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Introduction

Les oeuvres fictionnelles sur le génocide au Rwanda ont institutionnalisé les lieux d’intersection où habite l’objet testimonial, hors d’un genre exclusif. Si les frontières entre la littérature engagée et la littérature du témoignage sont perceptibles en tant que moment historique dans les mouvements littéraires du xxe siècle, elles apparaissent plutôt fluides, mouvantes dans la littérature africaine francophone post-génocide. Des préfaciers français, comme Sartre et Breton, et des auteurs africains se sont empressés de qualifier de littérature engagée ou révolutionnaire la littérature africaine francophone anticoloniale et antiraciste. Quels sont les lieux de rencontre ou de rupture entre l’engagement et le témoignage ? Faut-il se tourner vers le style ou vers la thématique ? Au xxe siècle, la littérature engagée semble liée au nom de Sartre tandis que celle du témoignage renvoie à Primo Levi.

La littérature engagée suggère une prise de position d’un écrivain sur des situations sociopolitiques. L’art est mis au service d’une cause. Le concept d’engagement renvoie à un mouvement, en relation avec l’existentialisme et la lutte marxiste, dans lequel le texte littéraire implique la responsabilité de l’écrivain : on parle de littérature engagée ou d’écrivain engagé. La littérature du témoignage, quant à elle, renvoie, à partir des années 1940, aux textes sur l’Holocauste et suggère que le narrateur, dans le rôle de victime qui témoigne, est le double de l’écrivain. Les textes des écrivains, victimes et témoins du racisme, comme Richard Wright, Aimé Césaire et Mongo Beti, jugés « révolutionnaires », auraient pu s’inscrire à l’intérieur des littératures du témoignage. Peut-on témoigner, en dehors des génocides, de la colonisation, des dictatures, du sida et des guerres africaines ? Inversement, les romans de témoignage post-génocide portent-ils l’idée de littérature engagée ?

1. Engagement sartrien et littératures négro-africaines

La notion d’écrivain engagé chez Sartre rappelle l’importance de réaliser l’unité existentielle du moi, à la fois citoyen et écrivain, en abordant des questions sociales dans les textes littéraires. L’écriture de Sartre est non seulement objet d’art, mais aussi témoignage de la condition humaine. Sartre arrive à concilier les exigences esthétiques avec les horizons d’attente de la société. La Deuxième Guerre mondiale, l’occupation allemande, la lutte marxiste et le racisme, entre autres, donnent à penser le drame de l’humanité en termes de responsabilité chez Sartre. L’écrivain parle non seulement en tant que « prisonnier » de guerre ou anti-collaborateur, mais aussi comme intellectuel qui s’interroge sur le rôle et la place de l’écriture perçue comme action. Sartre envisage une littérature qui défend un idéal et prend position. L’écrivain en situation ne s’enferme pas dans un travail esthétique sur le langage qui n’aborde pas de façon palpable les questions sociopolitiques du moment. L’engagement de l’écrivain est lié au rôle donné à la littérature par le philosophe existentialiste. Sartre estime que l’écriture renvoie essentiellement au sens. Ce sens est en relation avec la société et fait de la littérature un reflet de la société (Sartre, 2002 : 14-24)[1].

La conception de la littérature comme reflet du réel exige non pas une simple description de la société, mais une implication véritable dans le changement et l’avenir de la société : « L’écrivain engagé sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer » (ibid. : 28). Changer le monde comme tâche intrinsèque de l’écriture définit la responsabilité de l’écrivain. Ce dernier ne doit pas être insensible aux situations qui l’entourent, et il est appelé à créer un monde qui ne soit pas injuste (ibid. : 68). L’écrivain engagé n’est pas seulement celui qui tient sa plume, c’est aussi celui qui s’engage sur le terrain :

La liberté d’écrire implique la liberté du citoyen. On n’écrit pas pour des esclaves… Et ce n’est pas assez que de les défendre par la plume. Un jour vient où la plume est contrainte de s’arrêter et il faut alors que l’écrivain prenne des armes. Ainsi, quelles que soient les opinions que vous ayez professées, la littérature vous jette dans la bataille ; écrire c’est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé.

(Ibid. : 72)

Ainsi, deux rôles semblent définir l’écrivain : celui qui se dégage à partir du contenu social injecté aux mots et celui qui pousse l’écrivain à agir, au nom de la littérature, dans un espace qui peut être extratextuel. Un écrivain est en effet un homme libre dans la cité, qui représente et témoigne des enjeux de la condition humaine du dedans et du dehors du texte, au nom de ce même texte.

L’engagement de l’écrivain se lit dans plusieurs questions contemporaines. Il conduit Sartre à diverses manifestations : à la mémoire des victimes du nazisme, contre la guerre en Algérie et au Vietnam et contre le racisme en Afrique du Sud. C’est donc à partir de ces notions de responsabilité et de choix libre accompagnant l’écriture que Sartre s’attaque aux écrivains ou intellectuels qui n’ont pas dénoncé l’occupation allemande et l’idéologie nazie. La littérarité d’un texte est-elle liée à l’engagement de l’écrivain ? Ou encore, l’antisémitisme ou la collaboration d’un écrivain affectent-ils la littérarité de ses textes ? Qui condamne-t-on chez Drieu La Rochelle ? L’écrivain ou l’homme ?

Sartre, intentionnellement, ne fait pas de distinction entre l’oeuvre et l’auteur. La liberté est une notion qui embrasse la totalité du réel. On le comprend mieux dans cet avertissement des Temps modernes : « La revue n’accepte les manuscrits ni des condamnés à mort pour fait des collaborations ni des indignes nationaux » (cité dans Winock, 1999 : 592). Michel Winock mentionne la réplique de Paulhan qui s’interroge sur la relation entre la forme d’un texte et un casier judiciaire[2]. Le mot « dit » ou « tu » est, pour Sartre, une action. Il est aussi responsable de ce qui arrive à l’humanité :

Chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression de la Commune, parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ?[3]

Sartre aborde des questions relatives à l’antisémitisme ou à l’Holocauste à partir de sa situation d’écrivain engagé. Ainsi s’insurge-t-il contre le linceul qui couvre l’Holocauste :

Va-t-on parler des Juifs ? Va-t-on saluer le retour parmi nous des rescapés, va-t-on donner une pensée à ceux qui sont morts dans les chambres à gaz de Lublin ? Pas un mot. Pas une ligne dans les quotidiens.

(1954 : 86)[4]

La parole de Sartre est une intercession alors que la victime, dans un récit testimonial, s’empare de la parole. Outre la position de celui qui parle, une des différences entre ces deux modes peut être d’ordre chronologique. Si c’est un homme de Primo Levi n’a été publié qu’en 1947, après un premier refus, et ce n’est que dix ans plus tard qu’il sera révélé au public[5]. Tentant de clarifier les deux notions, Michel Deguy voit une sorte d’« aggiornamento » de la littérature qui pointe vers un autre objet, le témoignage :

Au thème de l’engagement et de sa problématique, qui furent au centre (au barycentre) du champ de la réflexion de l’« intellectuel et de son temps » au siècle dernier, et encore plus thématiquement, si je puis dire, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sous le règne de Jean-Paul Sartre, a succédé le motif, ou la problématique, du témoin et de son témoignage.

(2004 : 123)

Le poète français évalue l’importance de la littérature du témoignage à partir des références à Primo Levi et à Paul Celan devenues encore plus nombreuses que celles à Sartre et à Camus. Parmi donc les différences constatées, il y a l’éclipse de l’auteur qui parle/agit singulièrement pour et l’émergence de la figure du témoin qui se transforme en auteur : « [l] a citation d’un auteur et la citation d’un témoin se confondent, le témoin “ devient ” l’auteur… » (ibid. : 122). L’engagement est tourné vers l’avenir alors que le témoignage est une prise de parole sur les événements du passé (ibid. : 124- 125). Mais ces distinctions n’ont pas empêché l’entrecroisement de l’engagement et du témoignage, dessinant ainsi l’identité complexe des littératures dites « négro-africaines » dans la deuxième moitié du xxe siècle. Ces littératures se reconnaissaient sur les thèmes de prise de conscience du Noir sur sa situation, de cri de liberté, de retour aux sources, etc. Leurs enjeux, d’après Lylian Kesteloot, ne consistent pas à savoir si ces littératures étaient engagées, mais bien « dans quelle mesure la littérature doit rester engagée » (1992 : 9).

Le Premier Congrès international des écrivains et artistes noirs qui s’est tenu à Paris-Sorbonne, en 1956, porte l’ambiguïté d’une littérature bicéphale renvoyant tantôt au témoignage, tantôt à l’engagement. Méditant sur la colonisation et le racisme dans son discours d’ouverture, Alioune Diop, de Présence Africaine, met en corrélation la condition du Noir et celle du Juif :

L’esclavage est une des composantes décisives du triste destin de nos peuples. Il n’est pas le seul. Le racisme en était la conséquence la plus immédiate… Reconnaissons que nous ne sommes pas les seules victimes du racisme. Les juifs, au cours de cette guerre, ont connu des souffrances organisées et portées à un niveau jamais imaginé auparavant. C’est avec émotion que nous nous inclinons ici devant la mémoire de toutes les victimes du racisme hitlérien. Mais il n’est pas interdit de remarquer que l’antisémitisme n’a ni les mêmes origines ni toujours les mêmes caractères que le racisme anti-nègre. Les juifs ne passent pas communément pour des barbares indésirables dans le circuit de la vie internationale, ou simplement dans le contexte d’une vie moderne où les Blancs et les Noirs vivraient en paix, sans références à la couleur de la peau.

(1956 : 10)

Alioune Diop semble affirmer que l’esclavage et la colonisation chez les Noirs et l’Holocauste chez les Juifs proviennent d’une matrice commune, le racisme. Sous forme de « concurrence des victimes », il soutient que la situation des Noirs serait plus radicale car leur humanité est mise en cause. Dans les deux situations, on retrouve les topoï du témoignage, à savoir « souffrances », « victimes », « mémoire ». L’idée du témoignage est renforcée par la convocation des événements du passé : « esclavage », « racisme hitlérien », si l’on se réfère à la différence proposée plus haut par Michel Deguy. L’idée des souffrances du passé rythme le début du discours :

[…] nos souffrances n’ont rien d’imaginaires. Pendant des siècles, l’événement dominant de notre histoire a été la traite des esclaves. C’est le premier lien entre nous, congressistes, qui justifie notre réunion ici. Noirs des États-Unis, des Antilles et du continent africain. 

(ibid. : 9)

Le texte semble répondre aux critères du témoignage. La fin du discours, cependant, révèle une sorte de cohabitation entre témoignage et engagement :

Que l’on ne se fasse pas d’illusion. Nous vivons une époque où les artistes portent témoignage et où ils sont tous plus ou moins engagés. Il faut en prendre témoignage contre le racisme et l’impérialisme de l’Occident. Et cela durera tant que les tensions qui déséquilibrent le monde ne céderont la place à un ordre dont l’instauration serait l’oeuvre librement bâtie des peuples de toutes les races et de toutes les cultures.

(ibid. : 17 ; c’est nous qui soulignons)

Cette conclusion cite deux fois le mot « témoignage » et une fois le participe « engagés ». Dans le premier cas, les congressistes ont conscience du caractère de témoignage qu’ils donnent à leurs actes et textes. On a l’impression que les deux mots se valent en se complétant, comme le suggère le connecteur « et », dans la mesure où les mêmes oeuvres littéraires et les mêmes actions des artistes s’appliquent sur les mêmes situations, racisme et impérialisme. Les deux « genres » habitent de part en part les mêmes textes. Le syntagme propositionnel « portent témoignage » s’inscrit dans la forme traditionnelle du témoignage, tandis que l’adverbe « contre », contenu dans « témoignage contre le racisme », suggère un style d’engagement. Il ne s’agit pas de témoigner de sa souffrance. L’emploi du futur dans « cela durera » concorde avec la notion d’engagement.

Les lieux archéologiques qui régissent le sens du témoignage ne sont pas établis clairement, tandis que les liens avec l’engagement sartrien sont revendiqués et repensés autrement, c’est-à-dire à travers de nouvelles dynamiques axées sur la dénonciation de la déshumanisation du Noir et sur l’affirmation de la (des) culture(s) noire(s). En d’autres termes, les littératures négro-africaines débordent le cadre historique et se libèrent des attaches existentialistes pour s’enraciner dans d’autres paradoxes, comme on le voit dans le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire (1947) ou encore depuis le Fanon des Damnés de la terre (1961). Donc, si Jean-Paul Sartre a préfacé L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française en 1948, de son célèbre « Orphée noir », ainsi que Les Damnés de la terre en 1961, Fanon ne s’est pas empêché de reprocher plus tard à Sartre d’avoir détruit l’« enthousiasme noir » (1985 : 96).

À quoi renvoie l’engagement chez les écrivains et artistes négro-africains en 1956 ? L’écrivain camerounais Patrice Nganang s’interroge sur la présence de Sartre en littérature africaine :

Comment y échapper ? Prenons le concept d’engagement qui plus que tout marque l’évidence de la présence sartrienne dans la pensée africaine, autant qu’il est utilisé par la critique pour décrire l’inscription de l’écrivain africain dans l’histoire de son continent […].

(2007 : 62)

Comment entrer dans l’histoire du continent ? Outre que l’usage de Sartre est pris avec précaution comme on le verra plus tard, les modalités de l’inscription de l’histoire africaine par l’écrivain ne font pas l’unanimité.

La communication de Léopold Sédar Senghor « L’Esprit de la civilisation ou les lois de la culture négro-africaine » (1956), inspirée de sa négritude exaltante de la « culture africaine/noire », a soulevé plusieurs réactions négatives dont celle, pondérée, de l’Américain Richard Wright et celle, plus virulente, du Haïtien Jacques-Stéphen Alexis. Le premier veut qu’on reconnaisse l’éclatement de cette culture et les spécificités de l’« American Negro », aux prises avec des civilisations industrielles. Le second accuse Senghor de se livrer à des « déclarations d’amour à la culture » (1956 : 71)[6], sans allusions aux problèmes africains des indépendances et de la formation des nations. Bref, Senghor prônerait un « monde noir » en désuétude, sans aucun regard sur l’avenir. Alexis reprochera aussi à Senghor d’employer un singulier dans « culture noire », omettant de prendre en compte les variantes de chaque groupe géographique ou historique. La réplique de Senghor à Alexis va se fonder sur la notion d’engagement pour justifier le retour aux sources :

Et c’est pourquoi, justement, nous avons commencé par faire l’inventaire de la culture noire (appl.) Voilà le problème ! Il n’est pas question d’un « art pour l’art ». Je vous ai montré que la littérature négro-africaine était une littérature « engagée » et incarnée. Pendant l’occupation, j’ai recueilli des chants de Résistance, par les paysans sérères. Aujourd’hui encore, il y a des poèmes contre le colonialisme. Aujourd’hui encore, on montre comment l’Argent, comment la civilisation capitaliste se fonde sur l’Argent. Seulement, si les oeuvres qui traitent de cela ne répondaient pas à l’esthétique négro-africaine, elles ne pourraient pas être goûtées… Voilà les raisons pour lesquelles nous avons commencé à faire l’inventaire de l’Afrique noire.

(ibid. : 72)

La défense de Senghor s’approprie l’idée de littérature engagée appliquée à la défense des cultures africaines. Le rejet de l’art pour l’art chez Senghor est une défense contre les accusations faites à propos des « déclarations d’amour à la culture » du passé. D’où la thèse de Senghor qui consiste à (dé) montrer l’engagement de ses textes. Il est intéressant de constater que le « témoignage contre » devient ici engagement à travers les « poèmes contre le colonialisme ». Le rejet du capitalisme renvoie au lien que les premiers écrivains entretenaient avec la lutte marxiste, se rapprochant ainsi de l’engagement sartrien.

À Wright qui ne semble pas à l’aise avec l’idée d’une culture africaine du passé qui englobe des Noirs du monde entier, Senghor répond en citant l’un de ses poèmes, et en estimant que l’engagement est un pont jeté entre des peuples noirs éparpillés sur plusieurs continents :

Je me rappelle que, lorsque nous avons découvert Wright, nous avons été frappés par ses poèmes : « Je suis noir, et j’ai vu des milliers et des milliers de mains noires fraternellement unies avec des mains blanches. » Ce poème, si on l’analysait, était un poème « engagé », était un poème image, était un poème rythme. Wright, sans s’en apercevoir, était dans la ligne négro-africaine !

(ibid. : 74)

Les Actes du Premier Congrès sont importants pour comprendre l’appropriation du langage de l’engagement par des auteurs négro-africains. En plus d’un engagement compris comme dénonciation, prise de conscience, révolte, combat, mise de l’avant des valeurs noires depuis Batouala (1921) de René Maran, Senghor associe l’engagement à la (aux) culture(s) africaine(s). La ligne de partage ne serait pas aussi claire. Le va-et-vient entre l’engagement revendiqué et le témoignage assumé conduit à affirmer que le témoignage était envisagé non sous la forme d’un nouveau registre, mais comme un attribut d’une littérature engagée à tendance holistique.

Qu’est-ce que la littérature ? comprend certaines références proches du témoignage. Sartre se demande, par exemple, si l’on veut écrire à propos « des papillons ou de la condition des Juifs » (2002 : 31) et, vers la fin de son ouvrage, il renchérit la mission de l’écrivain : « C’est notre tâche d’écrivain que de représenter le monde et d’en témoigner » (ibid. : 284 ; c’est nous qui soulignons)[7]. Donc l’artiste africain de la période coloniale se perçoit comme victime révoltée, c’est-à-dire une victime qui témoigne, en écrivain engagé, contre la déshumanisation du Noir, palpable à travers les conséquences de l’esclavage et de la colonisation. Tout compte fait, chez Sartre comme chez les écrivains noirs, la notion de littérature comporte un caractère altruiste dans « témoigner ou s’engager pour », alors que le témoignage, dans le contexte des génocides, vient de la victime qui parle, par « devoir de mémoire », pour soi et pour les siens disparus.

2. Écrire par « devoir de mémoire » et responsabilité de l’écrivain

Un groupe d’auteurs africains s’était rendu au Rwanda, de juillet à août 1998, avec pour mission d’« Écrire par devoir de mémoire ». L’opération avait été décidée en novembre 1995, le jour même où les écrivains réunis à Lille venaient d’apprendre la pendaison de Ken Saro Wiwa, au Nigéria, par la junte militaire. Chez ces écrivains, la littérature post-génocide tenait d’une prise de conscience qui oblige collectivement. À l’initiative, entre autres, de Nocky Djedanoum et Wole Soyinka, ces écrivains organisent un festival de littérature africaine « FestAfrica » au Rwanda, auquel participent le Sénégalais Boubacar Boris Diop, le Tchadien Koulsy Lamko, le Guinéen Tierno Monénembo, le Malgache Jean-Luc Ragarimana, le Djiboutien Abdourahman Waberi, l’Ivoirienne Véronique Tadjo, la Burkinabée Monique Ilboudo et deux dramaturges Rwandais Jean-Marie Vianney Kayishema et Kalisa Lugano. Revenus en 2000 au Rwanda, pendant dix jours, ces écrivains, en majorité francophones, ont présenté leurs oeuvres au public. Quelques autres écrivains, pour la plupart d’origine européenne, canadienne, belge et française, représenteront le génocide en dehors d’un contexte organisé[8]. Cependant, de part et d’autre, tous les écrivains du génocide des Tutsi ont ressenti un malaise à parler d’un génocide non vécu, de surcroît au travers d’oeuvres fictionnelles, chez certains.

L’écrivain qui « témoigne » du génocide des Tutsi n’est pas nécessairement la victime qui parle pour soi. Comment définir, dès lors, la mission de l’écrivain ? L’un des initiateurs du projet, le Tchadien Nocky Djedanoum, s’explique :

Poser les pieds et les yeux sur cette terre de recueillement et de mémoire. Entendre et écouter le Rwanda avec nos propres oreilles, voir le Rwanda avec nos propres yeux… Malgré la douleur profonde, des enfants, des femmes et des hommes, rescapés du génocide ou non, nous ont ouvert la porte de leur mémoire. Ils ont raconté pour nos oreilles et nos yeux cette mémoire tragique. Poser un acte de mémoire après ce que nous avons entendu, écouté et vu. Quelle responsabilité ! Comment représenter cette mémoire le plus rapidement possible ? Nous y avons répondu sans prétention par la littérature, le théâtre, la danse et le cinéma. Nous ne voulions pas plus nous enfoncer de nouveau dans nos silences complices. Nous avons pris nos responsabilités devant l’histoire… Nous allons questionner la mémoire et cheminer contre l’oubli, et par conséquent contre les révisionnistes et les négationnistes.

(2000 : 7)

Le projet fait écho au témoignage, comme on le voit avec les verbes « écouter » et « voir », et le mot « mémoire », tout en suggérant un certain engagement de l’écrivain, visible dans le mot « responsabilité ». Le choix du titre « Écrire par devoir de mémoire » relève du vocabulaire de la littérature de l’Holocauste. La tendance des écrivains qui ont participé à cette opération a été de reconnaître un double héritage : engagement et témoignage. Les deux facettes d’une même écriture se justifient dans la mesure où l’écrivain-témoin, d’une part, s’inscrit dans une tradition littéraire africaine aux prises avec de multiples formes de violence et, d’autre part, s’investit dans un domaine dominé par des études sur la Shoah.

Monique Ilboudo du Burkina Fasso, auteur du roman Murekatete, le reconnaît : « Le projet Rwanda, écrire par devoir de mémoire a, dès le départ, été placé sous le double signe du devoir de mémoire et de l’engagement » (ibid. : 70). Cependant, la dimension de témoignage est la partie difficile à assumer par un tiers :

Mais puisque j’étais là, j’ai décidé, non de tenter de comprendre ce qui, à mon avis, dépasse l’entendement, mais d’ouvrir grandes mes oreilles, grands mes yeux pour écouter, pour regarder et pour témoigner si possible.

(2009 : 236)

On retrouve les caractéristiques du témoignage dans les formes verbales « j’étais là », « écouter », « regarder » et « témoigner », ainsi que dans des syntagmes nominaux comme « oreilles» et « yeux ». Le « si possible » atténue la confiance de la romancière en sa capacité de relayer la parole du survivant. C’est du côté de l’engagement que la fiction dissipe le doute :

Face aux guerres et aux conflits qui se répètent sur le continent africain, face particulièrement à ce terrible génocide du Rwanda, pouvons-nous nous limiter au seul acte de création ? N’avons-nous pas une obligation morale à nous impliquer plus, à nous impliquer autrement ? Pourquoi sommes-nous devenus aphones face à nos propres tragédies ? À la suite des voix fortes qui ont contribué à la décolonisation et accompagné (pour certaines) l’après-indépendance, les voix des intellectuel(le)s africain(e)s ont perdu de leur vigueur. Il est vrai que les longues années de dictatures, avec leur lot d’exils, n’ont pas été propices à l’expression d’opinions contradictoires.

(ibid. : 240)

Ainsi donc l’engagement des écrivains au Rwanda découle-t-il d’une certaine continuité avec la dénonciation du système colonial chez Mongo Beti, des dictatures dans La Vie et demie de Sony Labou-Tansi (1979) ou Les Crapauds-brousse de Tierno Monénembo (1979). Abdourahman Waberi est beaucoup plus sceptique envers la capacité du tiers à témoigner. Il le dit dans sa préface à Moisson de crânes :

Cet ouvrage s’excuse presque d’exister. Sa rédaction a été très ardue, sa mise en chantier différée pendant des semaines et des mois. N’était le devoir moral contracté auprès de divers amis rwandais et africains, il ne serait pas invité à remonter à la surface aussi promptement après deux séjours au pays des Mille Collines.

(2000: 13)

Le problème réside dans le rôle du tiers comme dans la forme d’écriture. La fiction semble présenter des limites. Moisson de crânes n’est devenu possible que par la parole donnée. L’auteur hésite quant au rôle qu’il joue. L’hésitation est si profonde qu’il n’est plus prêt à recommencer :

Il y a quelques mois, Monsieur Nocky Djedanoum, directeur du festival lillois « Festafrica » et organisateur du projet « Rwanda : Écrire par devoir de mémoire » en 1998, m’a demandé si je serais prêt à participer à un projet similaire pour rendre compte de la tragédie du Darfour. Ma réponse a été clairement négative. Il n’est pas judicieux de réitérer l’expérience rwandaise à chaque fois qu’une crise de grande envergure éclate en Afrique. De plus, l’honnêteté veut que je confesse que si j’avais su ce qu’était le Rwanda, je n’y serais probablement pas allé. En tout cas, je ne me serais sans doute pas engagé aussi spontanément.

(2009 : 231)

Le malaise est si profond qu’on penserait à une démission de l’écrivain. Les deux dimensions de témoignage et d’engagement sont donc mises en cause. On constate en fait le refus de la demande excessive d’une écriture qui redresserait le désordre social. Faut-il dès lors faire le procès du projet « Écrire par devoir de mémoire » ? Loin de là ! La forme verbale « je confesse » renforce ce que l’auteur avait déjà écrit dans sa préface du livre rwandais : « ce livre s’excuse presque d’exister ». À regarder de plus près, ce qui paraît être la crise au Rwanda ou au Darfour est en soi la crise de l’écrivain provoquée par l’incapacité de dire l’indicible. Les excuses, la confession, le refus de reprendre l’expérience rwandaise au Rwanda ou au Soudan, à titre d’écrivain, témoignent plutôt d’une prise de conscience des limites de la fiction ou de ce que l’auteur va appeler « mon petit métier » :

Le Rwanda a transformé quelque chose en moi : je dirais même pour utiliser un gros mot qu’il y a eu une « montée en humanité en moi ». Ces deux mois m’ont permis, malgré l’incapacité à dire le réel, de monter en graine, de m’interroger sur mon petit métier. Par exemple, aujourd’hui je travaille sur Walter Benjamin, je sais que sans l’expérience rwandaise, je n’en serais pas là. Mon dernier roman, Aux États-Unis d’Afrique, est lié au Rwanda aussi de manière souterraine. C’est une espèce de revisitation de l’Afrique en tant que continent, et même en tant que signe au sens sémiologique du terme en même temps qu’un retour sur le panafricanisme qui a mis fin à mon tête-à-tête avec Djibouti, mon pays d’origine.

(ibid. : 232-233)

Le pessimisme se tourne en optimisme. La transformation est du côté de l’écrivain. L’opération d’écriture à laquelle il participe est une façon de se réconcilier avec l’Afrique. L’« incapacité à dire le réel » rejoint l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop lorsqu’il confie : « être allé au Rwanda m’a fait comprendre qu’il fallait surtout y voir du désespoir et le sentiment, quasi informulable, de ma propre impuissance » (2007 : 27). C’est principalement chez cet auteur que le Rwanda laissera le plus de taches ensanglantées. Le témoignage ou l’engagement trouvent de nouveaux accents. Boris Diop propose une relation intrinsèque entre l’oeuvre de création sur le génocide et le destin de l’écrivain : « Ce séjour au Rwanda, chacun de nous l’a intégré à sa propre existence, avec discrétion ou au contraire en hurlant à chaque occasion sa colère » (ibid. : 34). Il illustre ses propos, en note infrapaginale, en citant le cas du poète tchadien qui avait décidé de rester au Rwanda de 1998 à 2002 en enseignant à l’université et en créant un centre universitaire des arts (ibid.).

Nous pourrions penser à une sorte de littérature engagée. Mais, en même temps, l’écrivain qui a visité le Rwanda intègre la dimension du témoignage à travers laquelle la fiction colle à la réalité. L’autre rencontre est celle de l’écrivain avec soi-même :

Le plus important a sûrement été une autre rencontre, celle de chacun de nous avec soi-même. Il est aisé de comprendre que tant de souffrances ne puissent se refermer sur elles-mêmes du jour au lendemain. Au-delà du devoir de mémoire, ce voyage au bout de l’horreur s’est révélé une formidable leçon d’histoire.

(ibid. : 33)

L’histoire qui complète la mémoire insiste sur la réalité de la situation à décrire et son effet sur les écrivains. L’oeuvre se trouve aussi « infestée » par la réalité. Le style de Boris Diop change quand il s’agit d’écrire sur le génocide. Dans son roman Murambi : le livre des ossements (1999), il choisit intentionnellement une écriture dépouillée et l’explique :

Au bout de quelques jours, nous avons tous senti que la seule façon de restituer cette détresse dans sa profondeur était de faire le pari de la simplicité. À la lecture de nos ouvrages sur le génocide, on s’aperçoit très vite qu’ils ont en commun le dépouillement et la pudeur. Quels genres d’écrivains aurions-nous été si nous étions revenus du Rwanda gonflés par la vanité et seulement désireux de montrer que nous avions du talent pour les pirouettes et les métaphores ?

(2007 : 33)

Engagement ou témoignage, la littérature post-génocide est identifiable par son style dépouillé et par l’implication de l’écrivain. D’autres écrivains et critiques qui n’ont pas participé à ce projet s’interrogent sur le sens et la pertinence de cette nouvelle littérature.

3. De la littérature post-génocide

Manthia Diawara, dans son article « La littérature africaine et l’expédition rwandaise », se montre sceptique sur les horizons du projet « Écrire par devoir de mémoire » qu’il analyse à partir d’un engagement qui serait politique et ne tiendrait pas compte des autres formes de violence. Ce projet, d’après lui, présenterait surtout le risque de pérenniser le statut de la victime. Répondre à ces défis consiste à revenir sur le rôle de la victime :

L’Expédition rwandaise des écrivains africains soulève un certain nombre de questions importantes pour les artistes et intellectuels africains vivant en Afrique et à l’étranger aujourd’hui. Il y a d’abord la question de l’implication politique vue comme un devoir moral pour l’artiste, à une époque de violations massives des droits humains, non seulement au Rwanda, mais aussi en Sierra Leone, au Soudan, en République Démocratique du Congo et en Côte d’Ivoire. Que peut faire le poète ou l’intellectuel sous la menace d’un régime répressif dans un pays isolé d’Afrique auquel le reste du monde tourne le dos ? Enfin, si l’artiste s’implique, pour qui écrit-il ou écrit-elle ? J’aborde ici cette question du statut de l’artiste et de l’intellectuel public en Afrique, et celle de l’accueil et de la légitimité que ces artistes et intellectuels rencontrent dans le public, car ce sont, je crois, les questions posées par l’Expédition rwandaise.

(2002 ; texte en ligne)

Diawara se met à répondre aux questions en estimant que le sens de l’engagement dans ces textes s’inscrit dans une continuité en littérature africaine inaugurée, dans un premier temps, par la négritude dans sa lutte contre le racisme et contre la colonisation de l’Afrique. Le deuxième moment d’engagement, d’après lui, est marqué par Les Damnés de la terre de Fanon en tant que document définitif sur la décolonisation et la violence des droits de l’homme. Le troisième moment concerne des écrivains qui ont mis leurs vies en danger en dénonçant des dictatures africaines, se condamnant, pour certains comme Ngugi wa Thiong’o, à l’exil.

Cette littérature qui a précédé le phénomène rwandais se voit résumée chez Diawara par Césaire, Fanon, Ngugi wa Thiong’o et Sara-wiwa. Pour résumer l’engagement de l’Africain ultérieur à l’« Expédition rwandaise », on peut dire qu’il quitte le seul monde du texte pour s’actualiser de plusieurs façons :

Nous voyons des intellectuels devenir guérilleros, des écrivains mettre leurs plumes et leurs vies au service d’une révolution, et la littérature s’identifier avec les droits d’un groupe qui se considère opprimé par un autre. Une telle implication exige que l’artiste prenne une position éthique et exerce une grande autorité morale qui réduit la fonction de l’art à de la propagande, et fait passer avant tout le reste la volonté de mettre en échec ce qui est considéré pour être mal.

(ibid.)

La nouveauté est de voir un projet qui embarque collectivement des Africains. Mais, en même temps, le professeur guinéen formule quelques griefs contre le projet parmi lesquels le risque de faire des Tutsi des victimes permanentes, chez certains écrivains celui de s’être identifiés aux victimes tutsi, mais surtout celui d’avoir forgé un parallèle avec les victimes juives :

Je fus donc surpris de découvrir que certains écrivains de l’Expédition Rwanda ont fait un parallèle avec le modèle israélien pour décrire l’expérience tutsi au Rwanda. Pour le génocide, ils ont utilisé des expressions comme « holocauste », « Shoah tutsi », « solution finale », « plus jamais », « diaspora tutsi », « négationniste et révisionniste ». Les écrivains furent aussi influencés par les travaux sur l’holocauste d’écrivains juifs comme Primo Levi et Elie Wiesel. Finalement, ils ont permis que leurs écrits justifient le point de vue que les Tutsi sont les victimes permanentes, même si un gouvernement dirigé par des Tutsi occupe le pouvoir. Cette logique de victime permanente tutsi mobilise tout le pays contre un seul ennemi – les extrémistes hutu au Rwanda et en RDC – au détriment de la reconstruction de la nation, de la paix et de la réconciliation.

(ibid.)

En plus de s’opposer au lien qui serait forgé avec Israël, il reprend la critique récurrente qui blâme le fait de penser le génocide des Tutsi à partir des catégories de l’Holocauste. Diawara quitte aussi le monde du texte pour exprimer ses réserves vis-à-vis du pouvoir de Kigali. Ses prémisses limitent sa conclusion. Il est vrai que l’idée d’engagement met le critique en droit de questionner une oeuvre littéraire ou un écrivain en rapport avec les enjeux de la reconstruction d’un pays et d’un pouvoir politique. La grande faiblesse de l’analyse de Diawara est d’avoir oublié d’inclure la dimension du témoignage au projet « Écrire par devoir de mémoire ». Le témoignage a sa propre économie basée sur la victime qui parle de sa souffrance. Or, Diawara s’enferme dans le « je » de l’écrivain engagé et ramène le « je » du narrateur victime à l’« intention » de l’auteur. Pourtant, le témoignage est non pas une lutte, mais une histoire qu’on raconte et qui se suffit à elle-même.

La littérature africaine post-génocide est enracinée dans un double héritage d’engagement et de témoignage. Elle est engagée dans sa relation avec les oeuvres africaines ; elle est en dialogue avec des oeuvres étrangères parce qu’elle a comme objet un génocide sans précédent en Afrique. La convocation de Levi et de Wiesel relève justement de l’inscription de cette littérature dans le champ du témoignage. Ce que Diawara dit de Levi ou de Wiesel pourrait être dit de l’engagement. En d’autres termes, en quoi Sartre est plus légitime que Levi dans la littérature relative au génocide[9] ?

Le projet « Écrire par devoir de mémoire » a accouché d’une littérature post-génocide qui se donne comme un retour de l’écrivain sur soi, un procès d’une écriture qui, par essence, vient toujours longtemps après les événements. Mais cette littérature qui précède le génocide est un tournant dans la mesure où l’après-génocide, comme lieu d’écriture ou de nouveaux paradigmes, expose la fragilité de la circonscription, par les sciences humaines et sociales, d’un objet d’étude qui les déborde. Dès lors, le génocide s’écrit à partir d’un trou, d’une faille, qui oblige à opérer un tournant pour pouvoir réévaluer les cadres théoriques des champs littéraires. Il s’ensuit que le génocide entraîne irrésistiblement la reconstruction ou la refondation de la littérature africaine dans son itinéraire, sa thématique, son écriture ainsi que son identité. Cette littérature post-génocide, est-elle rwandaise ou ivoirienne, européenne ou américaine ? Est-elle témoignage ou engagement ? Toujours est-il que le génocide s’est collé, entre autres, au domaine littéraire :

On ne peut plus aujourd’hui écrire en Afrique, comme si le génocide de 1994 au Rwanda n’avait jamais eu lieu. Pas parce que la temporalité et avec l’histoire ne connaissent pas la régression. Le génocide qui eut lieu dans les Grands Lacs en 1994 n’est pas seulement la culmination sur le continent africain du temps de la violence qui, au Rwanda même, avait déjà plusieurs fois, bien avant, fait son apparition dans des tueries, des massacres, et même dans des génocides. Tragédie la plus violente que l’Afrique ait connu ces derniers temps, il est aussi le symbole d’une idée qui désormais fait corps avec la terre africaine : l’extermination de masse perpétrée par des Africains sur des Africains. C’est en tant que tel qu’il entre dans le domaine de la philosophie africaine, car peut-on encore sérieusement penser en Afrique de nos jours, en excluant l’idée de l’autodestruction ? Peut-on encore écrire l’histoire africaine à partir du cocon de la culture de l’innocence ? À partir d’une généalogie de la victime seule ? Peut-on encore parler d’un espace « spécifiquement africain » de l’humain ? Un fait est sûr, aujourd’hui, l’idée génocidaire est de plus en plus investie dans la pratique de la politique, autant que le concept du génocide s’est installé dans l’imagination des artistes, comme barrière, comme limite ; et surtout pas seulement pour ces écrivains-là qui, quatre années après les massacres, sous la férule d’un festival littéraire, sont allés visiter les collines sanglantes du pays de la mort, pour produire des oeuvres exprimant une « réaction africaine ».

(Nganang, 2007 : 24-25)

L’écrivain camerounais Patrice Nganang n’a pas fait le déplacement de Kigali à l’époque. Il considère le drame du génocide au Rwanda comme une métaphore, ou mieux la somme des crises africaines. Le génocide est pour lui un nouveau point de départ de plusieurs domaines, en plus de celui de la littérature. L’une des caractéristiques de cette nouvelle littérature est, par-delà l’Afrique, de poser le problème humain de la violence. En outre, elle s’inscrit dans un espace africain et met ainsi à nu « l’extermination des Africains par des Africains » et, par là, elle ouvre le procès de l’Afrique innocente appelée à assumer ses contradictions et ses tragédies. Comment situer une telle perspective dans la négritude « engagée » et exaltante des valeurs traditionnelles africaines chez Senghor ?

Le Nigérian Wolé Soyinka a toujours été critique vis-à-vis de la négritude. Il s’était insurgé contre un mouvement qui se limitait à une Afrique précoloniale et idyllique. Il est parmi les premiers intellectuels africains à avoir dénoncé le génocide dès mai 1994[10]. Dans une interview, il reviendra sur le cas du Rwanda en rapport avec le génocide :

Je veux bien qu’on parle de la négritude, mais alors comment expliquer les massacres au Rwanda ? Est-ce de la négritude ? Vous voyez, c’est de tels problèmes douloureux que nous devons affronter, que la négritude devrait évoquer ! Et non l’atmosphère romantique et idyllique qui l’entourait au moment de son apparition.

(2001 ; texte en ligne)

Le génocide au Rwanda est une mise en cause d’une certaine négritude, donc d’une certaine forme d’engagement. L’engagement ou la négritude chez Soyinka ne devraient pas être une dénonciation de l’Occident ou un retour nostalgique aux traditions africaines. L’écrivain nigérian invite à affronter des problèmes contemporains. Une autre caractéristique de cette littérature serait donc de prendre conscience des problèmes qui déchirent l’Afrique et d’en accepter la responsabilité. Répondant à une question spécifique sur le Rwanda, Wolé Soyinka renchérit :

Pour moi, il est toujours important de reconnaître son propre rôle et sa propre responsabilité, parce que nous ne pouvons pas continuer à blâmer le monde extérieur pour toutes nos guerres. Mais le cas du Rwanda est très complexe. La politique coloniale belge, la politique coloniale française qui consistaient à manipuler les consciences des Hutu et des Tutsi, à les monter l’une contre l’autre, tout cela a contribué à alimenter le génocide. [...] Mais une fois que cela a été dit et fait, c’est finalement nous qui « fauchons » nos propres frères. C’est nous qui avons pris les machettes et qui avons tué, c’est nous qui avons organisé les massacres. […] En somme, les responsabilités sont partagées. Nous ne devons jamais, jamais nier notre propre culpabilité dans un tel crime contre l’humanité.

(ibid.)

Il y a chez Soyinka et Nganang une convergence d’idées. Nganang, dans sa réflexion sur le génocide, se demande si l’inscription du génocide en littérature n’a pas inventé un nouveau genre littéraire en Afrique et si elle n’a pas jeté un sort sur une « génération » d’écrivains nés après les indépendances aux prises avec des violences d’un État contre le citoyen africain. La littérature créée serait une littérature du témoignage qui inclurait la fiction sur la guerre du Biafra que Nganang présente comme « prologue du génocide des Tutsi Rwandais » (2009 : 90).

Alain Mabankou du Congo Brazzaville s’engage dans une écriture qui ne s’essouffle pas : ses narrateurs racontent sans le moindre point du début à la fin. Dans Verre cassé, une référence au génocide est faite par « des coupe-coupe hérités d’une saison de machettes au Rwanda » (2005 : 15). Reprenant le recueil de témoignage de Jean Hazfeld, Une saison de machettes (2003), Mabanckou, tout en le paraphrasant, s’intéresse aux oeuvres sur le génocide. Dans sa communication au colloque « Génocide des Tutsi et reconstruction des champs du savoir » tenu à Kigali du 23 au 25 juillet 2008, l’auteur réfléchit sur le rôle des écrivains africains et sur ce que les récits de génocide apportent à la littérature :

[…] mon sort est désormais lié à celui d’une génération d’écrivains dont la plume a vu le jour avec le génocide des Tutsi au Rwanda. En 1994, mon problème n’était pas alors de savoir comment écrire après ce génocide mais comment écrire pendant cette barbarie qui endeuillait le pays des Mille Collines pratiquement quelques mois avant la publication de mon premier livre, Au jour le jour, un recueil de poèmes qui ne fut lu que par quelques-uns de mes amis…

(2008 ; texte en ligne)

Alain Mabanckou rejoint son collègue camerounais sur l’idée d’une nouvelle génération d’écrivains. En réalité, ce n’est pas le fait d’être né après les indépendances africaines ou d’écrire avant ou après le génocide qui importe, mais le fait qu’un génocide change le cours de la littérature africaine[11]. La relation entre le génocide et l’écrivain reste complexe :

Quatorze années après ce génocide des Tutsi au Rwanda, l’écrivain d’Afrique noire francophone n’est donc certainement pas encore en mesure de cerner ce que les sociétés africaines attendent de lui. En réalité nous assistons à une recomposition du statut de l’écrivain et de sa perception dans nos sociétés. Cet écrivain sait désormais que son rôle dans la reconstruction des savoirs, dans la pérennité de la mémoire est plus que jamais murmuré sur toutes les lèvres. On lui demande donc de s’exprimer, de dénoncer. C’est une commande sociale. Et s’il ne l’exécute pas – ou si l’on croit qu’il ne l’a pas exécutée –, c’est sa création qui se trouve mise en cause.

(Mabanckou, 2008 ; texte en ligne)

La demande d’engagement vient de la société qui donne l’ordre. Or, c’est ce qui est difficile à exiger d’un écrivain qui se veut maître de son texte. Mabanckou recourt à sa dimension d’humain pour se sentir concerné tout en reconnaissant que le rôle de l’écrivain est entamé et qu’il ne peut pas ne pas tenir compte de la demande sociale. Les termes de l’engagement sont redéfinis dans le cadre du génocide :

Il n’y a pas de littérature neutre… Chaque écrivain est par voie de conséquence un engagé – voire un enragé. En célébrant la vie, il s’engage dans son époque. En remuant le passé, il s’engage dans son époque. En écoutant le murmure de l’autre monde, il s’engage dans son époque.

(ibid.)

L’engagement consiste donc à « faire face au moment présent » en invitant l’écrivain à dialoguer avec sa société. Ce « moment présent » marque la triade « écrivain-oeuvre-société ». Ce « moment présent » fait basculer l’oeuvre vers un avenir proche qui s’exprime au présent : « je m’engage ». La dimension testimoniale consiste à rétablir les liens entre le présent et son arrière-plan fondamental et blessé qu’on voit dans « remuer le passé ». Le défi de l’expression littéraire est donc de situer l’oeuvre au carrefour de l’engagement et du témoignage. L’écrivain africain de la période post-génocide incorpore une nouvelle dimension à l’engagement qui s’entrecroise avec le témoignage, la réceptivité. Cette dernière accompagne désormais l’acte d’écrire traduit par l’écoute : « En écoutant le murmure de l’autre monde, il [l’écrivain] s’engage dans son époque » (ibid.). Celui qui écrit est celui qui écoute. En d’autres termes, écouter ou recueillir pour écrire fait du texte littéraire une oeuvre de réceptivité.

En somme, la littérature africaine post-génocide s’empare d’un événement qui a eu lieu et en fait son objet d’étude. Elle s’inscrit dans la dynamique de l’engagement et tente, dans la mesure du possible, de rendre compte de la parole du rescapé. Cette parole est la même et l’autre. Elle est la même dans la mesure où la littérature veut rendre témoignage par procuration. Elle est autre en ce sens que le témoignage du survivant prend une forme nouvelle au contact des modalités de la fiction. L’histoire « vraie » du survivant et le lieu fixe du Rwanda 94 se laissent interrompre et accaparer par les récits intemporels et utopiques de la fiction.

Cette littérature, outre qu’elle a le Rwanda comme espace réel, reconfigure la notion géographique d’identité d’une oeuvre en traversant plusieurs genres, plusieurs continents et plusieurs langues. Elle est en même temps rwandaise, sénégalaise, française, belge, canadienne, américaine, francophone et anglophone. On pourrait considérer, du point de vue de l’engagement, que cette littérature établit une complicité entre l’auteur et son oeuvre. Du point de vue du témoignage, l’auteur témoigne en tant que tiers, mais aussi à travers la création de ses personnages.