Corps de l’article

Introduction

« Ai-je bien fait ? » La question m’était posée par une assistante de justice, visiblement perplexe après un entretien avec un justiciable, que j’avais pu observer. « C’est vous l’experte » fut ma réponse, assez maladroite. Elle revint à la charge, angoissée, voulant à tout prix m’entendre prononcer un jugement sur base de mes connaissances universitaires. Que faire ? Y répondre allait me piéger dans une position à la fois erronée et dommageable pour la suite. Je ne pouvais pas savoir, puisque j’étais là pour découvrir son travail et le comprendre. Par contre, ne pas y répondre n’allait-il pas jeter un froid sur notre relation de confiance encore balbutiante ? Ou me faire passer pour un idiot ?

Dans le cadre d’une recherche comme dans l’accompagnement des personnes plus démunies ou en souffrance, les différences de position et de pouvoir attribuées à l’intervenant[1] semblent résister aux diverses tentatives de les supprimer ou, à tout le moins, de les atténuer. Elles peuvent dès lors apparaître comme indépassables, et ce, malgré des orientations méthodologiques censées les résoudre ou les contourner. C’est ce que cet article va expliciter. Après une mise en lumière des ambiguïtés inhérentes à la position de chercheur, il s’agira d’en mettre au jour les racines et de les traduire dans le débat du renouvellement démocratique des pratiques. Enfin, des ébauches de réponse seront présentées, inspirées de l’expérience singulière d’une recherche de doctorat en criminologie consacrée aux assistants de justice en Belgique[2].

Les jeux de miroirs

En démarrant cette thèse doctorale il y a quelques années déjà, je voulais faire en sorte qu’elle soit plus « démocratique », c’est-à-dire poser d’emblée une forme d’égalité entre le chercheur et ses interlocuteurs et introduire davantage de communication. Le message imaginé pouvait se résumer à ceci : « Toi, le professionnel que je viens observer sur ton lieu de travail, tu n’es pas un rat de laboratoire, mais un employé comme j’en suis un moi-même, un technicien qui maîtrise des outils auxquels je ne comprends pas grand-chose. Nous sommes ainsi appelés à nous éclairer mutuellement. » Un message que je rapprocherai de celui présent parmi des institutions et intervenants sociaux : « Toi, l’usager[3], tu es un citoyen comme moi, et c’est ensemble que nous devons travailler. »

Ce discours s’inscrit dans une perspective où l’égalité est un élément fondamental de la démocratie, les individus étant placés sur un même pied quant à leurs droits, apports et idées. En ce sens, chercheurs et travailleurs sociaux sont des citoyens semblables aux personnes auprès desquelles ils agissent. Cette posture de principe peut également s’appuyer sur une des finalités affichées de ces deux professions qui est de nourrir la démocratie, l’une par la production d’un savoir permettant de mieux comprendre le monde et d’approfondir les débats dans l’espace public, l’autre par le service rendu aux plus fragiles pour préserver leurs marges de manoeuvre citoyenne.

À côté de la posture de principe, il y a l’opportunisme. On croit souvent qu’une relation plus égalitaire facilite le travail en commun. Pour le chercheur que je suis, cela pouvait m’aider à surmonter les réticences des personnes me voyant empiéter sur leur terrain et, surtout, les convaincre de me laisser accéder à leur « véritable » quotidien de travail, source de ma thèse, et non à une forme reconstruite et convenue de leur métier. La réalité est évidemment bien plus complexe.

Lorsque j’ai débarqué dans une des maisons de justice où travaillent les assistants de justice, après de longues négociations avec la direction, j’avais préparé, en m’inspirant notamment des expériences antérieures de certains collègues, une présentation détaillant la recherche, mon rôle, la prise en compte des conséquences concrètes de ma présence sur le terrain. Les assistants de justice y répondirent de manière contradictoire : « Ouf ! Voilà enfin quelqu’un qui s’intéresse à ce qu’on fait ! » suivi très vite d’un « Oui, mais à quoi cela va-t-il servir ? »

À travers cette question, les assistants de justice s’inquiétaient d’une collusion possible entre le chercheur et leur hiérarchie, dans un contexte de grande méfiance liée à de nouvelles procédures qu’ils jugent très intrusives à leur égard. Cependant, même en écartant cette crainte, ils n’étaient absolument pas dupes de l’aspect instrumental de ma démarche. Cette recherche allait leur accaparer du temps et de l’énergie. Si elle sert la carrière du chercheur, que pouvait-elle leur apporter ? J’ai alors abattu plusieurs cartes que je pensais avoir en mains. Primo, le coeur du travail étant de comprendre, le plus profondément possible, le quotidien des assistants de justice, une publication des résultats pouvait tenter de corriger le déficit de reconnaissance dont ils disaient souffrir. Car si les maisons de justice ont été mises en place en Belgique il y a déjà dix ans pour rapprocher la justice des citoyens, force est de constater qu’elles ne sont connues que de ceux qui sont inquiétés par la Justice.

Secundo, avant d’être un criminologue, je suis moi aussi un assistant social, ayant travaillé comme tel plusieurs années durant. Dès lors, je pensais disposer de liens, de similitudes permettant un minimum de reconnaissance mutuelle et atténuant la méfiance des assistants de justice. Ce rapprochement devait être renforcé par la troisième carte, celle de la méthodologie choisie, que j’aborderai plus loin.

Arrêtons-nous sur les différents hiatus à l’oeuvre, de manière consciente ou non, dans cette rencontre entre chercheur et enquêtés. L’intervenant démarre avec un objectif en tête, à savoir la réalisation d’une mission qui lui est assignée (par lui-même, par son institution ou par la société). De là se crée une tension, entre un but marqué par la performance – pour le chercheur, c’est produire un travail original reconnu par ceux dont il veut devenir un des pairs – et la prise de conscience d’une forme de trahison possible : comment en effet rendre compte de ce qui a été vu ou entendu sans que cela ne se retourne contre les personnes qui se sont laissées observer, et surtout, comment faire pour que cette recherche, qui les accapare beaucoup, leur soit également utile ?

Il y a ensuite celle ou celui à qui s’adresse l’intervention. Quand la présence est imposée – et l’accord de la direction peut être considéré par les employés comme source d’obligation –, les « bénéficiaires » tentent alors de s’en accommoder, voire d’en tirer certains avantages pour leur fonction, leurs relations, etc. Certains veulent aussi « faire plaisir » au chercheur, l’aider à répondre à ses questions dont certaines peuvent au passage entrer en résonance avec celles qu’ils se posent dans le secret de leur labeur. On assiste alors à un étonnant jeu de miroirs.

Entre l’intervenant et le sujet de l’intervention, il y a donc un écart, les objectifs de l’un ne correspondant pas aux objectifs de l’autre. Un jeu trompeur aussi : tout en parlant d’« acteurs », beaucoup de recherches en sciences sociales, et plus particulièrement dans les courants critiques, se sont évertuées à mettre en évidence les failles et les manquements, supposés ignorés par les individus qui en sont marqués chaque jour. Cette attitude permet d’accroître la position socialement dominante du chercheur. Lui sait, lui dispose d’outils théoriques que les autres n’ont pas. Et par sa position extérieure, il peut pointer ce qui ne marche pas, les enjeux masqués, les forces agissantes de l’ombre. Et les acteurs se retrouvent dès lors en position d’agis.

Cette dérive n’est pas le fruit du hasard. Ayant recours avant tout à la sociologie pour effectuer mon étude, je m’arrêterai à cette seule discipline, fort diversifiée en soi. Le rappel de son évolution est particulièrement éclairant pour saisir la profondeur de l’ambiguïté qui rend tant de chercheurs perplexes.

Histoires d’ambiguïtés

La sociologie est née en tant qu’étude du changement social défini comme « une transformation qui s’impose aux individus » (Tremoulinas, 2006 : 7). On peut y lire le changement non plus comme issu de la volonté d’un pouvoir centralisé, mais bien comme phénomène de masse. En ce sens, la sociologie est une discipline qui ne pouvait émerger que dans une société à visée égalitaire (Tremoulinas, 2006 : 15). Mais à côté de cette perspective « démocratisante », force est de constater que les sociologues appartenaient à un univers, une classe sociale déterminée, avec un langage et une perception propres du monde qui les entourait. De ce fait, les premières théories sociologiques se sont penchées sur les classes ouvrières, et répondaient au moins partiellement aux craintes des classes dirigeantes face à une paupérisation de plus en plus instabilisante. Il leur fallait en savoir davantage sur ces masses susceptibles de se rebeller (Ewald, 1986 ; Foucault, 1975). La sociologie offrait alors des perspectives en la matière, surtout si elle était motivée par des considérations morales. En criminologie aussi, des générations de savants ont approché les populations carcérales pour tenter d’établir des différences naturelles entre les délinquants et les « honnêtes » gens. Dans la même logique, le travail social est né des épouses d’entrepreneurs touchées par la misère de leurs ouvriers et encouragées à développer la charité pour apaiser les tensions naissantes.

Ces projets ont été remis en cause entre les années 1950 et 1980. Les travailleurs sociaux, en Belgique ou en France du moins, se rappellent de cet « âge d’or » marqué par la volonté de battre en brèche les institutions totalisantes. C’est l’émergence de l’antipsychiatrie, la montée de l’émancipation contestataire, une forme de libération des individus traités par le social qui affranchit également les travailleurs sociaux. La sociologie et la criminologie témoignent de ce renouveau, la première en étudiant les changements sociaux comme signes de la civilisation du progrès, la seconde en développant une critique de plus en plus radicale du système pénal, en envisageant même son abolition (Hulsman et Bernat De Célis, 1982). Il y a alors comme un déplacement d’objet des masses vers les institutions qui les encadrent et les traitent.

Période féconde qui s’est peu à peu tarie avec le retour de la crise et le « désenchantement du monde » (Gauchet, 1985). Devant les modifications profondes de tous les champs sociétaux, les scientifiques ont revu leurs grilles de lecture. Émerge alors le concept d’acteur, situé dans un cadre parfois très restreint : groupe, profession, famille, couple, etc., autant de nouveaux champs d’investigation qui se spécialisent, se technicisent et se centrent sur l’individu. Cette apparente parcellisation du savoir répond aux mêmes logiques qui agitent les autres champs de la société (Gaudin, 2001 : 11).

Le déplacement des lieux de pouvoirs, la multiplication des normes et, paradoxalement, l’effacement de certains repères peuvent provoquer chez certains un brouillage et un sentiment d’impuissance. À partir de là, en ce qui concerne plus précisément la sociologie, se pose la question de ses débouchés. Si l’accumulation du savoir sert à fournir des clés de compréhension et donc de transformations de la réalité, à quelle échelle doivent être opérées ces transformations et, surtout, par qui ?

Questions de méthodes

En réaction à ces questions, différents modèles de recherches ont été développés puis contestés et réaménagés. Parmi eux, la recherche-action se propose de produire des connaissances à partir d’un changement construit, en se penchant sur des problématiques précises, selon un plan de travail préétabli, et en faisant appel aux compétences tant individuelles que collectives des différents acteurs. Il s’agit de trouver, chercheurs et usagers ensemble, une solution à des problématiques locales ou globales, selon un processus de renégociation des valeurs, des objectifs et des moyens à employer. Dans ce cadre où la subjectivité de tous les participants est engagée, le chercheur doit maintenir une égale distance vis-à-vis de chacun pour préserver son indépendance et prouver qu’il peut « trouver des solutions aux problèmes les plus urgents, démontrer ses compétences et dissiper un premier niveau de méfiance » (Liu, 1997 : 67).

Ce qui est intéressant ici, c’est l’importance du processus qui peut prendre le pas sur les objectifs visés au départ. Car au cours du projet, des problèmes concrets se posent qui réclament une résolution afin de pouvoir aller de l’avant, des connaissances émergent qui doivent être validées par l’expérimentation, des compétences individuelles et collectives sont mises en évidence et soudent la communauté et des questions nouvelles apparaissent qui pourront être étudiées ultérieurement (Liu, 1997 : 86).

Si la recherche-action entend offrir un cadre démocratique où le libre arbitre de chacun est respecté, la place du chercheur demeure, elle, plus ambiguë. Certains ont mis en avant la notion d’égalité : en partageant le savoir qu’il détient et en reconnaissant comme savoir les nouvelles connaissances mises en avant au cours du processus, le chercheur aplanirait ses rapports aux autres acteurs. Il serait un sujet parmi d’autres, avec ses apports spécifiques. Sauf qu’il est aussi porteur du changement puisque sans lui, il n’y a pas de recherche-action ; il est le gardien des valeurs décidées par le groupe et occupe, de ce fait, une position centrale ; il est amené à quitter le groupe, contrairement aux autres acteurs, ce qui peut relativiser, en ce qui le concerne, certains enjeux au sein du groupe. Enfin, l’idée qu’il soit détenteur de savoirs spécifiques va à l’encontre d’une des perspectives de la recherche-action qui présuppose que les acteurs disposent, dès le départ, des capacités nécessaires pour surmonter leur problème. Il ne faut pas un grand effort d’imagination pour transposer toutes ces questions à la relation entre des travailleurs sociaux et leurs bénéficiaires.

D’autres méthodes ont tenté de combler ces lacunes, notamment en poursuivant des objectifs plus modestes de changement social, se limitant par exemple à offrir un espace de dialogue entre différents acteurs autour de cas concrets qui s’inscrivent dans la problématique traitée par la recherche. C’est le cas de l’analyse en groupe où, comme dans la recherche-action, le chercheur peut mobiliser les compétences et la capacité réflexive des individus (Van Campenhoudt, Chaumont et Franssen, 2005). Il peut peser sur les débats pour aboutir à certaines formes de relations (comme la coopération conflictuelle) tout en garantissant des principes fondamentaux : l’égalité morale entre chaque participant, la liberté de parole, la prise au sérieux des propos de chacun, un cadre démocratique de gestion des débats. Ce type de dispositif amène rapidement le questionnement sur le terrain identitaire, chaque acteur défendant une position, un point de vue ancré dans une profession, une expérience et une personnalité.

Le chercheur est aussi partie prenante des travaux puisqu’il va fournir des éléments théoriques complémentaires pouvant soutenir la réflexion des acteurs, puis émettre des hypothèses de fond concernant la problématique, sur la base des discussions passées. En somme, ce qui est visé ici, c’est une forme de complémentarité des savoirs visant à produire, dans un lieu inhabituel pour chacun des acteurs, de nouvelles connaissances, voire de nouvelles actions. Mais on retrouve ici encore l’ambiguïté de la place du chercheur, interne au processus puisqu’il intervient dans les débats tout en restant en périphérie. D’une certaine manière, son objectif est de recueillir des données, de participer à l’accroissement du savoir mais, conscient que cela n’est jamais neutre, il choisit d’inscrire l’impact de son intervention dans une lignée démocratique. Il s’agit d’écouter et de toucher les individus. À charge pour eux de répercuter les enseignements de ce débat dans leur institution.

L’ethnométhodologie, née dans les années 1960, s’appuie sur une autre idée forte : les gens font au quotidien le même travail que le chercheur (Garfinkel, 1967). Dans les actes les plus banals, ils observent, analysent et interprètent ce qui leur est donné avant d’agir ou de réagir. Ce faisant, ils donnent un sens à leurs actions en les situant dans un contexte bien déterminé. Dans le cadre d’une fonction, celle des assistants de justice par exemple, chacun tente d’agir en fonction de ce qui est attendu de lui par la situation elle-même, par ses supérieurs, par ses collègues ou tout à la fois. Ou plus exactement, chacun produit ce qu’il croit qu’on attend de lui. Tout le monde agissant ainsi, il y a une élaboration collective de la fonction, réactualisée à chaque situation nouvelle.

La grande majorité de ce travail se fait dans les actes routiniers. Le chercheur va donc s’y attacher pour comprendre ce qui se passe, pour cerner la rationalité mise en oeuvre par les acteurs. On peut donc revenir à une forme plus classique d’observation avec cette fois comme objectif, non pas de dégager ce qui échappe aux individus observés, mais bien ce qui échappe aux personnes non membres de l’institution, et voir comment les acteurs renouvellent chaque jour le sens de leur fonction.

Si l’on comprend bien le modèle ethnométhodologique, le chercheur se retrouve à une place similaire à celle de l’acteur observé. Car il est lui aussi un praticien qui, dans ses interactions avec autrui, tente de se comporter en chercheur, de s’adapter à ce qu’il pense que les autres perçoivent de lui et de renouveler ainsi son identité professionnelle.

Revenons aux assistants de justice. Après la perspective d’une publicité quant à leur métier, et la communauté de notre formation première, ma troisième carte était donc de pouvoir annoncer aux assistants de justice qu’ils sont eux aussi des « experts », que si le chercheur que je suis dispose de certains savoirs, ceux-ci sont très limités en ce qui concerne leur quotidien professionnel. Là se trouvait la raison de mon choix méthodologique au départ. Je pouvais me positionner comme un chercheur dans l’ignorance, désireux de faire de la recherche fondamentale et de découvrir le travail des assistants de justice sans trop d’a priori. J’espérais aussi me couper de mon propre passé d’assistant social et de mes positions personnelles sur le travail social, d’autant plus qu’une bonne observation doit éviter de poser (trop) de jugements de valeur.

Si l’on examine les choses de plus près, chacune de mes cartes peut cependant être renversée. Faire ainsi peser sur une nième recherche l’objectif de faire connaître les assistants de justice au grand public, c’est peut-être manquer de modestie, c’est surtout ignorer une première fois un postulat de la recherche : si les assistants de justice ne sont toujours pas connus, après des années d’existence, c’est peut-être qu’en tant qu’acteurs de leur profession ils ne l’ont pas voulu. Jouer la carte de mon passé d’assistant social peut également venir masquer les différences qui existent entre les assistants de justice et les autres travailleurs sociaux, mais aussi brouiller la limite entre eux, les observés, et moi le chercheur – comme illustré en ouverture de cet article. Enfin, la question de l’expertise mutuelle n’élude pas certains problèmes. Mon expertise me permet de décortiquer la leur, l’inverse est moins vrai. De même, si je m’adapte à leurs horaires et rythmes de travail, eux n’ont aucune prise sur les autres étapes de la recherche…

Au vu de toutes ces réflexions, est-il encore réaliste de prôner un travail plus démocratique ? En fait, je distingue trois questions fondamentales qui ne cessent de revenir dans la question démocratique : le « pourquoi fait-on cela ? », posée au colloque par Saül Karsz, celle de l’égalité et celle de la reconnaissance.

Des questions à visée démocratique

Pourquoi ?

Quel est le mouvement premier, l’élan qui peut conduire un individu vers, dans un projet donné ? Dit très simplement, je suis moi-même assistant social et, dès mes études, j’étais frappé par l’ambivalence des travailleurs sociaux. Car ils oeuvrent tous les jours avec des naufragés qui portent la marque de l’échec et qui, par leur nombre, n’ont cessé de constituer une menace. Cette dangerosité se concrétise davantage dans le secteur pénal au sein ou autour duquel s’activent de nombreux professionnels psychosociaux.

Je me suis rendu compte de l’impact de mon expérience professionnelle antérieure sur mes choix méthodologiques, certains de ceux-ci étant posés comme pour corriger certaines erreurs du passé. Nous ne pouvons répondre à la question de la démocratisation des pratiques sans savoir d’où nous venons, chacun d’entre nous. Car la démocratie n’est pas lieu de consensus. Elle est conflits, le conflit permanent comme l’écrivait Gérard Mendel (2002). Qui dit conflit dit désordre et chaos. Derrière l’apparence de structures politiques et institutionnelles souvent très complexes et de plus en plus rigides, les débats démocratiques font voler les certitudes en éclats. Dans notre confrontation à l’autre, nous engageons des pans entiers de notre être, dont certains sont oubliés ou inconscients. Nous le faisons de manière d’autant plus forte que les positions des autres sont considérées comme également valables et respectables. Le chercheur n’y échappe pas. Le choix de son sujet de thèse, la façon dont il oriente son oreille, son regard, la manière d’interpréter, les filtres intellectuels posés dépendent tant de ses choix méthodologiques que de son histoire. En être conscient lui permet d’accéder à plus de rigueur et de corriger certains biais dans son travail d’observation (Paillé, 2006).

Égalité ?

Même en reconnaissant un statut d’expert à la personne observée, même si l’observateur est lui-même observé, il est le demandeur, celui qui est venu pour voir. Il « descend » sur le terrain, comme on dit dans le jargon scientifique, quittant sa tour d’ivoire pour arpenter les chemins du monde, avant d’y remonter. Cette image de hauteur n’est pas anodine. Elle se concrétise en termes d’avantages salariaux, de prestige social et d’impacts très concrets dont celui de pouvoir accéder, sur simple demande poliment formulée et circonstanciée, à presque tout ce qui se fait dans le pays. On n’efface pas ce contexte d’un coup de rhétorique. Et dans les méthodes à visée démocratique, où le contenu est coconstruit, le chercheur reste le gardien des règles, celui qui doit arbitrer, qui facilite, qui négocie, etc. Il préserve une place centrale tout en étant temporaire. Un jour, il s’en ira, car c’est une des conditions de production du savoir, et il laissera les personnes rencontrées seules entre elles. Les prises de risques restent donc souvent limitées, tandis que pour les acteurs de terrain, elles peuvent avoir des conséquences permanentes. Enfin, dans la construction de nouvelles connaissances, le chercheur étant un expert en la matière, c’est son jugement qui va l’emporter. Il est payé pour ça ! Si chacun des participants peut retirer quelque chose pour lui-même, le chercheur va laisser, lui, une trace écrite sous forme de rapport, voire d’ouvrage publié qui le fera peut-être connaître.

En somme, il y a une réintroduction de la hiérarchie des savoirs même dans des espaces où l’on a voulu les horizontaliser. Le travailleur social n’échappe pas à ce dilemme. Face à des individus sans boulot, sans toit ou sans stabilité affective et sociale, il donne l’image d’une réussite individuelle et sociale. Toute la mise en évidence des compétences des participants ne change rien à cette inégalité de départ.

Mais s’arrêter à ce constat ne résout rien. Assumer simplement l’inégalité ramènerait à l’autorité que d’aucuns appellent de leurs voeux. Car si l’égalité de fait n’existe pas, elle n’annule pas l’égalité de droit (avec une dimension juridique), ni n’efface l’égalité subjective : nous sommes tous des êtres humains et, de ce fait, il y a une part inaliénable en chacun de nous. Comment tenir compte de cela ?

Reconnaissances ?

Les assistants de justice n’ont cessé, pendant les huit mois passés à leurs côtés, de me renvoyer mon altérité, m’ont remis à ma place ou plutôt m’ont forcé à rester à ma place, celle d’un chercheur universitaire qui va produire un savoir sur eux. Cette perception que j’ai de leurs propos me ramène à mes propres tiraillements intérieurs. Qui suis-je exactement ? L’identité de chercheur renvoie à un impossible : je suis et je reste aux yeux des acteurs de terrain rencontrés un étranger, un autre disposant d’un certain pouvoir à la fois présent (puisque j’ai obtenu qu’ils m’acceptent parmi eux) et coupé de leur monde (une fois que je partirai, leur quotidien reprendra son rythme d’avant). Nous sommes bien au coeur des enjeux identitaires. Les individus que nous sommes agissent en fonction de ce qu’ils pensent être. Et plus notre désir d’individualité augmente, plus s’accroît parallèlement le désir de reconnaissance (Ricoeur, 2004 ; Adam, 2008).

Selon Ricoeur, pour pouvoir démocratiser une relation inscrite dans la dissymétrie, la reconnaissance est à la fois une source de tension et une porte de salut. Que ce soit le travailleur social qui sait des choses sur le social et donc sur l’individu qui fait appel à ses services, ou le chercheur qui sait des choses sur le domaine de travail de l’observé, l’un et l’autre entendent être reconnus dans leur position connaissante. Les publics visés demandent aussi à être reconnus, l’un dans sa souffrance qui est le moteur de la mobilisation de l’aide à son égard, l’autre dans son métier qui est l’objet de la démarche de recherche. L’identité, même factice, même provisoire, de l’un est liée à la reconnaissance de l’autre dans son statut.

Être reconnu, c’est bien, encore faut-il se reconnaître dans ce que l’on fait ! Cette quête de soi est présente chez le chercheur qui explore avec angoisse ses notes d’observation pour se lire en train d’observer, d’interroger les observés et pour être ainsi rassuré, à travers leurs réponses, qu’il agit toujours bien en chercheur et qu’il est toujours bien reconnu comme tel. Que de discussions ensuite avec les collègues, des retours dans des ouvrages ou des articles pour se ressourcer, réajuster son cadre théorique ou grappiller quelques ficelles du métier (Becker, 2002) pour reprendre la maîtrise de son destin et se repositionner soi-même par rapport au terrain.

Les travailleurs sociaux, eux, se réunissent en colloque tous les dix ans, avec la même et lancinante question du pourquoi de leur travail. Se reconnaître dans l’agir, en éclairant notamment le sens de ce que l’on fait, c’est aussi rendre unique le travail que nous partageons avec d’autres, mais que nous menons chacun différemment pour des raisons propres. À l’inverse, ce que nous faisons détermine une part de ce que nous sommes. Et le brouillard dans le travail a des conséquences douloureuses pour l’identité.

Ainsi peut-on se demander si le thème du colloque qui nous réunissait en novembre 2008 n’était pas une nouvelle formulation de la question identitaire des travailleurs sociaux. D’abord agents de l’autorité publique, leur premier mandat était défini par la hiérarchie et visait à contrôler les masses dangereuses. Les années 1970 ont marqué une rupture, les travailleurs sociaux se posant du côté de l’émancipation des usagers et, par là même, s’émancipant eux-mêmes comme travailleurs en se regroupant dans des associations. Aujourd’hui, après l’échec annoncé de ce projet, se tournent-ils vers les usagers pour leur demander, à travers le projet de « démocratisation » des pratiques, de définir pour eux leur identité professionnelle ?

En ce qui concerne la recherche qui m’occupe, j’ai proposé aux assistants de justice la tenue de deux moments de restitution. Après un premier temps d’analyse de mes notes d’observation, j’effectuerai un retour vers les assistants de justice, afin qu’ils puissent cerner la direction que je prends, discuter ensemble sur les interprétations et clarifier des ombres restées en suspens. C’est une manière de poursuivre nos échanges et, pour chacun, d’exercer une évaluation critique de ce qui a été dit et fait, sur la forme comme sur le fond, sans se départir de sa position. Le second moment se tiendra tout à la fin du processus, lorsque le travail final aura été rédigé. La présentation de la thèse peut être considérée comme la fin d’un processus, essentielle pour le chercheur, et le début d’un autre. Au-delà de la reconnaissance, on touche ici à la question de l’engagement. Je ne sais pas si j’aurai changé quelque chose dans le travail des assistants de justice. En revanche, je sais qu’ils ont changé ma façon de voir le travail social sous mandat, qu’ils m’ont amené à revoir fondamentalement certaines positions qui se sont révélées rigides et à en réaffirmer d’autres avec plus de clarté.

Conclusion

Si chercheur et observé, si travailleur social et usager se reconnaissent mutuellement dans leurs positions respectives, cela suffit-il à ce que la pratique soit plus démocratique ? Le colloque a rappelé que la démocratie se construit par l’expérience, qu’elle est dans l’agir bien plus que dans les discours. Comment nos mouvements de reconnaissance peuvent-ils alors non seulement se rencontrer, mais aussi et surtout interagir ? Je crois beaucoup aux interstices. L’inaliénable ne se reconnaît-il pas dans ces mouvements inattendus apparus dans les marges, dans les failles (Gonçalves, 2002), là où l’on ne les attend pas ? Les plus belles découvertes, y compris dans la recherche scientifique, se font ainsi, dans les écarts et les surprises. À un moment donné, chercheur et observé sont aux prises l’un avec l’autre. Dans ce jeu, occupés qu’ils sont, occupés que nous sommes à nous reconnaître mutuellement et personnellement, nous pouvons tout à coup nous rendre compte d’une rencontre entre deux élaborations qui, par moments, se superposent, se renvoient la balle et dialoguent. Là se trouve la recherche, la coconstruction du savoir, dans des espaces décalés qui permettent de se voir tout à coup ailleurs que dans son rôle habituel.

Ainsi, la dissymétrie reconnue et assumée, il y a de la place pour le reste. Nous pouvons nous dévoiler davantage et nous surprendre ou nous faire surprendre. Des connexions inattendues, des développements audacieux, des gestes que l’on ose enfin poser. Ces découvertes se font souvent à bas bruit. Loin des objectifs affichés ou du pouvoir central envié, il y a une stratégie improvisée des petits pas qui opère des changements en profondeur.