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Les figures contemporaines de la pauvreté en milieu rural tendent à constituer à présent un domaine de recherche en développement. En France comme au Québec, des initiatives ont vu le jour afin de créer les conditions d’un partage de connaissances. Sont associés des acteurs locaux et des professionnels qui travaillent au contact des plus fragiles ou mettent en oeuvre les dispositifs qui leur sont destinés. Il ne s’agit pas de proposer ici un état des lieux exhaustif, mais plutôt de nous interroger sur les formes d’élaboration et de diffusion d’une culture commune se propageant au-delà des milieux académiques. L’idée générale est bien celle de se donner les moyens (outils, méthodes) de produire des connaissances faisant dialoguer des recherches (réalisées ou en cours de réalisation) et des savoirs (professionnels et techniques) élaborés par des organismes et des réseaux d’acteurs qui sont mandatés pour venir en aide aux plus pauvres.

Au Québec, lors d’une participation à un congrès de l’AFCAS (où la question de la précarité en milieu rural fit l’objet d’un atelier thématique[1]), j’ai été particulièrement frappé par l’importance accordée, durant la phase de recueil de données, aux témoignages des organisations communautaires — que nous désignons en France en employant le terme de représentants associatifs — et à la parole des destinataires de l’action sociale, lesquels sont considérés non pas comme de simples usagers des services sociaux, mais comme étant des experts de vécu. Cette façon d’aborder l’objet prend en considération les relations qu’entretiennent les plus pauvres avec les institutions, avec la société locale, tout en s’intéressant aux projets (individuels et collectifs) auxquels ils peuvent être associés. Or, qu’en est-il quand il s’agit de transmettre des connaissances portant sur la situation des zones rurales ? Quelles sont les formes d’accompagnement identifiées sur le terrain ?

S’agissant du cadre français (qui fait plus spécifiquement l’objet de cet article), nous avons pu observer que la sociologie des politiques sociales commençait à être mobilisée dans les centres de formation professionnelle (Pagès, 2015). Concernant les phénomènes de précarité et les dispositifs de lutte contre la pauvreté, la production scientifique est particulièrement abondante et il en est de même des supports (enquêtes, publications, rapports de recherche) sur lequel enseignants, formateurs et universitaires peuvent s’appuyer. Cependant, on insiste très souvent soit sur des approches quantitatives, soit sur des enquêtes réalisées dans de grandes villes et dans des quartiers populaires faisant l’objet d’interventions ciblées. Les nombreuses manifestations organisées par la profession agricole nous rappellent pourtant une bien triste réalité. Alors que le monde rural représente, dans l’imaginaire collectif, une mémoire et une culture auxquelles bon nombre de Français se réfèrent volontiers, près d’un paysan sur quatre vit sous le seuil de pauvreté et, y compris dans les exploitations mécanisées, il a été nécessaire de s’adapter à des crises successives et à la mondialisation. Comme nous le verrons dans un premier temps, l’étude de cette France des marges (Grésillon et al., 2016) ne se limite plus à une connaissance des dynamiques territoriales dans les espaces de faible densité. Elle peut aussi s’appuyer sur des savoirs sociologiques permettant de mieux appréhender les conditions d’existence et d’identifier des parcours de vie. Finalement, elle nous suggère de produire des savoirs portant sur l’intervention sociale et la gouvernance des politiques sociales locales.

MÉthodes quantitatives et qualitatives, intÉRÊt et complÉMENTARITÉs

Alors que des recherches ont été conduites au sujet des inégalités sociales en mentionnant la présence d’une agriculture à plusieurs vitesses (Brangeon et al., 1998), des données statistiques soulignent des écarts de revenu importants au sein de cette profession et des fluctuations. En 2009, les taux de pauvreté ont battu tous les records pour atteindre 45 % parmi l’ensemble des ménages (actifs et retraités) bénéficiant de prestations familiales ou de solidarité dans le cadre de la protection sociale agricole. En 2014, les données émanant de l’Enquête revenus fiscaux et sociaux notaient qu’au sein de la profession, près de 6 personnes sur 10 vivaient dans un foyer dont les ressources étaient inférieures à 20 000 euros par an. Les ménages déclarant moins de 13 640 euros annuels correspondaient à 43,2 % du total de ces assurés sociaux[2].

Figure 1

Évolution du taux de pauvreté (en %) entre 2007 et 2014 selon le type de population[3]

Évolution du taux de pauvreté (en %) entre 2007 et 2014 selon le type de population3

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Au-delà du monde agricole, des études récentes repèrent des populations ayant peu d’attaches avec la culture paysanne. En 2009, un rapport rendu par des experts issus des grands corps de l’État (Berthod-Wurmser et al., 2009) a permis de circonscrire des poches de pauvreté en utilisant une série d’indicateurs chiffrés comme les revenus disponibles, la part de ménages percevant des aides sociales ou encore l’accès aux équipements publics. Des démarches similaires, s’appuyant le plus souvent sur des méthodes quantitatives, sont également développées par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES). Créé dans le cadre de la Loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions[4], l’ONPES produit et diffuse des études portant sur les manifestations contemporaines de la pauvreté. Il a récemment souhaité mettre en lumière la situation des populations pour lesquelles les connaissances demeuraient parcellaires (Baronnet, 2014).

La production de données statistiques est déjà un premier pas vers la réalisation de comparaisons internationales. À l’échelle européenne, nous savons que les taux de pauvreté les plus élevés sont enregistrés dans les campagnes situées en Europe centrale et orientale. Malgré la difficulté de définir l’espace rural d’un pays à l’autre (Boulineau et Guy, 2015), on commence donc à disposer de données qui sont autant d’outils préalables à l’action. En France, et même si les situations ne sont vraiment pas comparables à celles qui sont rencontrées dans les pays récemment intégrés à l’Union européenne, il existe d’importantes disparités de revenu. Ce sont en effet dans les villes concernées par les opérations de Développement Social Urbain que l’on enregistre les taux de pauvreté les plus élevés[5]. Mais ces taux peuvent dépasser la barre des 20 % dans certains espaces ruraux marqués par l’isolement, les crises agricoles et le vieillissement de leur population. On atteint des niveaux similaires, non seulement dans d’anciens petits bassins industriels en crise, mais aussi dans des zones plus attractives sur le plan résidentiel (notamment dans le sud du pays) et dans lesquelles on enregistre un taux de chômage élevé.

Les indicateurs issus des Observatoires régionaux de santé (ORS) et les études régulièrement produites par l’INSERM[6] donnent un autre aperçu de la précarité économique et des déterminants sociaux de la santé. En fait, le faible niveau sanitaire de ces territoires ne ferait que se renforcer au cours du temps, avec des progrès toujours plus lents que la moyenne nationale. Selon des observateurs, certaines zones rurales s’inscriraient dans une spirale de déclin. Éloignées des grands bassins de production, peu attractives, subissant de plein fouet les crises industrielles successives, ces zones rurales seraient également concernées par une fermeture progressive des certains services. L’enclavement favoriserait le repli identitaire et l’adoption de normes locales tant dans les comportements à risque (pratiques alimentaires, consommation d’alcool, comportements à risque) que dans les rapports à la maladie et aux soins (Rican etal., cité dans Grésillon, 2016, p. 128).

À la campagne, la pauvreté concerne à présent une population composite, car les agriculteurs n’y sont plus majoritaires. En fait, elle se situerait plutôt aux deux extrémités du parcours des âges avec un basculement progressif des générations les plus âgées vers les générations les plus jeunes. Nous l’avons constaté sur le terrain (Pagès, 2004 et 2012) : on y rencontre aussi bien des personnes âgées ayant de faibles pensions de retraite que de jeunes adultes cumulant de petits boulots ou des familles qui s’endettent pour se loger, se déplacer, se chauffer et assurer leurs dépenses courantes. Dans des espaces plus isolés, des travailleurs sociaux soulignent néanmoins la présence d’exploitants agricoles restés célibataires ayant de faibles revenus (c’est notamment le cas parmi les éleveurs) et ils mentionnent l’installation de néo-ruraux faisant le choix de vivre autrement. Pour autant, l’environnement proche est-il vraiment un cocon protecteur ? Solidarités familiales et réseaux d’interconnaissance sont-ils véritablement mobilisés en cas de coup dur ? Quelles sont finalement les formes d’adaptation en présence de faibles ressources financières ou d’une instabilité de statut ?

Pour tenter de répondre à ces questions difficiles, les approches qualitatives ne doivent pas être négligées, car elles nous renseignent au sujet des supports sur lesquels ces personnes pourraient s’appuyer. Suite aux enquêtes que j’ai pu mener à leur contact, d’autres travaux ont été réalisés en faisant appel aux témoignages des intéressés (Passerard, 2016), en s’appuyant sur des récits de vie (Roche, 2016) ou en se concentrant sur la perception qu’en ont les travailleurs sociaux et les acteurs locaux (Lambert et al., 2009). En dépit de quelques différences sur le plan théorique et méthodologique, le point commun de ces études a été d’analyser une diversité de situations en recueillant le point de vue de ceux qui sont directement confrontés à ces réalités. Alors que certaines personnes n’ont pas le sentiment d’être isolées, d’autres au contraire se replient sur leur espace domestique en limitant les contacts avec l’extérieur, de peur de porter une étiquette. Si, le plus souvent, elles doivent opérer des choix, dans leur budget, entre différents postes de dépense (c’est notamment le cas pour leurs déplacements, le chauffage et l’entretien de leur habitation), elles attendraient parfois un certain temps avant d’entreprendre des démarches et de bénéficier ainsi d’un accompagnement social.

Sachant que des problèmes de santé, y compris de santé mentale, ou un handicap se cumulent parfois avec des problèmes matériels, leur repérage nécessite un bon maillage associatif et des collaborations entre différents organismes pour prévenir d’éventuels comportements à risque[7]. Or, dans les cas les plus extrêmes, les plus pauvres seraient pris au piège d’une double réclusion, l’une étant provoquée ou accentuée par l’isolement, l’autre étant plutôt liée au fait qu’en étant prises en charge par des travailleurs sociaux, ces personnes vulnérables — les fragiles dont il est aussi question dans les publications portant sur la disqualification sociale (Paugam, 1991 ; 2005) et dans nos travaux de recherche — devraient finalement accepter d’être considérées comme étant des assistées aux yeux des autres. Rendue visible, la pauvreté en milieu rural ferait-elle partie du paysage ?

De notre point de vue, il existerait des effets de milieu tout en sachant bien qu’une certaine opacité entoure encore certaines situations. Dans le but de les analyser, il conviendrait donc, pour le chercheur, de se pencher sur la façon dont la pauvreté est vécue au quotidien, tout en sachant bien que l’isolement des individus et les distances d’accès aux services sociaux et aux professionnels de santé pourraient constituer un facteur aggravant.

Dans la continuité d’une publication collective, pourtant déjà datée, qui avait été consacrée à ces sujets (Maclouf, 1986), nous pouvons formuler une série d’hypothèses. On distinguerait, d’une part, des situations de pauvreté que nous pourrions qualifier de traditionnelles (l’analyse est mise en regard avec la déstructuration des sociétés paysannes ou le maintien de mécanismes de reproduction sociale) et, d’autre part, des situations concrètes qui concernent des demandeurs d’emploi et des personnes qui alternent des périodes travaillées et des périodes chômées. Ces employables immédiats, nous les retrouvons soit parmi les bénéficiaires de l’assurance-chômage, soit dans des secteurs d’activité comme l’agriculture, l’industrie ou le bâtiment, le commerce de détail, l’hôtellerie-restauration ou les services à la personne. Parce qu’ils occupent des emplois successifs, saisonniers ou à temps partiel, ils se caractérisent par une instabilité de statut, avec des situations de précariat assez proches de celles qui ont été analysées dans les publications portant sur la mise en oeuvre des politiques de l’emploi.

En milieu rural, il existe des singularités. L’environnement local se présente souvent sous la forme d’un système d’interconnaissance, mais les habitants se caractérisent par des appartenances multiples sur le plan social ou culturel. Dans certaines communes, on constate l’arrivée de nouvelles populations en raison des aspirations de nombreuses familles à accéder à la propriété individuelle (Sencébé, 2011). Cela étant dit, on mentionne la présence d’un « capital d’autochtonie » favorisant l’inscription des individus sur un territoire, dans un réseau familial, et facilitant la mise en place d’échanges de services entre voisins ou au sein de la parentèle élargie.

Des néo-ruraux se sont installés dans des espaces de faible peuplement. C’est notamment le cas dans l’arrière-pays méditerranéen et dans des zones de moyenne montagne qui avaient été vidées de leur population. Si ces nouveaux arrivants sont fréquemment perçus comme étant des marginaux en raison de leur style de vie ou de leur vécu, ce qui caractérise ces individus aux parcours de vie atypiques est leur discours spontané contre les institutions et, plus largement, contre « le système ». Qualifiés de « rebelles » dans la typologie proposée dans notre enquête de terrain, certains parvenaient toutefois, et au bout d’un certain temps, à construire un projet professionnel original, à s’établir à leur compte ou à s’investir dans le domaine associatif. D’autres souhaitaient plutôt, dans le droit fil de l’idéologie du retour à la terre et avec des ressources financières limitées, intégrer des créneaux délaissés par l’agriculture spécialisée et l’élevage intensif en tentant de s’intégrer à des circuits courts. Pour autant, ces personnes bénéficient-elles d’un accompagnement spécifique ? Est-on en mesure d’identifier et d’évaluer les actions conduites au niveau local ? Comment les savoirs portant sur ces interventions sont-ils réappropriés par les travailleurs sociaux, y compris dans le cadre de leur formation professionnelle ?

De l’intÉRÊt de produire des savoirs portant sur l’intervention sociale et la gouvernance des politiques sociales locales

En France, la production et la diffusion de connaissances portant sur les mondes ruraux sont assurées par des chercheurs de différentes disciplines en sciences humaines et en particulier par des sociologues, des économistes et des géographes. Il existe des travaux plus ethnographiques. Parfois anciens, ils reposent sur des monographies, dont l’analyse et la relecture ont été récemment renouvelées dans la première partie d’un ouvrage de référence portant sur les agriculteurs et qui mesure les effets de la modernisation sur leur identité professionnelle (Hervieu et Purseigle, 2013).

S’agissant plus précisément de l’intervention sociale, les savoirs ne sont pas forcément issus des milieux académiques (Dubéchot, 2006). Ils sont plutôt élaborés à partir d’éclairages faisant appel à des institutions publiques et à des structures qui sont en charge du développement local[8]. Prenant plus souvent appui sur des journées d’étude et des séminaires organisés en lien avec des acteurs de la société civile, ces connaissances peuvent être tout aussi bien diffusées à l’occasion de formations proposées à des travailleurs sociaux qui seront amenés à occuper des fonctions d’expertise et d’encadrement.

Dans les centres de formation, tout comme dans les universités, ont été introduits des modules d’enseignement portant sur la gouvernance des politiques sociales locales. Actuellement, l’attention se porte notamment sur l’analyse de l’impact des mesures de décentralisation et l’intercommunalité. Sans rentrer dans le détail des débats franco-français, il est certain que dans les supports écrits sur lesquels on s’appuie (travaux et rapports de recherche, publications, littérature institutionnelle), on soulignera volontiers l’empilement des dispositifs et des échelles d’intervention, le zonage des territoires et le ciblage des publics. Dans les formations des cadres supérieurs, les séquences prennent généralement appui sur l’expérience acquise par les participants, l’intervenant venant apporter des compléments en faisant appel à des emprunts plus théoriques. Par exemple, quand l’approche est centrée sur les individus (et non pas sur les mécanismes qui « produisent » de l’exclusion), on mentionnera volontiers leur capacité d’agir, y compris quand ils sont en situation de vulnérabilité. Mais il conviendra aussi d’échanger au sujet des dispositifs de lutte contre la pauvreté et de la gestion quotidienne des établissements sociaux et médico-sociaux.

Longtemps focalisées sur les grandes villes et leurs quartiers populaires, des expériences de recherche-action commencent néanmoins à couvrir des zones rurales. Elles mobilisent des étudiants/stagiaires, l’objectif pédagogique de ces travaux de groupe restant au demeurant de leur faire découvrir des problématiques locales, tout comme les dispositifs mis en place par les pouvoirs publics, les administrations et les collectivités territoriales. L’occasion leur est ainsi donnée de comprendre la nature des actions conduites en direction de telle ou telle population : les enfants et les jeunes, les retraités disposant de faibles pensions, les travailleurs pauvres, les familles monoparentales, les chômeurs de longue durée, les bénéficiaires d’un revenu minimum, les personnes en situation d’invalidité, etc. Des éclairages sont apportés sur les évolutions législatives les plus marquantes tout en mettant l’accent sur des questions méthodologiques.

À la lumière des résultats d’une étude réalisée auprès d’intervenants sociaux exerçant leur activité en milieu rural (Pagès et al., 2014), la nature de leur mission influencerait la perception de leur environnement. Bien que la taille des échantillons ne soit pas suffisante pour établir des régularités, nous pouvons cependant observer que les avis sont souvent partagés au sujet des phénomènes de précarité. En fait, d’après cette étude, les assistants de service social auraient plutôt tendance à souligner l’importance des difficultés rencontrées par les personnes qui résident en milieu rural et leur isolement. Certains considèrent d’ailleurs que les espaces ruraux seraient même un refuge pour les « exclus du système ». Inversement, d’autres catégories de professionnels (éducateurs spécialisés, animateurs encadrant des enfants et des jeunes, conseillers en gérontologie, chargés de développement local) souhaiteraient visiblement renvoyer une image plus positive en soulignant les potentialités de leur territoire et les projets qu’ils élaborent.

Malgré tout, on observerait un changement d’attitude vis-à-vis de l’assistance et, plus largement vis-à-vis des mécanismes de redistribution des richesses. Alors que l’opinion publique considérait qu’il était du devoir de la collectivité de venir en aide aux plus démunis, le débat porte actuellement sur l’introduction de contreparties au versement de prestations sociales. Nous avons pu enfin noter qu’on aurait tendance à taire certaines situations. Les agriculteurs bénéficient pourtant d’aides spécifiques de l’Union européenne dans cadre de la Politique Agricole Commune, et des services publics sont accessibles dans la plupart des petites villes. Des bénévoles s’impliquent dans des associations caritatives qui assurent une forme renouvelée d’entraide locale. Mais le recours croissant aux nouvelles technologies de l’information dans l’instruction et le suivi des dossiers pénaliseraient ceux qui n’y ont guère accès, renforçant une fracture numérique. Ces nouveaux outils iraient-ils à l’encontre d’un suivi personnalisé ? En dématérialisant les procédures, favoriserait-on, parmi les plus âgés, les plus fragiles ou les moins « connectés », le non-recours aux aides sociales plaçant ainsi les bénéficiaires potentiels en situation d’infra-assistance ?

Si on s’en tient aux conclusions de cette étude, qui mériteraient cependant d’être affinées, les professionnels considèrent que, malgré l’impact de la crise économique, les espaces ruraux seraient en voie de métamorphose. Ils soulignent volontiers l’introduction de démarches participatives se fondant sur les méthodes de l’éducation populaire et l’existence de projets visant à jeter un pont entre l’insertion des personnes en difficulté et le développement local. Ils estiment que, dans une commune rurale, la présence de services de proximité serait un facteur d’attractivité contribuant au maintien de la population et à l’installation de jeunes couples ayant des enfants en âge d’être scolarisés. C’est particulièrement le cas dans certains territoires de faible densité qui s’étaient déjà lancés dans des programmes de grande envergure en faisant appel à des aides régionales, nationales et même européennes. Alors que les ménages qui y résident ont souvent de faibles revenus, ces espaces ruraux (eux-mêmes longtemps qualifiés de fragiles par les professionnels de l’aménagement du territoire) ne seraient donc pas forcément les moins dynamiques.

Une intervention sociale spécifique ?

On distingue généralement l’intervention sociale en milieu ouvert et le suivi réalisé en institution. De même, c’est plutôt en milieu rural, à proximité de la nature, en bord de mer ou dans des villages de montagne qu’avaient été implantés les premiers établissements médico-sociaux mis en place par l’administration. Au début du XXe siècle, dans le droit fil des premières mesures hygiénistes, on mettait l’accent sur les bienfaits d’un environnement jugé plus épanouissant, notamment pour les enfants, dans la continuité de ce qu’on appellera plus tard l’éducation en plein air. Influencée par le discours de la profession médicale, l’implantation de ces institutions (qui concerneront aussi bien des mineurs délinquants que des adultes atteints de troubles psychiques) était pensée en rupture avec l’environnement antérieur, en vue d’assurer un encadrement des conduites. Provenant majoritairement des grandes villes, leurs pensionnaires vivaient souvent en vase clos et ils y séjournaient de façon temporaire ou définitive. Ont également été concernés des enfants de l’Assistance publique et des jeunes atteints de tuberculose, puis, après le vote de la loi de 1975 portant sur le handicap, de nombreux établissements accueilleront des adultes présentant une déficience intellectuelle ou un handicap moteur (Pagès, 2017).

Même si les établissements de santé ont pour la plupart définitivement fermé leurs portes ou se sont orientés vers la réadaptation fonctionnelle (la tendance actuelle n’est plus de rompre le lien familial), nombreuses sont les institutions médico-sociales toujours situées sur d’anciennes propriétés agricoles ou dans des espaces ruraux de faible densité. Dans certains territoires, ils peuvent être localement les principaux employeurs de main-d’oeuvre en ayant parfois fixé sur place des salariés du secteur sanitaire et social : infirmiers, éducateurs spécialisés, personnel d’entretien, aides médico-psychologiques, animateurs socioculturels. Tout comme le percevait déjà la géographe Nicole Mathieu en proposant un Voyage par les pays de faible densité, ces territoires présenteraient donc une vitalité cachée faisant appel à des ressources locales (Mathieu et Duboscq, 1985).

À la campagne, l’intervention sociale dite en milieu ouvert et les services destinés à la population locale ont été longtemps organisés par et autour de la profession agricole, laquelle dispose toujours d’une protection sociale autonome et de services spécifiques. S’appuyant sur des relais syndicaux influents, la Mutualité sociale agricole (MSA) est à la fois un guichet unique et une caisse de sécurité sociale pour les exploitants et les salariés agricoles. À ce titre, les dirigeants de cet organisme ont oeuvré afin que ces ménages (actifs comme retraités) soient couverts en assurance maladie, retraite, invalidité, accidents du travail, et puissent bénéficier de prestations complémentaires, familiales et de solidarité (Gros, 2004). Par exemple, les personnes âgées issues du monde agricole (et les conjoints survivants) sont destinataires d’une offre de services dans le cadre du développement du maintien à domicile.

La définition du secteur d’activité tient compte à vrai dire de la variété des filières de production et de la diversité des métiers. Parmi les salariés agricoles, nous retrouvons des personnes ayant (ou ayant eu) une activité principale, soit sur une exploitation, soit dans des secteurs et des activités connexes (sylviculture, métiers du cheval, conchyliculture, coopératives laitières et viticoles, marais salants, paysagistes…), soit au sein d’organismes professionnels (chambres d’agriculture, centres de formation, mutuelles). Cette définition très extensive du secteur agricole est bien différente des nomenclatures de l’INSEE[9] sur lesquelles s’appuient en général les économistes et les sociologues qui réalisent des travaux de recherche portant sur l’agriculture et les agriculteurs.

Les populations couvertes par ce régime de protection sociale le sont au sein d’un réseau de professionnels, de bénévoles et d’élus, au niveau national et local. En 2015, d’après les données de la MSA, pas moins de 5,4 millions de personnes étaient concernées (dont 3,3 millions en assurance maladie et 3,4 millions au titre de l’action sanitaire et sociale). Alors que le nombre d’exploitations est toujours en très nette diminution (il se situe désormais autour de 450 000 sur l’ensemble du territoire national[10]), la proportion de retraités ne cesse d’augmenter, orientant donc les actions conduites vers la fourniture de services auprès de ces générations. Des aides sociales sont versées en direction des personnes en difficulté et la MSA dispose d’équipes de travailleurs sociaux assurant des visites à domicile. De manière à permettre aux exploitants de bénéficier d’une main-d’oeuvre d’appoint, de faciliter l’embauche d’ouvriers saisonniers ou encore afin de favoriser l’installation de jeunes agriculteurs, des allègements de cotisations ont été introduits par le législateur. De même, des expérimentations ont été soutenues en vue de favoriser la diversification des activités économiques et de répondre aux besoins des populations. Dans certains cas, des projets innovants ont été conduits en vue de pérenniser des emplois tout en assurant des missions d’action sociale.

Des expérimentations innovantes

Prenons l’exemple d’une structure située dans un environnement rural et dont les caractéristiques ont déjà été présentées dans cette étude collective réalisée avec le soutien de la CNAF [11] et d’acteurs locaux (Pagès et al., 2014, p. 61-63). Créé dès 1989, ce lieu d’accueil et d’hébergement est situé dans le Cantal, un espace de moyenne montagne dont l’économie est encore marquée par l’élevage (on y élève des bovins de race Salers qui s’adaptent aux rigueurs du climat), avec la présence de petites entreprises artisanales. Ayant connu une importante hémorragie démographique, ce territoire faiblement peuplé[12] conserve une identité paysanne. Les personnes âgées sont surreprésentées (33 % des habitants ont plus de 60 ans) et résident fréquemment dans de petits villages isolés dont l’accès peut être difficile en hiver. Les revenus moyens sont assez sensiblement inférieurs à la moyenne nationale, malgré un taux de chômage peu élevé. En fait, les situations de précarité sont plus fréquentes chez les éleveurs, souvent célibataires et âgés de plus de 50 ans, et parmi les retraités percevant de faibles pensions. Des situations analogues sont cependant rencontrées parmi de jeunes gens n’ayant pas pu accéder à un emploi stable et, comme partout en France, dans des familles monoparentales.

Ayant une vocation multiple (sociale et touristique) dans le but de lutter contre l’isolement des personnes âgées et de pérenniser des emplois locaux, cette structure est implantée dans une localité facilement accessible par les transports collectifs. Elle a une double fonction. Village de vacances destiné à un public familial durant l’été, les logements qui le composent font office de foyer d’hébergement durant l’hiver, permettant ainsi à des retraités qui résident souvent seuls de participer à des activités auxquelles ils n’auraient jamais eu accès auparavant : piscine couverte et chauffée, spa, sauna, hammam, jacuzzi, salle de spectacle, centre de remise en forme. À la belle saison, ils rejoignent leur habitation et reprennent leurs activités habituelles.

Le fonctionnement de cette structure, qui comporte deux entités distinctes, nous a particulièrement intéressés, car il s’agit d’un exemple concret de mixité sociale et de décloisonnement. En effet, le personnel est composé majoritairement de travailleurs handicapés qui résident à proximité, dans un Centre de réadaptation sociale qui accueille des patients psychotiques suivis par des éducateurs spécialisés et des professionnels de santé. Quant au village de vacances, il emploie des animateurs et du personnel administratif et c’est à partir de cette structure mutualisée que des partenariats ont été tissés, y compris avec des enseignants du collège pour la conduite de projets intergénérationnels[13]. Le centre de vacances s’autofinance grâce aux cotisations de ses adhérents, aux recettes provenant des loyers versés par les retraités et au paiement des séjours proposés aux familles. Les équipements (sportifs et de loisir) sont accessibles, sur certains créneaux horaires, aux habitants de la commune.

Si, à l’image de l’exemple que nous venons de donner, des projets aboutis ont pu être réalisés dans des espaces ruraux de faible peuplement, ils l’ont souvent été suite à la mise en place des lois de décentralisation. À partir des années 1980, la coordination des missions d’action sociale a été majoritairement transférée à une collectivité locale, le Département. À l’exception des personnes déjà couvertes par le régime agricole ou qui bénéficient de services sociaux dédiés, les collectivités locales ont favorisé la création de permanences sociales et l’implantation de structures d’accueil destinées à orienter les jeunes sortis du système scolaire sans qualification. Tout au long de ces dernières années, des communes et des intercommunalités ont massivement investi en direction de la petite enfance en augmentant les capacités d’accueil dans de microcrèches ou en créant des centres de loisirs périscolaires, contribuant ainsi à ce que des spécialistes qualifient d’irrésistible ascension de l’intercommunalité sociale en milieu rural (Avenel, 2017). Or, parce que les communes rurales ont de faibles ressources, c’est également au niveau départemental (ou avec l’appui de partenaires) que sont mises en oeuvre la plupart des mesures prises en direction de ces publics, faisant ainsi reposer sur ce niveau d’intervention la majorité des dispositifs en partenariat avec les services de l’État, ces éléments de nature institutionnelle doivent être pris en considération en vue d’étudier les formes d’accompagnement destinées aux personnes en difficulté. Dans ces conditions, la production d’un savoir portant sur la précarité (en milieu rural comme en milieu urbain) peut aussi être réalisée dans le cadre d’une étude plus globale d’une politique publique (un plan national de lutte contre la pauvreté a été élaboré à partir de janvier 2013) et des systèmes d’acteurs au sein desquels se construit la relation d’aide. Quelques évaluations ont été conduites et, pour la période 2015-2017, une nouvelle feuille de route structure les objectifs à atteindre autour de quelques axes transversaux comme la prévention des difficultés et des ruptures, l’accompagnement des personnes vers un parcours d’insertion et une action conjointe au plus près des territoires.

Assez nettement développées en sciences politiques et en sociologie de l’action publique, les approches néo-institutionnelles peuvent être certainement mobilisées en vue de décrire une pluralité de configurations. Cela déporte notre regard vers des formes de régulation (économique, sociale, juridique) et des adaptations temporelles. En fait, dans un contexte marqué par l’importance des dépenses sociales et de la pression fiscale, la gouvernance des politiques sociales locales est actuellement en débat. Elle doit tenir compte de la recherche d’un territoire d’intervention pertinent, de la crise de la démographie médicale (beaucoup de médecins ne souhaitant plus s’installer à la campagne) et, parfois même, d’un retrait progressif des services publics présents sur place. Malgré un manque de lisibilité que soulignent volontiers les professionnels, il existe une variété de situations et de projets territorialisés. Pour cette raison, la production et la diffusion de connaissances ne peuvent faire l’économie d’un dialogue entre des savoirs académiques et des observations réalisées sur le terrain. Autant dire que nous serions en présence d’une hybridation des savoirs et d’un métissage des compétences.

Conclusion

Produire des connaissances portant sur les phénomènes de pauvreté, de précarité, d’isolement, faire le choix et le pari d’étudier ces sujets suppose d’aller au-delà des débats portant sur les inégalités en combinant des approches pluridisciplinaires. En France, ce thème est devenu au fil des ans un vrai sujet d’étude et ses manifestations ont été plus largement médiatisées. Si des études cartographiées ont été récemment publiées et mesurent la pauvreté matérielle sur des espaces circonscrits, des approches plus qualitatives souhaitant étudier une « souffrance contenue » nous invitent à prolonger cette réflexion en faisant appel à des savoirs qui analysent le vécu, le sensible. Ces recherches en devenir peuvent enfin s’appuyer, de notre point de vue, sur des méthodes participatives. Très développées au Québec (et dans d’autres espaces francophones), elles redonnent de l’importance à la prise de parole des plus pauvres et mériteraient donc probablement d’être réinvesties dans le sillage des méthodes utilisées en matière d’éducation populaire et dans le domaine de l’intervention sociale.