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Introduction

Discuter de certains sujets tels que la contribution de l’épouse aux dépenses familiales à une personne étrangère de la famille est un sujet sensible et une « affaire d’hommes » en Afrique, notamment au Burkina Faso. Au Burkina Faso, l’époux est le chef de famille en position d’autorité sur son épouse (Attané, 2002). Il s’agit cependant moins d’une forme d’asservissement que d’une relation de soumission et de dépendance, fondée sur l’autorité qui est associée à l’obligation faite à ce dernier de subvenir aux besoins de son épouse (Attané, 2002, 2009). Par ailleurs, des discours stéréotypés sur l’économie domestique s’inscrivent dans un système de principes moraux valorisant la discrétion, l’harmonie des relations et la bonne entente (Ilboudo, 2007). Ce parti pris idéologique est lié aux normes en vigueur dans la société sur les rôles de genre – le travail des femmes étant généralement considéré comme secondaire et moins important que celui des hommes – et aux manques de statistiques sur la contribution des femmes aux dépenses domestiques (Beneria, 1981; Ilboudo, 2007; Labourie-Racapé & Locoh, 1999; Lachaud, 2007; Saint-Lary, 2019; Wayack Pambè & Sawadogo, 2017). Ce système moral se traduit notamment par un genre de discours où il s’agit de dire ce qui est le plus beau et de préserver les apparences (Moya, 2015). De plus, la participation des femmes aux charges domestiques n’est pas une chose nouvelle. L’ampleur de leur participation est difficile à apprécier, car les données qu’il est possible de collecter sont fragiles et sont à prendre avec précaution (Moya, 2015). Boserup a été l’une des premières à aborder la question de la non-reconnaissance de la mesure statistique du travail des femmes dans les pays en développement (Boserup, 1970). D’ailleurs, au Burkina Faso en 2012, le rapport sur le développement mondial révèle une faible participation des femmes à la prise de décision au sein du ménage (même pour les décisions concernant leur propre vie) (Banque mondiale, 2012). Toutefois, depuis plus de trente ans, le taux d’activités rémunératrices des femmes augmente et les difficultés économiques réduisent la capacité de bon nombre d’hommes-chefs de ménage à supporter, seuls ou presque, les charges de l’économie domestique, en particulier dans les ménages polygames (Ba Gning, 2013; Gning, Sakho, Sène, & Grégory, 2018; Moya, 2015).

Cet article porte sur une double immersion sur un terrain de recherche à Ouagadougou dans le but de mener des entretiens avec des femmes entrepreneures. Par femmes entrepreneures, j’entends des personnes qui assument la charge d’une unité économique de production ou de commercialisation, quelle que soit sa taille ou sa structure (Denieuil, 2014); les femmes que j’ai ciblées travaillent dans les secteurs d’activité suivants : l’agroalimentaire, l’industrie pharmaceutique (distribution) et le textile habillement et chaussure. La première immersion s’est déroulée de mai à juin 2010 lors d’une première recherche en maîtrise pendant laquelle j’ai mené des enquêtes auprès de 25 femmes à Ouagadougou afin d’analyser leurs différentes stratégies pour faire face à la détérioration de leur pouvoir d’achat et lutter contre la vie chère. L’échantillon se composait essentiellement de femmes mariées (60 %). Cinquante-cinq pour cent des femmes avaient entre 1 et 3 enfants. La majorité des femmes rencontrées se situait dans la tranche d’âge de 30 à 40 ans (45 %). En ce qui concerne leur appartenance religieuse, plus de la moitié des femmes étaient musulmanes (57 %). La majorité des femmes étaient mosse[1] (85 %). Soixante-cinq pour cent de ces femmes ont été à l’école jusqu’au CM2 (cours moyen deuxième année).

Pour une deuxième recherche en maîtrise, j’ai analysé la place des femmes dans le secteur informel[2] et dans l’espace public[3] à Ouagadougou, particulièrement dans les quartiers de Gounghin, Dassasgho et Pissy, et dans la commune rurale de Tanghin Dassouri. J’y ai enquêté de mai 2013 à août 2013. L’échantillon se composait de 32 femmes et celles-ci avaient des profils similaires à l’échantillon de la première immersion (Yameogo, 2016).

Lors de cette seconde phase de la recherche, le contexte politique ouagalais était toutefois dominé par une conjoncture politique liée à l’adoption de la loi sur l’article 37. En effet, dans la foulée du rapport du Conseil consultatif sur les réformes politiques (CCRP), la mise en place d’un Sénat a été entérinée par l’Assemblée nationale en juin 2012. Cependant, le débat politique sur le bien-fondé d’une telle institution s’est intensifié en 2013, si bien que le 29 juin 2013, des Burkinabés ont protesté sur l’ensemble du territoire national (Ouédraogo & Dofini, 2013). En raison de ce contexte politique et social qui a changé, un climat de méfiance s’est instauré dans le pays, notamment dans le milieu associatif féminin. Certaines femmes étaient mobilisées par le Collectif dirigé par l’opposition qui était contre le pouvoir en place, et d’autres femmes soutenaient le pouvoir en place. Le jour de la manifestation, l’opposition avait organisé une grande marche de protestation en compagnie de plusieurs femmes qui étaient sorties avec leurs spatules (Sawadogo & Dembele, 2013). Lors de ma visite à la Direction de la salubrité publique et de l’hygiène (DSPH) le 3 juillet 2013 dans le but d’obtenir une autorisation de mener des entretiens avec les femmes de la Brigade verte[4], j’ai pu assister au discours d’ouverture d’une réunion d’urgence organisée par le directeur général. Celui-ci avait convoqué cette réunion à la suite de la marche de protestation de l’opposition du 29 juin et exhortait les femmes en ses mots : « Nous venons de vivre une preuve de mobilisation de l’opposition, j’aimerais qu’on leur montre que nous sommes plus nombreux et plus forts. » Ce climat de tension m’a ainsi conduit à adapter ma stratégie de recherche et à faire preuve de flexibilité selon l’appartenance des femmes (progouvernementale, pro-opposition ou neutre).

Les études méthodologiques au Burkina Faso, et en particulier à Ouagadougou, qui examinent de façon spécifique les différentes stratégies pour contourner les obstacles de terrain sont rares et souvent parcellaires (Niang, Dupéré, & Fletcher, 2017; Ouédraogo & Tallet, 2013; Saint-Lary, 2019). Dans la poursuite de ces écrits, je mettrai l’accent sur la difficulté à négocier la distance à l’objet dans la mesure où je me suis trouvé triplement extérieur aux informatrices rencontrées en tant qu’étranger géographique, homme dans le monde des femmes et personne ayant un statut social et professionnel différent de ces dernières. Dans un premier temps, il s’agira de présenter le défi auquel j’ai dû faire face, compte tenu de mon identité d’homme burkinabé et de mon positionnement par rapport à certaines femmes entrepreneures qui se trompaient sur les buts de ma recherche. Je rendrai compte, par la suite, de ma façon d’accéder au terrain, pour laquelle j’ai dû considérer le programme chargé et imprévisible de ces femmes. Troisièmement, je ferai ressortir les stratégies de terrain utilisées pour relever le défi d’obtenir la voix des femmes en présence de leurs époux.

Un homme dans le monde des femmes : l’entrée sur le terrain

Dans la mesure où j’ai mené des enquêtes dans ma société d’origine et dans ma ville natale (Ouagadougou), mes travaux se rapprochent de l’anthropologie de proximité (Diawara, 1985), ce qui a impliqué de ma part une vigilance méthodologique et épistémologique pour traiter des sujets sensibles (Augé, 1987). Le terrain, s’il est un lieu de vérité, est aussi un lieu où s’exercent des rapports de force et des jeux de pouvoir et où des problèmes d’accessibilité et de restitution ne cessent de se poser (Fassin & Bensa, 2008). Ma résidence géographique et mon appartenance de genre s’articulaient de façon bien spécifique dans les interactions nouées sur le terrain (Fouquet, 2014). Mon implication sur ce terrain – ma mère étant femme entrepreneure, j’étais fréquemment dans son entreprise – a également influé sur ma perception de la réalité des femmes entrepreneures, car le terrain n’était pas si étranger (Ouattara, 2004). Même si la situation d’enquête socio-anthropologique exige, en théorie, une neutralité dans les rapports à l’objet d’étude (Bourdieu & Wacquant, 1992; Heinich, 2002; Neveu, 2003; Weber, 1959), dans la pratique, cette neutralité normative (distance et engagement) est tout autre (Elias, 1993). Il s’agissait, pour moi, de maintenir une distance critique qui est bien plus qu’une indépendance idéologique (Agier, 1997) par rapport aux obstacles rencontrés sur le terrain.

Le premier obstacle est apparu dès la phase de présentation de mon projet de recherche, compte tenu de mon identité d’homme dans un monde de femmes. Au risque de s’exposer à la concurrence ou à l’espionnage industriel, les unes étaient méfiantes par rapport à mes intentions et les autres craignaient de me recevoir, ou d’être vues en ma compagnie. Toute ma difficulté consistait à me familiariser avec les « formes du dialogue » tout en instaurant simultanément une distance d’observation (Althabe, 1990) et de participation. Ainsi, n’ayant pas le même statut social, car n’étant pas entrepreneur comme ces femmes et poursuivant des études universitaires prolongées, mener des entretiens sur un terrain étudié « de l’extérieur » semble se poser en des termes plus complexes (Bila, 2008; Diawara, 1985; Ouattara, 2004). C’est ainsi que mes interlocutrices n’hésitaient pas à m’octroyer une nouvelle identité.

Par exemple, dès la phase de présentation, Fanta (53 ans, mariée, 5 enfants, Ouagadougou), pour souligner mon éloignement de la réalité, s’était exprimée ainsi à son enfant : « C’est un taag bouga[5], il ne vit pas ici. » À mon statut d’homme puis de « taag bouga » venait se mêler la dimension de l’intellectuel universitaire qui, dans la société moaga, est très valorisée vu le faible taux d’étudiants aux cycles supérieurs. La perception qu’avaient mes informatrices a eu des conséquences directes sur le déroulement du terrain : un inversement des rôles s’est produit, plaçant les épouses et les époux en position d’enquêtrices et d’enquêteurs (Monjaret & Pugeault, 2014). Aussi, alors que j’allais m’entretenir avec Fanta, celle-ci a invité son enfant à jouer le rôle d’interprète. Lorsque j’ai commencé les présentations en mooré ainsi que les premières questions, sa réaction a été soudaine :

Je n’aurais pas demandé à mon enfant de rester à la maison aujourd’hui. Je l’avais demandé de venir traduire notre entretien. Je ne savais pas que vous parlez notre mooré. Nos enfants mêmes qui n’ont pas franchi l’océan atlantique refusent de parler le mooré. Toutes mes félicitations. Nous pouvons continuer notre entretien[6]

Fanta, 53 ans, mariée, 5 enfants, Ouagadougou

Cette situation a aussi été vécue par d’autres chercheurs africains qui, en faisant une recherche dans leur village d’origine et même en comprenant la langue locale et les aspects socioculturels du milieu, se sont retrouvés catégorisés comme étant « étrangers » ou « Blancs » (Ouattara, 2004; Yoro, 2012).

Ainsi, pour éviter d’être catégorisé d’étranger, j’ai trouvé la bonne posture pour mieux mener les entretiens, soit entre immersion et prise de distance nécessaire à l’objectivation (Agier, 2006). J’ai alors utilisé un vocabulaire adéquat pour mieux me faire comprendre et opté pour le recours à des paraphrases ou à des explications en m’extrayant du jargon professionnel (utilisation de notions et de concepts) pour mieux me faire comprendre lors des discussions et j’ai opté pour l’immersion longue (Bensa, 2008).

Le deuxième obstacle est lié au contexte politique burkinabé tendu depuis la fin des années 1990. La méfiance envers les autorités politiques en place est devenue importante à partir des marches de protestation de décembre 1998 pour manifester contre l’assassinat le 13 décembre 1998 du journaliste de combat et directeur de publication de l’hebdomadaire L’Indépendant, Norbert Zongo, et de trois autres personnes. Depuis ces mouvements de protestation, les femmes ont participé à plusieurs marches de protestation sur le bien-fondé du Sénat en 2013. Dans un tel contexte, il s’agissait de rassurer les informatrices en leur donnant une garantie d’anonymat, d’insister sur l’utilité de leur témoignage, sur l’originalité de leur parole, mais aussi de donner des gages de ma neutralité politique et du bien-fondé de mon enquête pour d’éventuelles prises de décisions socio-économiques.

Le troisième obstacle tenait au fait que ma démarche ethnographique a été perçue par une bonne partie des femmes entrepreneures comme un moyen de contribuer à développer leur entreprise. Certaines femmes, comme Bintou, voulaient que j’aborde des thèmes qui pouvaient les aider au démarrage de leur entreprise. Voici les propos de Bintou :

Je suis entrepreneure depuis plusieurs années. Mon seul problème est le financement. Si j’ai un financement, je vais développer de nouveaux marchés. Êtes-vous envoyé par l’État pour financer mes projets?

Bintou, 41 ans, veuve, 4 enfants, Ouagadougou

Quant à Fanta, elle n’hésitait pas à solliciter mes avis sur ses décisions managériales :

Je compte créer d’autres succursales dans les autres villes. Cette idée me revient à chaque fois. Pensez-vous que c’est une bonne chose? Si j’ai votre approbation, dès les semaines prochaines, je vais entamer les démarches

Fanta, 53 ans, mariée, 5 enfants, Ouagadougou

L’indispensable posture « ni trop près, ni trop loin » (Agier, 1997) a été d’une manière reconsidérée. Les moments de retour et d’échanges plus étroits autour de mes observations dans les entreprises des femmes ont sans aucun doute amené ces dernières à solliciter mon avis sur le fonctionnement de leur entreprise. Pour ma part, cette posture était une opération de contournement de l’inconfort du terrain (Agier, 1997), qui était nécessaire pour que je comprenne la réalité des femmes (Agulhon, 2014).

Bien que j’aie expliqué le but de ma recherche pour éliminer un certain nombre de malentendus, j’ai eu pour stratégie de faire reconnaître ma légitimité de chercheur/enquêteur en allouant plus de temps à chaque début d’entrevue pour que les femmes puissent poser des questions par rapport à ma recherche et à mon statut. Il m’a fallu souvent préciser et répéter que je n’étais pas un agent de collecte d’impôts ou un agent de développement entrepreneurial et que les informations étaient recueillies pour un travail universitaire. J’ai pris le temps de démontrer en quoi leur contribution allait permettre de mieux comprendre l’entrepreneuriat féminin. Cette façon de procéder a montré mon éloignement avec les différentes instances administratives du milieu et l’autonomie de ma recherche. Si je pouvais accepter d’endosser le rôle de porte-parole pour faire circuler les connaissances sur un phénomène économique dans son ensemble, je tenais à ne pas confondre les rôles, même si la tentation d’aide et d’accompagnement des femmes entrepreneures pouvait être présente.

Néanmoins, l’implication totale qui est une règle de méthode que se donne la recherche-action n’a pas été entièrement écartée, comme je l’expliquerai en détail plus loin. Après avoir donné tous les différents éclaircissements sur le but de ma recherche, plusieurs femmes se sont rendues néanmoins indisponibles pour la poursuite des entretiens.

Un quatrième obstacle avait trait à la stratégie boule de neige. Lors de ma première immersion, j’avais pu choisir quelques femmes entrepreneures à partir de critères comme posséder une ou plusieurs entreprises, ou être en processus de création d’une entreprise. Ces critères étaient des points de départ pour la constitution de mon échantillon d’étude par réseau (boule de neige). J’avais sélectionné des femmes dans la presse écrite et en me rendant sur leurs lieux de travail. J’avais alors demandé à ces femmes de m’indiquer d’autres femmes considérées comme entrepreneures. La méthode est pertinente s’il s’agit d’étudier des formes de pouvoir et de réseaux (Combessie, 2007) et, plus généralement, ce que Bourdieu nomme le « capital social » (Bourdieu, 1980). Cependant, pendant cette première expérience, plusieurs femmes qui étaient des employées ont été recommandées pour faire partie de mon échantillon d’étude, ce qui m’éloignait de mon questionnement de départ.

Progressivement, je me suis rendu compte que pour mieux comprendre le milieu de l’entrepreneuriat féminin, je devais contacter des associations de femmes entrepreneures. L’étude de la dynamique sociale au Burkina Faso interne permet en effet de dégager la place très circonscrite des femmes dans les structures sociales et de montrer que les pratiques associatives reposent largement sur des rapports sociaux historiques déterminants (Champagne, 1991; Lagun, 2009). Les associations professionnelles sont alors des lieux bien indiqués pour recruter les femmes entrepreneures, notamment en procédant par un choix raisonné selon le type d’association. Pour ma seconde enquête, après avoir identifié les trente-cinq associations de femmes entrepreneures à travers mes recherches dans la presse, j’ai décidé de me rendre dans toutes ces associations pour discuter de mon projet d’étude avec les personnes responsables qui m’ont fixé des rendez-vous pendant leurs assemblées générales. Tous ces obstacles d’entrée sur le terrain passés, comment pouvais-je faire avancer ma recherche alors que les femmes entrepreneures ont des agendas chargés, changeants et imprévisibles?

Les entretiens de groupe et l’observation participante comme stratégies de contournement

Dans les associations, la collecte des données par la méthode d’entretiens de groupe a retenu mon attention. C’est une méthode qualitative appropriée qui part des récits d’expériences que les participants ont vécues et qu’ils jugent significatives (Olivier de Sardan, 1995) dans des sociétés où les palabres sont importantes et au cours desquelles une communauté privilégie la recherche du consensus entre les protagonistes (Simard, 1988). Ainsi, lors des assemblées générales, une plage horaire m’était accordée à la fin de leurs réunions. Après avoir fait les présentations d’usage, j’expliquais en détail mon étude et présentais les objectifs et les procédures à suivre. Je demandais d’abord à chaque participante de proposer des situations difficiles de conciliation entre famille et entreprise. Les situations les plus significatives ont été retenues. Il s’agissait notamment de la perte d’emploi de l’époux, du manque de soutien de l’époux pour les tâches ménagères, des difficultés à trouver des employés. Par la suite, je donnais la parole à celles qui avaient proposé ces situations pour obtenir de plus amples explications. Celles-ci données, les unes posaient des questions tandis que les autres interprétaient des situations vécues qui étaient semblables. Ces dernières donnaient des stratégies et les conseillaient.

En dépit des avantages de cette méthode de recherche qualitative, j’ai dû développer quelques stratégies afin de mettre à l’aise les différentes participantes pour avoir leurs témoignages. Sachant qu’il est difficile d’avoir la confiance des femmes et de contrôler la participation active de toutes les femmes, j’ai mis en place cette technique de collecte de données en me basant sur le fait que pendant les entretiens de groupe, il y avait une possibilité pour moi d’interagir avec plusieurs femmes, de recruter certaines femmes pour mon échantillon d’étude et de recueillir quelques propos qui méritaient d’être approfondis lors des entretiens individuels.

Si j’ai pu gagner la confiance de femmes, cela m’a demandé une réflexivité sur ma pratique d’enquêteur (Fassin & Bensa, 2008). J’ai ainsi commencé les tours de table par les membres de l’exécutif ou la femme la plus âgée selon les différentes associations. Cette stratégie pour moi était considérée comme un signe de respect à leur égard (Roth, 2010). Aussi, j’ai utilisé une seconde méthode d’approche, celle de prendre le soin, au début des discussions, de m’excuser auprès des femmes entrepreneures au cas où mes propos les blesseraient. Cette formule est généralement utilisée dans la société moaga en contexte de prise de parole devant des personnes plus âgées. Elle donne libre champ aux personnes d’accepter les débats contradictoires, à condition de s’excuser avant le début de la discussion (Berthe, 2013). Cette façon de mener la recherche m’a permis d’aborder certains sujets plus délicats tels que les divisions des rôles dans la famille, les pratiques matrimoniales ou de gestion dans la famille et d’accès aux ressources, et la contribution des femmes aux dépenses familiales (Attané, 2009; Gnoumou Thiombiano, 2014; Kobiané, 2007). Toutefois, la réflexion qu’une présidente d’une association de femmes entrepreneures m’a faite à la fin d’une séance d’entretien de groupe m’a conduit à ajuster ma stratégie de recherche. Voici ses propos :

Lorsque vous parlez de la contribution des femmes aux dépenses ménagères, c’est très intéressant, mais sachez que plusieurs femmes ne vous diront pas tout en public. Personne ne veut verser la figure de son époux à terre. Elles ne vous diront pas tout ce qu’elles font dans la famille en public. Elles vous diront que c’est l’homme qui gère le foyer. Personnellement, je sais que sans certaines entreprises, des familles seraient dans des centres d’accueil

Adja, femme entrepreneure, mariée, 5 enfants, Ouagadougou

Cette intervention d’Adja a été l’occasion pour moi de ne pas insister sur les sujets sensibles en public, de les consigner dans mon carnet de notes dans le but de les approfondir lors des entretiens individuels. Les arrangements financiers entre époux et épouse(s) sont en effet placés sous le sceau de la discrétion. La discrétion vise à faire ce qui est beau, c’est-à-dire à préserver les apparences conformément à un idéal de bonne entente et à maintenir la paix. Ainsi, les discours stéréotypés sur l’autorité du mari et l’économie domestique portent sur une relation hiérarchique liée à l’islam et non aux castes. Prendre la parole pour décrire publiquement la répartition effective des dépenses domestiques revient à dénoncer l’incapacité de l’époux à assumer son ou ses épouses et ainsi à mettre en péril son ménage (Moya, 2015).

C’est après avoir participé aux réunions des différentes associations que j’ai pu fixer les premiers entretiens avec les femmes entrepreneures susceptibles de faire partie de mon étude. Pour rendre les entretiens plus efficaces, j’avais pris soin de joindre par téléphone toutes les femmes, avant les entretiens individuels, pour expliquer notamment les objectifs et la démarche de ma recherche. Nombre de femmes m’ont dit avoir apprécié cet appel téléphonique, plusieurs reconnaissant qu’elles n’auraient pas forcément mis ma demande de rendez-vous dans leur agenda. Cette précaution prise n’a pas nécessairement évité que des femmes n’honorent pas différents rendez-vous à leur domicile, étant très occupées et n’ayant pas assez de temps pour se consacrer à des entretiens. L’exemple de Salamata, femme entrepreneure vivant à Ouagadougou, illustre bien cela, en réponse aux multiples entretiens manqués :

Hier, j’étais partie dans un marché à 50 km de Ouagadougou, aujourd’hui, une de mes employées est malade. Je suis obligée de travailler doublement. Dieu seul sait ce qui me réserve demain. Quant à moi, mon programme là, ce n’est pas facile…

Salamata, 52 ans, mariée, 5 enfants, Ouagadougou

Ce type de témoignage m’a permis de toucher du doigt les réalités des conditions de travail des femmes entrepreneures, les imprévus auxquels elles sont confrontées, leur flexibilité en dépit du fait qu’elles avaient peu de disponibilité pour répondre à mes questions. J’ai pu aussi appréhender leur rôle dans leur famille, leur esprit d’adaptabilité dans un contexte économique de profonde crise. Le témoignage de Sabine illustre bien cela :

Mes journées sont très bien chargées et je suis très satisfaite de ce que je fais. Le matin, je me lève à 4 h, je prie et je prépare la nourriture du midi et du soir en même temps. Nous les femmes appelons cette stratégie le « coup chaos ». Au lieu de préparer le matin, à midi et puis le soir, nous faisons tout une seule fois et c’est fini. De ce fait, les enfants savent se réajuster, car ils n’ont pas le choix. Les uns mangent une partie à midi et l’autre le soir, tandis que les autres préfèrent manger « coup-chaos », c’est-à-dire attendre le soir et manger ou manger le tout à midi

Sabine, 44 ans, veuve, huit personnes à sa charge, Ouagadougou

J’ai aussi réfléchi à d’autres façons de mener ma recherche. L’observation participante semblait être un moyen d’entrer dans le monde de cet entrepreneuriat, car c’est une « technique de recherche […] par laquelle le chercheur recueille des données de nature surtout descriptive, en participant à la vie quotidienne du groupe, de l’organisation, de la personne qu’il veut étudier » (Deslauriers, 1991, p. 47). Ainsi j’ai décidé de m’impliquer dans les tâches quotidiennes dans leurs entreprises. J’ai par exemple été tour à tour agent d’accueil, serveur et débardeur. En tant que serveur, je prenais les plats préparés et les marchandises, et je les remettais aux clients. Mon rôle en tant qu’agent d’accueil était de recevoir la clientèle et de leur proposer une place assise ou de les conseiller sur les choix d’achat. Il m’est aussi arrivé de jouer le rôle de débardeur; j’aidais alors au déchargement des marchandises achetées pour l’entreprise. Puisque j’étais considéré comme un de leurs employés, la méfiance s’estompait peu à peu et, dans le même temps, je pouvais observer les différentes interactions avec la clientèle et les employés. Le marché était un lieu de sociabilité avec les femmes entrepreneures, car il offrait des moments de discussion sur les manières de diriger leur entreprise en me basant sur des cas concrets, et donc de prendre en compte les multiples tâches des femmes.

Ma proximité avec certaines femmes a favorisé mon rapprochement avec d’autres femmes entrepreneures. Bibata n’hésitait pas à me présenter à sa clientèle à sa façon : « Venez acheter vos pagnes chez moi, j’ai un nouvel employé diplômé » (Bibata, 41 ans, veuve, 4 enfants, Ouagadougou). Ses présentations suscitaient la curiosité auprès de certaines personnes qui s’arrêtaient pour poser des questions sur mes conditions de travail, et ce, sur le ton de la plaisanterie. Ces moments d’interaction ont été des opportunités pour les femmes que j’aidais de proposer des marchandises à ces curieux, mais ils m’ont aussi permis d’aborder des questions liées aux choix des employés, aux stratégies de vente, à l’approvisionnement des marchandises et à la gestion financière. Être considéré comme un employé facilitait les rapports avec les autres femmes, comme le précise cette intervention de Rita :

Vous n’allez pas travailler chez ma voisine seule. Nous aussi nous voulons de l’aide pour la vente. Demain, il faut venir vendre chez moi. Il ne faut pas rendre ma voisine riche. Il faut m’aider aussi à vendre

Rita, 33 ans, divorcée, 2 enfants, Ouagadougou

Cette intervention de Rita, sous couvert du ton de la plaisanterie, m’a fait comprendre les difficultés quotidiennes de ces femmes dans leurs activités, le fait qu’elles vivent la concurrence, qu’elles cherchent ne serait-ce qu’un petit gain et qu’elles ont besoin de soutien pour développer leurs activités.

Le fait d’être présent au quotidien dans les marchés m’a permis d’être invité dans d’autres commerces et, par là même, de multiplier les études de cas au fur et à mesure des rencontres. Bien que j’aie souvent été confronté à des femmes qui ne voulaient plus participer à ma recherche dès lors qu’elles se rendaient compte que je n’étais pas là pour les aider financièrement dans leurs entreprises, ma présence régulière et active sur les marchés a favorisé le tissage de liens de confiance avec certaines femmes qui ont finalement accepté que je mène des entretiens à leur domicile. Même si l’observation participante ne m’a pas permis de collecter les informations relatives aux sujets sensibles que je voulais collecter, j’ai pu décrypter les conditions dans lesquelles ces femmes travaillaient, les quelques opportunités entrepreneuriales qu’elles pouvaient avoir, leur capacité à s’adapter à un quotidien semé d’embûches. Cette méthode d’approche m’a aussi valu de m’intégrer dans le milieu que je voulais observer, de comprendre et de poursuivre ma recherche. Mais la présence des époux m’a conduit à devoir ajuster de nouveau ma stratégie de recherche.

Reconfiguration de la stratégie d’enquête : replacer l’époux au centre pour mieux observer les rapports de genre

La confiance des femmes obtenue, leur volonté de me faire entrer dans leur domicile pour poursuivre les discussions pouvait a priori m’indiquer que ma recherche entrait dans une nouvelle phase et allait être plus simple. Or mener des entretiens avec la présence des époux s’est révélé être difficile dans la mesure où l’épouse ne se sent alors pas la légitimité de répondre et de faire des confidences sur leur prise de décision ou de contribution au bien-être familial (Gnoumou Thiombiano, 2014). Cela étant dit, enquêter à domicile est une excellente façon d’observer au plus près le sujet sensible, tel que les rapports de genre, car comme le souligne justement Bruggeman (2011), cette démarche, bien qu’ayant ses contraintes, est également stratégique.

Les entretiens menés à domicile m’ont fait prendre la mesure des jeux de rôles entre l’époux et l’épouse. Être un homme dans un monde de femmes m’a aussi placé dans un entre-deux qui m’a permis d’avoir des confidences des femmes entrepreneures sur les rapports de genre qui se jouent dans leur famille. Pendant les premiers échanges, il s’agissait d’éviter d’imposer trop vite mes propres attentes et mes propres logiques et ainsi garder ouvert l’entretien (Althabe, 1990). Ainsi, nous parlions de la création de leurs entreprises, des rapports commerciaux et amicaux que les femmes entretiennent avec les autres entrepreneures et de leur expérience avec les clients pour mieux définir leurs activités professionnelles, leur environnement, leurs contraintes; il s’agissait de sujets qui pouvaient apparaître neutres aux yeux des époux présents dans la même pièce.

Leur présence m’a conduit à découvrir deux profils d’époux : ceux qui influençaient les entretiens indirectement et ceux qui jouaient les rôles d’interprète, d’enquêteur et d’interviewé. Les premiers avaient une façon tacite d’influencer les entretiens : ils tournaient en rond, faisaient semblant de travailler, faisaient les cent pas, essuyaient leurs pieds par terre pour bien signifier leur présence. Ces comportements montrent le pouvoir du langage, sous toutes ses formes, que les époux prennent soin de contrôler (Puech, 2008). Devant ces comportements, les épouses se taisaient ou baissaient le ton, un climat de sourde résistance de la part des femmes s’installait automatiquement. Cette résistance me révélait deux choses : d’une part, l’existence d’un certain rapport de pouvoir favorable aux époux dont les femmes étaient conscientes, ce qui confirmait le caractère patriarcal de la société à l’étude où la domination des aînés sur les cadets passe par le contrôle des moyens de production, des savoirs rituels et de la circulation des femmes (Gruénais, 1985; Kieffer, 2006; Olivier de Sardan, 1995); d’autre part, ces femmes essayaient en même temps de contourner à leur manière cet ordre social, par leurs attitudes, sans confronter directement leur époux.

Ma première stratégie a consisté à mettre l’accent sur les relances. Lorsque l’époux s’éloignait, je relançais mot à mot lorsque j’avais perçu que certaines femmes interrogées voulaient dire quelque chose sans y parvenir, sans trouver les mots en raison de la présence perturbante de l’époux (Jamin, 2013). Cette technique de relance a su instaurer un climat de confiance (Poupart, 1997), voire une connivence entre moi et ces femmes, car mes relances leur démontraient que j’étais attentif à ce qu’elles voulaient me dire, que je voulais être fidèle à leurs propos et que je marquais une écoute compréhensive devant le climat d’inconfort créé par la présence même de l’époux. Il reste que j’ai tout de même tenu à laisser une place aux époux : je les laissais intervenir au début de l’entretien pour discuter brièvement des différents points que nous allions aborder dans la discussion avec leur épouse ou pour donner quelques précisions aux réponses de leur épouse en fin d’entretien.

Quant au second profil d’époux, des signes de réticence de leur part étaient perceptibles dès que je me présentais au début de l’entretien. Ils cherchaient à accaparer la parole et à contrôler les entretiens; ils s’assoyaient et commençaient à faire des louanges de leur épouse, à l’image de l’époux de Fanta :

C’est intéressant comme étude. Mon épouse que vous voyez là est très travailleuse […] Elle a créé l’entreprise petit à petit et maintenant elle a plusieurs employés. Je connais toute son histoire, je peux vous aider à aller très vite. Au début […]

François, époux de Fanta, 57 ans, 5 enfants, Ouagadougou

Avec eux, j’ai réintroduit une distance par rapport à leurs propos pour ne pas perdre mon autonomie dans ma rencontre avec les sujets et pour ne pas me voir imposer des réponses que seule une démarche d’investigation peut fournir (Althabe, 1990).

Intervenant en cours d’entretien, j’ai aussi décidé de changer totalement de stratégie d’approche et j’ai placé l’époux au centre de l’entretien tout en changeant de variables dans le but d’avoir des éléments de réponses. Il reste que, pour éviter toute difficulté avec la présence des époux, j’ai précisé mes guides d’entretien en évitant l’emploi d’expressions comme rapports de genre, rôle économique de la femme dans le foyer. Le terme dépenses familiales, qui a une dimension plus large parce qu’elle intègre, entre autres, les soins, l’éducation et les travaux familiaux, a été préféré. L’évocation de la place de la femme dans le foyer a aussi été placée en fin d’entretien. J’ai fait des relances pour aborder la place qu’elles jouaient dans le foyer sans mentionner les différents rôles dans le but de laisser les interviewées évoquer elles-mêmes le sujet jugé sensible (Bouillon, Fresia, & Tallio, 2005). Cette stratégie n’a toutefois pas été gagnante à tous les coups. Si certaines personnes interviewées ont accepté d’en discuter, d’autres ont refusé.

Cette technique d’inclure l’époux a néanmoins été fructueuse. Dans certaines situations, ce sont les époux qui ont « donné la parole » à leur épouse, car ils contrôlaient le cours de la discussion. J’ai porté une attention certaine à ce transfert d’autorité fait de façon tacite au cours des entretiens. En me basant sur cette stratégie, j’ai diversifié les questions avec les époux dans le but de connaître les différents rôles qu’ils pouvaient jouer au sein de la famille. Je les interrogeais sur leur profession et sur leur journée type. Cette nouvelle façon de faire m’a permis rapidement de distinguer les différents rôles que chacun jouait dans la famille. En ayant des éléments sur les activités des époux, je collectais indirectement des informations sur le rôle de l’épouse dans la famille. Par exemple, à la question sur sa situation professionnelle, l’époux de Salamata m’a informé de ceci :

Avant, je travaillais dans une entreprise appelée Bata. J’avais un très bon salaire. Depuis plusieurs mois, nous avons été licenciés, car l’entreprise a choisi de faire une reconstruction. À 57 ans, je ne peux plus avoir un nouvel emploi. Je suis sans emploi maintenant, je n’ai plus de salaire…

Mady, époux de Salamata, 57 ans, 5 enfants, Ouagadougou

L’époux, en m’avouant qu’il ne pouvait plus subvenir aux dépenses familiales, signifiait indirectement que sa femme jouait un rôle central et était l’unique pourvoyeur.

Dans un autre cas de figure, François, l’époux de Fanta m’a confié les différentes précisions sur sa journée type :

Ce n’est pas facile de gérer une famille en tant qu’employé. Chaque matin, à 6 h, je suis déjà en route pour le travail. Je rentre très tard le soir. Concernant les dépenses familiales, je dois attendre la fin du mois pour les régler. Lorsqu’il y a des imprévus, c’est très difficile de gérer tout cela seul

François, époux de Fanta, 57 ans, 5 enfants, Ouagadougou

L’époux de Fanta montre ainsi indirectement que c’est sa femme qui s’occupe des lourdes charges familiales. Son horaire chargé confère le soin quotidien des enfants à sa femme, car à 6 h du matin, les enfants sont toujours au lit. Il indique aussi indirectement que sa femme pourvoit aussi aux dépenses familiales, car, à lui seul, il ne peut subvenir aux besoins familiaux.

En adoptant cette nouvelle façon de mener les entretiens, un climat de confiance s’est installé (Poupart, 1997) et a permis à plusieurs femmes d’intervenir pour clarifier leurs rôles familiaux :

Moi aussi, je peux répondre aux questions. Je contribue aux dépenses de la famille, c’est ma propre situation de mère de famille. Je peux répondre à ces questions-là… C’est moi qui me lève tôt et me couche tard tous les jours. Pendant que les autres dorment, moi je suis déjà en train d’ouvrir mon magasin

Nina, 43 ans, mariée, 4 enfants, Ouagadougou

Ce changement de stratégie m’a permis de délier les langues tant de l’époux que de l’épouse, de traiter de sujets tabous, de nuancer ma vision des rapports de genre et d’évaluer son évolution. En effet, alors que la norme veut que l’époux subvienne aux besoins de son ou ses épouses et enfants, obligation perçue comme le corollaire de son autorité dans la famille (Attané, 2009), certains témoignages, à l’instar de celui de Nina, m’ont amené à montrer qu’en milieu urbain, le patriarcat est progressivement remis en question : les jeunes mettent en cause la hiérarchie des générations et les femmes celle des sexes, comme l’ont montré plusieurs études (Gruénais, 1985; Roth, 2007). Comme le soulignent certains auteurs, en effet, différentes crises économiques révèlent ou accélèrent des changements dans les rapports entre hommes et femmes (Thiombiano, Boly, & Kaboré, 2014), dès lors que beaucoup de pères, ne pouvant plus subvenir convenablement aux besoins de la famille par manque de moyens, ont démissionné de leur fonction de chef de famille; leur place de personne infaillible et souveraine s’est vue dégradée. La mère est devenue la principale pourvoyeuse des moyens de subsistance, désignée comme la chef de ménage selon le cas de Rosenhouse (1989) avec le concept de « working head » qui attribue cette désignation à la personne plus nantie économiquement.

Conclusion

L’objectif de cet article était d’analyser les différentes stratégies de terrain utilisées durant une recherche qualitative effectuée dans le champ de l’entrepreneuriat féminin au Burkina Faso. À travers une analyse réflexive de cette expérience, j’ai voulu montrer que le fait d’aborder des questions sensibles dans le cadre conjugal incite à revenir, d’une part, sur différentes approches au travers desquelles les relations familiales sont analysées en sciences sociales et humaines, et, d’autre part, sur les mécanismes mis en place par la personne qui mène la recherche. De façon singulière, mon statut de Burkinabé vivant à l’extérieur du pays m’a inscrit dans différentes réalités sociales, culturelles et académiques qui m’ont placé dans une posture ambiguë et complexe à la fois de proximité et de distance avec le terrain d’étude.

Bien qu’il existe plusieurs écrits consacrés à la méthodologie qualitative qui mettent en place des modèles et des plans (notamment Maxwell, 2005), il demeure que la conception des différentes étapes ainsi que leur réalisation sur le terrain de l’étude dépendent de plusieurs éléments à la fois internes (genre, statut socio-économique, origine ethnique) et externes (contextes du milieu d’étude) pour la personne qui mène la recherche. Ces différents éléments peuvent avoir une conséquence sur la dynamique de la recherche et influencer notamment le processus et les résultats de la recherche (Ergun & Erdemir, 2010; Henry, 2007). Pour faire face à ces multiples résistances, j’ai pris le temps d’entrer sur mon terrain de recherche, d’utiliser des stratégies de contournement pour vivre le plus possible le dedans du monde particulier de l’entrepreneuriat féminin. M’intégrer comme homme dans un monde de femmes n’a pas été facile, gagner leur confiance a demandé de faire preuve de patience et de pousser les limites d’une recherche classique pour tendre vers une recherche-action, sans pour autant m’impliquer jusqu’à aider financièrement certaines femmes, ce que j’ai considéré comme étant une norme éthique. Un jeu subtil de distanciation à mon objet de recherche a été l’un des plus importants défis dans cette recherche, d’autant que j’avais de l’empathie devant les difficultés de ces femmes puisque j’avais été témoin d’une expérience similaire auprès de ma mère. Le second défi a été de garder une place raisonnable aux époux. Ce choix a été décisif pour la suite de ma recherche, car cela m’a permis de comprendre en creux les rapports de genre et leurs évolutions progressives, les non-dits et les aveux indirects des époux, les prises de conscience des femmes et la mise en mots de leurs charges; certaines me soulignaient d’ailleurs, à la fin des entretiens, qu’elles avaient pris conscience des différentes tâches qu’elles accomplissaient pour le compte de la famille.