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À l’heure où nous bouclons ce numéro, la pandémie du COVID-19, et ses effets immédiats et à venir, frappent chacune et chacun d’entre nous. La thématique de la professionnalisation dans les métiers de la relation à autrui, ce que nous appelons, avec d’autres, les métiers de l’humain, fut aux fondements mêmes de la création de notre revue. Cette thématique résonne encore aujourd’hui avec force tant nous avons besoin, à tous les niveaux des organisations humaines, de professionnels dont la compétence tient non seulement à la qualité de la formation qu’ils ont reçue mais aussi aux valeurs d’engagement et de don de soi qui caractérisent ces professions adressées à autrui, autrement dit ces professions du service public et du service au public.

Cette compétence en acte n’est pas seulement le résultat d’une maîtrise de savoirs techniques, ni de savoirs savants, pas davantage de tours de main ou de ficelles de métier. Certes, ces différentes ressources, apprises, transmises, élaborées au fil des différents temps de vie, nourrissent la compétence attendue de ces professionnels de l’humain. Mais celle-ci ne serait rien sans un savoir essentiel : le savoir s’adapter, autrement dit, un savoir qui se nourrit d’une intelligence des situations. Or, force est de constater que l’examen attentif des organisations nous invite aujourd’hui à une certaine circonspection quant à la présence, bien trop rare, de ce savoir s’adapter.

Si le récent appel à la mobilisation générale pour faire face à la crise sanitaire, sociale et économique résonna dans toutes les sphères sociales, il n’est pas certain qu’il eut un effet immédiat et encore moins pérenne sur les acteurs hostiles au changement. Or, ceux-ci sont toujours bien présents, tant dans les organisations privées que dans les institutions publiques. Ils sont restés actifs en continuant de déployer l’expression multiforme de leurs résistances aux transformations individuelles et organisationnelles qu’une telle réalité pourtant impose. Ils demeurent enfermés dans un immobilisme coupable. Tentés par quelques velléités bureaucratiques, ils refusent tout processus adaptatif que requiert pourtant cette crise sanitaire qui est surtout aussi une crise sociale et sociétale. Pire, ils invoquent d’obscures raisons, tantôt techniques, tantôt procédurales, tantôt réglementaires, pour contourner, repousser voire surseoir à l’action imposée par le contexte, et souvent exigée par l’urgence de la décision. L’informatisation croissante et continue des administrations publiques leur sert de paravent. Là où il conviendrait, en pareille circonstance, de développer ce savoir s’adapter, d’inventer des solutions, même les plus iconoclastes a priori, les réfractaires au changement se placent en retrait du collectif et se réfugient dans l’impensé de l’intérêt général.

Nous pouvons d’ores et déjà identifier deux types d’acteurs hostiles au changement : le premier type relève de ce que nous pourrions appeler les professionnels de la production. Très à l’aise dans le refus de toute modification de leurs pratiques, ils sont capables de déployer des stratégies bien rodées d’évitement voire de refus de modifier le quotidien de leurs actions. Tout cela conduit in fine au blocage progressif de l’activité de production. Cela est particulièrement problématique lorsque les pratiques individuelles et collectives dont la situation nouvelle exige leurs modifications, se trouvent niées, contestées et refusées par ces ennemis du savoir s’adapter. Cela impacte l’activité de travail des autres membres de l’organisation. Chez ces réfractaires au changement, l’éthique de l’engagement est depuis longtemps absente de leurs pratiques. Nous pouvons faire l’hypothèse que cette absence du sens de l’engagement se double, chez ces professionnels de la production, de stratégies individuelles mêlant habilement velléités procrastinantes et acédie chronique. Dans la mesure où ils pratiquent aussi l’impensé de l’éthique de responsabilité, ils développent une propension à transférer chez d’autres la responsabilité de leur inaction. La ligne hiérarchique les protège, pensent-ils.

Le second type d’acteurs hostiles au changement relève des professionnels de la décision, ceux que nous pourrions appeler les cadres, autrement dit, celles et ceux à qui l’organisation confère toute ou partie des décisions à prendre. Il leur manque l’essentiel : l’éthique de responsabilité. Souvent murés dans l’immuabilité de leurs certitudes, leurs actions et leurs décisions (inaction ou non décision) sont essentiellement motivés par un unique principe : celui de ne prendre ni d’assumer aucune responsabilité.

Dès lors, ils renvoient, eux aussi, à la ligne hiérarchique pour décider à leurs places. Il est intéressant d’observer combien certaines décisions, lorsqu’elles sont prises, en particulier dans les organisations publiques, ne sont pas nominativement endossées. La résistance aux changements ne porte pas de nom. Qui a pris telle ou telle décision ? Personne n’est en mesure de répondre. Qui a pris, par exemple, depuis plusieurs années, la décision de soumettre les systèmes publics de santé à une stricte logique comptable ? L’assourdissant silence de la réponse se veut clore les interrogations et les légitimes débats qu’attendent les citoyens. Chaque décideur ne semble plus vouloir incarner une décision, en particulier lorsque celle-ci s’avère discutable, voire contestable et surtout imputable. Lorsqu’une décision n’est pas nominativement endossée, elle ne peut être discutée. Le débat démocratique, en particulier lorsqu’il concerne les organisations publiques, et tout particulièrement les services publics, ne peut se faire qu’à visage découvert, pas dans la pénombre.

Souvent marqués par un manque de leadership, ces « décideurs de l’ombre » font appel subrepticement à deux alliés : le temps et l’anonymat. Le temps permet de surseoir à l’action et à la décision. Quant à l’anonymat, il permet de disparaître dans les dédales bureaucratiques. Ni l’éthique de responsabilité, ni l’éthique de conviction ne règlent leurs pratiques. Ce qui continue de les animer, c’est l’obsession du pouvoir, ou plus exactement la vérification quotidienne de leur pouvoir sur leurs collaborateurs, adjoints ou collègues. Gagnés par quelques tentations paranoïaques, cette vérification se traduit par une augmentation significative des pratiques de contrôles de l’activité des autres, au sein de l’organisation. À cet égard, le développement massif du télé-travail, en particulier dans les organisations publiques, met à jour aujourd’hui la nature même des relations de travail. Celles-ci reflètent la réalité de l’organisation et le sens institué, souvent imposé, des relations entre les différents professionnels d’une même organisation. Là où le contrôle de l’activité du travail constitue déjà, dans certaines organisations, l’alpha et l’oméga des relations de travail, le télé-travail semble décupler cette systématisation du contrôle et de la vérification. Invoquant le respect de la ligne hiérarchique, le contrôle de l’activité s’accompagne, chez les réfractaires au changement, tant ceux de la « production » que ceux de la « décision », d’un rappel constant au respect des procédures et à la stricte application des consignes et des ordres. Aucune initiative n’est admise. Aucune inventivité n’est audible et encore moins dicible. Le contrôle vise essentiellement à vérifier que tout fonctionne selon une immuabilité intemporelle des situations et des contextes. Quel que soit le groupe auquel ils appartiennent, les réfractaires au changement exprimant cet impensé du savoir s’adapter se retranchent derrière les forces obscures de la bureaucratie, qui menace, hélas, encore et toujours, les organisations publiques.

Une fois cette épreuve terminée, il faudra bien que les organisations identifient celles et ceux qui ont incarné ces résistances à l’adaptation et ce refus de tout processus adaptatif. Il faudra imputer les décisions prises, les heureuses comme les scandaleuses, aux hommes et aux femmes qui les ont portées. Très vite, il sera essentiel de travailler et de former les professionnels des organisations publiques à la maîtrise de ce savoir s’adapter. Il sera indispensable aussi de réinstaller au coeur des pouvoirs, des décisions et des organisations, en particulier publiques, une vision démocratique, respectueuse et bienveillante des êtres humains, instituant le débat citoyen comme préalable à toute décision. Il conviendra aussi de former les décideurs à développer des savoirs stratégiques nourris de planification et d’anticipation, fondés sur une maîtrise des temps et du temps.

La résistance à l’adaptation et la négation du savoir s’adapter trouvent leurs explications dans différentes origines : résistance aux changements affectant le quotidien et mettant en question les routines, résistance aux raisons mêmes du changement par un déni de la réalité, résistance par peur de ce qui semble menacer son identité professionnelle, résistance voire hostilité à l’égard des acteurs du changement par la mise en cause de leurs propositions et de leurs solutions, résistance à la prise de décision par crainte d’engager sa propre responsabilité. Il y a donc ici une double absence éthique chez ces professionnels réfractaires au changement : celle de la conviction et celle de la responsabilité. Or, dans les professions à autrui, l’éthique de conviction est essentielle. Elle participe de l’élaboration du projet d’action et de sa mise en place. Sans cette éthique de conviction, l’engagement et le don de soi, valeurs emblématiques de ces professions s’adressant à autrui, ne résisteraient guère aux aléas des situations et des contextes. Lorsque le savoir s’adapter se fait attendre, nous pouvons considérer que l’absence de cette éthique de conviction est annonciatrice d’une résistance au changement et constitue un prélude au refus de toute décision et de toute action.`

Mais les professions s’adressant à autrui sont aussi habitées intrinsèquement par une éthique de responsabilité. Dans tout acte, dans toute pratique professionnelle développée par ces professionnels de l’humain, nous pouvons saisir à chaque instant leur sens de la responsabilité. Il ne s’agit pas d’une simple responsabilité professionnelle, dans le sens d’une trace de ce professionnalisme tant attendu par les usagers. Non, il s’agit d’une responsabilité solidaire à l’égard d’autrui, une sorte de penser-à-l’autre dont nous parle Lévinas. Les professionnels des services publics sont depuis longtemps animés par cette éthique de responsabilité : responsabilité à l’égard d’autrui, bienveillance indispensable au sens du « bien-veiller » à l’autre.

Le savoir s’adapter est sans aucun doute le signe de cette congruence nécessaire entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Plus que jamais, il contribue à cette compétence indispensable pour exercer auprès et avec des usagers, notamment au sein des organisations publiques.

Nous avons voulu consacrer un numéro de Phronesis que nous avons intitulé « Pratiques quotidiennes du savoir s’adapter » aux professionnels oeuvrant dans différents milieux et dont le dénominateur commun demeure, plus que jamais aujourd’hui, cette adresse à autrui. Encore il y a quelques semaines, ces professionnels luttaient pour la survie de leurs organisations, en réclamant non pas des moyens supplémentaires mais tout simplement les ressources indispensables au strict maintien du service public, du service au public qu’ils ou elles incarnent. La morbide réalité de cette pandémie mettra-t-elle un terme à cette logique comptable qui présidait jusqu’alors aux décisions concernant les organisations publiques ? Il est bien trop tôt pour le dire. L’urgence demeure au soutien indéfectible et sans condition à tous ces professionnels des métiers de l’humain.

Certes, les articles que nous publions dans notre revue prennent appui principalement sur des recherches elles-mêmes ancrées dans des données de terrain et dans un rappel des contextes situationnels dans lesquels la professionnalisation se trouve analysée. Mais il nous semblait essentiel de privilégier cette fois des articles faisant la part belle aux récits, aux expériences et aux témoignages de professionnels nous permettant d’illustrer au plus près des terrains et des pratiques professionnelles la réalité de ces « bienveillants ». Ces articles ont aussi en commun de mettre à jour la puissance de ce savoir s’adapter dont nous voyons aujourd’hui qu’il constitue auprès d’autres savoirs le coeur de la compétence professionnelle dans les métiers adressés à autrui.

Dans cette perspective, l’article de Lefeuvre et Savournin rend compte d’une expérience où un chef d’établissement, l’un de ceux que nous appelions précédemment les professionnels de la décision, s’engage à transformer ses pratiques et à soutenir, par un dispositif particulier et par une posture de bienveillance, la mise en oeuvre de nouvelles pratiques évaluatives portées par les enseignants. Le texte de De Miribel et Neuville nous permet d’illustrer notre propos liminaire considérant que le « savoir s’adapter » est intrinsèquement au coeur des professions adressées à autrui. Les deux auteurs rappellent combien les professions du soin se caractérisent par une nécessaire adaptabilité des professionnels confrontés à la vulnérabilité des patients, à l’incertitude dans la recherche des bonnes pratiques et à la lente progressivité dans l’acquisition de la compétence clinique. L’article de Dugué évoque la situation des travailleurs sociaux. Il rend compte des contextes de souffrance au travail exprimés par ces professionnels de l’humain. Il révèle que l’expression de la souffrance au travail s’accompagne aussi de fortes capacités d’adaptation. Le fait de dire les maux du travail participerait ainsi de l’expression d’une épreuve de professionnalité faisant écho aux récits d’adaptations réussies. Le texte d’Azéma, Méraï et Toiron rappellent combien la question de l’apprentissage professionnel en situation constitue un préalable à toute tentative de ré-ingénierie de la formation, en particulier en contexte d’alternance. Pour un formateur, choisir cette entrée que constitue la mise en forme de situations d’apprentissage professionnel permet d’accompagner de futurs professionnels dans une prise de conscience que le « savoir s’adapter » est au coeur de leurs pratiques. L’article de Fossion et Faulx montre combien l’activité du travail enseignant est constituée à la fois de savoirs savants transmis magistralement et de savoirs « exemplaires » justifiés par les enseignants comme des aides aux apprentissages. Les deux auteurs soulignent l’instabilité de ces outils et leurs capacités à impacter les savoirs savants transmis et, in fine, l’acte d’enseignement. La présentation d’exemples se veut compléter, voire enrichir les savoirs savants à apprendre. Dès lors, les exemples forceraient le processus d’adaptabilité des savoirs savants. Le texte de Pasquier rappelle combien discuter du sens et de la finalité de l’éducation constitue un préalable à toute conception et toute mise en oeuvre de pédagogies dans un contexte de professionnalisation des parcours de formation. L’auteur plaide pour une pédagogie qui soit au service des fins et des valeurs de l’éducation. L’auteur défend l’idée que la pédagogie demeure un processus adaptatif soumis aux finalités éducatives mais aussi aux attentes des élèves et des étudiants. L’article de Voz s’intéresse à la question de l’insertion professionnelle. Étape parmi d’autres d’un parcours de professionnalisation, le processus d’insertion professionnelle comporte des phases d’accommodation et d’adaptation. Le futur professionnel prend en compte les situations nouvelles qu’il rencontre. Il est attendu dans sa capacité à s’adapter aux contextes et aux situations (tant formatives que de travail) auxquelles le parcours de professionnalisation le confronte. Le texte de Daher étudie les écarts entre d’une part, les attentes institutionnelles dans le cadre de concours académiques chargés de recruter les enseignants brésiliens et, d’autre part, la réalité complexe du travail enseignant. Le déni de cette complexité de l’acte d’enseigner par l’institution brésilienne se fait l’écho, selon l’auteure, d’une méconnaissance des réalités et de la grande complexité du travail enseignant.

Étudier l’activité du travail, c’est mesurer la dimension d’adaptabilité inhérente à tout travail, en particulier dans les professions adressées à autrui. Ce savoir s’adapter, indispensable à toute activité s’adressant à autrui, est une impérieuse nécessité tant cet « autrui » dont ces professions s’honorent à juste titre d’être les gardiens bienveillants, est lui-même dans un processus adaptatif.

Adaptation aux contextes et aux situations, mais aussi et surtout adaptation à ses propres processus de transformation de soi. Une fois encore, reconnaissons combien l’adresse à autrui est bien cet enveloppement mutuel, dialectique et réciproque entre professionnel et usager. Autrement dit, l’adresse à autrui est pédagogie.