Résumés
Résumé
Les agences canadiennes de santé publique recourent à la mobilisation d’acteurs communautaires pour mettre en oeuvre leurs programmes au plan local. La logique sociétale de programmation diffère toutefois de la pratique communautaire de production et de mise en oeuvre des connaissances. Comment se produit la connaissance locale au sein du partenaire communautaire ? En quoi cette connaissance contribue-t-elle à la lutte contre le sida ?
Abstract
Public health government agencies are counting on the involvement of community groups to implement federal public health programs at the local level. However, the societal programming logic differs from community knowledge production and application practice. How does local knowledge is produced among community partner ? How does this knowledge contribute to fight against AIDS ?
Corps de l’article
L’un des efforts des agences de santé publique comme centres d’expertise se concentre habituellement sur les dispositifs de transferts de leurs connaissances, sous forme de programmes d’action, vers les organismes communautaires. Quant à eux, les organismes communautaires produisent et mettent en oeuvre des connaissances expérientielles à partir d’actions concrètes portées dans les contextes particuliers de leurs pratiques. Justifiant leur légitimité par les fondements scientifiques reconnus dans les programmes nationaux, les agences négligent cependant les compétences à produire des connaissances communautaires.
Dans cette perspective, l’étude des dispositifs d’évaluation au plan local peut permettre de visualiser la verticalité et les inégalités engendrées par une colonisation interne dans les rapports sociopolitiques entre les centres d’expertises et les organismes communautaires locaux. Décrite par Casanova (2002 : 120), la colonisation interne se présente comme un prolongement de la colonisation internationale du niveau national, provincial, régional au local. Elle est intimement liée à l’idée d’un mouvement de développement, qui oriente vers une direction et un changement apparemment plus évolués afin d’améliorer les pratiques jugées archaïques. Il existe des inégalités indissociables dans ce « mouvement de modernisation » qui encourage l’imitation d’un modèle jugé universellement idéal.
Cet article fournit une perspective complémentaire aux défis du transfert des connaissances en évaluation dans les milieux communautaires. Par une participation active de la chercheure à titre de bénévole, une étude en santé publique a tenté d’approfondir l’analyse du processus de développement des connaissances communautaires[1]. En lien avec une coalition, elle propose un partage collectif des compétences communautaires avec les institutions publiques dans un partenariat plus démocratique de production et de mise en oeuvre des connaissances dans le champ de l’administration publique et l’évaluation.
Le problème du transfert des connaissances communautaires
Les organismes communautaires de lutte contre le sida au Québec relèvent une difficulté à développer des logiques évaluatives respectant leur particularité d’action (bénévole, collective et communautaire) eu égard aux balises gouvernementales orientées davantage vers l’évaluation de programmes. Les centres d’expertise interprètent cette problématique comme un manque de compétences du partenaire communautaire dans l’utilisation de modèles de planification par objectif. Les organismes communautaires ont une autre interprétation. Une démarche à durée limitée est incompatible avec les formes d’apprentissage des milieux communautaires habitués à travailler collectivement et avec un soutien mutuel constant.
Le problème du transfert des connaissances communautaires préoccupe plus particulièrement depuis les expérimentations pour construire un ouvrage collectif au sein de la Coalition des organismes québécois de lutte contre le sida (COCQ-sida). J’ai participé au Comité de travail de cet ouvrage (Zúñiga et Luly, 2005). Mes expériences personnelles m’ont amenée à concevoir la recherche comme une « action, participation et construction collective » susceptible de permettre aux groupes communautaires de s’exprimer librement sur ce qui est significatif pour eux.
La méthodologie tente de considérer le problème du transfert des connaissances communautaires. L’objectif est de développer des compétences (chercheure et groupes communautaires) afin d’être mieux articulés lorsque les organismes de la société civile populaire se retrouveront dans l’arène publique. Comment les mécanismes de production de connaissances et leur mise en action s’élaborent-ils simultanément dans les pratiques des groupes communautaires en partenariat avec une recherche en santé publique ? Quelles sont ses formes, ses stratégies de production et de transmission des connaissances locales vers les centres d’expertise ?
Faire la recherche et l’évaluation autrement
L’Association canadienne de santé publique (ACSP, 2005) reconnaît que les organismes communautaires ont pour mandat de « mettre en oeuvre et évaluer des modèles organisationnels qui ont le potentiel de répondre aux besoins sociaux et sanitaires complexes » des personnes vivant avec le VIH. L’évaluation constitue une composante de la capacité des acteurs à mener à terme une action et à l’améliorer pour produire un changement dans le respect de leur mission (Zúñiga, 1994). La théorie, qui s’ancre dans une expérience sociale, crée des pratiques plus efficaces (Emmons, 2001 ; Israel et al., 2005). Boudon et Bourricaud (2002 : 486) soutiennent la rationalité d’une production locale des théories : « Une croyance, un mythe, une “théorie” représentent toujours des interprétations développées ou, selon les cas, acceptées par les acteurs sociaux en fonction de leur situation telle qu’ils la perçoivent et l’interprètent. »
Dans la littérature en santé publique, les difficultés inhérentes à l’évaluation de programmes sont principalement décrites par Green et Kreuter (1999) et Rootman et al. (2001). Parmi ces difficultés, on note la durée du temps nécessaire à la constatation des changements et à l’interpénétration des variables qui pourraient contribuer au changement global. Ces auteurs s’inscrivent toutefois dans une approche d’évaluation proche du modèle expert. Potvin, Bilodeau et Gendron (2008 : 18) montrent que, dans le modèle traditionnel d’évaluation de programmes, les processus sont séquentiels, les espaces de participation sont circonscrits et les rôles des acteurs se subordonnent aux impératifs techniques. Selon elles, les représentations visuelles des programmes (modèles linéaires) se présentent dans une séquence d’événements caractérisés par l’absence d’acteurs. Elles présentent une réalité à partir d’un cadre logique sans que les acteurs locaux, qui portent l’action transformatrice, soient impliqués. Aux intervenants communautaires locaux se posent d’autres défis : décrire et documenter leurs interventions, diffuser leurs connaissances, défendre leurs actions tout en vivant constamment un « sentiment d’urgence dans l’action » (Zúñiga et Luly, 2005 : 14).
Deux modèles de production de connaissances scientifiques représentent deux conceptions du rapport de la science, en tant que produit intellectuel collectif, aux conditions sociales de cette production. Ils illustrent un nouveau rapport entre les récentes conceptions de la société et celles de la recherche (Nowotny, Scott et Gibbons, 2003) pouvant être pertinent pour la prise de décision en santé (Denis, Lehoux et Champagne, 2004). Nowotny et al. (2003) évoquent l’émergence d’un « Mode 2 », dans lequel la diversification des sites et des réseaux de production de connaissances favorise l’émergence de nouvelles formes institutionnelles, où les scientifiques et les non-scientifiques participent à la création des connaissances. Dépassant la logique scientifique traditionnelle des organisations universitaires de recherche du « Mode 1 », le processus social de contextualisation du savoir accélère l’utilisation des connaissances parmi les acteurs sociaux. La diversification des sites et des réseaux de production des connaissances visent ainsi une finalité pragmatique plutôt que la production en soi.
La méthodologie
Pour favoriser les échanges, la méthodologie est inspirée des outils du guide d’évaluation communautaire construit par les membres de la Coalition, cela permet déjà d’avoir un langage commun entre la chercheure et les organismes communautaires. L’objectif est de saisir le point de vue du partenaire communautaire sur l’évaluation de ses actions, même non programmatiques (ne faisant pas partie d’un programme officiel) et l’évaluabilité (faisabilité de l’évaluation) en partenariat. Il apparaît toutefois important d’expérimenter au préalable la participation entre nous et l’évaluation en collectivité.
Le processus est alors vécu comme la récupération de l’histoire et de la mémoire collective à partir du récit de leurs expériences marquantes et significatives. Non seulement les buts et les questionnements, mais aussi la démarche méthodologique particulière, proviennent des échanges et des rencontres réalisés dans le milieu des organismes communautaires (régions métropolitaines, urbaines, semi-urbaines et isolées), membres de la Coalition. Comme le rappelle Demo (2001 : 129), en termes pratiques, l’autogestion des processus participatifs doit viser à la fois la consolidation de la citoyenneté (théorie de la justice sociale) et la survie matérielle des participants (production concrète et palpable).
Cinq groupes communautaires acceptent que la chercheure participe à leurs activités et au processus collectif de compréhension. Une participation comme bénévole est alors proposée à l’intérieur de deux organismes. Entre mars 2005 et juin 2007, le volontariat et l’insertion participative totalisent environ 525,5 heures de recherche. Les autres activités de participation comprennent la réunion à caractère collectif, la réunion à caractère individuel et l’assemblée générale de la Coalition. La formule des « groupes d’appréciation partagée » tente de mieux enraciner l’évaluation dans la vie des groupes communautaires (Jalbert et al., 1997 ; Zúñiga et Luly, 2005).
Cette façon de procéder rompt avec le rôle passif de fournisseur d’information dans une évaluation externe ou une recherche. Il s’agit de regrouper les voix et de les faire entendre en tant qu’acteurs de la communauté qui assurent la mission de l’organisme. Nous nous rassemblons pour partager l’information que nous possédons, pour réfléchir ensemble, pour exprimer et partager notre analyse. Le groupe d’appréciation partagée vise à dégager un jugement sur l’action et à concevoir éventuellement des ajustements, des actions à venir qui s’enracinent dans la connaissance du groupe. Les participants des 13 rencontres de groupe d’appréciation partagée sont principalement des intervenants/acteurs communautaires salariés dont l’expérience au sein de l’organisme et l’activité varient considérablement, certains vivant, en outre, avec le VIH (n = 47).
La participation volontaire permet à la chercheure, en tant qu’animatrice, de mieux ancrer la discussion dans des situations réelles et de mieux comprendre la teneur des informations durant les entretiens collectifs. Les thèmes proposés visent à éclairer : « la perception que les participants ont du rôle qu’ils occupent dans l’organisme et de la tâche qui leur est assignée ; les contacts qu’ils ont avec d’autres catégories de membres ; l’appréciation et l’évaluation qu’ils font de l’action collective à partir des responsabilités qui sont les leurs ; les améliorations potentielles » (Zúñiga et Luly, 2005 : 62).
Les acquis d’un processus de recherche collective
Les résultats sont présentés de manière à ce que le lecteur puisse voir le processus non linéaire de production des connaissances tel qu’il s’est réellement passé au cours de l’étude et une partie des résultats de ce processus. La suite des résultats de ce processus fait l’objet d’une autre publication (Laperrière, sous presse). Afin de montrer le plus fidèlement possible comment les participants communautaires avec la chercheure ont développé des connaissances ensemble, cette partie de l’article respecte le « langage hybride » des notes résumées et validées de l’analyse collective tirée des échanges avec les groupes d’appréciation partagée. Ces informations pourraient être assimilées à des citations collectives intégrales. Cinq orientations émergent de ce processus collectif.
Flexibiliser les méthodes pour construire ensemble
Le processus de recherche débute comme une exploration terrain de la perception des besoins de formalisation d’expériences d’intervention communautaire avec l’aide des outils d’évaluation du collectif. Les groupes d’appréciation partagée (GAP) se transforment en groupes d’analyse dans lesquels des activités ludiques comme la « boîte à outils » servent de moyens d’expression graphique collective et de formalisation des appréciations collectives (voir la figure 1). Dans cette expression graphique, nous soulignons les dimensions significatives pour les participants communautaires (volontaires ou salariés) ayant donné lieu à des échanges qui ne partaient pas d’un vocabulaire technique issu de la recherche. Des équipes de travail ont profité de l’expérience vécue au sein d’un GAP pour revivre l’expérience avec leurs partenaires et usagers. Dans ce contexte, ils peuvent décider de retirer ou de modifier des parties de textes pour éviter le dévoilement institutionnel. Les résultats présentés sous forme de minirapports à chaque rencontre permettent la délibération, leur réinterprétation et leur utilisation de façon immédiate. L’utilisation de la métaphore, des vignettes et des thèmes générateurs (Freire, 1983) servent à présenter les données de manière accessible à tous les participants.
Créer une dynamique de production de l’intuition
Malgré les efforts pour encourager la participation, l’expérimentation de l’évaluation participative et collective soulève des craintes et des questionnements nouveaux. Quatre dimensions composent la dynamique de production de l’intuition.
Premièrement, nous devons « surmonter la résistance à l’inconnu et au flou ». Lorsqu’un groupe est amené à parler ensemble se pose alors la question de savoir s’il convient de « dire ce qui se passe ou [de] garder la confidentialité » (GAP, 1/05/2007). Le masque est le choix d’un groupe pour symboliser d’abord l’éthique particulière de la confidentialité lorsqu’on travaille avec des personnes vivant avec le VIH (PVVIH). La confidentialité est d’autant plus importante que les PVVIH vivent de la discrimination lorsque leur statut est révélé. Quand on est masqué, on se sent plus libre de parler [les participants de ce groupe portaient des masques pour renforcer symboliquement ce point]. Dans un milieu sécuritaire, on apprend à « retirer le masque » (GAP, 1/05/2007) pour communiquer entre nous.
Deuxièmement, il devient possible de « s’embarquer ensemble » [chercheure, participants communautaires, usagers]. Dans « la vraie vie », on ne fait pas « de la recherche » : on vit ensemble des expériences, on partage des impressions, on tire des leçons, on fait des plans modifiés (GAP, 28/03/2007). Le « bien-vivre-ensemble » s’unit au « bien-faire », un bien-faire qui demande de s’interroger sur les résultats de ses efforts. Le double souci est devenu une double tâche : il faut donner du sens au partage tout en le rendant transformateur. Mais en plus du partage (« placotage »), il faut répondre à la question cruciale : « Ça mange quoi en hiver ? » (GAP, 28/03/2007)
Troisièmement, on découvre qu’on peut « s’exprimer spontanément et même s’étonner de la portée de ce qu’on a dit » en collectif. Par exemple, l’intégration dans l’organisme nécessite une « histoire collective à transmettre » (GAP, 12/02/2007). On se remémore ceux qui se sont battus pour la cause en s’impliquant. Les personnes disparaissent et les anciens quittent, ce qui oblige à prendre du recul. On craint que le « fil d’intégration » ne se rompe. Il y a des inquiétudes par rapport à l’intégration : soit que les membres permanents quittent leurs postes salariés, soit que des usagers vivant avec le VIH mettent un terme à leur engagement volontaire en raison de leur état de santé (ex. effets secondaires des médicaments, infections opportunistes, adaptation à une nouvelle combinaison de traitement thérapeutique).
L’une des manières de s’intégrer est de s’asseoir avec les PVVIH et les anciens. « L’histoire collective se fait par “transmission orale”. Il n’y a pas nécessairement d’écrits sur ce que les anciens et les PVVIH peuvent transmettre de vive voix » (GAP, 12/02/2007). Le passé concernant le VIH est important ; on fait également face à une « nouvelle génération sida ». La vie est certes prolongée, mais ce n’est pas facile : les effets secondaires des médicaments constituent le plus grand défi actuel. L’intégration prend des formes multiples en passant par le bénévolat, par l’équipe, par la formation (mentor). « Être alimenté par les permanents » et « transmettre » aux nouveaux venus. L’intégration, c’est quand « t’as l’air de “fitter” ». La formation peut aussi aider à l’intégration (perfectionnement professionnel, ateliers et conférences, « outillons-nous », rencontres d’information, etc.).
Les idées stimulent l’action. En effet, les idées partagées permettent d’apporter des changements, et lorsqu’elles sont mises en commun à l’intérieur de l’équipe, elles favorisent le développement du rôle de l’agent de transformation sociale. La mission globale a pour but d’augmenter le « pouvoir des gens » (usagers, participants, bénévoles, intervenants, coordination, CA, collaborateurs, partenaires) (GAP, 01/05/2007), c’est-à-dire les différents acteurs reliés à l’organisme. L’action collective est alors conçue comme un engagement vers une contribution sociale, une vision du monde qui agit tel un antidote à l’individualisme, une valorisation des compétences de chacun au service du développement.
Quatrièmement, « nous nous rendons compte ensemble de notre compétence collective à faire l’évaluation dans nos termes ». Des impacts et des indicateurs visibles soulignent la transformation sociale des personnes vivant avec le VIH/sida. Comment voit-on des changements ? On sent l’impact de son travail lorsqu’on voit des PVVIH qui « s’investissent dans le VIH » [s’engagent dans la lutte] (GAP, 01/05/2007). Cet impact devient évident lorsque des personnes « aidées » décident elles-mêmes de venir en aide à leurs pairs, soit en étant bénévoles à leur tour, soit en leur offrant des services.
Contrairement aux séances thérapeutiques à court terme de deux ou trois rencontres, le suivi à long terme avec la personne permet de lire les indicateurs de changements. Notamment, le témoignage des transformations constatées par l’usager lors de conversations informelles, par exemple, lorsqu’il appelle pour dire qu’il est maintenant sorti de l’hôpital, qu’il a trouvé un appartement ou un travail, qu’il s’est engagé dans un organisme communautaire ou qu’il vit maintenant dans une résidence de soins (GAP, 01/05/2007). Il y a également les changements observables dans la vie de l’usager (par exemple, son engagement dans le bénévolat et l’organisme, son retour à l’organisme pour parler et jaser). Le sentiment d’appartenance se révèle lorsque la personne revient voir les gens de l’organisme pour donner de ses nouvelles, pour s’asseoir dans le salon du centre, pour voir ses amis ou pour participer aux soupers et aux fêtes.
Ancrer les échanges dans les besoins directement pertinents aux actions en cours ou programmées
Un organisme communautaire de lutte contre le sida investit des dimensions de prévention et de soins ayant des temporalités et des finalités variées. Le soin au quotidien de PVVIH (mort et maladie) restreint son assimilation aux projets axés davantage sur la promotion, la prévention et l’animation (vie et promotion de santé). La pratique du soin nécessite une urgence d’agir et de répondre aux besoins immédiats des personnes vivant des complications physiques (passé et présent), tandis que les pratiques de promotion et de prévention demandent de répondre aux besoins dans des projets à long terme (futur). Les soins nécessitent une présence constante qui restreint la participation aux activités collectives.
Des indicateurs communautaires alternatifs rendent aussi compte de la nécessité de modifier l’orientation et l’optique des pratiques avec le VIH : « ils vivent ». Le soutien apporté à la PVVIH s’est modifié au cours des dernières années, passant d’un soutien de soins palliatifs à des personnes qui se préparaient à mourir vers un soutien de la personne ayant à vivre en permanence avec le VIH avec sa famille, ses amis, son entourage, ses pairs (GAP, 14/05/2007). Ils ont moins envie de parler du VIH ; ils ont les « yeux brillants » (GAP, 14/05/2007). Depuis trois ans, de nouvelles orientations mettent l’accent sur le travail avec les personnes qui côtoient l’organisme. Nous avons décidé de travailler avec une nouvelle optique de VIE avec le VIH. Plusieurs informations recueillies lors des conversations personnelles ou des rencontres d’ateliers thématiques ont permis de constater que plusieurs usagers PVVIH ne désiraient plus entendre parler de la maladie : « Le sida, on peut-tu arrêter d’y penser ? » Ils voulaient plutôt discuter des aspects et des dimensions entourant la vie normale d’une personne, par exemple le travail, l’engagement, le logement, les relations amoureuses, les amitiés, les fêtes et les célébrations festives. Les échanges sur ces transformations de la perception du sida chez les PVVIH ont amené l’équipe à réfléchir sur ses actions et à faire un virage.
Partager collectivement des expériences communautaires et des expertises accumulées
Il faudra « des changements de mentalités dans la prévention en considérant les conditions préalables exprimées par les personnes vivant avec le VIH » (GAP, 15/05/2007). Les modifications de comportements chez les usagers, comme l’utilisation d’un condom ou de seringues propres, ne peuvent pas être constamment évaluées : « On ne peut pas vérifier pour eux. » Est-ce que les PVVIH prennent leur médication et adhèrent à leur traitement ? Ce sont là des responsabilités personnelles. On demeure impuissant devant la trithérapie et les effets secondaires potentiels chez les usagers qui viennent nous consulter. L’adhésion et la prévention des risques figurent certes parmi les objectifs poursuivis par les bailleurs de fonds de la santé publique. Ces objectifs de la santé publique peuvent correspondre aux buts visés par les usagers PVVIH de l’organisme communautaire, mais ces derniers ont aussi d’autres besoins qui ne sont pas mentionnés dans ces programmes (GAP, 15/05/2007). Une intervention répondant à ces « besoins » exprimés par les usagers, qui sont en fait des conditions préalables à la prévention (habitation, sécurité, alimentation, amitié, dévoilement sécuritaire, vie associative avec des pairs, désir de faire du bénévolat et de s’engager, etc.), accroît les possibilités de réaliser les changements de comportements souhaités. Le terme même de transfert est progressivement remplacé par celui de partage.
Analyser l’autocensure provoquée par la colonisation interne
Après la lune de miel de l’autonomie d’expression et d’évaluation participative, la conscience de la menace de la reddition de comptes vient freiner cet élan (Assemblée générale COCQ-sida, 2007). Le point de vue collectif glisse progressivement du « Qu’est-ce que nous pensons de nos actions ? » au « Qu’est-ce qu’ils veulent entendre de nous ? ». L’évaluation externe est vue comme une attente formelle des résultats qui correspondent uniquement à ceux qui ont été définis dans l’entente préalable à l’octroi du financement. Il faut réfléchir avant de signer le « contrat avec la Reine » dans le cas des projets fédéraux du Programme d’action communautaire par rapport au sida.
Le projet à caractère contractuel exige un rapport d’évaluation limité à l’atteinte des objectifs proposés et acceptés. Le concept d’impact est restreint à l’objectif du programme. Tout autre changement devient périphérique, anecdotique et interprété comme un détournement de l’attention de l’évaluateur/vérificateur vers d’autres résultats que ceux prévus à ce contrat, et ce point de vue est progressivement intériorisé [par les groupes communautaires]. Est alors soulevée la question du péril du financement : « Doit-on répondre aux programmes des bailleurs de fonds ou aux besoins exprimés communautairement ? » (GAP, 1/05/2007)
Conclusion
L’expérience révèle l’existence d’un processus évolutif des actions au cours des activités d´évaluation par les GAP. Il mène à la récupération de l’historique des expériences de transfert des connaissances dans la coalition. La perception du dynamisme des transformations durant ce processus n´aurait pas été possible par une approche transversale en un temps ; c’est l’approche ethnographique et d’insertion dans le milieu sur une certaine période de temps qui a permis d´observer ces changements. Le groupe d’appréciation partagée favorise l’échange des idées. Toutefois, il n’indique pas quand la discussion collective doit s’arrêter pour déboucher sur un travail concret. Est-ce le rôle d’une personne extérieure au groupe ?
Notre expérience (chercheure, groupes communautaires et coalition) nous enseigne que le problème ne résulte pas d’un simple manque de formation à l’évaluation formelle : la conception du processus de diffusion et de transfert des connaissances a été inadéquate. Dans tous ces cas de transfert vertical (agences de santé publique vers les coalitions et vers les groupes communautaires, vers les intervenants, vers les bénévoles, vers les usagers), on relève l’imposition d’objectifs formels universalistes qui 1) nient la culture organisationnelle locale et communautaire et 2) occultent les compétences autres que celles légitimées par une socialisation hiérarchique. La logique éducatrice de transfert peut se résumer comme suit : « qu’ils apprennent à faire ce que nous voulons qu’ils fassent ». L’évaluation externe de qualité pose le même défi que l’évaluation interne : son responsable doit démontrer sa capacité d’apprendre, d’adapter des normes reçues aux situations singulières qu’il est censé considérer.
La construction collective d’un guide d’évaluation communautaire supposait que des guides d’évaluation communautaire, même produits en coopération étroite avec les personnes concernées, pourraient atteindre les résultats escomptés par une simple diffusion des matériaux. La bonne intention de transmettre des connaissances communautaires selon le mode vertical reposait sur le postulat que le transfert des connaissances pouvait ignorer la complexité des contextes dans lesquels la Coalition et les membres du comité voulaient implanter les outils d’évaluation.
Les résultats de la recherche actuelle obligent à réviser cet universalisme implicite. Les multiplicateurs doivent être des membres de l’organisme local. Ils agissent comme des acteurs aptes à comprendre le contexte collectif et personnel des autres participants de leur groupe communautaire, qu’on veut impliquer dans la formation à l’évaluation participative et en partenariat. L’expérience avec un engagement volontaire dans quelques groupes communautaires permet de voir les contraintes de « transférer » qui sont imposés aux multiplicateurs locaux des groupes communautaires membres. Les multiplicateurs n’auront pas seulement à diffuser de nouvelles connaissances dans leur milieu, mais aussi et surtout à transférer de nouvelles « attitudes » et de nouveaux rapports sociaux et politiques dans le groupe.
Durant cette recherche et antérieurement au sein du Comité de travail (Zúñiga et Luly, 2005), nous avons expérimenté divers processus collectifs de diffusion en collectifs lors d’assemblées générales annuelles de la Coalition, d’ateliers avec une soixantaine de personnes, de présentations d’outils d’analyse et d’exercices en petits groupes ou lors d’entretiens à deux, avec une plénière de synthèse. Les évaluations de la satisfaction des participants ne suffisent pas pour répondre à la question brûlante de la diffusion des outils d’évaluation. Les participants ont été sensibilisés aux outils d’évaluation, ont été satisfaits de leur participation et ils ont apprécié les exercices collectifs. Est-ce qu’on peut pour autant croire qu’ils utiliseront les outils d’évaluation dans leurs pratiques évaluatives ? L’acteur ne se définit pas par ses intentions, mais par les traces qu’il laisse des changements apportés à une situation dans laquelle il s’est incorporé (Latour, 2006). La recherche collective souligne que ces liens personnels sont beaucoup plus complexes. Ces formes de diffusion à des participants, provenant de groupes communautaires divers, les placent dans un espace « public » qui ne leur permet pas de parler librement de leur situation, de leurs défis et des moyens auxquels ils ont recours pour y remédier dans leur milieu local.
La perspective programmatique du transfert des connaissances est une injonction sociopolitique voilée : « soyez réceptifs et obéissants ». Une analyse politique à partir de la perspective d’éducation populaire (Freire, 1983) en souligne cinq caractéristiques. Ces caractéristiques montrent les contradictions de la « diffusion » des connaissances par transfert unidirectionnel : 1) La verticalité descendante des centres d’expertise (qu’ils soient issus de milieux universitaires, d’agences de santé publique, de coalitions ou de groupes communautaires) laisse peu de place à l’incorporation de l’information produite par les niveaux d’action directe locale. 2) La diffusion freine l’autonomisation et la démocratisation de la production des connaissances ; elle représente davantage une statique sociale qui décourage la créativité et la production de connaissances nouvelles. 3) Elle encourage une diffusion comme « transmission » d’une connaissance reçue établie officiellement et d’un « corpus » de connaissances qui se présente comme consensuel, cohérent et stable. 4) Elle véhicule une conception formaliste de la science où prédominent la méthode, la procédure et les règles sur les contenus ; la conception de la science est comme un procédurier de l’ordre souhaitable (Latour, 1993 ; Long, 2005). 5) La production et la transmission des connaissances peuvent devenir des instruments de perpétuation d’un ordre social établi, vertical et colonisateur.
En somme, le questionnement de cet article reflète un besoin de mieux situer une conception de la production, de la mise en oeuvre et du transfert des connaissances dans son contexte sociopolitique. Nous avons analysé ensemble ce que nous avons présenté comme une « colonisation interne » (Casanova, 2002), entretenue par des grilles d’évaluation légitimées par les bailleurs de fonds, qui entraînent l’autocensure chez les groupes communautaires participants. Parmi les résultats du processus, on note la perception des réseaux informels. « Il ne fallait pas tout dire », car cela pourrait avoir des conséquences sur le financement ou sur les relations extérieures (Laperrière, sous presse). Les informations partagées dans l’espace participatif débordent ses murs et se propagent vers d’autres acteurs ayant une influence sur la vie économique des organismes communautaires.
La présente étude tente de signaler certaines erreurs à ne pas répéter ; une coalition est, après tout, une organisation sociale favorisant les échanges horizontaux. Les groupes qui en font partie peuvent mandater leur direction pour qu’elle promeuve la richesse de leurs connaissances communautaires. Tous ces ingrédients réunis donnent le plein sens au partage de connaissances. Enfin, nous croyons que l’évaluation sert à réviser ensemble nos pratiques (recherche incluse) et à « mettre des mots sur des choses qui n’ont habituellement pas de mots », comme les actions collectives « non programmatiques » de transformation sociale.
Parties annexes
Notice biographique
Hélène Laperrière est infirmière et professeure adjointe à la Faculté des sciences de la santé de l’Université d’Ottawa. Ses intérêts portent sur l’évaluation, la recherche communautaire et l’éducation populaire en santé. Publiée en 2008, sa thèse de doctorat s’intitulait : Les évaluations en partenariat entre l’État et la société civile populaire. Le cas de la lutte communautaire contre le Sida au Québec, Faculté de médecine, Université de Montréal. Recherche (no IPD – 78574) financée par le Programme de recherche VIH/sida, Institut d’infection et immunité, Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC).
Note
-
[1]
Cet article expose une partie des résultats de la recherche financée par les IRSC (no IPD-78574), « Les évaluations en partenariat entre l’État et la Société civile populaire. Le cas de la lutte communautaire contre le Sida au Québec », Faculté de médecine, Université de Montréal.
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