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En Argentine, il faut souligner l’importance depuis la fin du xixe siècle du coopérativisme et du mutualisme, qui ont donné forme à un secteur au fort impact économique et social (Vuotto, 2010). Parallèlement, même si d’innombrables activités économiques développées par les habitants – souvent en marge des circuits dits formels – ont toujours existé, c’est à l’apogée de la crise, au début des années 2000, que de telles initiatives d’économie populaire fondées sur la mobilisation de ressources locales se sont multipliées. Les mouvements sociaux, animés par des citoyens chômeurs ou protestataires, ont donné une impulsion aux activités concrètes d’économie sociale et solidaire (ESS). La crise, qui a presque paralysé l’économie avec ses corollaires la pauvreté et l’exclusion, a aussi vu apparaître les systèmes de troc (trueques) et les reprises d’entreprise (recuperadas) par ses travailleurs, pour ne citer que les phénomènes les plus répandus ou les plus médiatisés.

La genèse et la mise en place des politiques publiques liées à l’ESS dans ce pays sont rattachées à des politiques sociales qui se sont développées à partir de la crise (Castelao Caruana, 2009). Pour José Luis Coraggio, ces politiques sont cependant élaborées au sein du parti au gouvernement ou par ses fonctionnaires, sans co-construction ni véritable participation démocratique des acteurs concernés. Selon lui, ces programmes publics ne voient pas l’économie sociale comme une alternative aux entreprises capitalistiques ou publiques, mais comme une option contre l’exclusion et en faveur de l’insertion des plus défavorisés par la création d’emplois (Coraggio, 2013a). Ruth Muñoz (2014, p. 117) ajoute que, même si les publics visés par ces programmes sont interrogés, ces consultations n’ont pas toujours valeur contraignante pour les décideurs.

Néanmoins, le mouvement d’ESS en Argentine fait preuve d’un grand dynamisme, et les initiatives citoyennes du secteur sont très présentes et continuent à se développer, encouragées par de nombreux acteurs institutionnels (gouvernements provinciaux, municipaux, ONG, universités) et par des organisations de la société civile. L’ESS commence ainsi à prendre des parts de marché aux activités capitalistes et publiques. Ces pratiques se manifestent de diverses façons : autogestion, production responsable, entretien de la nature, autoconstruction de l’habitat, récupération et recyclage des déchets, amélioration collective des conditions de vie, utilisation de monnaies sociales, etc. Le concept d’économie solidaire affirme donc sa dimension politique en cherchant à influencer l’ensemble de l’économie et de la société par la pratique de « l’autogestion en l’associant principalement à la participation des travailleurs, à la démocratisation et à la maîtrise des lieux de travail » (Vaillancourt, 2013, p. 5).

L’un des enjeux pour les organisations d’ESS est de faire reconnaître par les décideurs publics la valeur économique en plus de l’utilité sociale apportée par des productions plus soutenables. Un autre est de sensibiliser la société civile à une nouvelle façon de penser la relation entre producteurs eux-mêmes, et entre producteurs et consommateurs.

Pour Coraggio (2013b), en Amérique latine, il ne s’agit pas seulement de satisfaire par ces pratiques d’ESS des besoins couverts ni par l’Etat ni par le marché, mais de transformer les modèles de consommation en redéfinissant la liberté du consommateur.

Pour illustrer ce point de vue, nous nous focaliserons sur un projet d’engagement sociétal et environnemental dans la province de Mendoza, en Argentine  [1], le réseau associatif d’El Arca, expression de l’opportunité que représentent la production et la consommation responsable pour la société.

En dix ans d’existence, l’association a évolué, ce qui soulève un certain nombre de questions. Nous faisons l’hypothèse que ce réseau constitue un système de production alternatif, en appuyant notre analyse sur deux aspects. L’un, qui fera l’objet d’une première partie, s’intéresse au rôle de la logique socio-éco-militante ayant permis l’ancrage dans cette communauté des valeurs de l’association. Ces principes de solidarité, de responsabilité et de participation peuvent être source de transformation durable. L’autre aspect, développé dans une seconde partie, concerne la construction de la relation entre producteurs et consommateurs : en quoi le lien de proximité (à l’image des circuits courts et des associations pour le maitien d’une agriculture paysanne [AMAP] en France) peut-il engendrer un changement de comportement des consommateurs ? Les principes (confiance, démocratie horizontale, réciprocité) sur lesquels cette relation repose constituent-ils les fondations et le ciment de l’organisation au regard de son projet ?

Cette réflexion s’appuie sur des études de terrain à partir d’une part, d’une série d’entretiens semi-directifs menés en face à face ou en visioconférence de juillet 2009 à juillet 2014 auprès des dirigeants et des membres des différentes organisations d’ESS du réseau, l’association El Arca étant le principal terrain d’étude ; d’autre part, de l’observation participante au travers de notre présence et de celle de stagiaires [2] au sein de l’association. Nous avons exploité les différents documents internes et les rapports produits par les structures du réseau et les médias.

El Arca, une logique socio-éco-militante au service de la valeur travail

Le réseau construit autour de l’association El Arca est l’expression du projet d’une communauté fondée sur les principes du buen vivir. Cette notion, cosmovisión (« vision du monde ») [3] du bien commun ancrée dans les communautés autochtones d’Amérique latine depuis des siècles, renferme les idées de réciprocité, de solidarité, de communauté, de justice, d’équilibre et d’harmonie dans l’échange avec la nature. Pour Julien Vanhulst et Adrián E. Beling (2013), le discours du buen vivir peut se concevoir comme une voie proprement latino-américaine vers un modèle de développement socio-environnemental global. Il est en syntonie avec d’autres discours contemporains visant la transformation des formes d’organisation sociale et, avec les programmes de production et de consommation répondant aux demandes du développement durable. Son principal intérêt réside dans son potentiel émancipateur, inscrit dans le dialogue avec d’autres modèles culturels utopiques et avec les idéologies des modèles culturels dominants. En ce sens, il offre une voie novatrice pour la nécessaire transition vers une société écologique et socialement responsable qui s’incrémente des engagements militants de tous.

El Arca, une association de la société civile

El Arca – productores + consumidores – est une association de la société civile à but non lucratif, créée en 2005, composée de petits producteurs, dans les secteurs textile, agricole, agroalimentaire et de l’artisanat, des services, de consommateurs responsables issus du réseau des familles de producteurs et des quartiers voisins, de commerces de proximité, de PMI locales socialement responsables, d’ONG, de bénévoles et d’institutions publiques : des universités, des collectivités et le gouvernement provincial de la région de Mendoza. Actuellement, elle commercialise ses produits et ses services dans un réseau de plus de quatre cents familles consommatrices responsables, quinze entreprises socialement responsables, dix organisations sociales, trois universités et cinq institutions publiques qui, avec leurs achats, génèrent du travail pour un grand nombre de femmes – cible essentielle de l’association – et pour les familles entrepreneuses participantes.

Dans un travail précédent, nous avons identifié et conceptualisé ce système de partenariat assez innovant, construit sur un modèle alternatif de production-consommation avec une implication forte de ses parties prenantes internes et externes (Maffet, Sinda, 2012).

Depuis sa création, El Arca affiche une croissance continue. Le niveau des ventes permet d’assurer désormais environ 75 % du fonctionnement annuel. A terme, l’association vise à ne plus être dépendante des aides ou subventions octroyées par les différents partenaires (ONG, Etat, mairie) pour garantir son autonomie et par là même sa liberté. Elle fait aussi appel aux microcrédits par le biais notamment de la Comisión nacional de microcrédito (Conami). Ce sont deux cents petits producteurs-consommateurs qui travaillent au sein de l’association, dont 40 % dans la production textile à la charge de collectifs de femmes, le reste essentiellement dans la production alimentaire (sauce tomate, confitures, huile d’olive). Les produits sont consommés non seulement par cette « communauté prosommatrice » [4], mais aussi par des gens qui vivent dans le quartier, par des entreprises à responsabilité sociale et par des familles qui connaissent les membres de l’association. Ce modèle a déjà été reproduit dans d’autres provinces argentines et présenté à d’autres régions d’Amérique latine. El Arca est en effet devenue un acteur public important, avec une influence politique qu’elle a su développer. Ainsi, sa contribution a été décisive dans la promulgation de la loi sur l’ESS de la province de Mendoza. Elle a également obtenu une reconnaissance des institutions publiques, qui consomment aujourd’hui « responsable » et sont devenues des donneurs d’ordre exigeants sur ces valeurs avec les gros fournisseurs, tout en faisant travailler les petits producteurs (Maffet, Sinda, 2013).

La logique militante moteur du développement d’El Arca

A l’origine d’El Arca, il y a une histoire de militantisme social et de luttes d’hommes et de femmes disposés à changer des situations considérées comme injustes ; une histoire de l’effort collectif d’une communauté pour satisfaire les besoins légitimes que sont l’alimentation, l’eau, la lumière, l’habitat et le droit à l’éducation et à un travail digne. Comme l’écrit Pepita Ould-Ahmed (2011, p. 74) : « Les initiatives solidaires ne naissent pas de façon spontanée de la part des individus, mais s’appuient souvent sur des initiatives populaires préexistantes ou passées. » Dans les années 50-60 [5], le père jésuite Padre José María Llorens mène un travail admirable d’accompagnement et d’encouragement auprès de quelques habitants, qui permet de transformer des terrains de décharge publique de la ville de Mendoza en quartier ouvrier (quartier San Martín). C’est un processus global d’organisation et de transformation communautaire qui est mis en oeuvre. Son livre Opción fuera de la ley (« Option hors la loi », Llorens, 2 000) restitue le combat et la conviction des habitants du quartier, leur force organisatrice pour défier l’ordre institué légal (qui ignore les pauvres) et pour promouvoir un autre système social et économique plus légitime à leurs yeux. Si la devise du père Llorens était « une communauté organisée se suffit à elle-même », il n’a pas cessé de chercher des soutiens auprès d’amis, de parents, d’universitaires, d’organisations sociales et de professionnels, en quête d’un monde plus équitable. C’est cette voie qui a été également suivie par El Arca.

Ainsi, dans les années 80, avec l’objectif de donner des réponses concrètes aux besoins de la communauté, des expériences de formation de jeunes leaders parmi les voisins du quartier conduisent à la formation de la « junte communautaire de la zone ouest ».

De ce processus est né en 1991 un établissement d’enseignement secondaire [6] pour des jeunes et des adultes sortis prématurément du système scolaire, conçu en tant que projet éducatif d’inclusion sociale et qui mènera quelques années plus tard à la création de l’association civile Emprender Mendoza (Asem), destinée à amener ces publics à développer leur propre projet pour devenir des entrepreneurs plutôt que des employés : « A ce moment-là, il y avait un énorme chômage en Argentine. Notre leitmotiv était “il n’y a pas d’emploi, mais il y a du travail”. Notre idée était d’encourager le micro-entrepreneuriat pour que les gens développent leur propre projet » (Fernando Barbera, entretien, août 2009). Le lien travail-éducation développé dans l’association permet l’insertion dans le système éducatif et dans le monde du travail. Les expériences de production qui en résultent améliorent la vie de ces personnes et conduisent à la mise en place d’un projet politique avec la  communauté. Ainsi, l’Asem est à l’origine de nombreux projets développés avec succès dans le champ de l’ESS. Cependant, le système se complexifiant, de nouvelles problématiques émergent : développements de nouveaux produits, commercialisation, communication, recherche de financement, besoin de locaux, souci de qualité avec la certitude que la solution est collective.

L’association civile El Arca est ainsi née en 2005, à l’origine comme partie intégrante de l’Asem. Pablo Ordoñez [7] se souvient : « Cette structure débute sous la forme d’un groupe de personnes conscientes du fait que l’unique solution pour sortir de la crise est collective et qui croient à l’émergence d’un nouvel acteur économique, qui servirait d’intermédiaire entre petits producteurs et consommateurs sans générer de richesse propre, mais en redistribuant aux travailleurs la valeur de leur production. » Par la suite, El Arca est devenue une organisation entièrement indépendante sur les plans juridique et opérationnel, tout en travaillant toujours en étroite relation avec l’école.

Pablo Ordoñez, créateur également de l’Asem, distingué pour son action par l’organisation Ashoka en 2004, est toujours le coordinateur général d’El Arca ; son rôle, son dynamisme et sa créativité en sont le moteur. L’action commerciale et une prise de risque économique sont pour lui certes très importantes, mais reposent surtout sur des convictions fortes construites tout au long de son parcours. Le militantisme, la référence à un modèle de société responsable et au vivre ensemble et l’intérêt général de la communauté sont les principes fondateurs de cette organisation. Nous rejoignons ici Odile Castel, qui souligne que les activités de l’ESS sont un sous-système du système économique, au même titre que les activités capitalistes ou étatiques dont elles rejettent la logique de fonctionnement. Elles relèvent avant tout d’un projet politique porté par les citoyens et ne peuvent être réduites à la posture de palliatifs des défaillances des activités économiques et étatiques (Castel, 2010, p. 4-5).

Dans notre cas, on peut se demander si l’ensemble des membres de l’association ont conscience de l’engagement politique et citoyen que représentent ces actes de production et de consommation. De fait, les entretiens que nous avons menés confirment que bon nombre d’entre eux, tels les fondateurs, l’équipe opérationnelle et les membres du comité d’organisation, mesurent l’impact réel sur le changement des habitudes de production et de consommation des populations locales (encadré 1, en page suivante).

Le cheminement d’El Arca depuis sa création a donc permis, à partir d’actes militants forts, de développer un système de production-consommation alternatif qui, tout en respectant le territoire sur lequel il se développe, donne un autre sens au travail.

La valeur travail comme moteur de la raison d’être et de la façon d’agir d’El Arca

Les membres d’El Arca participent activement à la définition des biens ou des services qu’eux-mêmes produisent et consomment. La finalité de la communauté prosommatrice n’est donc pas seulement d’acheter et de vendre, mais il s’agit surtout de produire. L’association cherche à développer auprès des producteurs une relation au travail qui laisse à chacun le pouvoir d’agir en préservant son autonomie tout en s’insérant dans le collectif. La voie associative encourage ainsi le travail en autogestion. Le système pose donc par essence une nouvelle façon d’interagir, en favorisant une production locale de qualité qui génère du « travail authentique » [8] et en distribuant de façon équitable les bénéfices aux petits producteurs. L’organisation fonde alors son action sur le travail fait avec dignité dans le respect des valeurs du buen vivir.

Apprendre aux petits producteurs qu’ils ne sont pas des employés d’El Arca est un défi que l’association veut relever. Ces derniers partent en effet souvent de situations de vie marquées par la marginalité, par une culture de l’assistance et du clientélisme, par l’absence de reconnaissance de leurs capacités, de leurs droits et, parfois, par le manque d’opportunités.

Ainsi, pour permettre une mise sur le marché des produits à des prix justes, convenables pour tous, consommateurs et producteurs, El Arca achète les produits transformés aux petits producteurs et les vend en prélevant soit 20 % des recettes en compensation des frais de gestion, de commercialisation et d’assistance technique ou technologique, soit 5 % de la valeur totale du bon de commande si le producteur a vendu lui-même sa production de façon indépendante à travers d’autres canaux [9]. La valeur du travail dans le prix de vente est déterminée par le producteur lui-même, selon ses propres critères basés sur la valeur des intrants, la nature des tâches, leur pénibilité, le temps de travail, le savoir-faire nécessaire, mais aussi la valeur du marché de référence. Cette façon de rémunérer le travail relève d’une approche différente de la rationalité économique de l’entreprise capitaliste et caractérise l’économie de la solidarité et du travail, le travail étant compris ici comme le facteur principal de production lié à la communauté (Razeto, 1999).

El Arca, une communauté « prosommatrice » (productrice-consommatrice)

El Arca assoit sa stratégie sur une approche systémique qui permet de développer l’intersectorialité propre aux activités de l’ESS sur son territoire. Cette approche est comprise ici comme la rencontre et les alliances convenables entre les différents acteurs et secteurs qui composent une communauté : familles de producteurs, de transformateurs et de consommateurs, entreprises engagées, organisations sociales, institutions publiques, collectivités territoriales, universités, etc., visant le renforcement, l’ancrage des réseaux d’entraide et des relations de proximité. Ce pas vers l’autre, cette intensification des contacts et des échanges locaux engageant de nombreux sociétaires de secteurs différents est au coeur de l’action, afin de construire un avenir partagé entre ces acteurs hétérogènes. Ces derniers, selon Marquat et Diemer (2014, p. 9-13), bâtissent une « communauté d’intérêts » (mise sur le marché des produits à des prix convenables pour tous), une « communauté d’actions » (la construction d’une Mendoza durable) et « une communauté de valeurs » (appartenance commune et lien social).

Ces trois communautés structurent la gouvernance de l’association en réunissant un collectif d’acteurs divers qui poursuivent des objectifs communs, produisent des normes d’actions collectives et partagent le respect des valeurs d’El Arca. Les producteurs, leurs familles et les consommateurs, mais aussi les représentants des entreprises et des institutions, interviennent à trois niveaux : au sein d’une assemblée, d’un comité de direction et d’un comité de pilotage (Maffet, Sinda, 2013, p. 6). Les choix stratégiques de l’association sont ainsi contrôlés de façon collective et démocratique. De plus, le processus d’apprentissage nécessaire à cet exercice est basé sur le partage de connaissances où :

  • les compétences et l’expérience de chacun sont mises au service de tous ;

  • ceux qui ont plus de capacités dans un domaine motivent et, éventuellement, forment les autres ;

  • on apprend à faire appel au réseau pour compléter les savoirs qui manquent ;

  • les uns apprennent des autres et tous se contrôlent positivement mutuellement ;

  • la confiance est nécessaire à chaque pas.

Un système de circuit court au coeur de la relation producteur-consommateur et de la création de lien social

Le fonctionnement d’El Arca pourrait être assimilé à un circuit court (CC) si l’on se réfère aux critères de classification énoncés par Chaffotte et Chiffoleau (2007), tout en étant plus complexe par son réseau. L’association argentine partage en effet avec les CC un certain nombre de caractéristiques telles que la vente directe ou via un intermédiaire (l’association elle-même) dans une proximité géographique et relationnelle élevée faisant intervenir de nombreuses parties prenantes externes.

El Arca est composée, comme nous l’avons vu, de petits producteurs, de consommateurs responsables issus de familles de producteurs ou de quartiers voisins, de commerces de proximité, et d’organisations diverses. Les petits producteurs ne sont pas salariés d’El Arca, mais membres « directs » ou membres « adhérents ». Les premiers sont les petits agriculteurs qui travaillent sur les terres de l’association. Ils utilisent le matériel, les intrants et les locaux de celle-ci, participent aux différents comités et votent lors des assemblées générales. Les seconds ont une relation uniquement commerciale avec El Arca. Ils sont adhérents à l’association (par le paiement d’une cotisation mensuelle), vendent une partie de leurs productions par son intermédiaire, mais n’ont pas de droit de vote lors des assemblées et ne peuvent être élus. Les deux types de membres, directs et adhérents, peuvent vendre une partie de leurs produits de façon individuelle. El Arca réalise également la vente directe lors de foires et de marchés, dans ses propres locaux ou dans des espaces appartenant à des tiers, avec l’intention d’implanter des centres de consommation responsable permanents. Elle s’instaure ainsi comme le seul intermédiaire entre producteurs et consommateurs.

Faisant le lien entre les petits producteurs que l’organisation accompagne dans leurs processus de production et de commercialisation et les consommateurs responsables, El Arca profite du soutien d’un important tissu d’acteurs. Celui-ci garantit une certaine stabilité de la demande et la pérennité du réseau. La stratégie d’El Arca est de faire en sorte que tous ses membres soient à la fois producteurs et consommateurs (Maffet, Sinda, 2012) : par exemple, l’entreprise qui achète à El Arca des uniformes de travail peut être fournisseur de transport pour la logistique du système, proposer à la communauté des cours d’informatique ou d’anglais assurés par ses salariés, etc. Un producteur de sauce tomate peut aussi être un acheteur du panier de produits bio ou un spectateur de représentations culturelles d’El Arca. Une posture qui permet de dépasser les barrières traditionnelles entre producteurs et consommateurs : « Cette relation n’est pas basée seulement sur l’échange d’un produit, mais sur des valeurs partagées où l’acte de consommer devient un véritable acte citoyen » (document interne à El Arca). En cela, El Arca entend redéfinir cette relation. Comme dans les CC, elle permet par la personnalisation des échanges de redonner au citoyen son rôle d’acteur économique (Amemiya et al., 2008 ; Maréchal, 2009). D’un point de vue social, elle impulse une démarche de consommateurs responsables, soulève la question d’une consommation saine, de meilleure qualité et, à terme, de la sécurité alimentaire. Comme le suggère Benoit Prévost (2012a) en parlant des CC, il s’agit bien ici d’initier une réflexion sur le modèle de développement économique de la région par :

  • la réalisation d’échanges à l’échelle locale ; c’est-à-dire faire produire et consommer des produits locaux et réduire ainsi les flux de matières et d’énergie non indispensables ;

  • la mise sur le marché de produits à des prix convenables pour tous, consommateurs et producteurs ;

  • le droit pour le consommateur de décider de ce qu’il consomme et pour le producteur de ce qu’il produit, la proximité producteur-consommateur permettant la co-construction des produits satisfaisants [10] ;

  • le lien entre prix sur le marché et coût de production qui permet « de révéler à la communauté la juste et vraie valeur des biens qu’elle produit » (Postel, 2008, p. 25).

Ce choix de consommation de produits locaux et saisonniers a de fortes conséquences sur le développement local et la territorialisation de l’alimentation (Barnier, 2009 ; Delhommeau, 2009 ; Prévost, 2012b ; Chiffoleau, Prévost, 2012). D’ailleurs, El Arca n’aurait pas pu exister sans une forte organisation collective et sans ponts vers les acteurs qui partagent ses valeurs, la finalité pour tous étant d’accéder au buen vivir.

Ainsi, les acteurs de ce territoire agissent de concert pour améliorer la qualité de vie de tous. Par exemple, des tournois de football de rue permettent de nouer des liens avec différentes familles qui intègrent peu à peu la communauté, en tant que clients ou producteurs ; l’organisation de repas, de fêtes ou de rencontres conviviales, avec les familles de petits producteurs-consommateurs, avec des invités extérieurs à la communauté pour faire connaître l’association, ses produits et ses activités, avec les entreprises et les institutions, pour envisager des projets ; des ateliers pour « apprendre à entreprendre » organisés par l’Asem avec d’autres organisations ; des programmes d’éducation et de sensibilisation sur des thèmes environnementaux, sur la consommation responsable. Les familles (producteurs et consommateurs), issues en priorité de milieux pauvres, étant motivés tout d’abord par l’aspect social, peuvent ainsi être sensibilisées à ces enjeux.

El Arca, une affaire de confiance

Comme nous l’avons vu précédemment, l’organisation plonge ses racines dans une histoire de militantisme, de luttes sociales pour la satisfaction des besoins vitaux et dans la conviction que la sortie du dénuement passe par l’action collective. L’action sociale communautaire initiée dans quelques quartiers de l’ouest de la ville, étendue ensuite à toute la ceinture nord-ouest a généré de la confiance entre les acteurs et en a attiré de nouveaux. Niklas Luhmann soutient que la confiance serait essentielle dans la création de tout système social. Pour lui, « le niveau de familiarité semble faciliter la création d’un univers commun » (2006, p. 33). Il ajoute que « la confiance est tout d’abord liée à la familiarité et qu’elle s’accorde avant tout à un autre homme, […] est digne de confiance celui qui est fidèle à ce qu’il communique sur lui-même, consciemment ou non » (2006, p. 43). Cette notion de confiance semble en effet centrale et omniprésente dans le fonctionnement du réseau d’El Arca. Elle constitue la clé de voûte de la relation entre les différentes parties : pour séduire de nouveaux clients et, plus encore, pour apporter des opportunités, des connaissances, des soutiens nouveaux et permettre l’élargissement du réseau. Aussi, la relation marchande ne pourrait fonctionner sans cette confiance exprimée à plusieurs niveaux (encadré 2, en page suivante).

Ce sont probablement la croyance et la foi envers l’association qui ont permis à El Arca d’étendre le réseau des familles, premier maillon de cette chaîne conviviale, cible la moins importante d’un point de vue économique, mais celle qui donne du sens à son projet. De même, ce sont toujours la confiance et l’engagement réciproque qui incitent les PME, certaines grandes entreprises engagées en RSE (responsabilité sociétale des entreprises ; Maffet, Sinda, 2012) et les organisations sociales à partager les risques, à acheter à l’avance la récolte ou à avancer le capital nécessaire pour la confection de vêtements produits par les groupes de femmes. En contrepartie de leur fort volume d’achat, El Arca se doit de respecter ses engagements commerciaux, les spécifications et les délais de livraison.

Le principe de réciprocité comme mode d’interdépendance au sein du fonctionnement d’El Arca

Nous reconnaissons dans cet exemple les trois principes d’intégration économique définis par Polanyi dans son ouvrage de référence (1983 [1944]), soit le marché, la redistribution et la réciprocité. Pour définir ce concept de réciprocité, nous retenons le sens donné par l’auteur et que Jean-Michel Servet présente, après avoir fait une fine distinction entre les notions de don et de réciprocité, comme « l’idée de souci d’autrui ou […] le fait de se penser vivant en interdépendance avec les autres » (Servet, 2013, p. 192). D’ailleurs, « ce principe de réciprocité [repose] sur l’idée d’une interdépendance, non pas automatique comme dans le cas de la confrontation marchande des offres et des demandes soumises aux jeux des intérêts privés ou administrée dans les cas de prélèvements-distributions, mais comme une complémentarité volontairement instituée d’éléments socialement construits pour être distincts sans s’opposer » (Servet, 2013, p. 198). Dans la relation marchande d’El Arca avec ses partenaires, les choix de production et de consommation ne sont en effet pas faits dans l’intérêt personnel des acteurs, mais dans l’intérêt de la communauté. C’est donc encore ce principe de réciprocité qui institue un passage du collectif à l’individuel et de l’individuel au collectif (Servet, 2013). Ce principe d’interdépendance entre producteur et consommateur traduit une fraternité entre les acteurs à travers la valeur du lien, au sens de Godbout, qui ne relève pas vraiment d’une volonté morale : chacun a intérêt à servir l’intérêt de l’autre, chacun reconnaît les besoins de l’autre (Godbout, 2007 ; Lasida, 2011).

Au-delà de la nécessaire relation commerciale par la vente de produits et de services aux consommateurs responsables du réseau, El Arca bénéficie d’investissements solidaires, de dons et d’échanges alternatifs (biens matériels, services et connaissances), de trocs, du travail de volontaires comme de l’appui technique, logistique et scientifique des membres du réseau. Liens sociaux et réciprocité sont omniprésents dans les différents types d’échanges, et la relation avec les familles au sein d’un « réseau de familles » devient plus directe et personnalisée, plus fraternelle. La diffusion des valeurs de l’organisation est assurée par le bouche-à-oreille entre particuliers et par des opérations de relations publiques et sociales avec les clients institutionnels et les autres partenaires.

Les exemples de projets et d’échanges alternatifs réalisés par El Arca sont nombreux. Dans le textile, les producteurs de l’association, un groupe de femmes organisé en coopérative, confectionne des vêtements professionnels à taux de renouvellement élevé, pour des entreprises de la région engagées dans des politiques de RSE. Dans le secteur agricole, El Arca propose des paniers de fruits et légumes comme une AMAP.

Le partenariat établi entre l’Asem, El Arca et la chaîne italo-argentine de restaurants La Marchigiana, renommée à Mendoza, constitue un autre exemple de projet de collaboration. Il s’agit pour le restaurant de se fournir en sauce tomate, dont il est un grand consommateur. Comme le rappelle son dirigeant Fernando Barbera, « l’idée d’acheter aux producteurs locaux est née dans les années 90, quand les fournisseurs locaux se faisaient rares et que nous devions nous fournir en produits importés. En 2001, beaucoup de ces fournisseurs ont perdu leur travail ou ont fermé leur entreprise. Nous avons commencé à réfléchir sur la façon de participer pour appuyer le développement local et créer du travail digne » (entretien, août 2009).

Très engagé dans une démarche de responsabilité sociétale, il a donc apporté du capital à l’association pour soutenir la production de tomates et d’ingrédients divers dont le restaurant est un gros consommateur. L’intention est de donner du travail aux habitants de Mendoza tout en améliorant son image de marque. La qualité du produit sans aucun adjuvant issu de cette collaboration est en effet bien supérieure à celle des produits industriels de supermarché, mais à un prix similaire. Les valeurs économique, sociale et environnementale se conjuguent ainsi positivement. Pour renforcer le souci de réciprocité, El Arca a créé Inversol, investissement solidaire, incitant les clients à prêter aux petits producteurs une somme d’argent relativement modique, qui correspond aux frais pour cultiver et récolter une rangée de tomates. A la fin du cycle de production de la sauce tomate, les clients ont le choix entre récupérer leur argent avec trois bouteilles de sauce comme intérêt de leur prêt durant la période de production ou repartir avec l’équivalent en sauce tomate, choix le plus souvent retenu.

El Arca fournit donc aux petits producteurs, tout au long du processus, l’assistance technique, la planification de la production et les contrôles de qualité ; elle les accompagne à plusieurs niveaux (aide, achat, mise à disposition de terrains pour les cultures et de locaux…). Cela implique aussi la construction d’une relation de confiance et de fidélité et l’opportunité de créer des liens sociaux à la base de changements sociétaux plus ambitieux.

Conclusion 

L’association El Arca illustre un système innovant d’intégration socioéconomique dans le champ de l’ESS, qui s’inscrit dans une approche systémique du territoire de Mendoza, où les principaux bénéficiaires, producteurs et consommateurs, sont issus de la même communauté. Son degré de maturité et de normalisation lui a permis d’essaimer dans d’autres provinces d’Argentine et semble prêt à l’être dans d’autres régions d’Amérique latine.

C’est un outil de développement local qui crée de la valeur sociale et environnementale tout en générant de la valeur économique au sein d’une chaîne de valeurs intégrées (Maffet, Sinda, 2013, p. 11). La somme de ces valeurs permet de renforcer le lien entre les différents acteurs dans une construction politique offrant des opportunités équitables pour les citoyens de toutes les couches de la société.

Nous avons cherché à démontrer que les valeurs et le fonctionnement d’El Arca permettent le développement d’un système de production alternatif fondé sur la démocratisation et l’engagement citoyen.

Si nous reprenons les thèses de Souza Santos et Rodriguez Garavito (2013, p. 134) sur les alternatives de production, nous trouvons dans cette expérience plusieurs points de convergence.

Ainsi, nous avons identifié dans notre étude de cas :

  • un « potentiel émancipateur » (ibid., p. 136) à travers sa faculté à relier l’intégration économique aux dynamiques socioculturelles et politiques de la région ;

  • une volonté d’insertion dans des réseaux de coopération, de soutien et d’aide mutuelle au-delà des organisations de l’ESS (entreprises en RSE, structures étatiques, organismes de formation et de recherche…) ;

  • des rapports avec l’Etat qui ont permis à l’association d’avoir une incidence sur la loi sur l’ESS la situant comme un acteur à part entière de ce champ et de transformer le rapport des acteurs au développement local en mobilisant ses ressources en faveur des milieux populaires ;

  • des dispositions pour aller vers une démocratie horizontale reposant sur l’apprentissage de la participation active au processus décisionnel ;

  • un engagement dans l’égalité de genres affirmé par ses dirigeants où la participation des femmes est un moteur du développement ;

  • une autre façon d’aborder les rapports entre êtres humains, entre nature, production et consommation, entre développement et croissance, pour le respect de la diversité culturelle par sa quête du buen vivir.

L’alternative que propose El Arca est un changement progressif de la société, créant des espaces de solidarité et d’émancipation au sein du système capitaliste dans lequel elle est insérée, en transformant la vie de ceux qui y prennent part.