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Les contours de l’espace citoyen des personnes âgées du Québec

Dans notre imaginaire collectif, rien ne semble plus éloigné des technologies de l’information et de la communication (TIC) que les personnes âgées[1]. Alors que les TIC sont invariablement associées à un monde en constante et rapide fluctuation, bousculant jusqu’en ses fondements les principes de nos sociétés, l’image que nous nous faisons d’ordinaire des personnes âgées ne saurait être plus antithétique : ils nous apparaissent sous le signe de la permanence et de la lenteur, apparemment hors de l’histoire, retirés autant de la politique que de la société en général. Qu’ils soient fondés ou non, ces clichés sont tenaces et nous empêchent non seulement de percevoir la complexité réelle de ces phénomènes sociaux, mais aussi de faire en sorte que se perpétue, à l’échelle de la société de l’information, le sentiment d’exclusion dont ne cessent de se plaindre les personnes âgées. C’est pour tenter d’en finir avec ces préjugés que nous avons entrepris à l’automne 2005 une recherche sur l’utilisation des TIC par les personnes âgées, cherchant par là à comprendre de quelle manière ils s’approprient l’espace public d’Internet.

Cette recherche[2], menée auprès d’une centaine de personnes appartenant au troisième âge, a pour principaux objectifs d’étudier trois thèmes importants souvent analysés séparément, mais rarement mis en relation : les personnes âgées, les technologies de l’information et de la communication ainsi que les formes de transfert intergénérationnel entre les grands-parents et leurs petits-enfants. Alors que l’on se plaît à les considérer de façon indifférenciée, tout simplement comme des « vieux », ces personnes âgées ont appris à utiliser les technologies de l’information, Internet en particulier, afin de se sentir partie prenante d’une société qui a eu tendance à les oublier. Specht, Sperandio et de la Garza (1999 : 104) rappellent d’ailleurs comment le préjugé concernant leur aptitude à utiliser les TIC est dévalorisante. Elle reproduit à cette échelle les lieux communs de l’âgisme selon lesquels la vieillesse devient synonyme de l’incapacité à s’adapter aux nouvelles réalités du monde et, donc, de l’inutilité. Or, au cours de cette recherche, qui aura duré trois ans, nous avons établi que les personnes âgées utilisent effectivement les technologies d’une manière qui combat l’exclusion et la marginalisation. Ils les utilisent de trois manières qui leur sont spécifiques. Ils s’en servent d’abord pour recréer un lien familial et social pour cette population malheureusement trop souvent laissée à elle-même une fois l’heure de la retraite arrivée. Ils s’en servent ensuite pour se recréer une identité « technologique » à travers les utilisations qu’ils font et les relations qu’ils créent grâce à ces outils. Ils s’en servent enfin pour accompagner leurs petits-enfants dans les apprentissages quotidiens. À travers leurs mots, leurs discours, nous avons cherché à comprendre de quelles manières les technologies contribuent à une nouvelle définition des relations intergénérationnelles tant au niveau de l’espace public que de la sphère privée. Ce regard sur l’utilisation des TIC par les personnes du troisième âge et sur le transfert des connaissances permet de dresser un portrait révélateur de la véritable place qu’occupent les personnes âgées sur la scène familiale, d’abord, et sur la scène sociétale ensuite. À terme, nous souhaitons démontrer l’importance de l’utilisation des TIC par les personnes âgées et appréhender de quelles manières les liens intergénérationnels sont tissés. Lors de cette recherche, nous avons pu constater à quel point les personnes âgées participaient encore à l’actualité et que l’intensité de cette participation allait de pair avec une utilisation croissante des technologies de l’information. De fait, cette recherche nous a permis d’assister à l’émergence d’un nouveau type de personnes âgées que nous appelons les « néo-vieux » qui va à l’encontre de tous les préjugés que l’on peut entretenir au sujet de cette population. Signe des temps, cette tendance ne peut aller qu’en s’intensifiant au cours des prochaines années.

Ainsi, notre article tentera dans un premier temps de tracer un portrait de ce que nous avons appelé les « néo-vieux », à savoir ces personnes âgées qui se retrouvent une identité et une fonction aussi bien sociales que familiales à travers une utilisation active et parfois surprenante des TIC. Incidemment, l’hypothèse qui était la nôtre au départ s’est confirmée, c’est-à-dire que ces « néo-vieux » ont des pratiques technologiques qui leur sont propres, ce que nous avons appelé les profils d’utilisation des TIC. Dans un second temps, nous mettrons l’accent sur les défis que posent ces nouvelles pratiques sociales. À l’heure où la Commission parlementaire sur les aînés Les conditions de vie des personnes aînées : un enjeu de société, une responsabilité qui nous interpelle tous[3] fait le point sur le rôle et la place qu’ils méritent d’avoir au sein de nos sociétés, nous souhaitons principalement cerner les enjeux démocratiques de la médiation des TIC par les personnes âgées. Internet est-il un vecteur d’un nouvel espace social citoyen pour cette population ? C’est cette question que nous tenterons d’éclairer en précisant d’abord qui sont ces « néo-vieux » et quelles sont leurs formes d’engagement social grâce aux TIC. Nous montrerons notamment qu’être à la retraite ne signifie pas nécessairement avoir le temps. Plus engagés que jamais, plus occupés qu’ils ne l’étaient parfois dans leur vie active, ces « néo-vieux » revendiquent un espace social à travers l’utilisation d’Internet. Ensuite, nous verrons quelle influence les TIC peuvent avoir sur la l’implication sociale des personnes âgées dans l’espace public comme dans l’espace familial.

Le portrait des « néo-vieux »

En amorçant cette recherche, la principale question qui articulait la problématique consistait à vérifier dans quelle mesure et de quelles façons les personnes âgées contribuent au transfert des connaissances sur les TIC au sein de l’espace public et privé. Ce questionnement visait à documenter et analyser l’influence qu’a et qu’aura l’une des plus importantes tranches d’âge de la population canadienne sur les pratiques technologiques dans le transfert des connaissances au sein de la société. Très rapidement, nous avons constaté que ces personnes âgées ont un profil d’utilisation des technologies qui leur est propre. Caradec (1999) indique que dans une société technologique, les personnes qui ont passé le cap de la retraite ont une démarche d’appropriation des TIC en accord avec les nouveaux horizons d’un monde du savoir et des connaissances en continuité avec la modernité. Ainsi, le retraité, selon Caradec, vit une redéfinition identitaire et relationnelle liée à sa capacité d’adaptation, c’est-à-dire à la modernité et aux outils technologiques puisque avec tout le temps dont ils disposent à la retraite, ils doivent utiliser de plus en plus les outils technologiques afin de le planifier, le structurer, l’encadrer et lui donner forme. « Les activités associatives, si elles ne conduisent pas nécessairement à l’équipement, stimulent la connaissance et l’usage d’outils tels que le fax, la machine à traitement de texte ou le micro-ordinateur » (Caradec, 1999 : 67). Mais, dans les faits, de quelles personnes âgées parlons-nous ? Et quelles technologies utilisent-ils ?

La population ciblée par cette étude est âgée et circonscrite, non à partir des définitions démographiques et statistiques habituelles, mais en fonction des cycles de vie, c’est-à-dire qu’une personne sera considérée comme âgée « selon les deux scènes principales de la construction de soi : la scène professionnelle et la scène familiale. Ce sont alors la cessation d’activités rémunérées, d’une part, le départ des enfants, le “nid vide”, d’autre part qui marquent l’entrée dans la population âgée » (Caradec, 1999 : 48). Ainsi, les personnes âgées qui ont pris part à la recherche ne sont pas celles du quatrième âge, où se produisent la perte d’autonomie et le besoin d’assistance, mais le troisième âge, période considérée comme un moment de réalisation de soi et d’épanouissement (Caradec, 1999 ; Deschesne, 2000 ; Stadelhofer, 2000). Cette segmentation devient importante dans la mesure où la population âgée ne forme pas un groupe homogène sur le plan des usages. Par conséquent, notre échantillon regroupe des personnes âgées entre 55 et 75 ans environ. Nous portons ainsi une attention particulière à cette tranche d’âge de la population en raison du poids démographique qu’elle représente (Foot, 1999). Le schéma de la répartition de la population ne forme pas la pyramide habituelle, où les jeunes constituent la base par leur nombre plus élevé. En 2000, la médiane se situe au centre de la pyramide, ce qui signifie que la majorité de la population est vieillissante (Statistique Canada, 2001). À l’automne 2007, Statistique Canada a publié un rapport intitulé Un portrait des aînés au Canada. Cette vaste étude montre notamment que : « la part des personnes âgées de 65 à 75 ans qui utilisent Internet est passée de 11 % à 28 % entre 2000 et 2003 et la part de ceux qui utilisent le courrier électronique de 11 % à 27 %. La même tendance à la hausse ressort chez les aînés âgés de 75 ans et plus, bien qu’elle soit moins marquée » (Statistique Canada, 2007 : 227). Nos observations semblent aller dans le sens des données de Statistique Canada.

Afin de connaître les pratiques sociales et les utilisations technologiques des « néo-vieux », nous avons choisi une démarche de recherche qualitative nous permettant, non pas de définir le rapport entre les personnes âgées et les TIC à partir de statistiques sur l’adoption ou sur les usages, mais bien de saisir toutes les nuances et la complexité des perceptions des TIC et le rôle (social, utilitaire, informatif, etc.) qu’elles jouent dans leur quotidien. À travers le discours qu’elles véhiculent à propos de leur utilisation des TIC et les représentations qu’elles s’en font, nous avons analysé leurs usages, leurs connaissances et leur démarche d’appropriation des TIC. À cet égard, nous avons constaté, d’une part, que les personnes âgées ont intégré les technologies de l’information dans leur quotidien comme loisir d’abord et comme outil communicationnel ensuite et que, d’autre part, les TIC représentent une source importante de connaissances méconnue et peu exploitée. Concrètement, il importait d’élaborer les bases de référence concernant les personnes âgées et leur rapport au TIC afin de dresser le portrait détaillé de leurs réalités sociales. Toutefois, toutes les personnes rencontrées ne pouvaient répondre à ce statut de « néo-vieux ».

En effet, pour participer à la recherche, nos intervenants devaient répondre à des critères précis : être grands-parents, être familiers avec l’utilisation des technologies et être à la retraite ou à la semi-retraite. Le recrutement s’est fait par un questionnaire en ligne. Au total, sur les 162 participants ayant répondu au questionnaire, 92 ont été rencontrés au cours de 21 entrevues de groupe de discussion[4] qui se sont déroulées dans les locaux de l’Université du Québec à Montréal. Par la suite, selon une grille de sélection comportant les éléments suivants (interactions avec les enfants et petits-enfants, âge et genre des participants et fréquence d’utilisation des technologies), nous avons proposé à 29 participants de rédiger un journal de bord électronique sur la plate-forme Moodle. Il s’agissait d’une double expérience : analyser le discours des « néo-vieux » sur les TIC et parallèlement suivre leurs apprentissages avec un nouvel outil technologique.

Nos participants ont été divisés en deux groupes : les plus jeunes, soit les retraités baby-boomers (55-65 ans) et les retraités aînés (66-75 ans). Il nous semblait important d’établir leur niveau d’appropriation des TIC en fonction de l’âge puisque, dans le cas des plus jeunes, c’est souvent l’utilisation de l’ordinateur dans les milieux professionnels qui s’est poursuivie lors de la retraite. À l’inverse, dans le cas des 66-75 ans (voire 80 ans pour certains d’entre eux), l’apprentissage des technologies s’est réalisé à travers les relations familiales avec les enfants et les petits-enfants. Ainsi, comprendre une dynamique familiale par le biais de la circulation des flux d’informations permettait de relever les rôles et les usages de chacun dans la transmission des connaissances relatives aux TIC. D’une manière générale, il est accepté que ce sont les enfants qui enseignent les rudiments des TIC aux parents. Cependant, il apparaît que la relation enfant-parent-TIC est peut-être moins importante qu’on ne le suppose en raison de la difficile conciliation « travail-famille » (Tremblay, 2003 ; Lachance, 2003). Il ne s’agit pas de dériver sur d’autres considérations, toutefois, l’importance de la sphère professionnelle au sein de la sphère privée laisse peu de temps au transfert des connaissances des TIC[5]. Après avoir travaillé presque trois ans avec ces « néo-vieux », nous sommes en mesure d’affirmer que les préjugés selon lesquels les personnes âgées n’utilisent pas, ne savent pas utiliser les technologies ou encore s’en désintéressent semblent être en voie de changer. Il ne conviendrait pas de généraliser notre propos en raison de grandes disparités sociodémographiques (incidence des revenus et importance du milieu socioculturel), mais nous observons des changements importants en termes de revendications. Et c’est là que réside l’intérêt de cette recherche : dès que la maîtrise de l’outil technologique est acquise, en partie ou en totalité, Internet en particulier devient un nouvel espace citoyen pour les personnes âgées. Voyons maintenant de quelles manières les technologies et le réseau des réseaux permettent de modifier les perceptions que les personnes âgées ont d’elles-mêmes.

Les technologies comme vecteurs de l’engagement social

Notre recherche portait en premier lieu sur les relations susceptibles d’être affectées par les TIC au plan familial. Cependant, les entrevues ont révélé que les TIC permettaient aussi aux personnes âgées de rester un contact non seulement avec leur famille et leurs amis, mais à un niveau plus général de garder un lien avec l’actualité et les enjeux de société qui s’y trouvent soulevés. Ce lien s’actualise de deux manières en relation avec les TIC : dans un contexte public, où elles peuvent servir de catalyseur à l’implication sociale, et dans un contexte plus privé, où elles leur fournissent une source d’information plus diversifiée et mieux adaptée à leurs habitudes.

Les TIC et leurs possibles liens avec le bénévolat

Lorsqu’il quitte le monde du travail, un des plus grands changements que vit le retraité dans son quotidien est lié à la soudaine libération de l’horaire professionnel qui le place devant la tâche, plaisante ou non, d’occuper son temps. Un participant le soulignait ainsi : « J’avais toujours été pris au travail par des échéances et des échéances pour non seulement hier, mais avant-hier. Alors, c’était d’abord une liberté. Et de ne pas avoir de programme qui nous est imposé de l’extérieur. C’était mon propre programme. » Cela ne veut cependant pas dire que les retraités se laissent emporter dans la désorganisation et l’apathie qui pourrait en résulter, ni que cette transition se vit comme une « crise de la retraite » (Caradec, 1999), mais bien plutôt qu’ils se donnent la liberté d’organiser leur horaire en fonction de leur volonté et de leurs intérêts. Ainsi, les retraités peuvent avoir un horaire chargé, et même surchargé parfois, ils ne le ressentent jamais comme un fardeau à porter. Pour un grand nombre de personnes âgées, le mot « retraité » est synonyme d’« occupé ». Comme l’a si bien dit une des participantes : « on est libre à temps plein ». Parfois, un nouveau retraité souhaite « ne rien faire de ses journées », mais la plupart du temps, ces personnes découvrent rapidement la possibilité de réaliser des projets (voyager, rénover, écrire ses mémoires, faire sa généalogie, etc.), de passer plus de temps avec leur famille ou de s’impliquer dans des organisations qui leur tiennent à coeur. Une autre participante résumait très bien cet épanouissement : « je ne pense pas que je me définisse comme retraitée, je suis citoyenne du monde ».

La résistance qui s’installe à toute forme de contrainte d’horaire constitue l’une des caractéristiques majeures du rapport qu’entretiennent les personnes âgées avec leurs activités. Leur manière de s’impliquer socialement n’y échappe pas : l’implication ne rejoint jamais autant de personnes que lorsqu’elle ne comporte aucun engagement régulier. Une participante l’affirmait : « J’aurais aimé faire comme du bénévolat, mettons auprès des enfants, mais moi je ne prends rien qui est régulier à toutes les semaines à cause de ma maison de campagne. » C’est dans ce contexte que les TIC peuvent agir comme catalyseurs eu égard à l’implication bénévole, dans la mesure où des technologies comme le courriel ou le cellulaire permettent une plus grande mobilité dans la communication et, partant, une plus grande disponibilité au bénévolat.

Une plus grande aptitude à utiliser les TIC en général et l’ordinateur en particulier semble également destiner les « néo-vieux » à assumer des fonctions gestionnaires. Sur l’ensemble des bénévoles, un nombre important de participants a affirmé occuper un poste de direction au sein de comités d’administration ou d’organisation pour des organismes qui vont du centre communautaire à l’association de retraités en passant par les organisations caritatives et les anciens combattants. L’observation menée lors de la deuxième phase de la recherche nous a permis de voir la place considérable occupée par les TIC dans de telles activités : les échanges par courriel, nombreux et constants, leur permettent de mener les activités depuis la maison, et ce, à toute heure du jour ou même de la nuit, ce qui a permis de confirmer en quoi les TIC permettent de concilier l’exigence d’absence de contraintes d’horaire et la volonté de s’impliquer socialement.

S’informer de manière critique et s’ouvrir sur le monde

Parallèlement à cette implication, les « néo-vieux » se tiennent au fait des grands enjeux du monde d’aujourd’hui en continuant de s’informer sur l’actualité grâce aux TIC. Le principal facteur caractérisant leurs usages semble être, encore ici, en lien avec la gestion de leur temps. La volonté d’aménager son propre horaire au quotidien semble jouer encore une fois ici puisque l’un des profils d’utilisation les plus singuliers et les mieux partagés que nous avons pu observer se rapporte à ce que nous avons appelé la « routine du matin » : une activité systématique et quotidienne à l’ordinateur. Les participants interrogés (26 %) ont ainsi admis consulter chaque matin leur boîte de courriel et/ou un ou plusieurs journaux en ligne, qui tend à côtoyer et, dans certains cas, remplacer la lecture du journal papier. Parmi les avantages qui nous ont été mentionnés d’une lecture en ligne, on retrouve la possibilité de localiser rapidement l’information et l’accès à une plus grande diversité de sources d’information. Un participant affirmait à ce sujet préférer rechercher sur Internet la source de la nouvelle plutôt que de la recevoir de seconde main à travers un média traditionnel :

Le matin, je vais lire mes nouvelles avec l’agence Reuters, je suis sélectif dans mes lectures parce que je… justement, Le Bigot, tout ça ou Homier-Roy, tu sais, c’est un peu… Je vois ça un peu d’un oeil critique parce que c’est copié un peu, les choses qui sont disponibles lorsque tu sais y aller. Pas que je passe beaucoup de temps là-dedans, mais pour les nouvelles, je sais où aller les chercher, je sais ce que je veux, ce que j’aime.

La pratique de l’information devient aussi d’autant plus régulière lorsqu’elle se trouve intégrée dans la routine du matin. Dans un article sur le rapport des personnes âgées aux outils audiovisuels, Jean Mantovani (cité dans Pennec et Leborgne-Uguen, 2005 : 112) rappelait comment l’écoute quotidienne des informations télévisées ou radiodiffusées demeurait une activité répandue chez les personnes âgées, car elle leur permettait de maintenir un lien avec le « temps collectif » que représente l’actualité. La transition qui s’opère tranquillement des médias audiovisuels comme la télévision et la radio aux TIC contribue à renforcer ce lien en multipliant les possibilités des spectateurs de participer à un nouvel espace social qui se crée en marge de l’actualité. Un participant a ainsi confié s’engager régulièrement en dialogue en ligne avec certains journalistes : « je passe mes journées là-dessus. […] Il est ouvert du matin au soir. Les opinions, j’écris aux journalistes que je n’aime pas son article, je lui réponds, il me répond, on se reparle […] je m’attaque plus au Journal de Montréal. C’est ça, j’essaie de me battre avec eux autres, mais c’est juste le fun […] J’ai beaucoup de temps pour ça. Huit heures par jour ». L’utilisation intensive des TIC semble donc être non seulement garante d’une meilleure conscience des enjeux de l’actualité, elle peut aussi potentiellement conduire à une forme d’interaction avec cette actualité. On connaît ce qu’a pu dire Caradec au sujet du supposé « désintérêt » des personnes âgées pour l’actualité : qu’il n’est pas nécessairement corrélatif à la « déprise », c’est-à-dire au désengagement progressif du monde qui s’observe à partir de la retraite (Caradec, 2004 : 125). L’observation des interactions des personnes âgées avec les TIC nous permet de voir que l’intérêt pour le monde et l’actualité peut demeurer malgré ce mouvement de retrait, mais que ces technologies peuvent également contribuer à ralentir le mouvement de déprise en favorisant l’interaction.

Le contact accru avec le monde extérieur par l’entremise des TIC passe aussi par l’utilisation du courriel, qui permet aux « néo-vieux » d’accroître leur compréhension de la situation internationale. La communication par courriel, moins dispendieuse que l’interurbain téléphonique et moins formelle que la correspondance papier traditionnelle, établit un contact régulier avec des connaissances éloignées géographiquement. Ainsi, un contact soutenu avec un correspondant rend non seulement possible d’approfondir la relation, mais aussi d’en apprendre sur la situation politique, sociale et économique de régions dont les médias traditionnels parlent rarement. Un participant racontait à quelles réalités étrangères l’ouvrait sa correspondance par courriel avec une femme du Kirghizistan :

Ça me permet d’apprendre comment ça se passe dans ce pays-là. De découvrir par exemple qu’en Mongolie il y a un journal qui publie sur Internet tous les jeudis. Et j’ai trouvé des nouvelles de profs du Québec qui étaient allés là-bas par exemple. Tu sais, des choses… Le Kirghizistan, ils ont des problèmes dans leur pays, leur capitale. Ça permet de suivre un peu, ce qu’on n’aurait pas fait autrefois.

La communication par courriel contribue ainsi à former un réseau de partage d’information fonctionnant en parallèle des réseaux médiatiques plus traditionnels. Si la qualité, la rigueur et l’authenticité de l’information circulant au sein de ces réseaux informels ne soutiennent pas au final la comparaison avec l’information traitée par les professionnels du journalisme, elles exigent en revanche de ses participants une plus grande implication dont il est parfois difficile de mesurer l’importance et l’impact dans la diffusion d’information et la transmission d’une culture politique. Ainsi, une grand-mère soulignait que sa petite-fille de 16 ans lui avait envoyé parfois des « petits vidéos qui tenaient compte de la misère humaine, des grands problèmes » et qu’elle lui répondait pour qu’« il reste quelque chose », signifiant par cette formule, que l’on a pu retrouver ailleurs, la volonté d’un partage de valeurs humanistes entre elle et sa petite-fille.

L’engagement au plan familial

Ce dernier exemple met en évidence une des caractéristiques les plus singulières de l’usage des TIC par les personnes âgées : elles constituent un moyen d’échange intergénérationnel entre grands-parents et petits-enfants. C’était l’un des buts de notre recherche : voir de quelles manières les TIC pouvaient affecter les relations intergénérationnelles au sein de la famille. Cette dimension, qui relève du privé, de l’intime, peut sembler de prime abord s’éloigner des défis démocratiques et citoyens, mais ce serait négliger de quelle manière les relations intimes se trouvent inextricablement liées aux grands enjeux de société et forment en définitive ce réseau en constante évolution, les coulisses de notre espace social en quelque sorte où se préparent les changements sociaux. En ce qui concerne les TIC et les personnes âgées, il semble que ce soit dans les relations entre grands-parents et petits-enfants que quelque chose se modifie imperceptiblement du côté d’un rapprochement intergénérationnel.

Il convient de rappeler à quel point la dénomination de « grands-parents » est importante pour les personnes âgées. En effet, le terme de « grands-parents » semble être la seule dénomination entièrement positive qu’ont employée les participants de notre recherche pour se décrire, contrairement aux termes « vieux », « aîné » et « retraité » qui portent selon eux la marque de l’exclusion sociale, de la mise à l’écart, de l’incapacité de suivre le rythme du monde. La recherche active du statut de grands-parents tombe dans la catégorie de ce que Anderson et Snow nomment les « stratégies de gestion des stigmates » (Anderson et Snow, 2001 : 21) qui visent à préserver une image positive de soi malgré le regard extérieur souvent dégradant pour l’identité. On peut comprendre de cette manière l’importance que peut avoir la recherche d’une relation privilégiée avec les petits-enfants puisqu’elle confirme le statut de grands-parents. Ce rôle se trouve également chargé d’une dimension symbolique que Michel Billé regroupe en quatre fonctions : enraciner la famille dans un espace géographique, introduire les petits-enfants dans une diachronie qui les connecte à leurs origines et les amener à prendre conscience de la dimension sacrée de l’existence (la mort, les ancêtres, etc. ; Billé, 2002 : 7-8). Mais ce rôle, s’il est vivement souhaité, appelé, recherché, est néanmoins difficile à réconcilier avec le modèle familial et social actuel dans lequel il est loin de trouver aisément sa place. D’autant plus que ce rôle de transmetteur des grands-parents, comme le signalent Attias-Donfut et Segalen (1998 : 48-50 ; 2001 : 157-158), empiète souvent sur celui d’éducateur des parents. Cette situation suscite parfois des conflits générationnels qui mettent en péril l’accès aux petits-enfants. Plusieurs participants ont d’ailleurs admis avoir éprouvé des difficultés à transmettre à leurs descendants les valeurs qui leur étaient chères ou l’expérience qu’ils ont acquise, et ce, malgré un désir évident de le faire. Cette difficulté dépasse la seule relation entre individus, elle semble engager le rapport que chacun entretient à son époque :

Oui, il y a un transfert, mais comme nous on est en avant, on a dépassé nos parents par une marge, nos enfants nous ont dépassés par deux marges. Ça va beaucoup plus vite. Cependant, il y des choses qu’on peut leur éviter de faire, mais il faut le faire avec beaucoup de… il faut le faire avec des gants blancs parce qu’eux autres, ils veulent vivre leur vie aussi. Et c’est normal. Mais quand on peut par des façons détournées et des façons douces leur éviter une erreur, on peut faire ça. Mais il faut faire attention, ce n’est pas facile.

L’impossibilité de transmettre leur expérience, leurs valeurs, leur connaissance du monde et des choses contribue à bien des égards au sentiment d’exclusion qu’éprouvent les personnes âgées en regard de leur propre époque. Cela explique aussi en partie la motivation que peuvent avoir les grands-parents pour utiliser les TIC : elles semblent promettre un meilleur accès à la famille et aux petits-enfants, surtout lorsque l’éloignement géographique empêche d’entretenir un contact en personne. On a effectivement pu remarquer une certaine influence des TIC sur la fréquence des contacts avec les petits-enfants, notamment lorsqu’ils sont en très bas âge puisque l’utilisation de la Webcam permet une interaction visuelle avec les petits-enfants que ne permettait pas la médiation téléphonique. Cette observation va d’ailleurs dans le sens de celles d’Attias-Donfut, Lapierre et Segalen lorsqu’ils parlent d’une « sorte de matrice de la famille en ligne » lors de l’arrivée d’un nouveau bébé dans la famille (Attias-Donfut, Lapierre et Segalen, 2002 : 259). Cependant, nous n’avons pas pu remarquer qu’une plus grande utilisation des TIC mène nécessairement à des contacts plus fréquents, puisque l’accès à l’ordinateur des petits-enfants est souvent restreint par les parents pour des raisons de sécurité.

En revanche, et d’une manière plus subtile, il semble que les TIC permettent d’agir en tant que catalyseurs en ce qui concerne la qualité de la relation pour une raison différente de l’accessibilité. En effet, encore plus qu’un moyen technique de communication, il semblerait que les TIC deviennent, plus qu’un sujet de conversation entre les « néo-vieux » et leurs petits-enfants, une véritable sous-culture partagée qui leur permet de créer en quelque sorte un pont « transgénérationnel » initiant un transfert de valeurs. L’intérêt pour les TIC devient en effet pour plusieurs grands-parents l’équivalent d’une main tendue d’une génération à l’autre pour initier le dialogue, comme pour montrer à leurs petits-enfants que la fracture intergénérationnelle qui semble les séparer n’est pas aussi infranchissable qu’ils pourraient le croire.

Si plusieurs reconnaissent que l’utilisation des technologies n’est pas naturelle à leur génération, nous n’avons pu constater l’expression d’un choc générationnel brutal ; on s’en étonne plutôt qu’on s’y résigne ou s’y oppose. De la même manière, peu de participants se sont dits victimes de préjugés âgistes, ils semblent plutôt s’en amuser et sont plutôt flattés lorsqu’on s’étonne qu’ils utilisent les TIC « à leur âge ». Si la rupture entre l’image des personnes âgées et l’utilisation des TIC est bien présente, cinq participants ont déclaré que la distance entre leur expérience des technologies et celle de leurs petits-enfants était une occasion de partager un peu de leur expérience de vie. Une participante a même raconté utiliser ce prétexte pour faire prendre conscience à ses petits-enfants du monde qui les entoure : « Les enfants, eux autres, la télévision ça fait partie d’eux. Ils ne peuvent pas imaginer que ça n’a jamais… que ça n’a pas toujours existé. Donc, c’est de leur… […] De leur faire comprendre que ça, ça n’a pas toujours été là. »

Ainsi, et cela peut paraître paradoxal, la distance qui s’installe entre le monde technologique des jeunes et celui des personnes âgées, peut favoriser autant l’éloignement que le rapprochement, l’aliénation que la transmission d’expérience et de valeurs. Les cas de transfert les plus fructueux ont d’ailleurs pu être constatés lorsque les grands-parents reconnaissent cette distance tout en se montrant curieux de l’univers dans lequel vivent leurs petits-enfants ; les petits-enfants, en retour, se montrent plus ouverts à la communication : « Il faut être vraiment à leur niveau et ils sont fiers de nous, ils sont contents parce que c’est une fierté pour eux autres. Ils voient que vieillir, ce n’est pas s’isoler, c’est… Tu sais, ils nous voient. Ils nous voient moins comme des vieux. C’est ça, et ils sont tellement contents quand j’appelle de me dire : “comment je fais ça ?”. » De cette manière, le fait que le grand-père ou la grand-mère démontre de l’intérêt et une capacité à utiliser les TIC, c’est-à-dire à se placer dans le même espace technologique que celui dans lequel leur petit-enfant évolue, constitue en quelque sorte la démonstration que l’expérience et le savoir des personnes âgées possèdent une valeur qui dépasse l’époque dans laquelle ils se sont constitués.

Vers un cyberespace du troisième âge

La relation des personnes âgées aux TIC dépasse les seules possibilités techniques de communiquer. Comme on vient de le voir, elles les intègrent dans une perspective culturelle et historique plus générale qui les engage dans un rapport au temps et à l’histoire. Assez vieux pour avoir vécu les bouleversements que les technologies ont amenés dans les relations humaines, le monde du travail et le quotidien, les « néo-vieux » se considèrent cependant encore « assez jeunes » pour les accepter sans résignation et de manière proactive, en cherchant comment les intégrer dans le cours de leurs activités. En tant que retraités, ils utilisent les technologies pour se rendre plus disponibles à l’implication sociale. En tant que citoyens, les technologies leur permettent d’adapter leur besoin d’informations au rythme de leur journée et au temps qu’ils sont prêts à leur consacrer. En tant que grands-parents, enfin, les TIC permettent d’initier le partage d’un bagage culturel avec les petits-enfants pour un transfert de valeurs.

Même si notre recherche a pu constater que, somme toute, le phénomène des « néo-vieux » semble encore en émergence, il ne peut qu’aller en s’accroissant au cours des prochaines années, étant donné que le nombre de nouveaux retraités ayant utilisé fréquemment l’ordinateur au travail et à la maison augmente lui aussi. Cependant, nous l’avons indiqué, l’utilisation des TIC par les « néo-vieux » diffère dans ses pratiques de celle des autres couches de la société. Aussi, si nous voulons faire en sorte que les TIC deviennent un espace citoyen ouvert aux personnes âgées, qu’elles s’y sentent à l’aise et « chez elles » et, qu’à terme, l’utilisation d’Internet puisse devenir un outil efficace pour lutter contre l’exclusion autant physique que sociale, il est nécessaire de comprendre dès maintenant l’usage qu’elles en font et les potentialités que celles-ci offrent pour évoluer dans l’espace social.

Le profil d’utilisation des TIC, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques technologiques propres aux personnes âgées, révèle une image somme toute positive du troisième âge que les problèmes du quatrième âge, qui sont importants (perte d’autonomie, manque de soutien, difficultés financières, etc.), tendent souvent à faire oublier. Il est aussi possible de bien vieillir, de se maintenir actif, de continuer de participer aux débats de société, et l’utilisation des TIC peut y contribuer. Le réseau de contacts et d’échanges, ainsi que le réseau d’information spécifique aux personnes âgées, révèle aussi en quoi les TIC sont finalement un outil démocratique que chacun peut s’approprier à sa convenance, pourvu qu’il possède minimalement un ordinateur, une connexion Internet et les connaissances pour s’en servir. Compte tenu des avantages sur la santé, l’autonomie et le bien-être des personnes âgées, il serait souhaitable d’envisager un programme de branchement des aînés analogue à celui offert aux familles à faibles revenus en 2003[6] par le gouvernement en place. Ainsi, un programme « Branchons les personnes âgées » pourrait certainement faire partie de leurs revendications afin de permettre un accès généralisé à cette société de l’information.