Corps de l’article

Introduction

Le logement représente un bien complexe, à multiples dimensions, qui comprend une pluralité de moyens et de finalités. Pour tous les individus, avec ou sans emploi, le logement (ou l’habitation) représente le centre de leur rapport au monde et de leur existence sociale (Grémion, 1996). Que se passe-t-il lorsqu’il est fragilisé ? Mais encore, comment s’effectue ce rapport au monde lorsque les problèmes de logement s’inscrivent au sein de rapports sociaux marqués par le racisme et la xénophobie ? Cet article porte sur la production des inégalités dans l’expérience du logement des locataires en mobilisant la notion « d’expérience sociale » (Dubet, 1994) pour relever les rapports sociaux inégalitaires à partir d’une recherche qualitative basée sur des entrevues semi-dirigées et une centaine d’heures d’observation auprès d’un comité logement à Montréal. Cet article documente le déploiement de la xénophobie dans l’expérience des locataires empêchant ceux-ci d’accéder à un logement de qualité, de s’approprier leur logement, leur quartier et leur ville. Notre analyse révèle que la xénophobie et la violence symbolique se mettent en oeuvre dans des interactions, en particulier dans la relation avec les propriétaires, de manière explicite et parfois subtile, mais toujours éprouvante pour les locataires qui en font l’expérience. À cet égard, notre article contribue à la discussion sur la discrimination systémique démontrant que les dimensions systémiques ne sont pas nécessairement déconnectées des comportements des individus en position de pouvoir.

Le logement, l’exclusion sociale et la discrimination systÉmique

Besoin fondamental, le logement ou l’habitation représente un élément central de la relation des individus au monde. Notre logement, c’est notre fierté, notre identité et la base familiale, qui nous ancre dans un voisinage, dans un quartier. Lorsque cette base est fragilisée, soit par des problématiques financière, interactionnelle ou spatiale (ce qui inclut les dimensions sanitaires), les risques d’exclusion augmentent, tant pour l’occupant que pour sa famille.

Le logement et l’exclusion sociale

Pour McAll (1995), l’exclusion à travers le logement représente un des rapports sociaux inégalitaires les plus visibles et les plus directs, notamment par les symboles qu’elle évoque (portes qui se ferment, absence d’ancrage). Comme l’affirme Gremion (1996, p. 519) : « L’exclusion sociale du logement est une des plus destructrices pour l’individu. Privé d’un chez-soi, il est menacé dans son intégrité physique et morale, dans sa santé comme dans ses capacités de relations. » Quoique dans les dernières années le logement ait préoccupé davantage les chercheurs au Québec, il demeure peu analysé en comparaison avec la Grande-Bretagne ou la France (Morin et Baillargeau, 2008) où le champ des études sur le logement se préoccupe du nombre de logements disponibles, des niveaux de conditions sanitaires et des types de logements construits. Dans plusieurs contextes, cette approche dite de « l’économie du logement » (Ségaud, Bonvalet et Brun, 1998) s’attarde à relever les différentes statistiques du logement, notamment par une typologie des immeubles et des occupants, mais aussi en termes de disponibilité, de qualité et « d’abordabilité » ou d’accessibilité, afin de prévenir ou d’expliquer les problèmes liés au logement (Desmond, 2015). Ces études relèvent les inégalités sociales créées par le marché du logement en matière de salubrité, de mobilité et de discrimination.

À cet égard, les conditions de logement, c’est-à-dire tout ce qui a trait à la salubrité et à ses conséquences sur la santé des individus, représentent une grande partie des recherches effectuées au Québec. À partir de la notion de « déterminants sociaux de la santé », l’intérêt de telles recherches est d’établir l’importance de bonnes conditions de logement pour assurer la santé des individus (Direction de la santé publique de Montréal [DSP], 2015). Ces études cherchent à mesurer les conditions de logement et le nombre de gens touchés par cette problématique (Morin et Dorvil, 2008). En outre, quoique le Québec, et Montréal en particulier, n’ait pas de quartier urbain que l’on pourrait qualifier de ghettos ethniques (Apparicio et Séguin, 2008), des concentrations résidentielles de ménages immigrants ou provenant de minorités visibles existent. En effet, certains secteurs de Montréal ont des proportions de ménages immigrants beaucoup plus grandes, alors que d’autres quartiers ont des concentrations de ménages s’identifiant à une minorité visible très élevées (Ville de Montréal, 2019).

En soi, la concentration de ces ménages ne pose pas de problèmes en termes d’inégalités socio-spatiales. Toutefois, lorsqu’on met en relation ces concentrations avec d’autres statistiques spatiales, la concentration se transforme en ségrégation (Grafmeyer, 1996). À Montréal, plusieurs de ces quartiers ont des taux de locataires plus élevés, des revenus moyens et médians de ménages plus bas, des prévalences de taux d’effort (plus de 30 % des revenus consacrés au coût de logement) plus élevées, des valeurs moyennes de logement plus basses et des taux de logements nécessitant des travaux majeurs plus élevés. De plus, plusieurs de ces quartiers connaissent des problèmes de salubrité importants depuis plusieurs années (DSP, 2015). En ce sens, les ménages montréalais appartenant à des groupes minorisés se trouvent dans une situation de vulnérabilité plus importante que la moyenne des ménages. Ces ménages sont plus souvent locataires et leurs revenus sont également plus bas que la moyenne (Ville de Montréal, 2019). À cela s’ajoute une plus grande difficulté à avoir accès à un logement décent.

Le logement et la discrimination systémique

La salubrité (et ses effets sur la santé) et la ségrégation spatiale ne représentent pas les seuls symptômes des inégalités de logement. D’autres recherches relatent les difficultés pour certains ménages d’accéder à un logement de qualité. Au Québec, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) étudie cette problématique depuis les années 1980 et constate notamment que les ménages les plus pauvres vivent une discrimination systémique dans le marché du logement et, parmi eux, les ménages immigrants et les familles monoparentales sont les plus touchés (CDPDJ, 2006 ; Ledoyen, 2003 ; 2002). En effet, étant donné que les propriétaires peuvent choisir leurs locataires en fonction des revenus et de leurs possibilités financières, les ménages les plus pauvres n’ont pas le choix du type d’appartement, de sa taille et de sa localisation et ils se voient forcés d’habiter des logements de piètre qualité. S’instaure alors une possible discrimination empêchant l’accès au logement de ces ménages. À cela s’ajoute la discrimination liée au racisme ou à la xénophobie qui rend l’accessibilité difficile aux immigrants et aux minorités visibles.

Ailleurs dans le monde, des constats similaires ont été faits quant à la discrimination dans l’accès au logement, et ce, depuis fort longtemps (Schwemm, 2007). Aux États-Unis, Ondrich (1999) l’a étudiée à partir de sondages sur les prévalences de discrimination dans la procédure de location et son hypothèse de racisme de la part des propriétaires envers les Noirs et les Hispaniques s’est confirmée. En Suède, l’étude d’Ahmed et Hammarstedt (2008) a confirmé la présence de discrimination chez les propriétaires. Leur enquête mobilisant des formes de testing à l’aveugle a relevé que les hommes arabes ou musulmans ont reçu moins d’appels de propriétaires, taux qui étaient encore plus faibles pour les femmes. L’enquête de Bosch, Carnero et Farré (2009) en Espagne en est venue à des conclusions similaires.

Toutes ces recherches sur les liens entre exclusion et logement permettent de relever la présence de rapports sociaux inégalitaires dans le logement, mais elles ne permettent pas de comprendre comment ces inégalités se mettent en oeuvre, en particulier à partir du vécu. Or, la discrimination, qu’elle soit systémique ou non, ne se met donc pas en oeuvre par elle-même, elle s’inscrit dans des relations sociales qui reproduisent, consciemment ou non, les inégalités et les rapports d’oppression. Les structures n’existent pas à l’extérieur de nous-mêmes, nous leur donnons une forme dans nos relations avec les autres. Comme l’affirme Keenan (2004, p. 541) : « les structures sociales ne sont pas entités indépendantes et séparées qui imposent leur pouvoir sur les individus, elles continuent, plutôt, à limiter ou à supporter l’action humaine parce qu’elles sont inscrites dans leurs formes interactionnelles qui, elles, construisent les structures » (notre traduction).

En outre, les recherches basées sur le testing s’intéressent à la discrimination dans l’accès mais n’ont pas investigué comment cette discrimination se met en oeuvre dans les rapports locatifs par la suite. Les ménages vulnérables n’ayant pas les possibilités de mobilité résidentielle (Desmond, 2015), il apparaît nécessaire, dans un premier temps, d’explorer comment cette discrimination se développe et comment elle est vécue et, dans un deuxième temps, à partir de quels procédés les propriétaires profitent de la vulnérabilité des ménages locataires appartenant à des minorités.

La principale utilité de cette vision est d’offrir une vision incarnée, voire partagée, des frontières qui se mettent en place entre les individus ou les groupes d’individus. Dans le cas du racisme et de la discrimination systémique, son usage vise à pointer vers les problèmes qui existent dans une société en regard des inégalités sociales et rappelle que la discrimination et le racisme ne sont pas que l’expression d’intention. Le système lui-même, c’est-à-dire l’organisation sociale, ses institutions et ses normes, institue des pratiques discriminatoires. Toutefois, l’usage du concept amène trop souvent les chercheurs à se tourner vers les mécanismes, négligeant du même coup la dimension vécue de cette discrimination. Notre objectif est donc de se tourner vers le vécu pour identifier, au sein des interactions sociales, les pratiques et les mécanismes qui posent problème. Il nous apparaît que les personnes qui sont touchées par la discrimination peuvent nous éclairer sur les mécanismes systémiques responsables des inégalités sociales.

L’Étude des inÉgalitÉs de logement : prÉcisions thÉoriques et mÉthodologiques

La sociologie de l’expérience des rapports sociaux inégalitaires

Dans notre approche, l’expérience est conçue comme « une construction inachevée de sens et d’identité » (Dubet et Martuccelli, 1997, p. 57), qui n’est ni totalement ouverte ou libre ni complètement contrainte et déterminée. Dans cette perspective, l’individu – en l’occurrence, le locataire – n’est pas considéré seulement comme faisant face à des situations, qui comprennent des opportunités et des contraintes. Il est plutôt conçu comme un acteur, ce qui signifie qu’il est partie prenante de la construction de son expérience de logement qui se vit comme des « épreuves » sociales, « mais celles-ci n’appartiennent pas totalement aux acteurs » (Dubet, 2009, p. 209). Ces épreuves représentent donc la manifestation des rapports sociaux inégalitaires et c’est à partir d’elles que l’on peut remonter jusqu’aux structures sociales et jusqu’aux systèmes de domination responsables de ces rapports puisqu’elles constituent des défis à surmonter par les locataires. Afin de dépasser l’essentialisation de ces rapports, nous nous inspirons de la proposition théorique de McAll (2008) qui conceptualise trois processus de production de rapports sociaux inégalitaires : 1) l’appropriation par autrui de la capacité de produire et de reproduire (l’exploitation), 2) l’appropriation monopoliste de territoires et de ressources (l’exclusion et la ségrégation) et 3) l’appropriation par autrui de la capacité de réfléchir et de décider (la violence symbolique).

Le premier rapport fait référence à l’exploitation, conçue comme un procédé par lequel les inégalités de revenus se transforment en inégalités de droits et de pouvoirs (Wright, 2005), et permet d’illustrer ce que l’on entend par des rapports sociaux qui empêchent de contrôler ses activités économiques. Dans le marché du logement locatif, les propriétaires ne s’approprient pas la force de production des locataires, mais le logement constitue la dépense la plus importante des budgets des ménages et la location ne permet pas d’investir à travers cette dépense, transformant ce besoin fondamental en marchandise (Engels, 1976). Dans le cas du deuxième rapport, ce qui est en jeu ce sont les rapports sociaux qui empêchent certaines personnes de contrôler leur espace/temps. La ségrégation spatiale, tant par l’absence de choix par rapport au milieu de vie que par la stigmatisation de ceux vivant dans des quartiers considérés comme difficiles, représente des symptômes de ce type de rapport.

Dans l’appropriation par autrui de la capacité de réfléchir et de décider, c’est la capacité de faire des choix tout court qui est compromise. Ce type de rapport s’installe dans les relations où un individu est privé de la liberté de choix pour son existence, mais aussi pour ce qu’il souhaite pour la société en général. En ce sens, les rapports sociaux inégalitaires ne s’expriment pas seulement dans leurs dimensions matérielles ou géographiques. L’outil théorique de violence symbolique, développé par Bourdieu et Passeron (1970), permet justement de se tourner vers les éléments de domination qui semblent invisibles aux acteurs (Bourdieu, 1994). Dans les rapports sociaux inégalitaires, la violence symbolique représente en fait la face cachée (ou, en termes bourdieusiens, incorporée) de l’exploitation et de l’exclusion. Si ces deux rapports s’installent dans des interactions, ils se nourrissent de la violence symbolique qui rend l’exploitation et l’exclusion normale ou allant de soi. Celle-ci s’exprime concrètement dans le cas des locataires rencontrés à travers la manipulation des propriétaires conscients que les locataires ne connaissent pas leurs droits (d’autant plus s’ils sont immigrants récents). Ils profitent de cette situation pour instaurer un système de peur limitant les possibilités de départ pour les locataires.

Quelques repères méthodologiques et contextuels

Notre objet de recherche, l’expérience sociale du logement, se base effectivement sur le vécu. Nous nous intéressons donc aux idées, aux points de vue, aux jugements et aux perspectives des acteurs concernés au sujet du logement. Plus spécifiquement, nous avons recueilli des récits d’expérience. Pour accéder à ces récits, les entrevues semi-directives et l’observation apparaissent comme des outils de collectes efficaces et privilégiés. Pour ce faire, nous avons adopté une approche ethnographique et nous cherchions à relever cette expérience à partir du discours des locataires provoqué par des entrevues et invoqué lors d’observations d’activités du Comité logement Saint-Laurent.

Concrètement, la recherche a commencé avec l’organisation d’un forum sur le logement à Saint-Laurent qui a permis de recruter des participants aux entrevues (12). Simultanément, lors du forum, nous avons recueilli les propos des participants (100) pendant les quatre ateliers organisés pendant la journée (logement social, accessibilité, droits et responsabilités, salubrité). À la suite du forum, nous avons effectué une douzaine d’entrevues auprès de locataires qui avaient participé au forum ou qui avaient accepté de nous rencontrer après avoir consulté le Comité logement Saint-Laurent. Ces entrevues, d’une durée d’environ 90 minutes, visaient à recueillir des récits d’expériences actuelles et du passé. Les entrevues ont été enregistrées et transcrites intégralement pour être analysées. En outre, des observations participantes auprès du comité logement ont été effectuées lors d’ateliers sur les droits et responsabilités des locataires (5), lors de visite de logement pour informer les locataires (25) et lors de visite de locataires à leur domicile (10) ou dans les locaux du comité. Lors de ces activités, nous avons recueilli les récits d’expérience évoquées dans les discussions entre les locataires et l’intervenante du comité. Nous en avons également profité pour faire de courtes entrevues in situ sur leur expérience. Ces récits ont été colligés dans notre journal de bord après chaque rencontre.

Pour analyser les données, nous avons procédé en deux étapes. Tout d’abord, les récits d’expériences ont été analysés pour reconstruire l’expérience du logement par catégorie émergente et c’est ainsi que les trois dimensions de l’expérience sont apparues comme prégnantes : la dimension financière, la dimension spatiale et la dimension relationnelle. Par la suite, ces différentes dimensions ont été confrontées à notre cadre théorique interactionniste des inégalités. Ainsi, les différents rapports sociaux inégalitaires ont été illustrés à partir des analyses des locataires.

Les interactions locatives et la discrimination

Ainsi, au sein des récits d’expérience des locataires, des rapports sociaux inégalitaires, en particulier de violence symbolique, se mettent en oeuvre dans des interactions. Notre recherche en a relevé plus d’un, mais nous choisissons ici de présenter ceux inscrits dans les relations entre propriétaires et locataires, ce que nous nommons interactions locatives ou rapports locatifs. Tout d’abord, parce qu’ils évoquent des dimensions de la discrimination qui placent les locataires face à une impression de relégation citoyenne.

Le vécu de la violence symbolique dans les interactions locatives

Le rapport locatif entre propriétaires et locataires s’installe avant même d’habiter le logement, il commence avec la recherche d’un logement, de l’appel pour s’informer jusqu’à la signature du bail. Ces appels sont marqués par une insécurité pour les locataires : il ne faut pas en dire trop pour éviter de se faire dire que le logement est loué. Les refus de rendez-vous, justifiés par le propriétaire par le fait que le logement n’est plus libre (« il est loué »), sont interprétés comme des rejets. Si le logement est libre, les locataires peuvent le visiter, mais dans le même état d’esprit : déplaire le moins possible au propriétaire. La visite se fait à la « va-vite » sans mettre en cause certains problèmes ou s’assurer que tout est en ordre. Tout signe distinctif, que ce soit la couleur de la peau ou les vêtements, du locataire devient un motif de refus. Déjà, en entrant, le propriétaire indique qu’il y a déjà eu des gens qui ont visité, ce qui lui permettra de refuser ces possibles locataires plus tard en affirmant que ceux qui ont visité en premier avaient la priorité. La même crainte pour les locataires est présente : entendre ces trois mots « il est loué ». Dans ces cas-là, les locataires s’interrogent : « serait-ce mon voile? », « parce que je suis noire? », « immigrant? », « parent ? ». Ils n’ont que des doutes et le refus les insécurise pour les futures visites. Ainsi, pour signer un bail, les locataires doivent séduire les propriétaires, soit par la capacité de payer prouvée par une enquête de crédit ou par le fait d’être un ménage qui ne déplaira ni au propriétaire ni aux voisins. C’est donc dans cette opération que certains locataires sont désavantagés parce qu’ils doivent convaincre le locateur de leur désirabilité et ce dernier a beau jeu de mentir afin de réserver son logement. Cette opération est stressante pour les locataires qui ont l’impression d’être impuissants face à leur situation.

Si tout est en ordre, le propriétaire propose la signature du bail. Habituellement, les clauses y ont été définies d’avance (alors qu’officiellement elles doivent être négociées) par le propriétaire et ce dernier en fait la lecture au locataire. Si celui-ci est dans l’urgence de se trouver un logement, généralement il accepte le plus rapidement possible sans égard aux demandes du propriétaire. Parfois, certaines clauses sont perçues comme n’étant pas légales, mais la nécessité d’un logement est plus grande que la défense des droits et les locataires acceptent. Dans certains cas, ils acceptent même de signer le contrat dans une langue qu’ils ne comprennent pas (Locataires OV12 ; OV13). Un locataire affirmait : « mais en même temps, c'est un peu difficile en signant le bail de demander de faire traduire ou de dire que vous ne comprenez pas » (Locataire E7).

La signature du bail représente un moment clé parce que c’est à ce moment où s’officialisent les rapports entre le propriétaire et les locataires. Le bail comprend les clauses financières du contrat et celles de l’utilisation de l’espace. Or, la signature de ce contrat se fait dans un rapport inégal puisque, la plupart du temps, c’est le locataire qui doit convaincre le propriétaire de le choisir. Les locataires pensent choisir un logement, mais en fin de compte, c’est le propriétaire de ce logement qui les choisit en fonction de leur capacité de payer et de l’utilisation correcte qu’il croit qu’ils feront des lieux, du moins c’est ce que les locataires ressentent. Le rapport est déjà favorable aux propriétaires, ils choisissent les locataires les plus « méritants ». À cela peuvent s’ajouter l’imposition d’un dépôt de garantie, d’une pénalité en cas de retard, d’une remise de chèques postdatés, pour ne nommer que quelques exigences. Le propriétaire a beau jeu, car si le locataire veut refuser ou reconnaît que ces dispositions sont abusives, son opposition à de telles clauses pourrait empêcher la signature du bail ‑ ou du moins, c’est ainsi que locataire vit la situation.

Par la signature du bail, les locataires estiment que le propriétaire assoit donc son pouvoir, sa domination, et en signant, de manière consciente ou non, le locataire l’accepte. Ce moment met en scène une double violence symbolique : celle du propriétaire envers le locataire et celle de ce dernier envers lui-même. Ce cadre influence également les relations ultérieures, lorsque le locataire occupera officiellement le logement. En effet, ce cadre organise la mise à profit du consentement forcé ou manipulé par le recours à la menace, au mépris et à la méconnaissance des droits. Ces dimensions seront présentées dans les prochaines sections.

Les rapports locatifs mettent en scène des relations de pouvoir qui ne sont pas nécessairement subtiles. Plusieurs locataires ont mentionné avoir été menacés par leur propriétaire. Une locataire, lors d’une observation de visite de logement, affirmait que le propriétaire l’avait menacée d’expulsion parce qu’elle s’était plainte des punaises dans l’appartement.

Elle affirme qu’elle a quitté son logement pour la journée pour permettre à l’exterminateur de faire son travail. Deux semaines plus tard, il y avait toujours des punaises et elle a contacté son propriétaire. « Il s’est énervé. Il a crié que tout cela c’était de ma faute que c’est moi qui les a apportées ici. Qu’il n’y en avait pas avant », rapporte-t-elle. Le propriétaire lui a dit qu’il allait lui envoyer une lettre d’expulsion parce qu’elle est responsable. (Extrait du journal de bord ‑ Locataire OC40).

Or, le Code civil protège les locataires contre les expulsions arbitraires. En effet, toute expulsion devrait être sanctionnée par la Régie du logement, ce qui implique qu’un juge administratif entende les arguments des deux parties avant que le propriétaire puisse agir. D’autres évoquent aussi que leurs propriétaires menacent de leur faire un portrait négatif s’ils souhaitent déménager. Lorsqu’on veut signer un bail, des propriétaires peuvent demander de fournir une lettre de référence de leur précédent propriétaire. Déplaire à son propriétaire peut réduire sa possibilité de mobilité. Une locataire l’évoque dans une entrevue : « Il m’a rendu, il m’a rendu la vie difficile. Il me disait ‟Ah tu penses là où tu vas ils vont m’appeler [silence] alors il vaut mieux que tu sois gentille avec moi!ˮ » (Locataire E2). À cet égard, les organismes de défense des locataires dénoncent depuis fort longtemps l’existence d’une liste noire des locataires qui a été mise en place dans les années 1980.

Si la menace est un outil d’appropriation, la dévalorisation de l’autre, le mépris représente également une forme de domination. Mettre en doute la capacité de l’autre de se défendre, et donc de se responsabiliser, ou sa capacité de convaincre du bien-fondé de sa démarche, représente une forme de domination. Plusieurs locataires rencontrés sentaient qu’ils n’ont pas leur mot à dire, que leur situation est sans issue. En fait, on leur fait croire qu’ils n’ont pas la légitimité nécessaire pour convaincre une autre partie de leur point de vue : ni face au présent propriétaire, ni face à un futur propriétaire, ni face à la Régie. Une locataire mentionnait que son propriétaire lui disait qu’elle n’avait pas la crédibilité nécessaire devant la Régie ou devant un autre propriétaire en invoquant la faiblesse de légitimité.

Il me dit « vous voyez, vous pensez qu'ils vont vous entendre vous? C’est moi qui paie plus les impôts, c’est moi qui… ». Il me parle d’une façon… Il te donne pas raison, c’est juste à lui qu’il donne raison. Et que tous les gens, les gens de la régie, les responsables du logement, je ne sais pas, c’est à lui qu’ils vont donner raison, pas à moi

Locataire E2

La valorisation de la propriété (par rapport à la location) et la reconnaissance que celle-ci découle d’efforts pour y accéder légitiment, selon le propriétaire, la revendication de l’espace du logement comme le sien. Pourtant, tant qu’il s’en sert pour se loger seulement, le locataire est légalement le seul à avoir véritablement accès aux lieux. Pour entrer dans l’appartement, les propriétaires doivent avoir le consentement des locataires, au moins 24 heures à l’avance, ou ils doivent justifier leur entrée par une urgence. Or, dans plusieurs récits de locataires, ces derniers mentionnaient que leurs propriétaires répétaient qu’ils étaient ici (dans l’appartement) chez eux. Ils clamaient qu’ils n’avaient pas à demander la permission pour y entrer, certains même refusant d’enlever leurs chaussures (geste souvent perçu comme une transgression de leur intimité) (Locataire OV12). Cela témoigne d’une posture du propriétaire comme ayant les droits sur le territoire de la maison : la propriété justifie l’acceptation des conditions imposées par le propriétaire, l’appartement est à lui, donc il décide. Ce faisant, il méprise l’intimité des locataires.

Nous avons mentionné que la signature du bail signifiait le point de départ de l’organisation de la domination. Or, si les locataires signent en étant parfois conscients de cette dimension, plusieurs le font en méconnaissance de cause, le propriétaire, selon les locataires, ayant menti sur l’état du logement, notamment en ce qui a trait à la vermine, dont les coquerelles. Ils cachent également des problèmes qui sont survenus dans le logement, dans le passé. Dans le cas d’une entreprise, propriétaire de plusieurs logements, la stratégie utilisée pour louer des logements infestés est d’utiliser un logement témoin pour effectuer les visites avant la signature du bail. Les futurs locataires le visitent et le représentant de l’entreprise leur assure que tous les logements du complexe sont dans cet état. Ils acceptent alors de signer le bail et ils se retrouvent pris dans un logement qui ne répond pas à ce qu’ils ont choisi et, donc, qui ne leur convient pas (Locataire OV26).

Lorsqu’ils sont pris en flagrant délit de mensonges, certains propriétaires peuvent offrir des solutions alternatives, comme le déménagement dans d’autres immeubles qu’ils possèdent. Une locataire mentionnait que son propriétaire lui avait proposé un de ses logements de l’autre côté de la rue en prétendant qu’il n’y avait pas de punaises. Elle estimait, avec raison, qu’il lui cachait la vérité.

J’ai dit : « Y a pas des punaises de lit? ». Il m’a dit « Non, ni les punaises de lit, ni les punaises de rien. Tu vas y aller, tu vas voir, je te fais la même. Les 4½ maintenant c’est 700-800 $, moi je le fais à 600 $ ». Vous voyez, il a une méthode de parler qui vous laisse croire ce qu’il dit alors que c’est un grand menteur. Mais quand tu l’entends, tu te dis que peut-être que. Peut-être que là, il est sérieux. Il y avait une voisine à côté, elle m’a avertie, elle m’a dit : « Tu sais le 4½ où il veut t’envoyer ». Elle m’a dit : « Y a les punaises, y a les rats, il y a toutes les bestioles elles sont là-bas ». J’ai dit : « c’est pas vrai »

Locataire E2

La discrimination dans le logement et la relégation citoyenne

Pour les locataires, leur sécurité est mise à l’épreuve. Certains locataires mentionnent que leurs enfants sont toujours malades et d’autres, qu’ils ont peur que les murs s’effondrent. Ce qui est arrivé à un couple de locataires rencontré pendant une visite de logement : une partie du plafond du logement s’est effondrée en pleine nuit. Réveillés par le vacarme, les locataires ont été secoués de peur : « Ce n’est pas possible ! Comment une telle chose peut arriver ? Un toit c’est fait pour nous protéger non ? » (Locataire OV15). Le propriétaire ne répondait pas à leur appel et ils n’avaient pas les moyens d’effectuer les travaux eux-mêmes. Ainsi, ils sont également dépossédés de ce qui devrait être leur territoire domestique, qui ne répond pas à leur besoin de sécurité et d’intimité. Pour ajouter à leur malheur, ils n’avaient nulle part où aller. Le locataire se rendait compte de l’isolement de sa famille, notamment dû au fait qu’ils étaient de nouveaux arrivants au pays, ne connaissant ni leurs droits ni leurs recours et sans les réseaux pour les aider à quitter ces logements. Ici, les problèmes n’isolent pas nécessairement les locataires, mais ils révèlent leur isolement et la faible densité de leurs réseaux. Dans ce cas, ce n’est pas le logement qui exclut, mais l’expérience du logement qui révèle ce processus d’exclusion. L’isolement et le manque de réseaux et de connaissances du fonctionnement du logement les amènent à vivre des situations difficiles ou à rendre encore plus difficiles les épreuves auxquelles ils sont confrontés. Parfois, les locataires vivent des situations qui les excluent et à cela s’ajoute ce manque d’intégration à un réseau qui leur permettrait de les aider, ou du moins de leur faire connaitre leurs droits.

L’exclusion sociale pose un problème de citoyenneté. Des mécanismes idéologiques (Somerville, 1998) peuvent contribuer à exclure certains individus. En effet, à l’exclusion par le logement se couplent deux pertes : celle du contrôle de son espace de vie et celle de la jouissance de ses droits de citoyens (Somerville, 1998). La discrimination et la xénophobie servent à rendre « étrangers à nous » des individus ou des groupes d’individus en fonction de marqueurs sociaux, ethniques, linguistiques, culturels ou religieux. Celles-ci se construisent ou prennent forme dans des interactions entre des individus et ses institutions ou d’autres individus excluant ceux possédant des marqueurs de la différence les rendant étrangers. Une locataire nous mentionnait qu’à son arrivée à Montréal, le 10 septembre 2001, elle a eu énormément de difficulté à se trouver un logement. Elle parlait déjà français et, au téléphone, les propriétaires semblaient réceptifs et l’invitaient à visiter le logement. Lorsqu’elle arrivait au rendez-vous, la réponse était toujours la même : l’appartement n’est plus disponible, il était déjà loué. Or, la locataire porte un foulard, et nous sommes à l’automne 2001, quelques semaines après les attentats de New York. D’après elle, c’est pour cette raison que l’attitude du propriétaire a changé (Locataire OC80).

C’est dans l’interaction que l’on exclut certaines personnes des ressources disponibles et des territoires. C’est dans l’accumulation des refus qu’elle en est venue à penser que ce n’est plus une question de disponibilité, mais bien une question de discrimination. La prise de conscience fait mal, selon elle. Tout cette discrimination se fait tout doucement par la fermeture de portes que l’on ne savait pas ouvertes. Cette analyse de la locataire trouve écho auprès d’autres personnes interviewées :

Elle est arrivée le matin, à la moitié du mois, je me rappelle le 20 du mois. Normalement je donne le chèque au 1er de chaque mois. Elle est venue, elle a frappé à la porte d’une façon incorrecte pendant [pause et sanglots]. Pourtant j’ai des enfants qui dorment. Avec sans respect, elle a frappé à la porte d’une façon incorrecte. J’ai ouvert la porte, « Bonjour madame ». Elle : « Tu n’as pas répondu », etc. Elle est entrée déjà, et avec les chaussures. […] En fin de compte, je vivais depuis presque 1 an et demi, depuis 2011, une discrimination, moi je l’appelle discrimination cachée. Ça ne se voit pas directement, mais il y a des choses qui se passent qui montrent qu'il y a une sorte de discrimination. Moi je me demande, est-ce que c’est parce que je suis un immigrant, je suis un étranger, je ne sais pas. Mais je le sens vraiment continuellement d’après des gestes, d’après le comportement, d’après beaucoup de choses

Locataire E4

Dans un autre cas, une locataire mentionnait avoir des problèmes, non pas avec son propriétaire, mais avec les voisins dans l’immeuble. À partir de son arrivée, plusieurs événements qu’elle estimait bizarres sans lien entre eux se produisirent. Par exemple, elle trouvait tous les matins une trentaine de mégots de cigarettes sur le pas de sa porte.

Plus les locataires qui étaient là c’est comme, je ne sais pas ce qu’ils avaient contre moi. Je trouvais des mégots de cigarettes à côté de la porte, tout un cendrier. Je ne sais pas qui me faisait les problèmes. Je ne savais pas. Il venait jusqu’à la porte, à côté, devant l’appartement. Il me mettait les mégots de cigarettes, je ne savais pas. C’est ça ce qui me manque

Locataire E2

Au départ, elle ne comprenait pas, mais lorsqu’elle se rendit compte qu’ils ne souhaitaient pas sa présence, elle s’est sentie complètement rejetée. Cette situation la troublait encore, et elle se demandait si c’était parce qu’elle était immigrante, alors qu’il y avait plusieurs immigrants dans l’immeuble. La peur que d’autres événements se produisent la confinait dans son logement et elle s’isola des autres pour éviter les voisins, jusqu’à ce qu’elle décide de partir : « J’ai rempli tous les papiers, le numéro de téléphone, l’adresse, tout, j’avais tout mis, parce qu’on était obligés de déménager. J’ai dit à mon mari : ‟On ne peut plus rester dans cet appartement. Déjà le voisinage, c’est pas bon pour les enfantsˮ. Donc, on est partis » (Locataire E2).

Certains évoquent même que ce genre de comportement est interdit au Canada, que ce n’est pas parce qu’ils sont immigrants que des propriétaires peuvent se comporter ainsi.

D’ailleurs je suis venu ici parce que le Canada c’est un pays démocratique. Parce qu’on vivait ça dans nos pays mêmes, tu vois. Mais il n’y avait pas de démocratie, il n’y a pas de lois comme il le faut. Mais ici, il y a une loi. Non madame, on a quitté nos pays, et venir ici ce n’est pas pour qu’on vive cette sorte de discrimination

Locataire E4

Ce dernier exemple démontre que la question de l’exclusion est liée à la citoyenneté. En affirmant être un Canadien comme les autres ayant choisi ce pays pour la protection de ses droits, il se sent d’autant plus blessé, comme s’il ne faisait pas partie du groupe, comme s’il demeurait un étranger. Ainsi, cette violence symbolique sert à imposer aux locataires des conditions de logement en mentionnant que ce capital peut servir à les discréditer face à d’autres propriétaires dans le cas où ils souhaiteraient déménager. Dans certains cas, les locataires estiment qu’ils ne peuvent changer d’appartement et de quartier parce que le propriétaire utilisera sa crédibilité pour les empêcher de trouver des logements de qualité. En même temps, cette imposition des conditions de logement et leur faible contrôle sur leur espace les amènent à ne pas se sentir à l’aise, ou chez-soi. Ce sentiment ne provient pas seulement des mauvaises conditions de logement (Dietrich-Ragon, 2011), les relations avec le propriétaire ou les voisins peuvent également le causer.

Conclusion

La discrimination systémique est un concept fort utile pour comprendre les enjeux du racisme et de la xénophobie et toute réflexion collective en ce sens est plus salutaire pour ajuster nos pratiques collectives. En effet, lorsqu’on regarde les statistiques, certains groupes dans notre société, pour différents motifs, sont surreprésentés dans les statistiques de pauvreté, de précarité, de conditions de logement difficiles, de taux d’effort élevé pour payer le loyer et plusieurs autres. Ces statistiques représentent les symptômes de la présence d’une discrimination. Pour savoir comment elle s’installe, comment elle se met en oeuvre, il faut se tourner vers l’expérience. C’est l’objectif des enquêtes par testing, effectuées par la CDPDJ, de connaître le fonctionnement de la discrimination. Toutefois, ces dernières demeurent désincarnées, elles ne permettent par de comprendre le vécu de la discrimination, mais surtout comment celle-ci transforme le rapport au monde de celles et ceux qui en sont victimes. Nous avons voulu montrer comment elle est concrète dans l’expérience des locataires et que les processus systémiques ont des effets réels. En outre, nous avons tenté de relever les procédés par lesquels des propriétaires profitent de la vulnérabilité des ménages locataires, en particulier de ceux appartenant à des groupes minorisés.

Nous n’avons pas enquêté sur les intentions des propriétaires et nous ne pouvons écarter le fait que certains n’étaient pas mal intentionnés. Toutefois, une telle position ne réduit pas la force de la discrimination puisqu’elle transforme le rapport au monde de ceux qui la vivent dès qu’elle est perçue comme telle. Nous regardons le monde tel que nous l’avons éprouvé et notre rapport aux autres, nos interactions futures, sont construits à partir de ces définitions liées au vécu. Il ne s’agit pas ici, si l’on doit être prescriptif, de travailler seulement à la lutte contre les préjugés et la discrimination. Et c’est là tout l’intérêt du concept de discrimination systémique : la lutte contre la discrimination ne doit pas seulement se concentrer sur les interactions mais aussi sur les conditions de vie. Comme le montre notre recherche, la diminution de la discrimination par le logement pourrait passer également par des processus de démarchandisation qui limiteraient l’exploitation par le logement et pourraient davantage forcer l’entretien des immeubles et des appartements (Goyer, 2017). Tant que la crise de logement perdurera, les chances que ceux qui en seront d’abord victimes seront beaucoup plus grandes pour les locataires que des propriétaires peuvent mettre dans la catégorie « eux », ceux que l’on peut considérer comme « étrangers », en particulier lorsque ceux-ci sont en situation de vulnérabilité.