Résumés
Résumé
Le débat québécois concernant la réduction du temps de travail dans les années 1990 a débouché sur deux contradictions pour l’égale liberté des femmes face au temps. Nous analysons ces deux contradictions, qui sont liées à l’absence de redistribution des gains de productivité d’une part et aux caractéristiques particulières du secteur visé alors, les services publics, d’autre part. Cela nous mène d’abord au constat que l’enjeu de la redistribution des gains de productivité exige d’ouvrir la question de la dissociation du revenu et du travail. Nous examinons ensuite les conséquences, pour les femmes, de la re-privatisation du care et de la production des biens sociaux sous-jacente à la réduction des dépenses publiques. Nous concluons en identifiant les conditions auxquelles une réduction du temps de travail permettrait une plus grande égalité dans la maîtrise des temps sociaux pour les femmes et, partant, pour l’ensemble de la société.
Mots-clés :
- liberté,
- étude des temps de travail,
- loisir,
- services publics,
- théorie du care
Abstract
Debate over the reduction of working time in the 1990s led to contradictions for women’s equal freedom to time, which we attempt to analyze. We focus on two specific dimensions of the debate: the absence of redistribution of productivity gains and the characteristics of the working sector that was at stake, that is, public services. We show that the first dimension today requires a discussion on how to separate income from work. As for the second dimension, we demonstrate how, in the context of public spending cuts, the debate over the reduction of working time penalizes women, in that these cuts lead to a privatization of both care and the production of social goods. We conclude in pinpointing the conditions to which reducing working time could enhance general, and specifically women’s, equality in the control of social times.
Keywords:
- liberty,
- time study,
- leisure,
- public utilities,
- care
Corps de l’article
Si le travail en tant que tel ne constitue pas la société en soi, le travail sous le capitalisme constitue bien la société.
Moishe Postone, 1993, Temps, travail et domination sociale
Si la question de la conciliation travail-famille renvoie souvent, dans le contexte contemporain, à des aménagements personnalisés du temps de travail, elle pose et re-pose constamment celle, plus large, de la place du travail dans l’ensemble des activités humaines puisqu’elle prend implicitement pour point de départ la centralité du travail rémunéré. Dans le contexte actuel d’austérité et de réduction des ressources consacrées au grand domaine des services publics, elle pose aussi la question de la mesure et des formes d’organisation collective des activités nécessaires à la reproduction sociale.
Pour approfondir ces questions, nous proposons ici de revenir sur le débat qui a eu cours dans les années 1990 au Québec autour de la réduction du temps de travail. Ce débat présente en effet des spécificités et des enjeux qui résonnent encore aujourd’hui, mais il présente surtout des contradictions quant à la possibilité d’un réaménagement des temps sociaux porteur d’une égale liberté, d’une plus grande justice sociale et de citoyenneté. Il importe en effet de souligner que, tant dans les débats qui ont eu cours à cette époque que dans les débats actuels entourant les orientations gouvernementales vers l’austérité, l’enjeu des conséquences pour l’égalité des femmes s’est chaque fois invité dans la discussion (Fédération des femmes du Québec, 2014)[1]. Et pour cause comme nous le verrons.
Ce que nous voulons surtout examiner ici, ce sont les raisons pour lesquelles ce débat, pourtant initié au titre d’une revendication historique émancipatrice, la réduction du temps de travail, n’a abouti ni à une réponse satisfaisante aux enjeux de justice sociale que soulevait la situation de chômage élevé ni à une réponse satisfaisante aux enjeux de l’invisibilité économique du care[2]. Le fait que les services publics aient été particulièrement ciblés dans le débat nous permettra de poser le problème des conditions sociales et économiques d’une égalité de genre devant le temps, notamment du rôle que pourraient y jouer d’une part les services publics, d’autre part une réduction généralisée de la dépendance au salaire.
S’agissant d’interroger les conditions d’une égale liberté devant le temps, le cadre des droits humains nous permet de mettre en évidence le problème du rapport entre travail et revenu, ainsi que les enjeux de la reproduction sociale dont de nombreux aspects relèvent précisément des droits économiques et sociaux. Tant dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) (HCDH, 1948) que dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (HCDH, 1966), en effet, le droit au travail et le droit à un niveau de vie suffisant sont dissociés : ils constituent deux droits distincts. Dans la Déclaration, le droit au travail est prévu à l’article 23 et le droit à un niveau de vie suffisant à l’article 25, alors que dans le Pacte, le droit au travail est prévu à l’article 6 et le droit à un niveau de vie suffisant à l’article 11. Notons au passage que dans ces deux instruments, d’une part, le droit à la sécurité sociale est aussi prévu séparément (articles 22 DUDH et 9 du Pacte) et, d’autre part, le droit au repos et aux loisirs y est reconnu[3] (articles 24 DUDH et 7d du Pacte). De fait, si les rédacteurs de ces instruments ont effectivement donné au travail un rôle important pour l’accès au revenu (7a), ils ont jugé nécessaire d’affirmer séparément un droit à un niveau de vie suffisant.
Par ailleurs, les droits inscrits dans ces instruments étant considérés comme conditions de l’égale dignité humaine, ils renvoient aux besoins matériels et sociaux de l’existence humaine et donc aux biens sociaux qu’il est nécessaire de « produire » pour assurer l’égale dignité de tous et toutes. Or, nous devons d’emblée dire que la plupart de ces biens ne peuvent être générés par l’économie marchande sans exclusion, puisque celle-ci répond, en principe et en pratique, à la demande solvable. En l’absence de demande solvable, ces biens sociaux doivent donc être générés soit par l’économie publique, soit par l’économie domestique.
Nous souhaitons montrer ici que, notamment parce qu’ils se situent dans un contexte d’extension de la sphère marchande, le débat des années 1990 sur la réduction du temps de travail comme d’ailleurs l’actuelle politique d’austérité comportent un double point aveugle du point de vue de l’égalité et de l’émancipation, particulièrement pour les femmes. D’abord, en marchandisant tout, une part de plus en plus grande de la qualité de vie et de la liberté de choix dépend du revenu, donc du travail rémunéré, source principale sinon unique de revenus pour une grande partie de la population. L’accès aux biens sociaux désormais tarifés devient de plus en plus dépendant du salaire, augmentant le poids de la sphère de la nécessité par rapport à la sphère de la liberté[4]. Ensuite, en marchandisant tout, l’accès à la sphère du temps libre est de ce fait réduit : à la fois directement (de plus en plus de loisirs sont sujets à un tarif, c’est-à-dire à un accès restrictif) et indirectement (chaque personne, devant assumer argent sonnant des services publics tarifés ou renvoyés à la sphère privée marchande, doit concrètement consacrer son temps soit au travail salarié pour se les payer, soit au care lorsque les revenus issus du travail ne permettent pas de se les payer). Ajoutons que ces tendances, malgré des différences parfois significatives selon les contextes législatifs, économiques et sociaux, nous semblent caractéristiques de l’évolution de l’ensemble des pays industrialisés. Elles invitent en somme, selon nous, à dissocier, au moins en partie, d’une part le « revenu » du « travail », d’autre part le « temps choisi » (qui peut inclure le temps du care) du « temps libre » (une notion dont le contenu déborde de la seule question du choix)[5]. Penser une organisation de la vie collective propre à assurer une égale liberté pour les femmes suppose ainsi de prendre en compte ces considérations, et en particulier le rôle spécifique qu’elles assument, encore aujourd’hui, dans la reproduction sociale.
Bref, cet article entend démontrer que la réduction du temps de travail, telle qu’elle a été envisagée dans le secteur des services publics au Québec dans les années 1980-1990, s’est heurtée à des contradictions qui ont renforcé les phénomènes de discrimination et d’inégalité, tout particulièrement vis-à-vis des femmes. Pour ce faire, nous montrerons d’abord que cette réduction du temps de travail constituait plutôt une mesure de partage du chômage. Dans le contexte d’une volonté de réduire la taille et les coûts des services publics, ce projet officiellement motivé par un idéal d’accroissement démocratique de l’accès au temps (et au travail) a plutôt abouti à deux phénomènes en contradiction avec les objectifs affirmés, soit l’aggravation de l’effet des inégalités de revenus face à l’accès au temps et l’aggravation de l’effet des inégalités de genre face à l’accès au temps ; ce que nous entendons par le double point aveugle du point de vue de l’égalité et de l’émancipation. Ces constats nous amènent à esquisser les conditions auxquelles devraient répondre, pour être véritablement émancipateurs et égalitaires pour les femmes, tout projet d’accroissement de l’accès au temps et une prise en charge collective de la reproduction sociale.
La réduction du temps de travail comme partage du chômage
Le débat sur la réduction du temps de travail au Québec dans les années 1990 marque une rupture par rapport aux autres périodes où cette question occupe l’espace public en ce que, pour la première fois depuis près de 150 ans – période pendant laquelle le temps de travail a été réduit de près de 50 pour-cent –, cette revendication historique change de nature.
Auparavant, il s’agissait à chaque fois de réduire le temps de travail sans perte de revenu, pour faire bénéficier les travailleuses et les travailleurs d’une partie des gains de productivité, et donc d’un partage ou d’une redistribution pourrait-on dire, entre le capital et le travail. Ces réductions étaient générales ou au moins sectorielles, souvent par voie législative, garantissant que les personnes réduisant leur temps de travail ne se retrouvent pas marginalisées par rapport à une norme générale et qu’elles puissent maintenir leur niveau de vie : augmentation de la durée des vacances, réduction de la semaine de travail, abaissement de l’âge de la retraite, notamment. Au Québec, par exemple, la semaine régulière de travail dans la fonction publique avait été réduite à 32,5 heures pendant un temps, pour être ensuite ramenée à 35 heures[6].
Le contexte de chômage important et persistant qui marque les décennies 1980-1990 voit pourtant émerger un autre débat sur la réduction du temps de travail dont la portée est tout autre. Il s’articule autour de propositions visant à réduire volontairement et individuellement le temps de travail et le revenu de ceux et celles qui travaillent pour les partager avec ceux et celles qui en sont exclus. En témoignent entre autres le livre de Guy Aznar, Travailler moins pour travailler tous ; celui de Jacques Rigaudiat, Réduire le temps de travail ; ou le dossier du mensuel LeMonde diplomatique intitulé : « Faut-il partager l’emploi ? », tous publiés en 1993.
Au-delà du caractère matériellement irréaliste de plusieurs de ces propositions – principalement parce que ceux et celles qui sont exclus du « marché du travail » ne correspondent pas nécessairement en termes à la fois géographique, de compétences, etc., à ceux et celles qui peuvent et veulent réduire leur temps de travail[7] –, il s’agit bien d’une proposition de partage de chômage, étant associée à une diminution concomitante des revenus.
L’objectif poursuivi n’est donc pas, en soi, la réduction du temps de travail, mais le partage du travail disponible[8]. C’est que l’hypothèse d’une croissance sans emploi, bien que fortement contestée, se matérialise de plus en plus, les sociétés occidentales peinant à résorber le chômage même dans les périodes de croissance économique. D’ailleurs, fait significatif, à cette époque les expériences de réduction du temps de travail souvent citées en exemple ont peu ou pas créé de nouveaux emplois. Elles ont été entreprises essentiellement pour maintenir, « artificiellement » pourrait-on dire, des emplois existants. Par exemple, au début des années 1990, l’État québécois a décidé, par voie législative, une réduction de 12 % de son personnel sur un certain nombre d’années. Du point de vue du partage du travail, cette décision renvoie à la question suivante : y aura-t-il 12 % de moins de personnes au travail ou les personnes au travail travailleront-elles – et gagneront-elles – 12 % de moins ?
Il faut signaler ici l’exception française. La France fut le seul pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui, en poursuivant les mêmes objectifs de réduction du chômage, a choisi de procéder à une réduction généralisée du temps de travail avec la réforme des 35 heures progressivement implantée entre 1998 et 2002. Loin de nous l’idée d’ouvrir les différentes facettes de ce débat complexe, mais il reste que, de nos discussions avec des familles françaises[9], il ressort que la plupart d’entre elles considèrent que cette réforme a contribué à leur « faciliter la vie », notamment en regard de la gestion des rythmes scolaires. En ce qui concerne les arguments contre la réduction du temps de travail au nom de la productivité, ils ont été largement démentis par les faits[10]. Retenons cependant que la semaine de 35 heures en France constitue une exception. Au Québec, l’idée de réduire le temps de travail a été formulée comme dans la plupart des autres pays de l’OCDE à la même période, à savoir en termes d’une mesure de partage non des gains de productivité, mais du chômage et des salaires.
Réduction du temps de travail et réduction des services publics
Une autre caractéristique significative de ce débat au Québec dans les années 1990, c’est que ces propositions se discutent et visent essentiellement les secteurs public et parapublic, où les conventions collectives, incidemment, prévoient déjà différentes modalités d’aménagement ou de réduction volontaire du temps de travail sur une base individuelle (congés pour études, pour fonder une entreprise, traitement différé, etc.), utilisées assez parcimonieusement jusque-là, malgré une demande potentielle assez forte pour une réduction du temps de travail qu’avait identifiée une étude menée en 1983-1984 (Acoca et Manègre, 1985). Or, le fait que les secteurs public et parapublic soient essentiellement concernés par le débat sur le partage du travail impose de prendre en compte certaines caractéristiques spécifiques concernant ce secteur d’emploi pour en bien saisir les termes.
D’abord, il s’agit d’un secteur d’emploi occupé majoritairement par les femmes[11] et qui, dans une large mesure, assure des fonctions dont la nature se rapproche du travail de care, qu’on pense par exemple aux soins infirmiers, à l’éducation à la petite enfance, au travail social, etc. Ensuite, depuis le début des années 1980, la volonté de réduire les ressources investies dans ce secteur est manifeste. Elle s’est traduite de différentes manières.
Le rallongement de la semaine de travail pour un même salaire. Tel que mentionné précédemment, la semaine de travail avait été ramenée de 32,5 heures à 35 heures à la fin des années 1970. Cette politique se poursuit et s’accentue depuis : au moment d’écrire, le gouvernement veut repousser l’âge de la retraite sans pénalité de 60 à 62 ans pour tous ses employés et négocie une augmentation de la semaine de travail du personnel enseignant de 10 pour cent pour la faire passer de 32 à 35 heures, sans augmentation de salaire.
Des coupures de salaires importantes au début des années 1980 et une stagnation de ceux-ci par la suite. Par rapport à la croissance de l’indice des prix à la consommation, la croissance des salaires dans le secteur public depuis 1989 accuse un retard de plus de 10 % (Front commun, 2015a). Les données de l’Institut de la statistique du Québec (2014) indiquent que, depuis les années 1990, les salaires du secteur public stagnent au même titre que ceux d’autres secteurs d’emploi. Notons aussi que dans les années 1990, les salaires du secteur public étaient inférieurs à leurs comparables dans le secteur privé dans la plupart des catégories de postes. Le comparatif est encore défavorable aujourd’hui (8,3 % en 2013)[12].
Une augmentation des emplois à statut précaire[13]. En 2011-2012, 36 pour-cent des salariés de l’État québécois étaient à statut précaire, c’est-à-dire n’avaient pas accès à une sécurité d’emploi puisqu’ils travaillaient sur une base temporaire ou occasionnelle. Notons par ailleurs que la moyenne salariale des 190 000 employés de l’État à statut précaire en 2011-2012 était de moins de 25 000 $. L’absence de sécurité d’emploi dans le secteur des services publics se double ainsi d’une rémunération en moyenne relativement peu élevée (Front commun, 2015b).
Des réductions de services assurés ou des augmentations de tarification de ces services. C’est dans les années 1980, à la faveur de la Commission Rochon (1988) et d’une volonté de contrôler les coûts de système, qu’on procède aux premières « désassurances » dans le régime d’assurance-maladie universelle : les soins dentaires, les soins de la vue et certains tests diagnostiques sont retirés de la liste des soins couverts par le régime, contrairement à l’intention initiale du réseau qui était d’élargir la couverture[14]. La démarche s’est intensifiée et généralisée depuis : la taxe santé, l’assurance-médicaments, comme la hausse modulée des tarifs en centres de la petite enfance (CPE), en fournissent des exemples paradigmatiques récents.
Secteur majoritairement féminin, emplois précaires, salaires en déclin, temps de travail ajouté : voilà donc au Québec le contexte de travail concret dans lequel sont intervenues des propositions de « réduction du temps de travail » qui, comme nous l’avons vu, supposaient de partager le travail et les salaires disponibles. Cette situation a au final débouché sur deux contradictions qui constituent ce que nous appelons le « double point aveugle » du débat sur la réduction du temps de travail des années 1990.
Première contradiction : celles et ceux qui auraient la volonté et le besoin de réduire leur temps de travail pour concilier les différents temps de leur vie et faire face notamment à la « double tâche » n’ont pas, règle générale, les « moyens » de subir la réduction de leur revenu qui viendrait avec.
Deuxième contradiction : celles et ceux qui choisissent quand même une réduction de leur temps de travail pour assurer la conciliation travail-famille ne sont pas moins débordés puisque la réduction des services publics effectivement disponibles et leur tarification augmentent les tâches de care auxquelles il faut répondre en privé, tout comme le poids émotionnel qui y est associé[15]. Or, cette privatisation des tâches de care affecte surtout et principalement les femmes.
Au bilan donc, seules les personnes qui ont des revenus suffisamment élevés pour pouvoir à la fois réduire leur temps de travail et suppléer aux réductions/tarifications de services peuvent attendre une amélioration de leurs conditions/qualité de vie de telles propositions[16]. Examinons maintenant ces deux contradictions tour à tour.
1re contradiction : inégalités de salaires devant la réduction du temps de travail
Pour comprendre cette première contradiction, il faut souligner la perception quelque peu « mythologique » des emplois du secteur public couramment véhiculée au Québec, dans les années 1990 comme aujourd’hui. Cette perception est celle d’emplois à vie, bien payés, dotés d’excellents avantages (régime de retraite, assurances, conditions de travail, etc.) : bref, d’emplois de « nantis » qui doiventpartager avec les exclus. Comme nous l’avons montré, cette division sociale ne correspond pas à la réalité, les emplois du secteur public étant depuis les années 1980 de plus en plus précaires, de moins en moins bien rémunérés et de plus en plus lourds en termes de temps de travail et de tâches à effectuer.
Au moment de discuter de réduction du temps de travail dans les années 1990, une dimension moralisante colorera néanmoins fortement le débat et cela malgré, ou peut-être précisément en raison du fait qu’on y préconise une réduction (ou partage) volontaire du temps de travail. Cette moralisation traverse aussi les discours syndicaux qui investiront ce dossier au nom de la « solidarité » (CSN, 1994 : 9-52). Le message véhiculé se résume essentiellement à celui-ci : « partageons le travail disponible par solidarité avec nos camarades sans emploi ».
C’est ainsi en quelque sorte à un « déplacement » des lignes de partage des richesses que l’on assiste, de la redistribution des gains de productivité à la redistribution du chômage entre les travailleuses et travailleurs. Sera ainsi gommée, dans le débat, la question de l’augmentation des inégalités et la « baisse tendancielle » des mécanismes redistributifs, y compris la réduction des services publics et la baisse relative de la part des richesses produites par le travail lui-même[17]. Cette approche appelle deux critiques.
D’abord, amalgamer ainsi droit au revenu et droit au travail empêche de distinguer les finalités spécifiques de ces deux droits alors que la réalité montre qu’elles ne se recouvrent pas : un revenu suffisant pour vivre, d’une part, et un meilleur confort matériel ainsi qu’une contribution sociale par le biais d’un travail librement choisi, d’autre part. Même dans une logique libérale, telle que peuvent la décliner des auteurs comme John Rawls (1987) ou Amartya Sen (2012), les droits économiques et sociaux correspondent assez aux biens premiers, essentiels à une égale liberté : avoir un toit sur la tête, manger, se vêtir, s’instruire, être en santé. S’ils dépendent d’un revenu qui lui-même dépend du seul travail, ce ne sont plus des droits mais des besoins auxquels répond le marché dans la seule mesure où la demande est solvable.
De plus, en accordant toute l’attention à l’exclusion générée par le chômage, on masque le fait que de plus en plus de personnes sont pauvres en travaillant, évitant soigneusement l’enjeu de la dissociation du revenu et du travail dans la perspective d’une égale liberté. Or cette pauvreté s’explique précisément par une défaillance dans les mécanismes de redistribution des gains de productivité. Comme l’écrit Aznar (1993b : 14), « dans la mesure où les richesses ne sont plus produites exclusivement par le travail, le revenu n’est plus constitué exclusivement par le salaire mais par un mécanisme redistributif des richesses produites sans travail ». Même Yoland Bresson[18] considère « [qu’il] faut que la collectivité, par le biais de l’État, alloue périodiquement à tout citoyen économique, sans autres considérations que celle de son existence, l’équivalent monétaire de la valeur de l’unité de temps » (1984 : 150).
Au fond, les propositions de réduction volontaire du temps de travail se sont limitées à une vision spécifique et faussée du partage du travail où l’économie – dont fait partie le travail – reste la sphère centrale de l’activité humaine et de l’organisation des rapports sociaux. En dernier ressort, selon cette vision, la croissance est la source réelle de la résorption du chômage[19] et le salaire l’unique source de redistribution légitime.
En somme, l’exergue de cet article répond directement à la question de savoir quels sont les obstacles à la mise en place des propositions politiques permettant de dissocier droits de citoyenneté, revenu et travail salarié ? « Le travail, sous le capitalisme, constitue bien la société », comme le soutient Postone (2009 : 235). Réduire son temps de travail en y perdant une partie du salaire est, dans notre société, une proposition qui module l’accès au temps sur les inégalités de salaire. Pour que cela ne soit pas le cas, il faut une autre vision du partage du travail qui viserait « l’appropriation individuelle et collective du temps de travail économisé par la productivité » (Gorz, 1988), du « surproduit [qui] n’est plus créé d’abord par le travail humain immédiat » (Postone, 2009 : 67), où l’objectif ultime ne serait pas de réduire le chômage, mais bien de libérer du temps pour d’autres activités. Or, cela exige également de poser la question du contenu et du sens du travail lui-même, ce qui nous amène au deuxième point aveugle du débat sur la réduction du temps de travail des années 1990.
2e contradiction : inégalités de genre devant la réduction du temps de travail, la reprivatisation[20] des tâches du care
Comme nous l’avons mentionné plus haut, une part importante du travail dans les secteurs public et parapublic peut être assimilée de près ou de loin aux soins et, de manière plus générale, aux activités indispensables au commun, à l’entretien d’un monde vivable que met en évidence la perspective du care chez des auteurs comme Joan Tronto (2009) notamment.
Suivant cette perspective, le care est défini comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. » (ibid. : 143)
Compris en ces termes, il est clair que des services publics comme les hôpitaux, les écoles, les CPE, les centres locaux de services communautaires (CLSC), les centres de réadaptation, les centres jeunesse, sans parler d’autres fonctions dans le secteur public comme l’inspection des aliments, la protection de l’environnement, etc., assurent des tâches de care. L’existence et l’accessibilité de ces services libèrent du temps à leurs usagers et à l’entourage de ceux-ci en leur donnant la possibilité de déléguer une portion significative des tâches de care, élargissant ainsi leur potentiel de liberté et d’épanouissement. Le corollaire est qu’une réduction des services publics signifie nécessairement une réduction de l’offre publique de care et, par là, force sa prise en charge privée par les personnes, les familles et les communautés. En effet, ces dernières n’ont littéralement pas d’autre choix, un point qui est fondamental à la pertinence critique des théories du care : l’agent autonome et rationnel postulé et posé comme idéal dans la plupart des théories éthiques et politiques modernes est un agent qu’on a nourri, éduqué, vêtu, soigné avant même qu’il puisse mettre le pied dans l’espace public ou sur le marché du travail. Or, ce travail de care est, dans la société moderne, un travail invisible principalement assumé par les femmes. Comme le rappelle Delphine Moreau (2009), « la promotion des individus ‘ultra-autonomes’ se fait dans le déni du care qui leur est dispensé de manière discrète et invisibilisée »[21].
Nous pouvons donc légitimement avancer que c’est au détriment des femmes et de leur égalité face aux différents temps sociaux qu’a lieu toute réduction d’accès, au Québec comme ailleurs, à des services publics de qualité, comme Diane Lamoureux le soulignait déjà il y a plus de quinze ans :
Les femmes ont largement dû compenser la dégradation des services publics. Lorsque les jeunes enfants, les malades, les handicapés physiques et mentaux, les personnes âgées sont, au nom de la désinstitutionnalisation, renvoyés à la communauté pour être pris en charge, qui s’en occupe concrètement ? De façon générale, la charge physique et mentale liée au travail domestique (compris au sens des tâches accomplies dans le cadre de la famille) a augmenté. Ce qui signifie qu’il est devenu encore plus difficile pour les femmes de concilier responsabilité familiale et emploi rémunéré.
1998 : 41
Sans nous inscrire dans la perspective de la transformation en « travail » de tous les biens, services et relations, les conséquences différenciées selon le genre de la réduction des services publics doivent être prises en compte dans l’analyse. En fait, pareille réduction pénalise par trois fois les femmes : 1) ce sont les femmes qui occupent la grande majorité des emplois du secteur public[22] ; 2) ces emplois sont déjà sous-rémunérés par rapport à des emplois comparables[23] ; 3) ce sont les femmes qui compensent en privé la dégradation des services publics. Nul doute que « le travail nécessaire à la reproduction est […] l’éternel pivot de l’inégalité économique entre hommes et femmes », comme l’écrit l’économiste Jim Stanford (2011 : 158) !
En somme, comprendre les services publics comme services de care permet de mettre en lumière pourquoi, du point de vue d’un réaménagement des temps sociaux et d’un égal accès des femmes et des hommes au temps libre comme au temps choisi, l’existence et la qualité des services publics jouent un rôle de premier plan. Nous pouvons ajouter deux considérations au soutien de ce constat.
D’une part, l’existence des services publics contribue à une redistribution des gains de productivité au sein de la société en plus de rendre possible la production économique dans toute sa diversité. La mise en commun de la « production » de certains services s’avère nettement plus efficiente, au sens où elle demande moins de ressources, notamment humaines. Enseigner à une classe de 20 élèves exige moins de temps et de ressources humaines que si chaque famille enseignait à ses deux ou trois enfants, par exemple. En ce sens, l’accès universel à des services publics constitue bien un mécanisme de redistribution des gains de productivité dissocié du salaire pour celles et ceux qui y ont accès sans contrepartie monétaire. Ensuite, cet accès permet de reproduire le travail dans tous les secteurs d’activité économique, sans distinction quant aux différences de salaire qui y ont cours[24], ce qui équivaut à une reconnaissance de la diversité des secteurs de la production, notamment de ceux qui ne jouissent pas d’une reconnaissance salariale, sinon très peu (outre les différents travaux de care, pensons par exemple au travail dans les arts). En ce sens, l’accès universel à des services publics est bien une condition indispensable à la production économique, bien que l’économie classique ne reconnaisse pas ces services comme « productifs » en tant que tels, au motif qu’ils ne génèrent pas directement de valeur d’échange (Stanford, 2011)[25].
Mais il convient d’ajouter à cela que ce que produisent les secteurs public et parapublic est aussi différent des biens économiques ; c’est quelque chose de moins tangible mais de bien réel, quelque chose de socialement utile. Il s’agit de valeur d’usage, laquelle ne se réduit jamais entièrement à « l’échange » (même non rémunéré). Ainsi, la différence entre l’usager de services publics et le consommateur d’un service, financier par exemple, vient précisément de la nature de ce qui est « produit » dans un hôpital, une école, un centre de petite enfance, ou dans un programme de soutien à une population vulnérable, etc. Loin de rendre accessibles des « marchandises », et même des « solutions », comme on peut le dire dans le monde des affaires, les services publics offrent un accompagnement relationnel en « soutien à la vie » au sens où l’écrit Tronto (2009). Une enseignante, par exemple, ne transmet pas des connaissances à ses élèves, si par là on entend qu’il y aurait d’abord une chose séparée de l’enseignante et des élèves, la connaissance, qu’ils s’échangeraient ensuite dans la classe. En fait, c’est plutôt que, à travers les connaissances présentées par l’enseignante, les élèves sonttransformés. Enseigner suppose la sollicitude au coeur de tout travail de care au sens où il s’agit bel et bien d’un travail, de la transformation d’un matériau, mais d’un matériau qui est à lui-même sa propre finalité : c’est l’élève qui est « travaillé », son bien-être, sa vie. Nous pourrions décrire dans les mêmes termes une bonne partie des services fournis par les secteurs public et parapublic : leur existence donne accès non seulement à la participation à l’appareil productif (comme si c’était là leur seule finalité), mais aussi à un bien-être personnel et social qu’il faut comprendre en des termes qui se rapprochent davantage de l’épanouissement et de la pleine jouissance des droits de chacun.
Lorsque nous affirmons que le débat sur la réduction du temps de travail dans les services publics a occulté la question du contenu de ces services, c’est à ces deux dimensions que nous pensons : à la fois leur nécessité économique, en tant que condition de possibilité de toute participation à la production économique, et leur nécessité éthique, en tant qu’entretien d’êtres humains physiquement, affectivement, intellectuellement sains et épanouis. Or, c’est la notion de care qui permet le mieux de nommer la jonction de ces deux dimensions – reproduction économique et accompagnement relationnel.
Les débats qui ont eu cours dans les années 1990 ont toutefois mis en lumière la difficulté à tracer la frontière entre de tels mécanismes d’organisation collective, pour répondre à ces besoins, qui ont pour effet de les intégrer, sinon à la sphère marchande du moins dans celle de l’économie et du salariat et l’exigence d’autonomie et d’émancipation ; bref de « libération » du temps. Christophe Fourel, réfléchissant aux analyses d’André Gorz particulièrement, signale : « Je pense que ce qu’il reprochait au système capitaliste d’aujourd’hui, c’est le fait que la sphère de la rationalité économique est en train de soumettre à sa propre logique toutes les autres sphères de la vie humaine […] » (2008 : n.p.). Pour Gorz en effet, une civilisation du temps libéré suppose de sortir de la société salariale (1999)[26]. Pour lui, les services publics ne doivent être que subsidiaires (Gorz, 1994 : 17), mais si la maîtrise du temps doit être conçue comme un droit, cela suppose que les activités de care puissent également être choisies et qu’il existe, conséquemment, des solutions de rechange ou au moins une alternative.
Or, le débordement de toutes parts – des services publics qui n’ont plus les ressources nécessaires pour répondre aux besoins, des groupes qui pallient tant bien que mal ce désengagement avec des ressources réduites, des familles qui doivent supporter leurs membres les plus fragiles tout en travaillant dans des conditions de plus en plus précaires –, ce sont les femmes, à tous les niveaux, qui en ressentent concrètement et quotidiennement les conséquences et qui, in fine, n’auront pas le choix. La valorisation de la communauté comme lieu privilégié de prise en charge de l’ensemble des tâches liées au bien-être des personnes suppose aussi que la famille redevienne le lieu premier de cette responsabilité qui, de collective, de publique, redevient privée, hors du domaine de la solidarité et de la redistribution. Or, comme Nancy Fraser l’a montré, la considération de la sphère domestique comme privée contribue précisément à rendre invisibles les inégalités qui y sont générées (2011 : 137 et ss.).
S’il n’y a pas une réponse univoque à la question de la frontière entre activités rémunérées et non rémunérées, entre sphères marchande et non marchande, il reste que de cette réponse dépend partiellement le caractère émancipateur et égalitaire, ou non, d’un éventuel revenu dissocié du travail, car l’autonomie est aussi économique. La capacité d’accéder à un ensemble de biens sociaux sans échange monétaire peut compenser un revenu relativement bas ; a contrario, un revenu relativement élevé dans une société où tout s’achète peut générer l’incapacité d’accéder à certains biens sociaux. Jean-Baptiste de Foucauld pose l’enjeu en termes de « l’accès de tous aux biens jugés nécessaires à la vie moderne. De fait, nous considérons que chacun, quel que soit son revenu, doit pouvoir accéder aux réseaux qui caractérisent la vie moderne : l’eau, le gaz, l’électricité, le téléphone, la télévision, Internet. Mais nous n’en avons pas tiré les conséquences en termes de financement. » (2009 : n.p.) Il en va de même, semble-t-il, des biens sociaux essentiels à une vie digne comme la santé ou l’éducation, domaines dont on pensait pourtant, il n’y a pas si longtemps, avoir compris l’importance de les sortir de la sphère marchande. Pour faire court, on peut vivre bien avec peu d’argent ou vivre mal avec beaucoup d’argent selon la frontière établie. Cela nous amène à la question générale que pose l’échec de l’approche des années 1990 en matière de réduction du temps de travail : à quelles conditions une réduction du temps de travail peut-elle conduire à une réelle émancipation sociale, en particulier pour les femmes ?
L’égalité devant le temps, entre services publics et post-salariat
Si certains ont pu considérer, en théorie, un « droit à la maîtrise du temps », c’est-à-dire « la possibilité de dégager du temps libre pour faire autre chose que travailler comme moyen de produire des satisfactions à un moment où les satisfactions provenant de l’activité productive sont difficiles à augmenter » (Foucauld, 2009), ce temps choisi (Échange et Projets, 1980)[27] ne peut être que très inégalement accessible dans le cadre des sociétés qui sont les nôtres. Débattre de ce « choix » sans considération des inégalités importantes de revenus et surtout sans prendre en compte les modalités selon lesquelles s’organisent les tâches de care et de reproduction sociale revient à en faire un débat de privilégiés, loin d’un principe d’égale liberté. On peut voir à travers l’exemple du débat sur le partage du travail du début des années 1990 au Québec que seule une minorité peut profiter de tels contextes pour mieux maîtriser son temps.
Trois conditions à une réduction du temps de travail qui contribuerait à l’égale liberté des femmes
La perspective présentée ici fait ressortir pourquoi toute réduction du temps de travail ne conduit pas nécessairement à davantage d’émancipation (Cukier, 2013). Trois conditions nous semblent essentielles sur cette voie pour que les femmes n’en paient pas la note, d’une part, et pour que, d’autre part, il en résulte une diminution des inégalités :
Pour ne pas entraîner de régression et garantir une égale liberté de choix, un élargissement de la sphère d’autonomie doit assurer le maintien des activités de care dans les sphères rémunérées des services publics à un niveau suffisant pour qu’ils demeurent accessibles, d’abord parce que sans eux, pas de véritable choix. Ensuite, cela imposerait, au minimum, que toute réduction de ce type spécifique de mécanisme collectif de redistribution des gains de productivité (les services publics tels que nous les connaissons) soit compensée par un autre mécanisme équivalent et égalitaire ; autrement dit, toute réduction d’un type de service ne doit pas résulter en une diminution des ressources collectives consacrées à des fonctions socialement nécessaires.
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Les transformations du travail lui-même exigent également de reconceptualiser la productivité[28] à partir des effets utiles de l’action ou de la production, de manière à prendre en compte la complexité des temps hétérogènes qui caractérise à la fois les nouvelles formes de travail (rémunéré) et les activités hors travail. Nous ne pouvons ici élaborer sur cette dernière condition et il importe de signaler que les transformations du travail lui-même ne faisaient pas vraiment partie du débat dans les années 1990[29]. Ce sur quoi nous souhaitons attirer l’attention toutefois, ce sont les conséquences d’un plus grand investissement à la fois créatif et émotionnel dans les nouvelles formes de travail, dont l’intensité peut devenir autant, sinon plus significative que le nombre d’heures. Ces facultés se trouvent ainsi en quelque sorte accaparées, et le potentiel de leur disponibilité par ailleurs réduit, que ce soit pour le temps libre ou pour le care. Pour faire court, empruntons les termes de Gilles Yovan :
L’individu jouit d’un ensemble de facultés imaginatives et créatrices que l’entreprise exalte et doit exploiter : on requiert de lui de faire face à l’imprévu, d’être capable de prendre des responsabilités et des initiatives, de s’organiser, d’être entrepreneur de lui-même plutôt qu’employé subordonné. On loue chez lui des compétences ayant trait au relationnel, à la connaissance, au savoir-être et pas simplement des dispositions exprimant l’obéissance aux contraintes du travail fonctionnel. Gorz constate que le monde du travail mute dans le sens de la production de soi, mais pour des fins qui n’ont pas pour fin justement la production de soi : disons que cette dernière sert d’alibi pour maquiller des formes d’exploitation plus soft présentant au sujet le visage d’une émancipation du salariat traditionnel.
Yovan, 2008 : n.p. Enfin, sortir de la société salariale exige plus qu’une vision duale de l’activité : « un nouvel équilibre entre travail rémunéré et activités productives non rémunérées » (Gorz, 2013 : 56) ne suffit pas. Il faut penser les activités en trépied plutôt, en termes de : travail rémunéré, activité de care, activité libre, de manière à reconnaître la responsabilité collective de la société pour les tâches de reproduction sociale, même dans les dimensions renvoyées à la sphère d’autonomie, pour une égale liberté de choix ; la réduction des ressources collectives consacrées aux services de garde ou au soutien aux personnes vulnérables va, par exemple, totalement à contresens, réduisant de fait la liberté de choix, des femmes au premier chef.
Esquisse d’une prise en charge collective de la reproduction sociale
En terminant, et même s’il n’est pas possible d’en disposer dans le cadre de cet article, il nous paraît utile d’apporter quelques précisions sur la diversité des formes que peut prendre la prise en charge collective des tâches nécessaires à la reproduction sociale. Les femmes ont bénéficié à plus d’un titre du développement de l’État providence[30]. La prise en charge collective, soit-elle partielle, des membres les plus vulnérables de la société – enfants, personnes âgées ou malades, personnes handicapées – a libéré du temps pour les femmes qui en assumaient auparavant la charge entière, dans la famille le plus souvent. Parallèlement, le développement de ces services publics a constitué de fait une certaine reconnaissance du travail invisible, socialement utile, accompli par les femmes, puisque désormais elles étaient des milliers à oeuvrer dans les services aux personnes tout en obtenant un salaire décent et des conditions de travail raisonnables.
Si les tâches nécessaires à la reproduction sociale sont au coeur des inégalités subies par les femmes, il s’ensuit que l’égalité suppose la prise en charge collective de celles-ci. On peut soutenir que sur le plan des orientations générales, tout élargissement de la sphère marchande nuit à l’égalité[31] et que, a contrario, toute extension de la sphère du commun et du gratuit[32] réduit les inégalités. La « société de marché » constitue bien, à cet égard, une régression.
Nous ne voyons pas comment l’égalité des femmes face à la maîtrise de leur temps et de leur participation aux différents temps sociaux (production, reproduction et care, temps « libre ») peut se passer de la protection d’un État[33] véritablement engagé à la protection et à la mise en oeuvre du droit des femmes à l’égalité, y compris l’égalité devant le temps. C’est là une condition nécessaire : sans État de droit, pas de droits égaux. L’égale liberté requiert plus spécifiquement que soit assurée une offre accessible de care d’une manière qui garantisse une réponse aux besoins de reproduction et de « bien vivre » des populations, à défaut de quoi ce sont les femmes qui, comme elles l’ont toujours fait, y consacreront leur temps.
Force est de constater toutefois que le modèle d’État qui vient immédiatement à l’esprit ici, l’État providence, n’est plus que faiblement défendu par les gouvernements qui se succèdent en Occident depuis une trentaine d’années. Captif des pouvoirs économiques, de moins en moins souverain, ensablé dans une absence de projet collectif d’envergure, l’État néolibéral vise d’abord à faciliter l’investissement privé et à garantir sa rentabilité, y compris par le biais de la privatisation des missions sociales, avec toutes les conséquences que cela a pour les droits des plus vulnérables. Cela a le mérite de rappeler que s’il est vrai que l’État est une condition nécessaire à la protection des droits, dont ceux des femmes, il n’en est pas une condition suffisante. Si l’on accepte la thèse que l’égalité des femmes vis-à-vis des différents temps sociaux régresse au rythme où les services publics fondent, la conclusion s’impose que cette égalité requiert qu’on imagine, qu’on institue et que soient soutenues de nouvelles formes de gestion démocratique du commun.
Le discours progressiste sur les services publics semble parfois être sous l’effet d’un enchantement interdisant de voir le bien commun et la volonté générale incarnés par autre chose que par l’État. L’État se devrait d’être, de lui-même et sans que la population l’y force, héraut de la liberté et l’égalité. Dans ce discours, l’idéal démocratique bascule en mythe. Au Québec, la relation que nous entretenons avec les « services publics », cette forme particulière qu’a prise la mise en commun du travail de reproduction sociale, contribue à cet enchantement. Pourtant, le fait que la propriété de ces derniers ne soit pas privée mais publique, c’est-à-dire que l’État possède des bâtiments et emploie du personnel, qu’il détermine les relations et la finalité du travail qu’on y fait, etc., n’est pas en soi une garantie de leur caractère émancipateur pour les citoyens en général et les femmes en particulier[34]. Ce qui fait la différence, en revanche, c’est l’organisation et la prise de décision collectives dans les différents secteurs de la production et de la reproduction économique, et pas uniquement dans les secteurs de propriété publique.
La proposition de Pierre Dardot et Christian Laval apparaît ici extrêmement pertinente, à l’effet de « transformer les services publics pour en faire des institutions du commun ordonnées au droit d’usage commun et gouvernées démocratiquement »[35] (2014 : 515). Pour jouer le rôle de garant du droit – un rôle qui ne peut en effet être que le sien –, l’autorité publique, sous forme d’État ou autrement, doit être amenée à se concevoir plus comme obsequium (soumission, service) que comme imperium (empire), plus comme « gérant d’affaires de la collectivité » (ibid. : 517-518), obligé à elle, que comme une autorité souveraine exercée contre elle. Cela suppose d’instituer des collectivités de citoyennes et de citoyens pour gouverner les choses d’usage commun, dont les services de care.
En conclusion : citoyenneté, droits sociaux et maîtrise du temps
On perçoit bien la difficulté à remplir de telles conditions dans le cadre du système économique qui est le nôtre, dont les tendances vont plutôt à contresens d’un élargissement du temps libéré/maîtrisé. En 2007, un an avant sa mort, Gorz constatait :
Tout se passe comme si le capital, après avoir gagné la guerre qu’il a déclarée à la classe ouvrière, vers la fin des années 1970, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne sont pas des rapports acheteur/vendeur, c’est-à-dire qui ne réduisent pas les individus à être des consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail ou d’une quelconque prestation considérée comme « travail » pour peu qu’elle soit tarifée. Le tout-marchand, le tout-marchandise comme forme exclusive du rapport social poursuit la liquidation complète de la société dont Margaret Thatcher avait annoncé le projet. Le totalitarisme du marché s’y dévoilait dans son sens politique comme stratégie de domination.
Gorz, 2007 : n.p.
Et pourtant, « remettre sur le métier le dossier du temps choisi, entendu comme droit fondamental devant s’imposer à la société économique » (Foucauld, 2009 : n.p.), demeure d’une pertinence indiscutable précisément du point de vue des droits humains, du droit de chaque être humain à vivre une vie digne et du droit des femmes à l’égalité, puisque dans les cadres actuels « la majeure partie de ces droits dérive de l’emploi, ce qui implique des inégalités significatives [notamment] entre hommes et femmes » (Martín-Palomo, 2009 : n.p.). Si les institutions de notre société ne s’orientent visiblement pas en ce sens, nous pouvons percevoir le développement d’une certaine résistance à la société de marché, dans les choix, toujours individuels mais plus répandus, d’élargir les espaces/temps protégés de la production/consommation[36].
Parties annexes
Notes biographiques
Sylvie Paquerot est professeure agrégée à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Juriste et politologue, elle est membre du REGIMEN – Réseau d’étude sur la globalisation, la gouvernance internationale et les mutations de l’État et des nations – Ses travaux récents portent sur la gouvernance mondiale et le droit international de l’eau et de l’environnement du point de vue des droits humains. Elle était, dans les années 1990, responsable du service de la recherche au Syndicat de la fonction publique du Québec (SFPQ).
Philippe Langlois détient un doctorat en philosophie et enseigne au Cégep de Sherbrooke. Il a publié sur l’éthique de Theodor W. Adorno et sur les luttes démocratiques et syndicales en enseignement supérieur. Il travaille et milite depuis quelques années au sein de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN), notamment sur les questions liées à la collégialité dans les services publics et aux finalités de l’enseignement supérieur.
Notes
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[1]
Dans les années 1990, des prises de position de l’Intersyndicale des femmes soulevaient les mêmes questionnements.
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[2]
Nous entendons par care l’ensemble des activités nécessaires à l’entretien et à la perpétuation de la vie et des corps. Sur ce concept, voir Tronto (2009). Nous y revenons un peu plus loin.
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[3]
Nous utilisons plus généralement dans ce texte l’expression de « temps libre » parce que le concept de loisir a souvent, dans nos sociétés, un contenu réducteur.
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[4]
Cette idée renvoie tout autant au concept de Laborans chez Arendt (1983) qu’à la double nature de l’être humain chez Hersch (2008), ou tout simplement à Marx : « Le règne de la liberté ne commence en fait que là où cesse le travail imposé par la nécessité et les considérations extérieures ; de par la nature des choses, il existe donc au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite […] À ce point de vue la liberté ne peut être conquise que pour autant que les hommes socialisés, devenus des producteurs associés, combinent rationnellement et contrôlent leurs échanges de matière avec la nature, de manière à les réaliser avec la moindre dépense de force et dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à la nature humaine […] La condition fondamentale de cette situation est le raccourcissement de la journée de travail. » (Marx, 1902 : chap. 48)
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[5]
Il faut entendre ici libre comme absence de contrainte et non comme absence d’occupation ou d’activité. Le « choix » du « temps choisi » est une modalité, essentielle mais abstraite, de la liberté. Il n’y a pas de temps libre sans choix, mais le temps libre se définit aussi par autre chose que la pure forme du choix, à savoir par ses finalités et son contenu. Chez Hegel (2013), par exemple, le choix est une catégorie du seul entendement, lequel se place en posture négative par rapport à ses contenus, alors que la liberté est une catégorie relevant de l’esprit et de la forme de vie éthique (l’éthicité). Elle traduit une posture d’intégration et d’appropriation active de la vie sociale, culturelle et historique de l’espèce humaine. On retrouve cette idée d’un contenu substantiel du temps libre dans le texte polémique et fondateur de Russell, Éloge de l’oisiveté (2002). Dans la perspective du care, il importe de distinguer la portée de la notion de choix dans la mesure où un temps contraint significatif peut découler d’un choix – lorsque ce choix est possible – et réduire de fait le temps « libre », au sens courant (et non philosophique) du terme.
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[6]
Ce gain a été obtenu lors de la signature de la première convention collective de 1966-1968. L’horaire est revenu à 35 heures avec la convention de 1975-1978.
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[7]
Dans la mesure où ces réductions sont volontaires, rien ne garantit, en effet, que le temps de travail ainsi libéré puisse être « occupé » par des personnes exclues du travail, notamment du point de vue des compétences exigées, mais également de la répartition géographique des emplois disponibles et des demandeurs d’emploi.
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[8]
Il est à noter que, dans cette période, une répartition grossière des heures de travail sur l’ensemble de la main-d’oeuvre potentielle renvoyait à une semaine de moins de 30 heures au Canada. Gorz (1994), pour sa part, estimait qu’une telle répartition au regard des gains de productivité dans les sociétés industrialisées devait nous amener vers une semaine de plus ou moins 20 heures.
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[9]
Ces entrevues ont été menées entre septembre 2013 et avril 2014.
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[10]
Selon le directeur adjoint au Département analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), « Les 35 heures n’ont pas entamé la compétitivité des entreprises et les performances économiques françaises. Ni dégradé les finances publiques. » (Heyer, 2012) Dans le même article, l’auteur présente des études selon lesquelles les 35 heures auraient de fait contribué à la création de 350 000 emplois.
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[11]
Les femmes sont majoritaires dans l’ensemble du secteur public, mais leur surreprésentation s’accentue en descendant dans la hiérarchie. Elles représentent en effet plus de 85 % du personnel de bureau et près des deux tiers du personnel technique (Secrétariat du Conseil du Trésor, 2012).
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[12]
L’Institut de la statistique du Québec (2013) calcule que la rémunération globale (tenant compte du salaire, des avantages sociaux et des heures de présence au travail) dans les services publics québécois accusait en 2013 un retard comparatif de 8,3 % par rapport aux autres secteurs d’emplois au Québec. L’écart s’est d’ailleurs fortement aggravé après la crise économique (il se situait à 2,9 % en 2008).
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[13]
La question de la précarisation du travail est centrale pour l’enjeu de la maîtrise du temps, mais nous ne pouvons ouvrir ici ce débat qui exigerait une autre analyse ; qu’il suffise de mentionner que l’ensemble des mesures conventionnées permettant de réduire le temps de travail n’est pas accessible à ces salariés.
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[14]
Sur l’histoire de la gouvernance du système de santé, lire Goulet et al. (2014).
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[15]
La dimension émotionnelle du travail a notamment été analysée par Hochschild dans son livre The Managed Heart : The Commercialization of Human Feeling (1983), mais il faut considérer que cette part d’investissement émotionnel est systématiquement plus élevée s’agissant de proches. Voir aussi : Tremblay et al. (2002) ; RIOCM (1998) ; et Côté et al. (1998).
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[16]
Il importe de mentionner ici que ces disparités concernent aussi les femmes dans la mesure où certaines d’entre elles peuvent aisément suppléer à l’absence de services publics en reportant sur d’autres femmes les tâches de care au sens large. Toutefois, sur le plan des revenus des familles au Québec, la majorité de la population n’a pas vraiment les moyens de se priver d’une part de ses revenus de travail qui ne serait pas compensée par ailleurs et elle est aussi affectée par l’alourdissement des besoins de care induits par la diminution ou la tarification des services publics.
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[17]
Plusieurs auteurs ont montré que les fortes augmentations de productivité/machine réduisant la part de productivité du travail lui-même ne sont pas redistribuées sans mécanismes spécifiques pour ce faire ; Aznar par exemple parle de distribution de la « richesse robotique » (1993b : 14).
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[18]
Celui-ci est toutefois souvent considéré comme un économiste de droite par la gauche à cause de la faiblesse relative dudit revenu dans ses calculs.
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[19]
Les travaux de plusieurs économistes européens de l’époque s’inscrivent dans cette tendance : Dominique Taddei, Gabriel Colletis, Benjamin Coriat, Denis Clerc, etc. ; point de vue que partagent plusieurs « politiques » comme Jacques Delors ou Michel Rocard. Une des principales critiques aux politiques d’austérité, notamment celles du gouvernement de Philippe Couillard, se formule sur ces mêmes bases : en provoquant un ralentissement économique, l’austérité augmente le chômage. Cette critique est majeure mais a ses limites. En fait, elle commet deux oublis critiques qui sont au désavantage, entre autres, de l’émancipation et de l’égalité des femmes. D’une part, elle occulte le problème fondamental du droit à un revenu non attaché au salaire. Pourtant, le démantèlement des services publics au coeur des politiques d’austérité fait justement reculer ce droit. D’autre part, cette critique ne prend pas en compte le fait que les différentes catégories de la population n’ont pas un même intérêt à la croissance économique en général. C’est ce que tendent à montrer les données indiquant un gain appréciable de revenus pour la minorité la plus riche de la population, mais un recul pour la grande majorité la plus pauvre, et ce, malgré la morosité économique depuis la crise de 2007. Autrement dit, les politiques d’austérité n’affectent pas de la même manière les moyens d’enrichissement des plus riches (partiellement indépendants de la croissance économique) et ceux des plus pauvres (fortement dépendants de la croissance économique). Voir par exemple Tremblay-Pepin (2014).
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[20]
La privatisation dont il est question peut prendre deux sens tout aussi néfastes l’un que l’autre pour les femmes : reprise en main par des organismes privés de certains services publics où elles seront moins payées que dans le secteur public, mais aussi le retour à l’espace privé de la famille et de la communauté dans lequel les femmes ont toujours assumé le soutien aux autres.
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[21]
Voir aussi Martín-Palomo (2009 : 94-95) : « le care se caractérise par son invisibilité et sa discrétion, y compris quand il s’agit d’un travail rémunéré développé à l’extérieur du foyer. De cette invisibilité et de cette discrétion dépend son succès, dans la mesure où le care se fait remarquer surtout quand il manque ou n’est pas fait correctement. D’où un déficit chronique de reconnaissance. Ceci rejoint les propos d’Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne, à propos du travail domestique, dont le propre serait d’avoir à rechercher une certaine dissimulation, de ne rien laisser derrière soi comme trace de son existence. »
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[22]
En 2014, elles forment au Québec 75 % des salariés du secteur public.
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[23]
À l’époque, le débat sur l’équité salariale a bien mis en évidence cette caractéristique du travail de soin, notamment en comparant le salaire d’une travailleuse en garderie avec celui d’un gardien de zoo, significativement plus élevé. De plus, le débat sur l’économie sociale aura montré clairement la volonté de réduire le coût de ces services et de ce travail en les sortant du secteur public protégé par des conventions collectives. On peut lire ceci dans une note de service du 10 septembre 1998 du ministère de l’Emploi et de la Solidarité au titre des Balises pour l’analyse des projets soumis au Fonds de lutte contre la pauvreté par la réinsertion au travail : « De façon exceptionnelle, le salaire annuel pour un emploi professionnel nécessitant un haut degré de compétence et d’expertise ne devrait pas dépasser environ 25 000 $ […] » (les italiques sont de nous). Selon les données de la Marche des femmes, les femmes représentaient 75 % de la main-d’oeuvre du secteur communautaire (1995 : 5).
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[24]
En 2012, l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) calculait par exemple qu’en 2007, au Québec, « les transferts gouvernementaux représentent 14,3 % des revenus des ménages. Toutefois, ils représentent plus des deux tiers des revenus du 1er quintile et plus du tiers de ceux du 2e quintile. » (Gouin et Sainte-Marie, 2012 : 24) Le même rapport de recherche concluait : « les services publics ont un effet redistributif entre les sexes. Alors que les femmes représentent 50,47 % de la population, elles reçoivent 52,31 % des services publics. » (Ibid. : 30) Attention toutefois, le dernier chiffre ne représente que la valeur monétaire des services publics utilisés. Il ne mesure pas la redistribution entre les sexes du temps choisi/temps libre qu’opèrent les services publics en offrant des services de care, services qu’assument sinon les femmes.
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[25]
Fait notable, les économistes du Fonds monétaire international (FMI) ont revu leur position à ce sujet au cours des dernières années, estimant à la hausse l’effet multiplicateur des déboursés publics. Ainsi, alors que le Fonds estimait cet effet multiplicateur à 0,5 au début de la crise économique de 2007 (chaque dollar investi par l’État ne générant que 50 cents de richesse comptabilisée au produit intérieur brut [PIB]), il l’estime depuis 2012 à 1,6 en moyenne (chaque dollar public générant ainsi 1,60 $ de richesse comptabilisée au PIB) (Blanchard et Leigh, 2013). Cela ne veut certes pas dire que la reproduction du travail devient partie intégrante de la production de valeur économique aux yeux du FMI, mais cela signifie à tout le moins que l’organisation reconnaît que l’économie publique génère de la valeur d’échange.
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[26]
Postone (2009) partage également l’idée que l’émancipation exige la sortie du salariat.
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[27]
Gorz pour sa part considère qu’il s’agit de « l’un des très rares ouvrages à avoir montré la rupture avec le modèle de développement capitaliste qu’impliquerait le droit à autodéterminer la durée du travail » (1988 : 147).
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[28]
Nous nous inspirons ici des travaux de Zarifian (2001 : voir surtout 214 et ss.), qui décline la productivité en exprimant (les sources de la productivité), expression (le faire et le comment faire) et exprimé (l’effet utile) et qui propose de renverser l’ordre des termes pour prendre en compte la complexité des temps hétérogènes impliqués aujourd’hui dans le travail qui se décline de plus en plus en termes de réseaux d’agir plutôt que de suites d’opérations.
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[29]
Il suivra toutefois, à travers les ententes sur « l’organisation du travail », mais cela demanderait toute une autre démonstration pour mettre en lumière les pièges et les contradictions de cette revendication.
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[30]
La recherche historique montre d’ailleurs que les organisations féministes ont joué un rôle important dans la formation de l’État providence qui s’est épanoui dans la deuxième moitié du vingtième siècle (voir par exemple Orloff, 1996). Relever le rôle historique de l’État providence dans la libération du temps des femmes n’oblige cependant pas à s’aveugler sur les limites de cet État pour l’émancipation des femmes en général. Plusieurs critiques féministes sont ici importantes, tant par exemple les critiques du féminisme libéral portant sur la difficulté des femmes à accéder à la représentation au sein de l’État que celles du féminisme marxiste sur la capacité limitée de l’État à réformer le patriarcat en vertu de sa loyauté première envers les intérêts des classes dominantes. Mentionnons aussi que l’État providence a pris une diversité de formes et qu’il n’a pas partout outillé avec le même zèle les femmes face à leur subordination sociale, économique et politique (accès à la santé, à l’éducation, politiques familiales, congés de maternité, droit du travail, etc.). Disons que le degré d’engagement des États providence envers l’affaiblissement du patriarcat n’a pas partout été le même. Soulignons pour terminer que la présente section de l’article s’inspire en partie du courant écoféministe lorsqu’il relève que le programme économique de l’État providence était tout aussi productiviste que ne l’est aujourd’hui celui de l’État néolibéral, un productivisme qui exige une intensification continue de l’exploitation des ressources naturelles. Parce qu’elles ont toujours été les principales en charge de la reproduction économique, les femmes dépendent plus que les hommes de l’accès aux ressources et sont par le fait même plus pénalisées que les hommes lorsque les communautés en sont dépossédées par les grands acteurs économiques, États ou entreprises (Federici, 2011). Si cette critique est importante, elle demande aussi que l’on s’efforce de séparer l’orientation économique productiviste des États (dominante depuis deux siècles, les Trente Glorieuses incluses) de leur mission sociale qui, adossée à la mise en oeuvre des droits des femmes, requiert que soit garantie une prise en charge publique du care.
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[31]
L’ouvrage de Picketty, Le capital au XXIe siècle (2013), brosse un portrait magistral de la production des inégalités, sans toutefois accorder une attention particulière à la dimension de genre.
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[32]
Nous renvoyons ici les lecteurs à l’ouvrage de Dardot et Laval (2014) ainsi qu’à l’article de Federici (2011). La gratuité doit être entendue au sens politique du terme, qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas de coûts, mais désigne une modalité spécifique déterminée politiquement, pour assumer ces coûts.
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[33]
Nous entendons ici État au sens de l’institution de la communauté politique, en toute conscience du fait que ce concept désigne actuellement une forme particulière qui pourrait changer dans l’avenir.
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[34]
Cela l’est d’autant moins que la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels est faible. Si l’État devait vraiment répondre de ses engagements en cette matière, le caractère « public » des services publics ferait peut-être davantage la différence.
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[35]
Une certaine partie du secteur communautaire, tel qu’il s’est développé au Québec, pourrait sans doute répondre à certains des critères de démocratisation mis de l’avant par ces auteurs. Il n’est toutefois pas possible d’aborder cet aspect en profondeur ici, et tel n’est pas l’objet de cet article.
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[36]
Bien que nous ne puissions élaborer ici, il importe de souligner que ces expérimentations, souvent associées à des préoccupations environnementales, ne prennent pas toutes en compte, loin de là, les conditions nécessaires à l’égale liberté des femmes dans l’organisation des rapports sociaux qu’elles élaborent.
Bibliographie
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