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Tout bon ouvrage portant sur une question financière ou monétaire rappellera que le mot « crédit » vient du latin credere qui signifie « croire ». Un créancier croit en son emprunteur ou lui fait confiance, dit-on. Cette notion de confiance est évidemment omniprésente dans les discussions sur les hauts et les bas des marchés financiers, de l’économie, etc., et elle mène directement à son corollaire : le risque. Sans surprise, les institutions privées et surtout publiques qui composent l’architecture financière contemporaine se présentent depuis toujours comme des outils plus ou moins sophistiqués de gestion de risques. Or, comme l’évoque Ulrich Beck (1986 : 29), il n’y a pas de réels experts du risque et la crise financière de 2007-2008 est venue le rappeler douloureusement. Mais si les croyances, les idées et la confiance générale au système des acteurs économiques sont si importantes au jour le jour pour la structure financière d’un pays ou, on l’a vu, du monde, elles le sont tout autant quand vient le temps de gérer une catastrophe financière, comme la plupart des autorités financières ont dû le faire durant la crise. La gestion de crise, par ailleurs motivée principalement par une volonté de redonner la « confiance aux marchés » ou de « rassurer les investisseurs », est aussi fondée en grande partie sur la croyance et les outils pour la modeler.

Niall Ferguson (2001 : 11) le dit si bien : « Most economic institutions, if they depend on credit, also depend in some measure on credibility. But credibility can be based on credulity. » Si la crédulité des acteurs économiques, ou disons un certain aveuglement volontaire, peu certainement être en cause dans le gonflement d’une bulle financière, la gestion d’une crise, une fois la bulle éclatée, oblige aussi les autorités publiques à recourir à des stratagèmes pour « faire croire », et ce, même si elles ne peuvent compter sur la simple naïveté des acteurs économiques qui, une fois la crise apparue, deviennent des spectateurs alertes de leurs interventions. Celles-ci doivent être néanmoins camouflées et réalisées en secret. Même si la plupart des économistes orthodoxes prétendront que les marchés peuvent atteindre un degré élevé d’efficience en autant qu’ils aient accès à une information adéquate, en temps de crise, la transparence est pourtant à éviter. C’est pour cette raison que les banques centrales comme la Réserve fédérale et la Banque du Canada ont rapidement mis sur pied, durant la crise, des outils pour permettre aux banques d’accéder anonymement à des liquidités. Le traditionnel guichet d’escompte dont les données sont publiques risquait de stigmatiser les emprunteurs. De la même manière, quand le secrétaire du Trésor américain, Henry Paulson, a décidé de recapitaliser directement les grandes banques américaines en difficulté, il a aussi recapitalisé les banques non problématiques, pour éviter de stigmatiser certaines institutions, notamment Citigroup (Tooze, 2018 : 196-197). La gestion de crise est un exercice de faux-semblants et d’opacité où les autorités se retrouvent souvent à user de demi-vérités, d’écrans de fumée et de déclarations qu’elles souhaiteraient voir devenir des prophéties « auto-réalisatrices ».

Nous soumettons dans cet article que le discours sur l’exception canadienne dans le contexte de la crise financière de 2007-2008 s’apparente aussi à une forme de prétention peu fondée qui sert essentiellement à maintenir la confiance dans le système bancaire canadien ou, à tout le moins, à ne pas fragiliser inutilement cette confiance. Ce discours gomme néanmoins une partie de la réalité et empêche ceux qui étudient la crise financière de tirer des conclusions fiables sur les leçons à en tirer, particulièrement au regard de la réglementation optimale d’un système bancaire.

La thèse de l’exception canadienne

Depuis la crise de 2007-2008, le Canada est considéré par plusieurs comme un modèle en matière bancaire. En 2016, le World Economic Forum le considérait comme un pays où les banques sont les plus sûres, à égalité avec la Finlande. Le fait que le Canada ait largement évité la crise financière a mené à un encensement presque sans réserve du modèle canadien de réglementation bancaire.

La littérature sur ce que nous appelons l’« exception canadienne », dans le contexte de la crise financière, est aussi très prompte à vanter les mérites du système canadien. Or, l’unanimité sur le diagnostic (à l’exception notable de Calmès et Théoret, 2013) n’est pas en phase avec la preuve empirique fournie pour conclure résolument à la supériorité canadienne. Si l’on ne peut nier que les banques canadiennes ont été relativement épargnées par la crise, il demeure encore hasardeux de statuer clairement, même presque dix ans après la crise, sur les raisons du succès canadien. Autrement dit, la thèse de l’exception canadienne souffre de lacunes importantes.

Prenons, à titre d’exemple, un argument souvent utilisé pour expliquer l’exception canadienne, soit les différences entre les marchés immobiliers canadien et américain. Plusieurs auteurs ont en effet vanté la stabilité du marché immobilier canadien (Kiff, 2009 ; Financial Stability Board, 2012 : 13) comme une raison de la stabilité bancaire du pays. Même s’il est vrai que le marché des subprimes était moins développé au Canada – bien qu’il n’était pas interdit –, les banques canadiennes auraient très bien pu décider de faire le plein de subprimes américains comme, entre autres, UBS, la banque suisse, l’a fait. IKB, une banque allemande, a aussi dû être sauvée des eaux en février 2008 à cause d’investissements massifs dans les hypothèques à risque américaines, alors que l’Allemagne n’a pas, non plus, subi de crise immobilière. Comme d’autres arguments, celui d’un marché immobilier canadien supposément plus stable est une forme de distraction qui détourne l’analyse des véritables raisons de l’exception canadienne. Nous proposons dans cet article de revisiter ces arguments à la lumière d’analyses comparatives sommaires (avec d’autres pays) et en nous appuyant sur la littérature plus générale portant sur les liens entre certains aspects d’un système bancaire et la stabilité financière.

De meilleurs régulateurs

Dans un discours de 2012, le premier ministre canadien Stephen Harper affirmait que le secret de la stabilité bancaire du pays se trouvait dans des régulateurs qui ne tentaient pas de soumettre les institutions financières à une « microgestion ». Il affirmait en outre que le « nombre relativement restreint de joueurs importants » dans le secteur financier permettait une interaction « vraiment approfondie » entre les régulateurs et les personnes assujetties à la réglementation (Harper, 2012).

Harper résumait alors assez bien un argument central de la thèse de l’exception canadienne voulant que les régulateurs canadiens soient tout simplement plus performants que les autres. Dans une étude comparative entre le Canada et les États-Unis, Marc Lacoursière (2014 : 275) affirme que les organismes de supervision canadiens sont d’une « efficacité redoutable » et que la réglementation au Canada est plus « efficiente » que celle de ses voisins étatsuniens. Selon Laurence Booth (2009 : 16), la performance canadienne en matière bancaire s’expliquerait également par la « supervision étroite et continue », notamment par le Bureau du surintendant aux institutions financières (BSIF). Acott Hyman, Carol Pennycook, Derek Vesey et Nicholas Williams (2015) avancent aussi que le Canada a adopté une approche « très conservatrice[1] » en matière de réglementation. De son côté, Malcolm D. Knight (2011) soutient que la loi canadienne sur les banques aurait établi une « culture de gestion de risques plus alerte ». Il juge aussi que l’intégration de la surveillance microprudentielle à une plus « large structure de réglementation macroprudentielle[2] » a permis d’assurer une stabilité financière grâce à la coopération de plusieurs agences gouvernementales. L’auteur parle carrément d’une « philosophie » différente en matière de réglementation aux États-Unis et au Canada (Knight, 2011 : 11, 13, 16). Neville Arjani et Graydon Paulin (2013 : 1) considèrent de leur côté que la raison principale de l’exception canadienne est la « solide approche » des banques canadiennes concernant la gestion de risques, « encouragée » par les autorités canadiennes. Ils mentionnent, comme Knight (voir note infra), l’apport bénéfique du Comité de surveillance des institutions financières ainsi que ce qu’il perçoit comme une « forte culture de collaboration entre les agences publiques concernées » (Arjani et Paulin, 2013 : 27). Anita Anand et Andrew Green (2012 : 425, 406) vantent, quant à eux, la relative opacité de la réglementation de même que la centralisation de l’information au BSIF qui permettrait d’éviter la collusion entre les institutions réglementées. Kevin Lynch (2010), comme d’autres, soutient que l’approche régulatrice canadienne centrée sur les principes (plutôt que sur des règles précises) serait plus efficace.

Michael D. Bordo, Angela Redish et Hugh Rockoff (2011) tentent pour leur part de souligner les avantages canadiens en matière de structure réglementaire en mettant en exergue les lacunes du système américain. Ces lacunes sont avant tout liées à la fragmentation chez nos voisins qui fait en sorte que les institutions financières peuvent être sous réglementation soit nationale, soit étatique. Cette fragmentation est le résultat d’une moins grande centralisation des pouvoirs réglementaires en matière de finance au palier fédéral et d’une volonté d’instaurer des contrepoids à des régulateurs qui pourraient devenir arbitraires (FCIC, 2011 : 54). Finalement, Knight (2011 : 7, 9) insiste par ailleurs sur l’efficacité du processus législatif canadien qui prévoit la révision périodique de la Loi sur les banques. A contrario, le modèle américain se caractériserait par une « multiplicité d’initiatives par des administrations successives » et une approche « moins cohérente ».

Une industrie mieux structurée

Si les régulateurs y étaient pour beaucoup dans la performance du Canada en matière bancaire, la structure même de l’industrie bancaire est aussi souvent considérée comme un facteur crucial dans la performance du secteur bancaire canadien.

Quand on parle de structure de l’industrie bancaire canadienne, on parle souvent de concentration. Au Canada, les six grandes banques contrôlent presque la totalité du marché. Anand et Green (2012) croient que c’est là un avantage, notamment du point de vue de la réglementation, qui se voit facilitée. Lacoursière (2014 : 280, 290, 292) insiste aussi sur l’effet bénéfique d’une moins grande compétition en sol canadien, notamment à cause de l’hermétisme du système bancaire canadien aux banques étrangères, de la situation oligopolistique des banques canadiennes et d’une présence moins grande du système bancaire parallèle. Knight (2011) croit aussi que, sans grande compétition, les banques canadiennes peuvent compter sur des revenus relativement stables et, donc, prendre moins de risques.

Lev Ratnovski et Rocco Huang (2009) considèrent pour leur part que c’est la structure de financement des banques canadiennes qui est le facteur le plus important pour expliquer pourquoi elles ont été si peu atteintes par la crise. Les dépôts formaient de 65 % à 71 % de leur financement. Les auteurs suggèrent que celles-ci profitent d’un avantage en tant que banques dites « universelles » où les consommateurs peuvent satisfaire tous leurs besoins en matière financière (ibid. : 11). Knight (2011 : 23) souligne aussi le rôle stabilisateur du réseau national de succursales construit par les banques canadiennes au fil des décennies. Bordo et ses collègues (2011) croient en outre que, par opposition au cas américain, le Canada profite d’une plus grande stabilité en raison des nombreuses succursales des banques à travers tout le pays. L’interdiction pour les banques américaines d’ouvrir des succursales dans d’autres États, depuis le Macfadden Act de 1927, aurait eu pour effet de fragmenter l’industrie bancaire de ce pays. Cette fragmentation augmente la possibilité qu’une banque soit touchée, fatalement, par un risque régional, comme cela s’est produit durant les années 1930 aux États-Unis, mais pas au Canada (voir aussi Booth, 2009 : 16).

La stabilité comme produit historique

Quelques auteurs offrent une analyse moins centrée sur les règles de l’exception canadienne et de ses causes. Celles-ci seraient davantage de nature historique ou seraient plutôt le produit de décennies d’ajustements, d’essais et erreurs. Charles W. Calomiris et Stephen H. Haber (2014) offrent par exemple une analyse comparative des « origines politiques des crises bancaires ». Les auteurs s’attardent beaucoup à l’histoire du système bancaire canadien et américain pour faire ressortir ce qu’ils appellent le Grand Bank Bargain propre à chaque pays. Ils mettent ainsi en relief les racines politiques de la structure bancaire en relativisant l’apport concret de la réglementation qui ne serait finalement qu’un produit historique :

[T]hese advantageous features of the Canadian regulatory system should not be seen as independent causes of the success of Canadian banking. Rather, Canada’s regulatory system—limited-duration charters, nationwide branching, and conservative regulation—are all outcomes of Canada’s Game of Bank Bargains. If smart regulation alone accounted for Canada’s success, it would be easily emulated. Unfortunately for the rest of the world, that is not the case.

Ibid. : 327

Andrew Smith (2012) remonte pareillement à l’origine politique des deux systèmes bancaires et soutient que le système canadien était déjà fondé, au XIXe siècle, sur un oligopole qui aurait été impensable aux États-Unis, vu la méfiance des Américains envers les intérêts financiers. Cette différence culturelle renverrait à une certaine conception « jeffersonienne », aux États-Unis, du rôle de la finance qui l’aurait emporté, aux débuts de la république, sur une conception davantage inspirée d’Alexander Hamilton (voir également Brean et al., 2011). Smith (2012 : 7) aussi met l’accent sur le caractère plus centralisé de la fédération canadienne, issu d’un compromis entre les partisans d’un État unitaire et la décentralisation à l’américaine. La permission donnée aux banques, d’emblée, d’ouvrir des succursales dans plusieurs provinces est certainement liée à une vision plus centralisée de l’activité économique. Jason Kaufman (2009) souligne aussi la différence entre le fédéralisme canadien et américain :

Because the founding American states were as suspicious of one another as they were of their new central government, they drafted a constitution filled with details about what national government should not be allowed to do and left the actual responsibilities of government for the states to decide. The Dominion of Canada, by contrast, was created through active negotiation between would-be federal government and the existing provinces. The resulting arrangement tried to strike a balance between local and federal power and carefully laid out the responsibilities of each.

Ibid. : 7, 13

Donald J.S. Brean, Lawrence Kryzanowski et Gordon S. Roberts (2011), pour leur part, expliquent les différences entre les deux systèmes réglementaires en mettant l’accent sur la différence « culturelle » entre les deux pays (voir en outre Bordo et al., 2011 : 11).

La thèse de l’exception canadienne revisitée

Comme on le voit, les arguments pour expliquer l’exception canadienne sont nombreux, mais la littérature sur le sujet demeure relativement limitée et est composée, souvent, de sources non scientifiques. À la lecture de ces écrits, le lecteur est naturellement frappé par la répétition de certains arguments sans que ceux-ci ne soient fondés sur des données empiriques fiables. Il ressort, par ailleurs, de ces lectures une impression notable au regard d’un certain biais de sélection. Comme si, une fois qu’il est accepté que le Canada a évité la crise – nous y reviendrons –, tous les éléments du modèle deviennent des éléments explicatifs de la bonne performance canadienne. Dans cette section, nous proposons essentiellement de prendre un recul salutaire sur ces arguments pour mieux les évaluer.

La réglementation canadienne

Malgré l’encensement récent des régulateurs canadiens, ceux-ci n’ont pas toujours eu autant bonne presse. Par exemple, Howell E. Jackson (2006) conclut que l’activité des autorités canadiennes de valeurs mobilières est clairement moins intense que chez nos voisins. Utpal Bhattacharya (2006), qui a comparé la Commission ontarienne des valeurs mobilières et la Securities and Exchange Commission (SEC), conclut aussi que cette dernière exerce davantage de rigueur dans son application de la loi. Michael Kempa (2010 : 255) signale à son tour l’important problème de coordination, au Canada, entre quelque cinquante entités impliquées dans la réglementation des marchés financiers, en incluant les services de police, les associations de l’industrie et les treize commissions des valeurs mobilières. En effet, même si le système américain est souvent qualifié de « complexe », il en va de même pour le système canadien, du moins selon le Financial Stability Board (2012 : 9). Par ailleurs, après 2008, ce que certains voyaient comme de la supervision étroite était interprété par d’autres comme de la « camaraderie » à déconseiller entre les banques et les régulateurs (Boone et Johnson, 2010 ; Livesey, 2012 : 16).

De surcroît, la recherche scientifique sur le modèle optimal de réglementation bancaire n’offre pas de réponse claire et elle ne pointe pas résolument vers un système à la canadienne. Par exemple, un argument courant des tenants de l’exception canadienne est que le Canada appliquait une réglementation basée sur des principes et non sur des règles, comme aux États-Unis. Julia Black (2008) montre néanmoins que les classifications entre réglementation par principes ou par règles n’ont souvent pas de manifestation pure dans la réalité. Au surplus, la réglementation par principes a aussi été écorchée durant la crise financière.

Principles-based regulation has the potential to live up to the expectations of both its supporters and its critics. Whether it does depend on how it is implemented and on the institutional context which surrounds it […] However, it is possible, and indeed likely, that even if these institutional preconditions are met, that PBR lives up to the expectations of both its detractors and its supporters, but in different parts of the regulatory regime.

Idem : 3-4

Black (12-13) explore différents « paradoxes » de la réglementation par principes. Elle souligne aussi que, malgré ce que l’on prétend souvent, les États-Unis n’ont pas adopté une approche mur à mur dans leur réglementation. Samuel McPhilemy (2013 : 750) conclut par ailleurs que le modèle britannique de réglementation, basé sur des principes, a failli à la tâche durant la crise. Sheila Bair (2012 : 27) est aussi critique du concept « which, in [her] view, meant articulating high-level standards but then leaving it to the banks themselves to interpret and enforce those standards ».

Si la réglementation par principes n’est pas sans faille, qu’en est-il des autres caractéristiques du système bancaire canadien ? Encore là, ce qui ressort plutôt c’est l’incertitude par rapport à ce qui fonctionne vraiment. Sur plusieurs aspects de la réglementation – que ce soit les bénéfices (ou désavantages) de la concentration bancaire, d’un système d’assurance-dépôts, de ratios de capitaux propres sévères ou de pouvoirs accrus pour les régulateurs –, les avis et les arguments divergent nettement. James R. Barth, Gerard Caprio Jr et Ross Levine (2002 ; 2012 ; 2013) ont beaucoup étudié ces questions. Ils ont piloté une vaste collecte de données, pour la Banque mondiale, auprès de plus de 150 pays, sur une foule de caractéristiques des systèmes de réglementation nationaux (Barth et al., 2013 : 5-6). Le tableau 1 présente le profil réglementaire de plus d’une vingtaine de pays qui, selon le Fonds monétaire international, ont subi une crise bancaire en 2007 ou en 2008 (Laeven et Valencia, 2012). Le Canada ne fait évidemment pas partie de la liste du FMI, mais est inclus aux fins de comparaison[3].

Même si le modèle canadien du régulateur unique a souvent été mis en opposition à la panoplie de régulateurs présents aux États-Unis (Graham, 2010 : 16)[4], on peut tout de suite voir, dans le tableau 1, que les États-Unis sont en fait une exception (avec les Pays-Bas) en ce qui a trait à la réglementation par plusieurs agences. De son côté, le Canada est un pays parmi plusieurs autres qui a adopté le modèle du régulateur unique au niveau bancaire, plus performant à certains égards (Eichengreen et Dincer, 2011).

S’il n’est pas clair qu’on ne peut conclure avec certitude que le Canada a une meilleure structure de réglementation ni même qu’il applique une meilleure philosophie régulatrice, il convient peut-être alors de regarder plus précisément certaines règles, objectives, qui sont appliquées par les régulateurs canadiens et qui seraient supérieures. L’argument le plus répandu sur la réglementation bancaire au Canada tient au fait que le BSIF aurait exigé des ratios de capitaux propres plus élevés qu’ailleurs (Graham, 2010)[5]. Ratnovski et Huang (2009 : 16) suggèrent par exemple que le régulateur canadien « décourageait la prise de risques » par le biais de règles sur les capitaux propres plus sévères et par l’imposition d’un levier maximum[6]. Booth (2009 : 16) soutient aussi que les banques canadiennes détenaient du « capital en excès » (voir en outre Baron, 2013 : 606). 

Même s’il est vrai que le BSIF imposait un ratio de capitaux propres plus élevé, dans les faits, les banques canadiennes n’étaient, en moyenne, que marginalement plus capitalisées que les banques américaines. Comme on le voit au tableau 1, les ratios de capitaux propres des banques canadiennes se situaient à quelque 0,5 point de pourcentage au-delà des niveaux américains. Cela s’explique par le fait que la réglementation ne représente évidemment qu’un minimum, mais aussi parce qu’elle n’est qu’un facteur dans la décision des banques sur le ratio optimal de capital à conserver. Autrement dit, il n’y a pas de « course vers le bas » en matière de capitaux propres qui serait déterminée par un laisser-aller réglementaire. En fait, la réglementation ne serait même pas le facteur le plus important dans le niveau effectif des capitaux propres (Gropp et Heider, 2010). Celui-ci serait davantage déterminé par des variables macroéconomiques ; un niveau plus élevé irait de pair avec un faible taux d’inflation, une faible croissance et une plus grande volatilité boursière. Le capital excédentaire (par rapport à un ratio minimal) serait aussi corrélé positivement avec les opportunités de croissance et la profitabilité, mais négativement corrélé avec la taille de la banque (Teixera et al., 2014). James K. Jackson (2013 : 5) décrit ainsi la position des banques canadiennes avant la crise :

Canadian banks were not exceptionally financially strong relative to banks in other OECD [Organisation for Economic Co-operation and Development] countries. In some cases, the capital ratios of Canadian banks were half or less than that of a number of U.S. firms that experienced significant liquidity problems as the financial crisis progressed. Similarly, Canadian banks did not have balance sheet liquidity that was significantly different from that of other banks.

Tableau 1

22 pays en crise (plus le Canada)

22 pays en crise (plus le Canada)

a. AUT – Autriche, BEL – Belgique, CAN – Canada, DAN – Danemark, FRA – France, ALL – Allemagne, GRE – Grèce, HON – Hongrie, ISL – Islande, IRL – Irlande, ITA – Italie, KAZ – Kazakhstan, LET – Lettonie, LUX – Luxembourg, PBA – Pays-Bas, POR – Portugal, RUS – Russie, SLO – Slovénie, ESP – Espagne, SUE – Suède, SUI – Suisse, RU – Royaume-Uni, EU – États-Unis

b. Banque mondiale, (http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/FS.AST.DOMS.GD.ZS?view=chart), consulté le 29 décembre 2016.

c. La différence, sur trois ans, entre le produit intérieur brut (PIB) réel (en % du PIB) enregistré et la tendance avant le début de la crise (Laeven et Valencia, 2012).

d. Dépenses fiscales liées à la restructuration du secteur financier. Inclut la recapitalisation des banques mais exclut l’achat d’actifs ou l’aide en matière de liquidités de la part du Trésor public (Laeven et Valencia, 2012).

e. Banque mondiale, (http://data.worldbank.org/indicator/FB.BNK.CAPA.ZS), consulté le 29 décembre 2016.

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Cela dit, il importe aussi de se demander si, à de tels niveaux de capitalisation (12,3 % pour les États-Unis, 12,9 % pour le Canada), la différence de même un ou deux points de pourcentage aurait eu le potentiel d’avoir un effet dévastateur sur le bilan des banques. Luc Laeven et Fabián Valencia (2012) ont conclu que les ratios de capitaux propres (bas) étaient un bon prédicteur de crise, mais on parle ici de ratios aussi bas que 6 % et 7 %, soit près de la moitié des taux en vigueur autant au Canada qu’aux États-Unis. Gary B. Gorton (2012 : 157) fait un commentaire plus général sur l’incidence du capital sur la stabilité :

There is almost no evidence that links capital to bank failures. Every generation seems to rediscover this. The recent crisis was not centered on commercial banks but on dealer banks. The fact that an entire shadow banking system had developed, completely undetected by bank regulators, would suggest that the greater problem is one of measurement of economic activity rather than just capital. The commercial banks that failed in the recent crisis held on average more capital than Basel III required.

Cela dit, Anita Anand (2009) affirme que les capitaux réglementaires canadiens seraient de « meilleure qualité ». Pourtant, si l’on regarde du côté du capital-actions (la forme de capital considéré comme de la meilleure qualité) des grandes banques canadiennes avant la crise, on réalise que l’argument ne résiste pas à l’épreuve des faits. Ratnovski et Huang (2009) ont colligé le ratio de capital-actions de plusieurs banques et nous reproduisons leur tableau ici (voir tableau 2). On constate rapidement que, certes, les banques avec des ratios les plus bas (2-3 %) ont été plus touchées durant la crise, mais on voit qu’il en va de même pour les banques avec des ratios très élevés (6-10 %). Par ailleurs, il ne fait pas de doute à la lecture de ce tableau que les banques canadiennes n’étaient aucunement dans une position avantageuse à la fin 2006, en comparaison des autres banques. Les auteurs notent d’ailleurs : « Capital ratios of Canadian banks were generally in the third (from the highest) quartile of the sample : below average, not particularly strong, but high enough to avoid insolvency problems on minor losses. » (Ibid. : 7) Ce qui frappe ici c’est que des banques beaucoup mieux capitalisées que les banques canadiennes ont dû aussi être recapitalisées par l’État.

Tableau 2

Le ratio de capital-actions des banques

Le ratio de capital-actions des banques
Source : Ratnovski et Huang, 2009 : 7

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Plusieurs auteurs ont aussi avancé que le secret du succès canadien est attribuable au fait que le Bureau du surintendant aux institutions financières imposait un ratio de levier aux banques, avant même qu’un tel ratio soit considéré par le Comité de Bâle après la crise financière (Booth, 2009 ; Lacoursière, 2014). Ces mêmes auteurs oublient cependant de spécifier que les États-Unis imposaient aussi un levier maximal à ses institutions bancaires (voir tableau 1). Même si ce dernier s’avérait supérieur au plafond de levier imposé par les autorités canadiennes, il appert, encore là, que les banques canadiennes étaient, dans les faits, plus endettées que leurs consoeurs américaines, avant la crise (Calmès et Théoret, 2013 : 2). Étienne Bordeleau, Allan Crawford et Christopher Graham (2009 : 7) font une comparaison des niveaux de leviers au Canada, aux États-Unis et en Europe et confirment que les banques commerciales américaines présentaient un niveau de levier en deçà de 15 pour la période de 2000 à 2009, alors que les banques canadiennes présentaient un levier stable juste en deçà de 20. Plusieurs grandes banques commerciales, dont Citigroup (18), Bank of America (12), JP Morgan (13) et Wells Fargo (12), présentaient un niveau de levier inférieur à la limite canadienne (Kalemli-Ozcan et al., 2011 : 40). Aux États-Unis, c’est plutôt du côté des banques d’investissement que la différence est plus marquée. Si elles avaient sensiblement le même niveau de levier jusqu’en 2004 (un peu au-delà de 20), à partir de cette année-là, le levier des Goldman Sachs, Lehman Brothers et compagnie a augmenté pour atteindre 30 en 2007, soit le même niveau que les banques européennes.

L’oligopole bancaire canadien

Une bonne partie de l’argumentation sur l’exception canadienne concerne non seulement les régulateurs plus stricts, mais aussi les banques, qui seraient de toute manière plus prudentes. La prudence découlerait principalement d’une situation d’oligopole qui pousserait moins les banques canadiennes à prendre des risques. Autrement dit, celles-ci seraient moins en compétition, ce qui mènerait à une moins grande prise de risques.

Encore là, sur les liens entre compétitivité et stabilité, les conclusions tirées de la littérature sont tout en nuances. Franklin Allen et Douglas Gale (2004) offrent une discussion théorique du lien entre compétition (ou son opposé, la concentration) dans le secteur financier et la stabilité dudit secteur, à l’aide de différents modèles économétriques. Ils concluent que la relation entre stabilité et compétition est « complexe et multidimensionnelle ». En général, deux vues s’affrontent sur la question de la concentration bancaire versus la stabilité financière. Les tenants de la théorie de la concentration stabilisatrice avancent qu’un moins grand nombre d’institutions peuvent mieux se diversifier et être plus stables. La réglementation d’un moins grand nombre de banques serait aussi plus aisée. Finalement, la concentration bancaire mènerait à des « franchises » plus profitables et, donc, à une moins grande prise de risques. À l’inverse, ceux qui prétendent que la concentration est nuisible à la stabilité suggèrent plutôt que les politiques implicites de l’État en support aux banques mèneraient à une plus grande prise de risques. Les tenants de cette position affirment en outre que les grandes banques sont nécessairement plus difficiles à réglementer parce que plus opaques et complexes (Beck et al., 2007).

Les études empiriques sur le sujet sont relativement rares. Pour les États-Unis, John H. Boyd et David E Runkle (1993) n’ont trouvé aucune preuve que les grandes banques étaient moins sujettes à la faillite. En fait, ils ont observé que davantage de grandes banques avaient déclaré faillite durant la période allant de 1971 à 1990 (cité dans Berger et al., 2003). Thorsten Beck, Asli Demirgüç-Kunt et Ross Levine (2007) concluent, pour leur part, après une étude de 70 pays de 1980 à 1997, que les systèmes bancaires plus concentrés ont moins de chances de connaître une crise ; que davantage de compétition et moins de restriction des activités bancaires permises augmentent la stabilité ; et qu’un pays qui a des institutions pour promouvoir la compétition a moins de chances de subir une crise. Néanmoins, notons que la concentration est mesurée ici par la part des actifs des trois plus grandes banques (la moyenne des années 1988-1997), si bien que le Canada se trouve à avoir une concentration sous la moyenne de l’échantillon des 70 pays, soit 58 %, pour une moyenne de 72 %, ce qui, logiquement, devrait en faire un pays davantage en proie aux crises. Si la concentration du système bancaire était un véritable atout, plusieurs pays qui ont un système plus concentré que le Canada selon les données utilisées par les auteurs – le Danemark (78 %), la Grèce (79 %), l’Irlande (74 %) et la Suède (89 %) – ne se retrouveraient peut-être pas dans la liste des pays touchés par la crise de 2008 du tableau 1.

Il est donc difficile de statuer clairement sur les avantages du système oligopolistique canadien. Certes, on peut penser que les grandes banques reçoivent en général plus d’attention des régulateurs (voir, pour le cas américain, Hirtle et al., 2016 ; voir aussi Eisenbach et al., 2016 : 3), mais sur la question de la compétitivité, les réponses sont tout en nuances. Est-ce que les banques canadiennes sont réellement compétitives ? Bordo, Redish et Rockoff (2011 : 17) concluent que, de 1880 à 1980, le système bancaire canadien n’était pas « significativement moins compétitif que celui des États-Unis ». Selon Jason Allen et Walter Engert (2007), les banques canadiennes n’auraient pas un comportement « collusionnaire », mais opéreraient néanmoins dans un contexte de compétition monopolistique. À partir d’une « statistique H », qui mesure jusqu’à quel point les revenus d’une entreprise sont sensibles aux changements des prix des intrants, les auteurs évaluent si un marché est dans une compétition parfaite (1), une compétition monopolistique (entre 0 et 1), ou encore un monopole ou un oligopole collusif (sous 0). Or, selon les auteurs, les études empiriques concluent généralement que les pays se trouvent en situation de compétition monopolistique. Sur leur corpus de 16 pays, l’étude de Stijn Claessens et Luc Laeven (2005 : 205) révèle par exemple que 15 ont des cotes entre 0 et 1[7]. Autrement dit, il n’y a pas de raison de croire que l’oligopole canadien est plus compétitif qu’ailleurs.

Toujours en lien avec la structure bancaire, certains ont aussi avancé que la raison du succès canadien était liée à leur source de financement, davantage axée sur les dépôts (Jackson, 2013). Ratnovski et Huang (2009) aussi sont d’avis que c’est un facteur important ; les dépôts représentaient en général quelque 65 % du financement des banques canadiennes. Cela dit, encore une fois, il est difficile de croire que c’est là un facteur absolument déterminant puisque deux banques américaines, Wachovia (qui sera rachetée par Wells Fargo) et Washington Mutual (qui fera faillite) avaient aussi des taux de dépôt élevés, respectivement 62,8 % et 74,6 % (ibid. : 11). La crise viendra par ailleurs montrer que les banques canadiennes ont aussi fait les frais de ce financement « en gros » sur les marchés monétaires. Il n’est pas clair si les 35 % de fonds (souvent à court terme) dont dépendaient les banques canadiennes les rendaient vraiment moins vulnérables à une crise de liquidités. La Banque du Canada offrira rapidement d’ailleurs, au début de 2008, des liquidités massives aux banques canadiennes, notamment en échange de papier commercial.

À propos de l’histoire

Naturellement, les arguments sur la construction graduelle d’un système bancaire plus solide paraissent moins crédibles à la lumière de la discussion précédente. La question de l’adaptabilité du système financier canadien est cependant intéressante et mérite d’être discutée. Plusieurs auteurs ont vanté le fait que les lois bancaires canadiennes étaient revues périodiquement, d’une manière statutaire. L’argument peut néanmoins être utilisé des deux côtés. Si la révision de la Loi sur les banques tous les cinq ans a le potentiel d’adapter le système financier canadien aux nouvelles réalités de l’industrie, elle peut aussi permettre aux institutions de se lancer dans des innovations financières mal avisées. Par ailleurs, si la « clause de révision » a le potentiel de laisser les banques sur le bout de leur siège, dans la crainte qu’on leur retire certains privilèges, elle est interprétée autrement par Walter Stewart (1997 : 65), un observateur de longue date du système financier canadien : « the Act was given a five-year “sunset clause,” which meant that it would be reviewed again in 1997 […] to see if there was anything left to give the banks ». La vérificatrice générale offrait quant à elle, en 2010, un avis partagé sur la question :

Le cadre réglementaire fédéral visant le secteur bancaire est mis à jour à mesure que surgissent des nouveaux enjeux tant au pays qu’à l’étranger. La Loi sur les banques, qui régit les banques canadiennes, est révisée tous les cinq ans, au terme de vastes consultations. Par contre, il n’existe pas de processus qui permette d’évaluer périodiquement l’efficacité des volets clés du cadre réglementaire et législatif pour vérifier si les règles et les politiques en vigueur favorisent la stabilité et l’efficience du système financier. Or, sans ce type d’évaluation, il est difficile pour le gouvernement de déterminer si les modifications apportées successivement à la réglementation produisent les effets voulus ou si elles ont des effets négatifs non intentionnels.

Bureau du vérificateur général, 2010 : 2

Sous un autre angle, l’adaptabilité peut aussi être vue à plus court terme comme le résultat d’événements traumatiques, de crises, qui ont mené à des réformes. Il faut d’ailleurs rappeler que la faillite de deux banques dans les années 1980 a provoqué une prise de conscience bien réelle chez les régulateurs canadiens concernant la fragilité du système. Selon Arjani et Paulin (2013 : 1), la crise des années 1980 a créé un environnement caractérisé par la prudence dans la prise de risques ainsi que la gestion améliorée des crises (voir aussi Coyne, 2009). Pourtant, alors que le Canada vivait ses secousses financières durant cette période, avec plusieurs faillites de trusts et deux faillites bancaires, les États-Unis étaient sur le point de connaître la crise des Savings and Loans, beaucoup plus importante à plusieurs égards. Si les crises sont un bon moyen de sonner l’alarme, les États-Unis auraient dû être mieux préparés pour la crise de 2007-2009.

Une explication plus convaincante à ce chapitre renvoie, ironiquement, aux bénéfices de la déréglementation canadienne qui a précédé de plusieurs années celle de ses voisins. En abolissant, dès les années 1970, les plafonds sur les taux d’intérêt que pouvaient accorder les banques aux épargnants, celles-ci ont moins subi la concurrence des fonds de marchés monétaires qui sont rapidement devenus la norme chez nos voisins. La croissance du système bancaire « fantôme », ou parallèle, a donc été plus limitée au Canada (Bordo et al., 2011 : 22). Booth (2009 : 16) concourt à cet argument et soutient que : « the Canadian banking system is a modern version of that existing in the US and UK some 20 years ago, before their banking systems became capital market orientated ». Évidemment, si l’on en vient à suggérer que c’est la déréglementation tardive aux États-Unis qui serait à la source de la crise financière, c’est une bonne partie du narratif sur la crise financière qu’il faudra revoir.

La culture comme seul rempart ?

Une fois que tous les arguments sur un ou l’autre des prétendus avantages du système bancaire canadien ont été étudiés, les certitudes tombent et les questions sur l’exception canadienne demeurent. Néanmoins, on ne peut ignorer certaines spécificités du secteur financier canadien avant la crise. Par exemple, les institutions financières canadiennes ont moins utilisé la titrisation que leurs pairs aux États-Unis : 27 % en 2007, comparativement à 67 % aux États-Unis (Knight, 2011). Par ailleurs, selon la Federal Housing Finance Agency (FSB, 2012 : 13), les opérations de pension sur titres au Canada étaient sécurisées par des obligations gouvernementales plutôt que, comme aux États-Unis, par des titres privés. Le papier commercial canadien était aussi moins contaminé par des subprimes américaines. Mais ce sont là des faits objectifs qui peuvent difficilement être rattachés à une quelconque réglementation – que ce soit sa philosophie ou sa structure. Rien n’empêchait les banques d’avoir recours à la titrisation, rien ne les empêchait non plus d’investir dans des subprimes.

En fait, parmi tous les arguments avancés pour expliquer l’exception canadienne, le plus crédible demeure celui qui est aussi le plus difficile à prouver : il s’agit de la thèse voulant que les banquiers canadiens aient eu une certaine aversion au risque. En effet, ce qui est le plus intéressant avec l’argumentaire de l’exception canadienne en matière de réglementation bancaire est qu’il est lié, en dernière analyse, à des institutions – ou même des chefs d’entreprises – qui auraient moins d’appétit pour le risque (voir notamment Baron, 2013). Ann Graham (2010 : 24) affirme, en parlant des ratios de capitaux marginalement plus élevés au Canada, que c’est là un indicateur de « valeurs financières conservatrices » du pays. Lacoursière (2014 : 319) aussi est d’avis que les banquiers canadiens partageraient une « culture plus conservatrice ». Même discours chez Arjani et Paulin qui parlent d’une « culture d’affaire traditionnellement conservatrice » au Canada. Marie-Josée Kravis (2009) s’en remet également à la prescience des banquiers pour justifier l’exception canadienne quand elle tente d’expliquer que les banques canadiennes se sont retrouvées à ne détenir que 7 % de subprimes (sur l’ensemble du portefeuille d’hypothèques) comparativement à 20 % pour les banques américaines.

La surintendante aux institutions financières, Julie Dickson (2008), offre une analyse similaire des raisons pour lesquelles le Canada avait évité la crise, mais sous l’angle de la gestion de risques à l’intérieur des institutions bancaires. Elle est d’avis que ce sont les pratiques de gestion de risques dans les grandes banques, pas seulement canadiennes, qui ont fait la différence. Ces pratiques incluaient le partage efficace de l’information dans l’institution, un esprit critique envers l’évaluation des produits complexes fournie par les agences de notation, une vision d’ensemble de l’entreprise et, finalement, une panoplie de mesures du risque.

At the best performing banks, more of these practices were employed. Members of the bank were not working in silos. There was considerable interaction at a very senior level. There was productive discussion between those focused more on controlling risk and those focused more on growth, new ideas, and taking risk. Finally, they were better equipped to detect threats and take action. The point is that the global banks that fared the best had succeeded in establishing state-of-the-art risk management practices, while the rest thought they had succeeded and found out otherwise. And many of these practices are not practices that can be easily judged from the outside, as they are cultural. Culture played a significant role here.

Dickson, 2008 : 4

Anand (2009 : 27) considère aussi que la culture explique beaucoup. « Law can only do so much », écrit-elle, alors que Booth avance sa propre théorie (2009 : 16) :

And here is the final secret : the CEOs of all the Canadian banks are commercial bankers, not investment bankers, so the focus remains on relationship banking. Only one Canadian bank has had an investment banker as its CEO and only one Canadian bank has had to write off billions over the last ten years as a result of forays into the US. They are of course the same bank. So if we can’t go back to entity regulation, the Canadian secret is not to let investment bankers near the C suite.

Évidemment, tout en étant convaincante, cette « thèse culturelle » de l’exception canadienne ne s’appuie pas, pour l’instant, sur une preuve empirique solide et elle ne saurait être, évidemment, une base adéquate pour tout un système financier.

Conclusion

Une fois les arguments sur l’exception canadienne sous-pesés, on peut raisonnablement douter de la supériorité intrinsèque du modèle canadien. Cette supériorité est d’autant plus discutable quand on s’oblige à se rappeler que le Canada a bel et bien traversé une crise financière, avec des conséquences majeures sur certaines institutions, notamment la Caisse de dépôt et placement du Québec. Lorsque, en août 2007, le marché monétaire international a « figé », le Canada a été affecté, comme la plupart des pays, par un problème de reconduction de dettes à court terme. Trente-deux milliards de papier commercial adossé à des actifs se retrouvaient alors sans aucun acheteur. D’un côté, les détenteurs de papier commercial se retrouvaient avec des actifs dont la valeur était difficile à juger, mais de l’autre, les institutions financières se retrouvaient aussi en crise de liquidités puisqu’une bonne part de leur financement provenait de marchés à court terme en panique. L’analyse reste à faire sur la manière dont le Canada a géré cet épisode de la crise. Il semble évident que la célérité avec laquelle les intervenants économiques ont décidé de restructurer le papier commercial, en revoyant les échéances, ainsi que la rapidité avec laquelle la Banque du Canada s’est substituée au marché monétaire, en fournissant des liquidités à profusion aux banques, ne sont certainement pas étrangères à la manière dont, finalement, le Canada a été épargné par la crise. Le peu d’analyses qui ont été faites dans la littérature de la crise du papier commercial – à l’exception notable de Paul Halpern, Caroline Cakebread, Christopher C. Nicholls et Poonam Puri (2016) – n’a d’égal que la manière désinvolte avec laquelle on statue sur une absence plus ou moins nette de tout symptôme de crise durant la phase aiguë de la secousse financière mondiale.

En effet, il semble souvent suffisant de rappeler qu’aucune banque canadienne n’a fait faillite pour attribuer encore aujourd’hui un sans-faute au Canada. Pourtant, David Macdonald (2012) calcule que le gouvernement a bel et bien offert une aide substantielle aux banques canadiennes durant la crise, notamment par le biais de prêts de la Banque du Canada (et la Réserve fédérale) et par l’achat d’actifs (des prêts hypothécaires) par la Société canadienne d’hypothèques et de logement. L’auteur avance qu’au sommet de l’intervention gouvernementale, en mars 2009, trois banques (la Banque canadienne impériale de commerce, la Banque de Montréal et la Banque Scotia) auraient été insolvables sans l’aide de l’État.

Que Macdonald soit le seul à avoir tenté un tel calcul en dit long sur le traitement de la crise financière au Canada. La réception de son analyse, en 2012, n’aurait par ailleurs pas pu être plus glaciale. La porte-parole du ministère des Finances a nié qu’il y ait eu un « sauvetage secret », tandis que le représentant de l’Association des banquiers canadiens assurait les citoyens et citoyennes que l’achat massif d’actifs et le support de liquidités ne visaient qu’à maintenir le flot de crédit pour les petites entreprises (Financial Post, 2012).

Bref, l’exception canadienne est potentiellement le résultat conjugué d’une certaine culture bancaire canadienne et d’une libéralisation précoce qui a limité la croissance d’un secteur bancaire parallèle, mais on peut aussi raisonnablement avancer qu’elle est le produit de la chance et que l’exception canadienne tient davantage du discours. Par nécessité, probablement, les autorités sont soucieuses de défendre la crédibilité de ce discours. La présente étude montre que nous avons des raisons de ne pas y croire.