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Issue d’une thèse de doctorat, Une île, une nation ? Le nationalisme insulaire à la lumière des cas de Terre-Neuve et Puerto Rico est la première monographie de Valérie Vézina, professeure de science politique à la Kwantlen Polytechnic University de Surrey, en Colombie-Britannique. S’adressant essentiellement à un lectorat universitaire, cet ouvrage vient combler une lacune dans la littérature scientifique francophone et contribue sans conteste à l’approfondissement des connaissances dans le domaine des études sur le nationalisme. En effet, le champ de la nissologie (science des îles) correspond à un angle mort important des principales analyses du phénomène national.
Dans ce livre, Vézina défend la thèse « que l’îléité constitue un facteur-clé dans l’explication des variations et des types de “demandes nationalistes” à Terre-Neuve et à Puerto Rico » (p. 211). À cet effet, l’autrice fournit une synthèse critique et argumentée des travaux qui portent sur le nationalisme, le fédéralisme et les îles. De même, par le truchement d’une étude empirique comparative, elle contribue à identifier les limites théoriques inhérentes aux analyses dominantes.
Je reviendrai d’abord sur le cadre théorique et analytique développé dans le livre. Je présenterai ensuite les tenants et aboutissants de la comparaison. Enfin, je formulerai quelques critiques quant à la démarche théorique et méthodologique retenue.
Le concept central de l’ouvrage est celui de l’îléité. D’abord, on doit le distinguer de l’insularité, que Vézina comprend, à l’instar de Joël Bonnemaison (« Vivre dans l’île : une approche de l’iléité océanienne », Espace géographique, 1990, 19-20[2] : 119-125), comme une « forme géographique résultant d’une discontinuité physique majeure qui entraîne l’isolement par rapport aux grandes terres ou aux continents » (p. 8). Fait important, l’insularité se réduirait à des considérations purement physiques (surtout, sa taille), alors que le concept de l’îléité aurait pour vocation d’aller « au-delà de la singularité physique de l’île ». Ainsi, il a pour objectif de mieux comprendre la « symbolique de l’île qui renvoie à un archétype idéal » (p. 8). En employant cette notion, l’autrice tente aussi « de se départir de la connotation négative trop longtemps associée au terme “insularité” » (p. 8).
Après avoir brossé un portrait synthétique très juste de la littérature sur les nations et les nationalismes, Vézina présente le corpus théorique et analytique sur lequel elle s’appuie pour étudier les deux cas qui l’intéressent, soit les îles de Terre-Neuve au Canada et de Puerto Rico aux États-Unis. Pour ce faire, elle se situe par rapport aux travaux de trois auteurs clés : Godfrey Baldacchino (Island Enclaves : Offshoring Strategies, Creative Governance and Subnational Island Jurisdiction, McGill-Queen’s University Press, 2010), Eve Hepburn (« Recrafting Sovereignty : Lessons from Small Island Autonomies ? », dans Alain-G. Gagnon et Michael Keating (dir.), Political Autonomy and Divided Societies, Palgrave Macmillan, 2012, p. 118-133) et André Fazi (La recomposition territoriale du pouvoir : les régions insulaires de Méditerranée occidentale, Albiana, 2009). En suivant leurs enseignements, Vézina en vient à opérationnaliser le concept d’îléité « autour de quatre dimensions, soit les dimensions territoriale, politique, économique et culturelle » (p. 9) ; chacune fait l’objet d’un chapitre, ce qui rend la lecture agréable et intuitive.
Hypothético-déductive, la démarche que retient l’autrice l’engage à présenter au premier chapitre (p. 46-47) une série de huit hypothèses qu’elle va tester empiriquement, et qui découlent essentiellement des travaux des trois auteurs susmentionnés. Elles seront donc confrontées aux trajectoires de deux îles certes distinctes (géographie, démographie, etc.), mais qui partagent suffisamment de traits pour qu’une comparaison soit possible et pertinente : les deux évoluent dans un système fédéral ; une « forte identification locale ou géographique y est présente » ; les « deux nations insulaires ont obtenu leur statut [politique moderne] à la même époque » ; elles « font face à une émigration forte vers le continent » ; elles sont porteuses d’une « culture distincte et riche, avec ses propres traditions et symboles » (p. 42).
Pour tester les hypothèses posées, l’autrice emploie une méthodologie mixte, qualitative et quantitative. En particulier, elle mobilise des sources secondaires, des statistiques, des études gouvernementales, des entretiens et des analyses de contenu des programmes politiques (p. 47).
En ce qui a trait à la dimension territoriale, elle teste trois hypothèses : « 1) une île éloignée du pouvoir central ou dans laquelle l’État central n’a qu’une faible présence (qu’elle soit institutionnelle, militaire ou autre) fera davantage de demandes nationalistes ; 2) une île reliée à l’État central par un pont ou un tunnel sera moins encline à faire des demandes nationalistes ; et 3) une île de petite taille présentera un plus grand degré de groupalité et sera plus apte à faire valoir des demandes nationalistes » (p. 49-50). En bref, la comparaison vient infirmer, du moins partiellement, la première et la troisième hypothèses, alors qu’elle ne permet pas de corroborer la deuxième.
Vézina pose également trois hypothèses par rapport à la dimension politique de l’îléité : « 4) une île ayant déjà connu l’indépendance fera preuve d’une plus grande spécificité nationale ; 5) la présence d’un système de partis spécifique à l’île donnera plus d’ardeur aux demandes nationalistes ; et 6) la nature des relations entre l’île et l’État central [aura] un impact sur les demandes nationalistes » (p. 93-94). Sans les infirmer, la comparaison ne permet pas de pleinement corroborer les quatrième et cinquième hypothèses (p. 146-147). Quant à la sixième, Vézina précise que les « statuts politiques respectifs de Terre-Neuve et de Puerto Rico amènent certains pouvoirs et limites » (p. 147), ce qui a effectivement un impact sur les demandes nationalistes.
L’autrice étudie ensuite la dimension économique et pose l’hypothèse suivante : « 7) une île ayant sur son territoire une grande quantité de ressources naturelles disposant d’une grande valeur marchande pourra plus facilement faire des demandes nationalistes » (p. 149). Si le cas de Terre-Neuve tend à corroborer cette idée, l’exemple de Puerto Rico rappelle néanmoins que « l’économie et la situation économique d’une île n’expliquent qu’en partie les revendications nationalistes » (p. 176). À cet égard, elle suggère qu’il faut également tenir compte de la dimension culturelle pour avoir une meilleure compréhension du phénomène.
Vézina pose une dernière hypothèse : « 8) les chefs de file (politiques ou autres) d’une île dont les symboles identitaires sont acceptés et reconnus par une majorité de la population auront plus de facilité à mettre en valeur les demandes nationalistes en s’appuyant sur les symboles nationaux » (p. 177-179). Certes, ses deux études de cas ne permettent pas de valider cette dernière hypothèse, mais elles permettent de souligner que les symboles identitaires font rarement l’unanimité au sein d’une population nationale et qu’ils revêtent généralement différentes significations, selon les perspectives (p. 204). Cela étant, les symboles demeurent des éléments catalyseurs pour les entrepreneurs nationalistes.
Finalement, avec Une île, une nation ? le lecteur en apprend énormément sur les trajectoires sociopolitiques des îles de Terre-Neuve et de Puerto Rico, en lien avec le phénomène national. Toutefois, il nous semble que les conclusions théoriques qui découlent de cette étude auraient pu être plus ambitieuses.
Bien que la démarche hypothético-déductive soit pertinente et qu’elle comporte son lot d’avantages, il est un peu décevant d’en venir à la conclusion que la quasi-totalité des huit hypothèses qui sont présentées puis testées sont (au moins partiellement) infirmées… du moins, sept hypothèses sur huit ne sont pas corroborées.
Dans ce contexte, il aurait été intéressant que l’autrice entre en dialogue de manière critique avec les théories de Baldacchino, Hepburn et Fazi : celles-ci ont-elles une portée analytique qui se limite aux cas des îles de la méditerranée occidentale ? Les deux cas étudiés permettent-ils de poser de nouvelles hypothèses et d’amender leurs théories ? Est-ce que d’autres dimensions (par exemple, celle environnementale) seraient appropriées pour comprendre la notion de l’îléité ? Bref, c’est le type de questions auquel aurait pu fournir quelques éléments de réponse un ultime chapitre de synthèse et de développement théorique.
Somme toute, bien que la professeure Vézina développe son argumentaire via le langage de la causalité et de la démonstration, il est tout sauf évident que le matériel empirique mobilisé permette d’employer un tel procédé méthodologique. D’autant plus que le lecteur doit aller fouiller dans la thèse de doctorat de l’autrice pour obtenir les détails de la démarche et des ressources mobilisées. Néanmoins, les données statistiques descriptives, les sources secondaires, les analyses de contenu des programmes politiques et les entretiens apportent une compréhension fine des deux études de cas et fournissent le matériel nécessaire pour asseoir une interprétation nuancée et argumentée du phénomène national en contexte insulaire. C’est ici, semble-t-il, que réside la contribution originale de Valérie Vézina.