégrée dans son système de valeurs » (Abric, 1994 : 36). Les représentations et les perceptions fonctionnent comme un système d’interprétation de la réalité qui régit les relations des individus avec leur environnement social. Elles déterminent leurs comportements et leurs pratiques et orientent les actions et les relations sociales. Ainsi définies, les représentations et les perceptions sont influencées 1) par des contextes situationnels, c’est-à-dire la nature et les constituants de la situation dans laquelle elles sont produites (Abric et Guimelli, 1998), 2) par la position d’un individu et son rôle dans le système social (Moliner, 2001) et 3) par les pratiques des acteurs, instituées par leurs rôles sociaux (Jodelet et Moscovic, 1990). Dans cette perspective, on est en droit d’avancer l’idée que les représentations et les perceptions des jeunes, d’une part, et des agents qui travaillent à leur réinsertion, d’autre part, relatives au processus d’insertion / réinsertion, sont différentes parce que ces deux types d’acteurs évoluent dans des situations et des contextes sociaux différents, détiennent des positions et des rôles différents dans le système social et ont des pratiques instituées en relation avec ces rôles et ces positions qui ne convergent pas.

La logique de la démonstration dans le cadre de cet article est donc fondée sur la mise en relief 1) des trajectoires des jeunes et des relations qu’ils entretiennent avec le système social, notamment leur rapport à l’institution scolaire et au processus d’insertion professionnelle, et 2) des représentations et des perceptions qu’ils ont de la pratique d’intervention. Le support empirique de la démonstration est constitué par les représentations et les perceptions des jeunes exclusivement. Elle reste, pour cette raison, à un stade exploratoire et ouvre la voie à des analyses comparatives des représentations et des logiques d’action des deux types d’acteurs engagés dans le processus d’insertion aidée, à savoir les jeunes et les intervenants.

Devis méthodologique

Les analyses exposées dans cet article prennent appui sur les données empiriques tirées d’une recherche que j’ai effectuée en 2003 auprès des jeunes stagiaires à La Réplique, organisme d’aide à l’insertion à vocation sociale qui a choisi de cibler dans le cadre de son programme d’intervention les jeunes « désengagés » (Janosz, 1994), à savoir les jeunes qui 1) ont quitté l’école avant l’obtention d’un diplôme, 2) ont un taux élevé de passage par différentes mesures et programmes d’aide à l’insertion et 3) n’ont jamais réussi à mettre en place un projet professionnel. La notion de « jeunes désengagés » renvoie donc, dans le contexte de cet article, à une population de jeunes caractérisée par l’abandon des études et l’absence de la qualification en termes de diplôme escompté, un appel récurrent à des dispositifs particuliers d’insertion et des difficultés répétées d’insertion professionnelle.

Au cours de la démarche d’enquête, nous avons rencontré un total de 16 jeunes âgés de 18 à 30 ans (soit 42 % du nombre total des stagiaires à La Réplique). L’échantillon était composé d’une majorité d’hommes : 10 répondants de sexe masculin et six de sexe féminin. L’âge moyen des répondants était de 24 ans. Le groupe était réparti assez également entre les tranches d’âge suivantes : 18-21 ans, 22-25 ans et 26-30 ans. Parmi les participants à la recherche, sept personnes (43,75 % de l’échantillon) n’ont pas terminé leurs études secondaires, en quittant l’école avant d’avoir obtenu leur diplôme. Le reste des répondants détenaient un DES, ou l’équivalent, et ont entamé des études collégiales sans réussir à obtenir le diplôme.

La recherche s’inscrit dans une approche qualitative et d’analyse de contenu qui ne vise pas la généralisation. Les données ont été recueillies au moyen d’entrevues semi-dirigées. L’analyse des entrevues recueillies a été faite selon la théorie ancrée (grounded theory) de Glaser et Strauss (1967), qui a permis de décrire et d’expliquer la réalité sociale à partir du point de vue des acteurs. Les constats, dégagés inductivement de l’analyse des entretiens, n’ont pas résulté d’une construction du chercheur, mais ont surgi des discours des individus interviewés.

Présentation des résultats et analyses

Nous présenterons les résultats de cette recherche, organisés selon les objectifs de l’article qui visent 1) à exposer les trajectoires familiale, scolaire et professionnelle des jeunes « désengagés », 2) à fournir quelques éléments d’information et d’analyse sur le rapport à l’institution scolaire et sur la vision que ces jeunes ont de l’insertion sur le marché du travail et 3) à mettre en relief le rapport des jeunes à l’insertion aidée et leurs représentations et perceptions de la pratique d’intervention comme facteurs à la source de l’inefficacité relative des programmes mis en place à cette fin.

Les trajectoires des jeunes « désengagés »

La grande majorité des jeunes « désengagés » ont eu un parcours familial jalonné de difficultés de toutes sortes. Dans la plupart des cas, ces jeunes ont été témoins de la séparation de leurs parents et une des constantes de leurs trajectoires familiales est l’absence du père. Il ressort des propos de ces jeunes que leur vie familiale a été marquée par des discordes, des relations conflictuelles et des frustrations. Sur ce plan, nous retrouvons dans le corpus des 16 entrevues des situations qui cadrent avec la typologie des formes de relations parentales établie par Michel Parazelli (2002) : 1) des formes de relations parentales incohérentes, qui caractérisent notamment les jeunes provenant de familles monoparentales, résultant d’un divorce, d’une séparation ou de l’inexistence d’un des parents (inconnu ou décédé) ; 2) des formes de relations parentales d’abandon, qui caractérisent les jeunes qui n’ont pas connu une vie familiale stable et qui ont, en plus, été placés en bas âge dans des institutions ou des familles d’accueil. Les histoires de ces jeunes sont marquées par des passages d’un lieu à l’autre où s’entremêlent des appartements en colocation, la rue ou les ressources d’hébergement ; 3) des formes de relations parentales autoritaires, qui caractérisent notamment les jeunes ayant vécu dans des familles biparentales. On rencontre à l’intérieur de ces formes de relations, soit des mères dominatrices, soit des pères qui imposent leur volonté, et on relève dans le discours des jeunes un fort désir d’affirmation de soi, résultat d’une révolte contre l’autorité.

Sur le plan des trajectoires scolaires, le fil conducteur touchant la quasi-majorité des jeunes est l’abandon des études. Les facteurs qui ont contribué à cette situation peuvent être regroupés en trois catégories. Ainsi, la majorité des jeunes ont quitté l’école ou le collège par aversion, manque de motivation ou rébellion contre l’autorité des professeurs. C’est le cas d’un jeune ayant un niveau de scolarité inférieur au secondaire ; il détestait l’école et la compare à une armée. Un autre affirme qu’il s’ennuyait à l’école et s’y sentait comme en prison. Un des jeunes interviewés trouvait que les professeurs utilisaient des méthodes ennuyantes et que cela n’était pas motivant, tandis qu’un autre ne pouvait pas s’adapter à l’autorité institutionnelle, étant toujours « contre les profs et contre la direction ». Certains jeunes qui ont abandonné les études, notamment au cégep, l’ont fait parce que le programme ne correspondait pas à leur intérêt, ni à leurs attentes. L’inscription dans un programme d’études n’a pas été suffisamment réfléchie, étant parfois fondée sur le simple désir de faire une expérience dans un domaine où ils ne désiraient pas nécessairement faire carrière. La deuxième catégorie regroupe des facteurs qui vont au-delà de leur désir individuel de mettre fin aux études. Dans certains cas, l’abandon s’explique par les problèmes liés à la séparation ou au divorce des parents, ce qui entraîne souvent des déménagements et des changements d’école mal vécus par les jeunes. Ces ruptures dans leur parcours scolaire se sont répercutées sur leur réseau de connaissances, rendant plus ardu leur enracinement dans l’environnement social. Certains jeunes ont quitté l’école, en raison de l’hostilité manifestée par leurs parents à l’égard des études. C’est le cas d’un jeune qui affirme qu’il aimait l’école, mais qu’il l’a quittée à cause de ses parents qui ne retenaient que les aspects négatifs de son cheminement scolaire et soulevaient incessamment tous ses échecs, ne valorisant pas ses réussites. Ses études faisaient l’objet de puissantes oppositions parentales et il se trouvait ainsi pris dans un double bind culturel : les parents qui voulaient lui transmettre les vertus de la réussite sans scolarisation et la valorisation du savoir relayé par l’école. La troisième catégorie inclut des facteurs relatifs au comportement de ces jeunes qui ne cadraient pas avec les normes de l’école. Quelques-uns ont eu des problèmes avec la direction des établissements scolaires, ce qui a entraîné une suspension ou carrément l’expulsion de l’école. Ainsi, un jeune homme a été expulsé de l’école à cause de son comportement violent ; il se rappelle s’être « battu plusieurs fois » : « Je n’étais pas quelqu’un de très calme en classe ; j’étais le genre d’étudiant que les profs n’aiment pas parce qu’il dérange tout le monde. »

Les trajectoires professionnelles, quant à elles, sont caractérisées par une forte instabilité. Les jeunes « désengagés » ont eu un parcours professionnel chaotique et n’ont jamais réussi à se stabiliser sur le marché du travail. Ils ont connu de nombreux va-et-vient entre le travail précaire (contrats à durée limitée, stages, emplois occasionnels), des périodes d’itinérance, de chômage et d’inactivité. Ils n’ont jamais occupé un emploi qu’ils considéraient devoir garder et qui leur aurait permis de forger des projets. Ces jeunes ont, en conséquence, éprouvé de grandes difficultés à conserver un emploi stable, faute d’avoir l’occasion de faire preuve de leur employabilité ou d’avoir le temps d’acquérir une certaine expérience professionnelle. L’impossibilité de conserver l’emploi est due également à des difficultés à s’adapter à certaines règles du travail (respect des horaires, exécution des tâches, respect des consignes). Les périodes d’emploi variaient entre quelques mois et deux années ; certains cumulaient plusieurs emplois en même temps. On retrouve également dans le parcours professionnel de ces jeunes « des petits boulots au noir » qui sont, dans bien des cas, une soupape de sécurité. Pour certains, la revente de drogues s’est révélée également une activité très rentable. Intégrés au milieu des revendeurs de drogues, ces jeunes ont la satisfaction d’être plus riches et de se sortir de la pauvreté : « Pendant longtemps, j’ai vendu de la drogue ; je préférais faire ça, parce que c’était plus rentable, nous avoue un des jeunes ; en tout cas, pour moi c’était plus valorisant[2]. »

Il est à noter que les jeunes « désengagés » avaient beaucoup plus de facilité à trouver un emploi qu’à le garder. Les motifs de leur départ d’une entreprise sont liés à l’absentéisme répété, à la nature et aux conditions de travail, aux mésententes avec les employeurs ou à une décision spontanée. « J’ai décidé de quitter mon job d’aide-cuisinier dans la journée même, sans avoir réfléchi. Je ne savais pas ce que je ferais par la suite, mais je voulais faire autre chose. » Le choix de stabilisation en emploi a été souvent évoqué dans les entrevues, mais les jeunes n’ont pas a fortiori un véritable projet professionnel et se contentent de déléguer au temps qui passe le travail d’élucidation du champ des possibles objectifs de carrière. Psychologiquement, ils se trouvent dans une phase de moratoire et d’indétermination professionnelle et, pratiquement, dans une phase d’expérimentation qui se traduit par le refus ou l’impossibilité de tout engagement professionnel durable. Leurs aspirations professionnelles ne sont pas définies et seule l’expérimentation de situations de travail variées leur permet de les mettre provisoirement au jour. Les choix professionnels qu’ils mettent de l’avant sont insérés dans un discours de refus d’entrée dans la vie adulte perçue conformiste, routinière et inadaptée à leurs aspirations.

Le rapport à l'école et les représentations que les jeunes « désengagés » ont de l'insertion

Parmi les jeunes « désengagés », plusieurs critiquent sévèrement le système institutionnel de formation, la façon dont ils ont été traités au sein du système scolaire et l’inadaptation des approches pédagogiques à leur situation personnelle. Ils rendent ainsi l’école responsable de leur décision d’abandonner les études. Les jeunes qui ont été marginalisés dans le processus de sélection scolaire et qui n’ont pas pu obtenir un diplôme ont souvent développé une aversion pour tout ce qui est organisé et institutionnalisé. « Je me sentais un peu comme en prison, et j’avais vraiment hâte de finir. J’avais l’impression de ne pas pouvoir respirer tout le temps que j’étais là, de ne pas pouvoir penser par moi-même. » Ils affirment que l’école ne les a guère préparés ni à préciser de choix d’orientation ou des projets professionnels, ni à affronter les réalités du monde du travail. Ils déclarent avoir des difficultés avec les formes d’enseignement qui sont hiérarchisées et qui privilégient la compétition utilitariste sur le marché des valeurs scolaires au détriment de la réalisation de soi. « Apprendre pour pouvoir gagner de l’argent après n’était pas pour moi très motivant. Si je veux de l’argent, j’ai d’autres moyens pour y arriver. » Dans le cadre de leurs projets, ces jeunes misent principalement sur leurs compétences individuelles et sur l’expérience acquise en dehors du système institutionnel d’apprentissage.

Leur rapport au diplôme est également négatif. Ils valorisent beaucoup plus l’expérience et le savoir-faire. « Je n’ai pas besoin de diplôme, parce que je n’ai pas besoin d’être approuvé ; je vais apprendre les choses dont j’ai besoin. » Ce qui est important « c’est accomplir quelque chose, mais pas le papier. Le papier n’a aucune signification, c’est un outil, mais il n’est pas essentiel, il n’a pas une valeur très importante pour moi ». Un autre jeune affirme que « pour ce que je veux faire en ce moment, le diplôme ne me donne rien. Le milieu artistique où je veux être est un milieu qui marche par contact. Ce sont les connaissances et non pas le papier qui ont de l’importance ».

En ce qui a trait à la vision de l’insertion, pour une minorité de jeunes « désengagés », être inséré, c’est avoir un emploi, quel qu’il soit. Ils associent l’insertion à la participation au marché du travail. Être inséré, c’est « être capable de fonctionner dans le marché du travail ». Plusieurs jeunes « désengagés » soulignent l’importance de détenir un emploi stable. Ils considèrent que pour être inséré professionnellement, il suffit d’occuper un même travail pendant plusieurs années. C’est, par exemple, le cas d’un jeune pour qui, être inséré « c’est d’avoir un emploi et de pouvoir le garder un an, deux ans, trois ans ». Pour la grande majorité des jeunes « désengagés », cependant, l’insertion est liée à l’engagement et à la satisfaction dans le travail. Pour un des jeunes, est inséré celui « qui gagne sa vie en faisant quelque chose de qualité, qui donne un produit de qualité ou un service de qualité, puis qui en retire une satisfaction ; quelqu’un qui gagne sa vie en étant satisfait ». Pour un autre, être inséré, c’est « quelqu’un qui trouve ce qu’il aime puis qui le fait ». On décèle ici la correspondance entre ce qu’on est et ce qu’on fait, une idée présente dans le discours d’un autre jeune : « Je pense qu’une personne est insérée quand elle s’exprime totalement dans son travail. » L’insertion est liée, selon les mots d’un autre jeune à « un travail qui donne un sens à sa vie ». Être inséré, c’est « s’accomplir soi-même, être bien dans ce qu’on fait ».

Au-delà de l’engagement dans le travail, d’autres jeunes insistent sur la participation à des réseaux sociaux. Dans ce cas, être inséré, c’est « avoir une vie sociale ; ne pas rester chez vous à rien faire ». L’insertion est liée à la reconnaissance de l’individu par l’entourage, celle-ci étant une forme de confirmation de son existence sociale : « Pour moi, être inséré, c’est avoir un réseau qui me reconnaît », nous dit un des jeunes. L’insertion est donc perçue comme un processus de socialisation, de construction et d’affirmation d’une identité sociale.

Enfin, certains jeunes refusent le terme d’insertion et entretiennent une attitude de rébellion envers la société. « Je ne veux pas m’insérer parce que je suis antisocial », affirme un des jeunes. Pour ce jeune, être inséré, c’est « être prisonnier dans le système ».

Il ressort de la présentation des trajectoires, du rapport à l’école et des conceptions de l’insertion que les caractéristiques des jeunes « désengagés » se déclinent en termes de statuts vulnérabilisés et précarité professionnelle, de non-conformité aux normes, de compétences performatives faibles sur le marché du travail, d’une relation difficile à l’autorité et à l’encadrement familial ou institutionnel. Ces jeunes sont arrivés à développer des réserves de frustration et de désaffectation qui se traduisent par une certaine hostilité et méfiance à l’égard de la société. Ainsi, plusieurs jeunes interviewés considèrent leur mode de vie comme marginal. La marginalité est vécue comme un état de fait, comme la réalisation de leur vocation d’être à part. Ces jeunes ne croient pas vraiment en la possibilité de restaurer une harmonie entre eux et le monde social tel qu’il est et choisissent de privilégier la recherche de leur propre voie : « Je ne me considérerai jamais comme inséré ; je me dis marginal, j’ai le droit d’être marginal. Je me dis que j’ai le droit de ne pas vouloir rentrer dans le marché du travail tel qu’il est », nous avoue un des interviewés. Ces jeunes affirment également porter en eux-mêmes une propension à la créativité, un talent, une voix qui les appelle de l’intérieur. Ils affirment un fort besoin d’indépendance et mobilisent tous le discours d’une culture artistique qui est, pour eux, l’un des principaux vecteurs de l’insertion professionnelle. Vouloir « créer son propre emploi » correspond ainsi à bien des égards au travail que représente la « vie d’artiste » associée à l’initiative et à la liberté individuelle sans borne.

Représentations et perceptions de la pratique d'intervention. Quatre hypothèses explicatives de l'inefficacité relative des programmes d'aide à l'insertion.

Les caractéristiques des jeunes « désengagés », façonnées par des trajectoires et des rapports particuliers au système normatif et aux institutions, participent à configurer des représentations et des perceptions spécifiques relatives aux programmes et aux mesures d’aide à l’insertion et à la pratique d’intervention. L’analyse de ces représentations et perceptions nous a conduit à retenir quatre hypothèses explicatives de l’inefficacité relative des programmes d’aide à l’insertion qui, comme nous le mentionnions au début de cet article, constituent autant de pistes de réflexion sur cette problématique ; les voici :

  1. L’hypothèse de l’incompatibilité. L’analyse des entrevues avec les jeunes révèle que la représentation que les jeunes se font du processus d’insertion aidée et de la pratique d’intervention est différente de celle qui est mise de l’avant par les « agents des structures ». Ces derniers centrent leur approche sur l’idée d’une intégration dans la « société du travail » sur la base d’une représentation spécifique de ce processus qui doit s’inscrire dans un cadre normatif préétabli. Ils s’estiment aussi en droit d’établir un contrôle de la compatibilité des activités des jeunes avec les objectifs de l’insertion orientés par des dispositifs réglementaires sur le comment, où et quand quelqu’un doit s’insérer : « Le type de l’organisme où j’allais me téléphonait chaque jour chez moi pour voir si j’ai fait telle ou telle chose, si j’ai contacté telle ou telle entreprise, si j’ai envoyé mon CV dans les endroits qu’il m’a indiqués. Il me disait que je dois me conformer à ce que nous avons établi ensemble. » Les organisations ont mis ainsi en place un complexe organisé d’objectifs et de légitimations de leurs interventions. Ces modalités d’intervention qui mettent l’accent sur l’intégration dans la « société du travail » ne concordent cependant pas avec les valeurs et les modes de production sociale que ces jeunes privilégient, compte tenu de leurs caractéristiques et de leurs expériences de vie. Selon eux, les actions individuelles sont perçues comme résiduelles, dans la mesure où le processus à suivre est déjà prescrit par la position « d’administré » du jeune dans les mécanismes institutionnels. Ces jeunes indiquent qu’ils ont des difficultés à se conformer aux orientations des programmes d’aide à l’insertion parce que le « devoir faire » apparaît comme un message prioritaire de ces programmes. « Moi, j’avais besoin de parler non pas de me faire dire quoi faire », nous dit un des jeunes. Un autre extrait d’entrevue illustre également cette idée : « Elle [l’intervenante] me revenait tout le temps avec ça puis tout ce que je suggérais, non, non, non, non, il faut que tu fasses ça. Tu es là pour me guider, pas pour me dire quoi faire. J’avais été déçu pour tout ça. » L’autorité institutionnelle qu’ils ont refusée en quittant l’école, n’a pas, selon certains, la légitimité d’imposer des normes à suivre. « Si tu ne veux pas travailler, ce n’est pas à une institution que revient la tâche de t’y obliger », soutient l’un des interviewés. Ce constat d’« idéologisation des pratiques » est incompatible avec la conception que le jeune se fait de lui-même, celle d’« individu social libre » comme se définissait l’un d’entre eux. Ces jeunes refusent un univers de rationalisation, de règles et de consignes tandis que les institutions construisent un système d’action et « d’attentes » qui sont structurées autour de représentations spécifiques axées sur l’idée de règle et d’encadrement. Comme résultat, le sentiment de liberté, condition aussi illusoire que nécessaire à un bon déroulement du processus d’aide à l’insertion, est absent. Les jeunes refusent une certaine ligne directrice, un « choix » imposé, et conservent une perception négative du programme qu’ils ont suivi.

  2. L’hypothèse du manque de confiance. Certains jeunes qui ont fait appel à un ou à plusieurs programmes d’aide à l’insertion ont vu leurs efforts ne donner aucun résultat. Ces jeunes qui ont participé à un programme d’insertion et n’ont pas été retenus par un employeur perçoivent cet échec comme un signal très négatif. C’est le cas d’une jeune qui, après avoir participé à plusieurs sessions de formation dans les centres d’emploi, n’a pas réussi à concrétiser ses acquis. Un autre jeune s’est trouvé dans la même situation ; pour lui, « le fait d’avoir fait affaire avec un centre d’aide à l’emploi pour les jeunes n’a rien donné ». Le recours multiple à des dispositifs d’aide à l’insertion révèle, dans bien des cas, un itinéraire d’échec. Les programmes d’insertion peuvent rétablir la confiance du jeune en ses capacités et l’aider à s’insérer sur le marché du travail, mais la mise en pratique de ces programmes peut aussi rendre les choses plus difficiles pour ceux qui n’arrivent pas à en tirer avantage. Les jeunes qui ont participé à un programme d’aide à l’insertion et n’ont pas réussi à obtenir par la suite un emploi restent parfois marqués par cet échec. Ils se perçoivent comme des individus qui ne sont pas capables de se trouver un emploi, même en ayant bénéficié d’une aide institutionnalisée. Cette mauvaise expérience avec les dispositifs d’aide à l’insertion peut réduire l’estime de soi et se répercuter négativement sur la confiance des jeunes envers le système institutionnel et les programmes mis en place pour les aider.

  3. L’hypothèse de l’effet de catégorisation. Les représentations du statut des jeunes « désengagés » sont différentes selon qu’elles sont projetées par les intervenants ou par les jeunes eux-mêmes. L’effet de l’étiquetage (décrocheur, assisté social, etc.) et l’accent mis dans le discours institutionnel sur les difficultés que ces jeunes éprouvent tendent à leur renvoyer une image faussée d’eux-mêmes. Dans bien des cas, les intervenants ont une image plus négative de leurs « clients » que celle que les « clients » ont d’eux-mêmes. La représentation sociale que les intervenants ont des jeunes en difficulté d’insertion est organisée autour des caractéristiques psychologiques et le noyau central de cette représentation est constitué par des dimensions comme l’absence de projet, le sentiment d’échec, une image négative de soi, la passivité et la dépendance. Le contexte et les trajectoires de ces jeunes ne semblent pas être appréciés à leur juste valeur pour expliquer les difficultés de beaucoup de jeunes. La prolifération de ce type de discours qui résume le problème de l’emploi à l’individu et à sa personnalité semble contribuer à l’émergence d’une stigmatisation de ce groupe de jeunes et renforcer leur incapacité à s’appuyer sur une image positive d’eux-mêmes. Certains jeunes interrogés affirment qu’avant d’entrer en contact avec divers programmes d’aide, ils n’entretenaient pas un sentiment d’échec en raison de leur abandon scolaire. Ce sont les modes d’approche des agents d’emploi et des représentants des programmes d’aide qui leur ont inculqué ce sentiment et les ont poussés à considérer leur statut comme un handicap social. « Après avoir discuté de ma situation, je sentis que j’avais un problème, que j’étais quelqu’un de rien. Comme si j’avais mon étiquette de sans-diplôme collé sur le front, comme si j’étais du mauvais côté », témoigne un des jeunes. Les jeunes « désengagés » sont aux prises avec l’image négative que leur renvoie la société lorsqu’ils éprouvent des difficultés et, dans certains cas, cette image est transmise aux jeunes eux-mêmes par les représentants des organismes d’aide à l’insertion. Le jeune perçoit qu’on lui assigne une place ressemblant d’assez près à celle du malade, et qu’on lui impose une relation proche de la thérapie.

  4. L’hypothèse de l’habitus professionnel. L’inefficacité des programmes d’aide à l’insertion peut découler du fait que les interactions fonctionnelles entre les programmes d’insertion et le monde économique, le monde des entreprises plus particulièrement, sont, d’après les jeunes interviewés, peu développées. Certains jeunes considèrent que les agents de l’insertion passent trop de temps à les diagnostiquer et à les conseiller au lieu de les mettre en contact avec des entreprises. « L’intervenant me demandait ce que j’aimerais faire, quel genre de travail je préférais ? Je répondais sans trop penser, mais j’aurais bien aimé aller dans une entreprise pour voir sur place, expérimenter. » La fonction de médiation des programmes et mesures d’aide, c’est-à-dire celle de trait d’union entre les jeunes et le monde des entreprises semble donc fragile. Pourrait-on imputer cette situation au fait que les agents de l’insertion sont issus pour la plupart du secteur du travail social, de l’éducation et de la psychologie, ce qui fait que leur identité et leur habitus professionnel ne concernent pas particulièrement les relations avec le monde des entreprises ? Des recherches dans cette direction pourraient nous amener à faire des découvertes intéressantes.

Conclusion

Les difficultés d’insertion sur le marché du travail éprouvées par les jeunes « désengagés » ne tiennent pas à un vide juridique ou à l’absence de programmes et de mesures concernant ces jeunes. Elles sont liées à l’absence d’une réponse qui relève de mesures de formation nouvelles, de création de programmes spécifiques pour améliorer les conditions d’une insertion sociale et professionnelle réussie en tenant compte des particularités de ces jeunes, pour qui l’insistance sur des règles d’encadrement prédéfinies entre en conflit avec leurs situations particulières et avec leurs valeurs. La population de jeunes défavorisés ne peut plus être définie exclusivement à partir des critères traditionnels (précarité économique et niveau d’instruction réduit). Il n’y a plus aujourd’hui une population de jeunes défavorisés, mais des populations dont la définition est complexe. La mise en place de programmes doit tenir compte de différences non seulement en fonction du niveau d’instruction, du revenu familial, du sexe, de l’âge, du lieu de résidence, etc., mais aussi des valeurs des jeunes, de leurs représentations et du rapport qu’ils entretiennent avec les institutions et la pratique de l’intervention.