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La nouvelle configuration de la politique sociale

En matière de politiques sociales, l’analyse du social est longtemps apparue dans les sociétés salariales, où l’État social joue un rôle central, comme un champ centré sur la promotion du salariat, le développement et la généralisation de la protection sociale dans l’idée d’assurer un minimum de sécurité à un maximum de gens. La protection sociale repose sur deux piliers : l’un, assuranciel, relève du monde de travail dont les ayants droit bénéficient de la sécurité sociale ; et l’autre, assistanciel, s’élabore dans la sphère hors travail et s’adresse, selon la formule de Robert Castel (1995), aux « naufragés de la société salariale ».

Cette configuration illustre particulièrement la période dite des « trente glorieuses » (1945-1975), durant laquelle le social était doté du mécanisme de correction du dysfonctionnement économique et d’une juste répartition des fruits de la croissance.

Aujourd’hui, le social est à nouveau conduit, sous l’effet de la mondialisation de l’économie, de la crise de l’emploi et de l’effritement de la condition salariale, à repenser et redéfinir son champ d’intervention et de cohésion sociale.

Par ailleurs, l’irruption de la « nouvelle » question sociale[1] sur la scène des politiques publiques est vue par certains acteurs comme l’occasion de redéfinir les politiques porteuses d’une nouvelle conception du social qualifié « d’actif ».

En effet, avec l’augmentation croissante d’une nouvelle forme d’insécurité sociale depuis les années 1980, la nouvelle question sociale — synonyme de plus en plus de l’exclusion — s’est imposée dans le débat scientifique, politique et médiatique, et elle se substitue à la question des inégalités qui a dominé les politiques sociales antérieures. Cette référence à l’exclusion comme nouvelle forme de la question sociale s’inscrit dans une interprétation dominante qui induit un choix entre efficacité et justice sociale où, plus précisément, « l’impératif de modernisation technologique et de retour à la croissance primerait sur tous les autres objectifs traditionnels de justice sociale » (Boyer, 1992 : 46).

Autrement dit, la politique sociale dite active correspond à la nouvelle donne économique qui s’enracine dans le choix d’une idéologie néolibérale de l’économie de marché et des modes d’intervention de type managérial calqués sur le modèle de l’entreprise privée.

Cette politique active (Hamzaoui, 2002a, 2005) s’éloigne progressivement de l’idéal égalitaire et d’intégration en institutionnalisant le processus d’ébranlement de la protection sociale par des mesures de politique spécifique et active qui agissent sur les marges en réaction à la logique économique libérale ou ultralibérale.

L’objectif de cette nouvelle orientation serait de retrouver un échange social marqué par une responsabilisation et une implication des citoyens en situation de désaffiliation grâce à des programmes sociaux d’activation (Dufour, Boismenu et Noël, 2003).

Selon les partisans de la politique active, la politique sociale « classique » ancrée dans une universalité abstraite prend des mesures linéaires et administratives de répartition sans prendre en compte les individus qui « se trouvent dans des situations singulières et qui doivent donc être traités particulièrement pour qu’une véritable équité soit réalisée » (Rosanvallon, 1995 : 169). Pour combler cette lacune, Pierre Rosanvallon propose d’introduire l’idée d’un « droit procédural » qui permettra, d’une part, d’individualiser les problèmes sociaux et les trajectoires biographiques et, d’autre part, de conditionner l’aide sociale à l’obligation d’un projet individualisé d’insertion du bénéficiaire. Cette question des contreparties ou « donnant/donnant » trouve en effet un écho chez Rosanvallon. Il affirme que « la vie commune repose sur l’adoption d’une arithmétique simple : les obligations de la collectivité envers chacun sont la contrepartie de l’implication de ceux-ci » (Rosanvallon, 1995 : 49). Ce nouveau paradigme du système d’obligations conjointes qui vise un pacte moral et civique va se substituer au système de protection sociale de type assurantiel (sécurité sociale) et assistanciel (aide sociale) en voie d’effondrement, nous explique l’auteur.

L’institutionnalisation des zones intermédiaires

Si les frontières n’ont jamais été étanches entre l’assistance (aide sociale) et l’assurance (sécurité sociale) durant la période des « trente glorieuses », la situation actuelle d’ébranlement des frontières pose les problèmes de façon aiguë.

La question ne se pose plus en termes de substitution graduelle, de transition ascendante (vers un statut plus élevé) et de complémentarité des deux systèmes. Aujourd’hui, elle constitue une nouvelle catégorisation de populations dont le traitement ne se fait plus séparément, mais se traduit par un mouvement de balancier entre la sécurité sociale et l’aide sociale.

Dès lors, les « insérés permanents » (Castel, 1995), comme nouvelle figure de la protection sociale, ne s’inscrivent plus dans une logique de l’axe travail – non-travail, mais dans une logique d’activation qui les renvoie tantôt au statut d’ayants droit de la sécurité sociale, tantôt au statut d’assistés de l’aide sociale. En fin de course, ce mouvement de balancier et de glissement de statut entraîne une extension de la prise en charge de l’aide sociale à des personnes valides invalidées par les mutations économiques et le marché de l’emploi.

Désormais, la logique de contrepartie de l’implication de l’usager à s’insérer socialement va contribuer à la réduction de la protection sociale et au renforcement d’un processus d’institutionnalisation des logiques de responsabilité individuelle. Ce processus a conduit à la création des zones intermédiaires comme espace de valorisation des « bonnes pratiques » en matière d’obligations et d’accompagnement des individus en activation.

Centrée sur les publics les plus vulnérables du salariat, dont les profils sont hétérogènes et composites, l’institutionnalisation des zones intermédiaires se caractérise par deux éléments.

Le premier réside dans la formulation d’une nouvelle catégorisation des publics cibles dont le traitement ne se fera plus séparément et qui bénéficient de prestations ou de services d’un « nouveau type » (revenu d’intégration sociale, activation de l’allocation de chômage, contrat de citoyenneté dans les régies de quartier en Wallonie ou de contrat de quartier à Bruxelles…).

Cette nouvelle catégorisation des publics cibles s’est effectuée à partir d’une conception qui renvoie à des caractéristiques individuelles et opère un tri entre vrais et faux chômeurs, employables et inemployables, pauvres et nouveaux pauvres.

Ces caractéristiques individuelles reposent sur un mode catégoriel de gestion du social dont la construction fait référence à la biographie, au parcours, à la trajectoire d’insertion et au territoire comme éléments de diagnostic, de suivi et d’intervention sociale (Hamzaoui, 2002b).

C’est ainsi que ce mode catégoriel de gestion se développe non pas en référence au principe d’égalité mais plutôt en fonction d’une différenciation des règles et des procédures selon les spécificités individuelles et territoriales. Le but n’est pas de réparer un risque, mais d’élaborer un diagnostic et un accompagnement contractualisé du processus d’exclusion et du chômage.

Le second élément est la mise en place d’un cadre référentiel et des outils d’intervention pour accompagner, orienter et guider les personnes en activation. La tâche est de combiner des mesures régies par une variété de normes et de dérogations dues à la fois au statut hybride du public cible et de ces organes. Ces zones intermédiaires, à caractère fonctionnel, développent une pluralité des rationalités (Maclouf, 1992) inscrites dans une logique du discontinu et de la « souplesse ». Cette logique a pour effet de traduire concrètement et « efficacement » les différentes mesures de la politique sociale active et d’offrir une réponse adéquate à la diversité des publics concernés.

Dans cette perspective, le risque est que ces nouveaux organes hybrides et intermédiaires institutionnalisent l’instabilité des statuts (les insérés permanents) et instrumentalisent les règles de vérification-contrôle du degré d’engagement et d’implication des individus à s’insérer socialement et professionnellement.

De la participation à l’implication

La participation comme pilier de régulation et de contestation collective

L’expérimentation et la généralisation du terme implication dans les politiques sociales actives ne doivent pas nous inciter à faire l’économie de l’étude des nouvelles conditions d’émergence et des conversions théoriques et pratiques.

L’implication n’est pas un instrument ignoré de la modernisation de l’action et de l’intervention publique. Elle s’inscrit dans un mode de « participation associée à la consultation » (Ion, 1990 ; Donzelot et Estèbe, 1994) où l’on vise à conjurer la conflictualité et à rechercher l’approbation pour légitimer l’intervention publique de plus en plus technicisée. Ce mode de consultation se différencie de la « participation contestatrice et autogestionnaire » (les expériences des années 1960 et 1970 de développement communautaire, de groupes autonomes et autogestionnaires, des mouvements anti-institutionnels, antipsychiatriques, etc.) où l’action participante se centre prioritairement sur le travail de conscientisation politique par le bas formulé dans une perspective de changement global de la société capitaliste.

Bien que la participation puisse être considérée comme un réel avantage pour l’exercice de la démocratie, les professionnels du social actif parlent de « participation » en faisant référence, concernant l’une de ses modalités, au concept d’implication. Cela reflète une volonté de mettre en évidence l’idée d’obligation à participer, en tant que citoyen ayant des devoirs à accomplir. Blanc (1999), notamment, affirme que la participation est devenue une obligation juridique et morale.

Or, c’est précisément ce qui a changé. L’accès aux droits fondamentaux détermine le droit à participer. Or, il y a un inversement, dans le sens où c’est l’implication, comme devoir, qui détermine l’accès au droit. Autrement dit, dans le modèle néolibéral et de l’État social actif, l’usager est celui qui fait preuve de sa capacité à définir ses besoins et à résoudre ses problèmes sociaux par ses propres moyens.

Dans cette nouvelle configuration, l’implication, comme devoir et obligation, ne peut consister qu’en un ensemble des opinions individuelles fondées sur une vocation consensuelle et souvent non opposées.

Implication comme mode d’individualisation et de responsabilisation

L’irruption du terme implication dans le travail social fonde sa légitimité sur l’essoufflement d’une démarche participative contestatrice ou propositionnelle (Whul, 1996) issue des années 1960 et 1970, actuellement réduite à une banale procédure de traitement technocratique.

Cette démarche participative s’appuie sur une « force vive » (Donzelot et Estèbe, 1994) qui se réfère au mouvement ouvrier et aux luttes populaires et urbaines dont les revendications s’articulent autour des conditions de vie et de la défense des intérêts économiques (Ion, 1990).

Après l’essoufflement de « l’idéal participatif »[2] , les pouvoirs publics se sont « substitués » aux « forces vives » en organisant des procédures d’implication afin d’associer ce que Jacques Donzelot appelle des « non-forces sociales » à une société d’insertion.

Mais c’est avant tout au sein de la « politique sociale active » qu’il faut resituer la notion d’implication. Elle s’inscrit dans le cadre politique de la gestion individuelle et territoriale des problèmes sociaux.

En effet, l’introduction du traitement différencié et territorialisé dans le secteur social par le recours à des modalités techniques de contractualisation et à des projets pour octroyer des prestations ou des services, au détriment d’une conception de l’égalité de traitement des usagers d’une même catégorie, transforme l’administré ou « l’ayant droit » en « citoyen responsable » et en « usager-client » (Chopart, 1997) des administrations et des services sociaux. Cette « nouvelle » configuration de l’action publique tente, comme nous l’avons mentionné, de mobiliser les « usagers-clients », de les impliquer et de les faire participer concrètement à la conception et à l’évaluation des prestations, du service et de leur parcours d’insertion.

En effet, le souci d’implication des personnes dans la modernisation de l’action publique constitue une préoccupation forte des initiateurs des politiques sociales actives ; et cette idée, qui entraînerait la satisfaction du « client » et le responsabiliserait, figure systématiquement dans les textes, rapports, discours officiels et professionnels (Vandenbroucke, 1999).

Le terme « implication » s’impose donc aujourd’hui en matière de gestion du social pour accélérer la recomposition locale des politiques sociales sectorielles. Ainsi, les zones intermédiaires sont devenues les lieux privilégiés d’expérimentation et de généralisation de cette modernisation par l’implication des « citoyens responsables ».

L’implication comme norme positive

Au-delà d’un changement procédural par la diffusion des pratiques managériales (contrat, partenariat, territorialisation, médiation, expérimentation…) qui justifie la réorganisation et la modernisation, par l’implication de l’usager, des règles de fonctionnement des institutions publiques et des dispositifs parapublics, on peut observer le changement des valeurs et des normes qui structurent le travail social. Derrière les politiques d’activation qui nous renvoient aux contraintes qui pèsent sur les individus, il y a la diffusion très puissante de la logique néolibérale tant au regard des orientations que des moyens d’action dans le domaine social. En effet, la modernisation et la réorientation de l’action publique ne font que souligner le triomphe de la gestion qui repose sur le référentiel du marché et de la vision pragmatique managériale sur la question politique.

Cette vision a été critiquée par un certain nombre d’auteurs (Jobert, 1995 ; Chopart, 1997a et b ; Warin, 1997 ; Autès, 1999) qui ont étudié cette nouvelle configuration de la modernisation par l’usager dans les services publics et notamment dans le domaine social. Ainsi, Philippe Warin (1997) a constaté, durant les réformes de la modernisation de l’administration et des services publics menées en France (1981-1995), que la transformation des rapports aux usagers n’est pas seulement un prétexte pour réorganiser les règles de la fonction publique. Elle apparaît aussi comme une modalité de conversion de la société française vers un modèle de société libérale.

Le retour à une rationalité économique néolibérale dans le secteur social où les institutions sociales, telles que les services sociaux ou les sociétés de logement social, peuvent être gérées comme des entreprises privées implique que l’intervention de l’État social ne doit pas constituer un frein à l’initiative et à la responsabilité individuelle (Autès, 1999). Cette conception de la liberté d’initiative et de responsabilisation s’appuie sur une rhétorique de la satisfaction de « l’usager-client » et « responsable » qui, en « intégrant la mesure des satisfactions croisées du producteur (calcul de coût et de productivité) et de celle du consommateur (coût/efficacité) » (Chopart, 1997a : 154), transforme le social en produit de marchandisation (Enjolras, 1996). Cette définition d’une figure introuvable de « l’usager-client et responsable » ignore qu’une grande partie des populations ciblées par le travail social est en situation de précarité ou de désaffiliation et qu’elle est loin d’être en mesure de faire valoir un point de vue sur les prestations et les aides offertes (Chopart, 1997b) ou le choix des parcours d’insertion et d’activation.

À moins que cette démarche managériale ne s’adresse, avant tout, à des catégories solvables et qu’elle n’établisse ainsi un arsenal de procédures de sélection et de triage entre les employables et les inemployables ou les bons et les mauvais clients pour l’accessibilité au service et à la prestation[3] .

Or, dans le cadre des programmes d’activation du social, les professionnels du social ont affaire à des personnes ou à des populations qui correspondent à la conception « d’individualisme négatif » (Gauchet, 1993 ; Castel, 1995 ; Astier, 1997) « à base de distance et de défiance envers l’autre et envers tout engagement susceptible de faire lien » (Gauchet, 1993 : 77). Ces individus concrets en situation de précarité ou en cours de désaffiliation sont le plus souvent mal placés pour s’impliquer, participer à des projets d’activation et être citoyens responsables « alors qu’on leur dénie le plus souvent le minimum de reconnaissance dans la vie de tous les jours » (R. Castel, 1995).

On peut dès lors se demander si cette définition de modernisation par l’implication de l’usager ne risque pas de légitimer une inégalité de fait et d’accentuer la différence entre les gens « solvables et bons citoyens » et les « non solvables et citoyens non responsables », et si elle ne conduit pas uniquement à confier aux individus et aux populations ciblés la propre gestion de leurs difficultés.

En effet, les pratiques d’activation nous montrent que l’implication des personnes en difficulté est réduite à une marge d’initiatives sans bouleverser la logique qui relève du mode de relation inégalitaire, hiérarchique, de tutelle et de dépendance. Ainsi, obligé de contracter avec certains dispositifs sociaux en s’impliquant dans des projets de parcours d’insertion ou uniquement pour garantir le maintien de certains droits à l’aide sociale ou un supplément d’argent (voir le contrat de citoyenneté dans les régies de quartier), l’usager-client et responsable se trouve en fin de compte dans un processus de gestion quotidienne de ses propres difficultés pour lutter contre l’empêchement, la désinsertion et la disqualification sociale plutôt que dans un processus de participation à un projet de vie épanouissant, lui permettant d’affirmer des choix et d’exercer sa capacité d’autonomie[4] .

En tout état de cause, l’implication des individus, en l’absence d’une modalité de « branchement » de la sphère du « social actif » sur le système productif, n’est pas, comme le relève Simon Wuhl (1997), de nature à agir sur les déterminants essentiels de la situation des populations des quartiers en difficulté.

Ainsi, l’implication dans les politiques sociales actives « peut prendre, comme le souligne Mateo Alaluf, […] la forme d’une injonction, d’une condition pour bénéficier d’une aide sociale minimum et les associations peuvent devenir aussi, derrière une apparence de civisme visant à responsabiliser les exclus, “des écoles de conformisme” » (1999 : 14).

Dans une période d’extension du chômage massif et durable et de l’insertion introuvable (Hamzaoui, 2007), il convient de craindre à terme que la modernisation de l’intervention sociale par l’implication des usagers en situation de précarité ou de désaffiliation se trouve réduite à une participation de gestion de l’insécurité sociale ou de « gestion sociale de la pauvreté » (Lévy, 1999) avec le risque de déclencher un processus de sentiment de culpabilisation et de stigmatisation. En tout cas, cette catégorie d’usagers, impliqués dans des projets d’activation pour l’octroi (ou le maintien) d’un droit, est largement située « en dehors de l’économie des droits et des devoirs collectifs, seulement bénéficiaires d’une survie minimale » (Rosanvallon, 1995 : 192-193). Et, comme le signale Robert Castel, « on ne fonde pas la citoyenneté sur de l’inutilité sociale » (1995 : 429).