Résumés
Résumé
Cet article vise à explorer les liens qui unissent l’adéquation entre le désir d’emploi et la situation vécue, d’une part, et la présence de troubles dépressifs chez les nouvelles mères, d’autre part. Les résultats indiquent que, six mois après la naissance d’un enfant, une proportion élevée de femmes se déclarant « au foyer » souhaiterait occuper un emploi rémunéré. Chez les femmes au foyer, ce désir d’emploi est associé à la présence de symptômes dépressifs. La proportion de travailleuses désirant cesser leur activité professionnelle est moindre et ce désir n’est pas significativement associé à leur santé psychologique. Le désir d’occuper ou non un emploi est lié aux conditions de vie des nouvelles mères, ce qui soulève l’intérêt d’aborder cette variable sous un angle social et non seulement comme le reflet de valeurs individuelles.
Summary
The aim of this paper is to explore the impact of the dissatisfaction of women concerning their employment status, on their psychological health after childbirth. Results indicate that a high proportion of “homemakers“ would prefer to be employed at six months postpartum. In this group, dissatisfaction is associated with depressive symptoms. The proportion of workers who wish to discontinue their employment is lower, and the association between this type of dissatisfaction and psychological health problems is not significant. Dissatisfaction with employment is associated with women’s living conditions, which underlines the importance to treat this variable with a social rather than exclusively individual perspective.
Corps de l’article
Au cours des mois suivant la naissance de leur enfant, près de 15 % des femmes souffrent de troubles dépressifs plus ou moins graves . Les dépressions des nouvelles mères, ou dépressions postnatales, constituent un véritable enjeu de santé publique qui ne cesse d’interpeller les chercheuses et les chercheurs des domaines de la santé, de la psychologie et de la psychiatrie . Au-delà des déterminants biologiques et psychologiques qui ont tout d’abord retenu l’attention, les conditions de vie des nouvelles mères, soit, en particulier, le soutien qu’elles reçoivent et les événements stressants auxquels elles doivent faire face, sont désormais reconnues comme jouant un rôle majeur dans le développement de problèmes psychologiques à la période postnatale (O’Hara et Swain 1996).
Depuis qu’une grande majorité de femmes cumulent vie familiale et professionnelle, le fait d’occuper ou non un emploi est une caractéristique régulièrement mesurée dans les enquêtes sur la dépression postnatale (O’Hara et Swain 1996). Les résultats concernant l’impact de l’emploi sur la santé sont toutefois contradictoires, et les écrits tendent plutôt à révéler l’importance de l’adéquation entre le désir exprimé par les femmes concernant l’activité professionnelle et la situation dans laquelle elles se trouvent (Aston et Lavery 1993 ; Brannen et Moss 1991 ; Hock et DeMeis 1990 ; Repetti, Matthews et Waldron 1989 ; Waldron, Weiss et Hughes 1998). Le raisonnement est simple : les travailleuses désirant rester à la maison, tout comme les femmes sans emploi voulant exercer une activité professionnelle, seraient plus susceptibles de souffrir de symptômes dépressifs que celles dont la situation est conforme à leur aspiration. De façon implicite, le désir d’emploi est assimilé à un choix individuel lié à l’importance accordée par les femmes à leur présence au travail et auprès des enfants.
Cette apparente simplicité cache toutefois les nombreux questionnements qu’il est possible de soulever pour autant que l’on choisisse de dépasser une vision exclusivement individuelle de la situation des femmes visées. En effet, qui sont ces femmes dont la situation ne correspond pas à leur désir ? Est-il pertinent de regrouper dans une même mesure les travailleuses souhaitant interrompre leur activité professionnelle et les femmes qui désirent au contraire accéder à une telle activité ? L’impact de ces deux situations sur la santé mentale est-il similaire ? Enfin, quelle est l’origine de cette inadéquation ? Est-elle réellement liée à des conceptions et valeurs personnelles concernant le travail et les besoins de l’enfant ? Ne serait-elle pas également rattachée aux conditions de vie des mères, qui feraient en sorte de rendre plus ou moins enviable leur situation concernant la reprise de leur activité professionnelle ?
La recherche exposée dans le présent article veut apporter des éléments de réponse à ces questions. Dans le contexte d’une large enquête épidémiologique sur la santé des femmes à la période postnatale, nous avions analysé divers éléments du contexte de vie des nouvelles mères qui étaient liés à leur santé psychologique (des Rivières-Pigeon 2002 ; des Rivières-Pigeon et autres 2001a et 2001b). Les résultats de ces analyses, qui ont démontré la complexité du lien unissant l’activité professionnelle et la santé psychologique postnatale, nous ont amenées à nous intéresser à la question de l’adéquation entre le désir d’emploi des nouvelles mères et la situation vécue par celles-ci. Nous avons toutefois souhaité dépasser le traitement habituel de cette variable, en tant que facteur de risque de la dépression postnatale, en nous intéressant aux facteurs qui interviennent dans la construction de ce désir, exprimé par les femmes, d’être dans une situation différente de la leur.
Afin de répondre à ces questions, nous avons opté pour une démarche interdisciplinaire qui consiste à mener une réflexion d’ordre sociologique autour de l’analyse de données recueillies dans notre étude épidémiologique effectuée auprès de mères dont l’enfant avait 6 mois . Notre objectif était de révéler, à l’aide d’outils épidémiologiques, les liens qui unissent cette variable de désir d’emploi à différents indicateurs de la santé et des conditions de vie des femmes.
L’adéquation entre le désir d’emploi et la situation vécue a ainsi été mise en rapport, dans un premier temps, avec une mesure de la santé psychologique des nouvelles mères et, dans un deuxième temps, avec des mesures nous donnant un aperçu de leurs caractéristiques et conditions de vie. Dans un troisième temps, nous nous sommes intéressées aux liens unissant le désir d’emploi à l’« attitude » des femmes concernant la maternité et l’emploi, mesurée par l’accord ou le désaccord qu’elles expriment devant une série de phrases générales concernant la maternité et le travail (Home/Employment orientation scale ).
Nos analyses nous ont donc permis de tracer un premier portrait de ces travailleuses qui indiquent vouloir cesser leur activité professionnelle et de ces femmes sans emploi qui précisent vouloir occuper un emploi. Nous souhaitons ainsi contribuer à lever le voile sur la variable d’inadéquation entre le désir d’emploi et la situation vécue, au-delà du « choix individuel » auquel elle correspond.
La dépression postnatale, à l’intersection du social et du médical
La dépression des nouvelles mères est un sujet qui fascine les chercheuses et les chercheurs de même que les intervenantes et les intervenants depuis plus de vingt ans. Ce phénomène révèle en effet un véritable paradoxe autour de la maternité : pourquoi les mères, dont le discours est généralement si enthousiaste au sujet de leurs enfants, sont-elles si nombreuses à souffrir d’une dépression ? Des mécanismes biologiques, notamment hormonaux, ont tout d’abord été invoqués pour expliquer comment cet « heureux événement » peut devenir source de dépression. Aujourd’hui, il est généralement admis que des facteurs tant psychologiques et environnementaux que biologiques interagissent pour influer sur la santé mentale des nouvelles mères . Le paradoxe de la dépression postnatale pourrait ainsi s’expliquer par l’opposition entre le bonheur de l’ « expérience maternelle » et les difficultés liées au contexte dans lequel cette expérience s’inscrit.
Dans les écrits scientifiques, si les expressions « dépression postnatale » ou « dépression du post-partum » sont fréquemment employées, il n’existe toujours pas de consensus autour de ce diagnostic. La dépression postnatale est souvent définie par opposition au post-partum blues, courte période dépressive très fréquente, et à la psychose du post-partum, problème psychiatrique grave, heureusement beaucoup plus rare. Aujourd’hui, si la définition de la dépression postnatale fait toujours l’objet de débats, une majorité d’auteurs et d’auteures qui s’y intéressent sous un angle épidémiologique la définissent plus ou moins explicitement d’après des critères analogues à ceux de l’épisode dépressif majeur du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) . Sa présence est mesurée dans un temps donné, qu’il s’agisse d’une nouvelle dépression, de la poursuite d’un épisode antérieur ou de sa reprise. Présentée sous cet angle, la dépression des nouvelles mères est donc surtout « postnatale » parce qu’elle survient, ou est présente, dans l’année qui suit un accouchement. Son origine apparaît multifactorielle, les bouleversements physiques, psychologiques et sociaux qui entourent la naissance pouvant mener à des problèmes de santé mentale, ou exacerber les problèmes existants.
Bien que le contexte de vie des nouvelles mères apparaisse comme un élément clé pour saisir l’origine des dépressions maternelles, les connaissances actuelles autour des facteurs de risque de la dépression postnatale proviennent d’une analyse essentiellement individuelle de la situation des femmes. S’intéresser à la santé des femmes « mise en contexte » est une démarche résolument interdisciplinaire, qui demande une réelle intégration des questionnements et des méthodes des sciences sociales et des sciences de la santé. Cette démarche de mise en contexte des facteurs de risques liés à la dépression postnatale constitue toutefois un véritable défi pour les années à venir.
L’emploi et la dépression postnatale : une relation ambiguë
Si les écrits ont souligné l’influence potentielle de l’environnement des nouvelles mères sur leur santé mentale, la relation pouvant exister entre le travail des femmes et la dépression postnatale n’est pas encore bien établie. La santé des « mères travailleuses » a fait l’objet de nombreux écrits, mais la grande majorité des études ont porté sur des mères dont l’enfant était d’âge scolaire ou préscolaire, si bien que la situation des femmes au cours de l’année qui suit une naissance reste relativement peu connue. La relation entre l’activité professionnelle et la santé est en effet fort complexe, le travail pouvant être à l’origine de conditions à la fois favorables et défavorables à la santé . À la période postnatale, cette relation se complexifie encore davantage, la présence d’un nourrisson nécessitant une attention constante et des ressources financières accrues.
Les analyses que nous avons publiées précédemment ont révélé le caractère indirect de la relation entre le rapport des nouvelles mères à l’emploi et leur santé mentale . En effet, lorsque sont prises en considération diverses mesures du contexte de vie des femmes, notamment le soutien social et la présence d’événements stressants, on ne trouve souvent plus d’association entre l’emploi et la santé des femmes. Dans la recherche d’une meilleure compréhension des liens unissant l’emploi et la dépression postnatale, il apparaît donc nécessaire de mettre en lumière les facteurs pouvant agir de façon intermédiaire ou interactive dans cette relation.
L’inadéquation désir-situation et l’attitude à l’égard du travail et de la maternité
Parmi les facteurs mis en évidence dans les écrits comme susceptibles de moduler la relation entre le rapport à l’emploi et l’état de santé, on trouve l’attitude des femmes à l’égard du travail rémunéré et quant à une présence continue auprès des enfants. En s’appuyant sur des concepts comme ceux de l’adaptation au rôle (role fit), des auteurs et des auteures ont soulevé la possibilité selon laquelle le rapport à l’emploi aura un effet bénéfique sur la santé si ce rapport est en harmonie avec l’attitude ou l’« orientation » des femmes concernant le travail et la maternité . Plus concrètement, les mères travailleuses valorisant avant tout l’activité professionnelle jouiraient d’une meilleure santé que celles qui valorisent au contraire principalement la présence continue de la mère auprès de son enfant. De la même façon, les femmes retirées du marché du travail se porteront bien dans la mesure où elles valorisent avant tout la présence à la maison plutôt que l’activité professionnelle.
Outre l’attitude, un second concept, légèrement différent, a également été présenté dans les écrits comme pouvant intervenir dans la relation entre le rapport à l’emploi et l’état de santé, soit, tel que nous l’avons mentionné précédemment, l’inadéquation entre la situation désirée et la situation vécue eu égard au travail. Plutôt que de chercher à mettre en rapport l’attitude plus générale des mères à l’égard du travail avec leur situation concrète, des auteurs et des auteures ont préféré demander directement aux femmes si elles se trouvaient dans la situation qu’elles désiraient. L’inadéquation entre le désir exprimé par les femmes et la situation qu’elles vivent s’est révélée liée à la présence de problèmes dépressifs .
Bien entendu, la mise en lumière d’une association entre le désir d’emploi, la situation vécue et la santé mentale des femmes soulève de nombreuses questions dont la plus évidente touche à la direction des liens observés : il apparaît en effet fort plausible que les femmes déprimées souhaitent modifier leur situation, justement parce qu’elles sont déprimées. Plus largement, ces variables ont surtout de l’intérêt si l’on s’attarde à leur origine, c’est-à-dire aux raisons qui poussent les femmes à désirer ou non être dans une situation différente de la leur. Curieusement, cette question n’a été que rarement traitée dans les écrits. La logique qui sous-tend les relations entre l’attitude des femmes, leur désir d’emploi et leur santé mentale demeure implicite. Ce que nous en saisissons pourrait se résumer de la façon suivante : l’attitude des femmes à l’égard du travail et de la maternité serait une caractéristique individuelle liée à des goûts ou à des expériences personnelles. Cette attitude individuelle serait à l’origine des décisions des nouvelles mères concernant leur activité professionnelle. Ainsi, l’inadéquation entre l’attitude et la situation vécue par les femmes ne pourrait être liée qu’à des contraintes extérieures, et elle mènerait à une insatisfaction pouvant être source de dépression.
Cette logique implicite correspond peut-être au processus vécu par les nouvelles mères. Cependant, si nous adoptons un regard sociologique, il est possible d’envisager d’autres avenues concernant l’origine du désir, exprimé par les femmes, d’être dans une situation différente de la leur. En effet, il est important de noter que le caractère essentiellement individuel de l’attitude à l’égard du travail et de la maternité est loin d’être une évidence. Les variations observées à travers les époques concernant le rôle de mère, notamment en fonction de la relation entretenue par une majorité de femmes avec la sphère économique, sont au contraire le signe d’une importante influence de la société sur les attitudes adoptées. De plus, les écrits de santé publique ont démontré depuis longtemps que la relation entre l’attitude et le comportement est loin d’être simple, linéaire et unidirectionnelle. Il y a plus de 45 ans, Festinger (1957) proposait déjà, avec son concept de dissonance cognitive, que l’attitude pouvait suivre plutôt que précéder le comportement. L’inadéquation entre l’attitude et la situation des femmes proviendrait alors, selon cette perspective, d’une difficulté à faire correspondre l’attitude qu’elles expriment à la situation qu’elles ont choisie. Si nous posons le postulat selon lequel l’attitude peut subir l’influence, d’une part, d’un certain discours social et, d’autre part, de la situation vécue par les femmes, il apparaît possible que le désir des femmes d’occuper un emploi ne soit pas lié exclusivement à cette attitude exprimée, mais bien à leurs conditions de vie réelle. Il est ainsi possible, par exemple, qu’une mère « au foyer » valorise grandement la présence maternelle continue auprès de l’enfant, mais souhaite occuper un emploi pour accéder aux bénéfices perçus du travail ou pour éviter les difficultés liées au séjour à la maison. De la même façon, une mère travailleuse pourrait désirer le travail rémunéré, mais souhaiter interrompre sa carrière pour éviter les problèmes de surcharge créés par la double tâche.
Dans la mesure où l’inadéquation entre le désir d’emploi et la situation vécue peut jouer un rôle sur la santé mentale des nouvelles mères, il paraît important de se pencher sur les facteurs qui y sont associés. Notre étude comprend ainsi deux objectifs. Le premier est d’évaluer l’impact de l’inadéquation entre le désir d’emploi et la situation sur la présence de symptômes dépressifs chez les nouvelles mères. Le second est d’explorer l’origine de cette inadéquation, par la mise en lumière des liens qui l’unissent à la situation des femmes concernant l’emploi, à leurs caractéristiques et conditions de vie et, enfin, à l’attitude qu’elles expriment à l’égard du travail et de la maternité.
La méthode retenue
La constitution de l’échantillon
Notre étude a été effectuée à partir de l’analyse de données provenant d’une recherche québécoise portant sur la santé des femmes au cours de l’année qui suit une naissance . Cette recherche reprenait elle-même le questionnaire et la méthode d’une enquête élaborée en France et en Italie (Romito, Saurel-Cubizolles et Lelong 1999). Les données de l’étude québécoise ont été recueillies dans quatre hôpitaux de la grande région montréalaise du 10 avril au 23 octobre 1996. Les participantes (n : 616) ont été interviewées par des agentes de recherche dans ces hôpitaux au cours des premiers jours suivant l’accouchement. Les répondantes devaient être en mesure de comprendre et d’écrire le français. L’étude ne portant pas sur les conditions particulières des mères adolescentes (moins de 18 ans) ainsi que des mères ayant donné naissance à des jumeaux, celles-ci étaient exclues de l’étude. Les femmes ayant accouché d’un enfant mort-né ou dont le bébé est décédé au cours des premiers jours suivant une naissance ont également été exclues. En tout, 80,0 % des femmes abordées ont accepté de répondre au questionnaire.
Parmi les participantes interviewées à l’hôpital, 78,9 % (n : 486) ont répondu à un questionnaire postal qui leur a été envoyé six mois plus tard. Les données décrites dans le présent article proviennent de ce questionnaire. Pour l’analyse, nous avons choisi d’exclure 39 répondantes dont le rapport à l’emploi présentait des particularités qu’il était difficile d’étudier, le nombre de répondantes étant réduit dans chacune de ces catégories, soit des étudiantes (n : 19), des femmes en congé de maladie (n : 3), des contractuelles sans emploi indiquant vouloir reprendre le travail au cours des mois à venir (n : 8) et des travailleuses en disponibilité (n : 9). L’exclusion de ces participantes nous a permis de créer des catégories suffisamment uniformes pour répondre à nos questions de recherche. L’échantillon final était donc de 447 femmes.
Les instruments de mesure
Notre analyse portait sur cinq grandes catégories de mesures tirées du deuxième questionnaire de l’enquête épidémiologique générale : une échelle mesurant la santé psychologique des nouvelles mères, une question portant sur le rapport qu’elles entretiennent à l’emploi, une question concernant l’adéquation entre leur situation et celle qu’elles désiraient, six mesures de leurs caractéristiques et conditions de vie et, enfin, une série de questions évaluant leur attitude à l’égard du travail et de la maternité.
La santé psychologique des nouvelles mères a été mesurée à l’aide de la version à 12 questions du General Health Questionnaire (GHQ) . Rappelons que le GHQ a fait l’objet de nombreuses études de validité et est fréquemment utilisé dans le contexte postnatal pour détecter la présence de symptômes dépressifs[1]. Bien que le seuil des deux tiers soit souvent retenu pour cette échelle, nous avons choisi de considérer le seuil des cinq sixièmes pour identifier les femmes souffrant d’un problème dépressif. Ce seuil, que nos collègues et nous-mêmes avons déjà adopté dans des études publiées précédemment, correspond à la moitié ou plus des réponses exprimant un symptôme dépressif. Il permet ainsi de repérer les femmes présentant un problème dépressif relativement grave.
Le rapport entretenu par les nouvelles mères à l’égard du marché de l’emploi a été mesuré à l’aide d’une question qui nous a permis de créer les quatre catégories suivantes : 1) les femmes ayant repris le travail ; 2) les femmes en congé (congé parental ou vacances) ; 3) les femmes se décrivant comme « au foyer » ; et 4) les femmes indiquant être à la recherche d’un emploi.
L’inadéquation entre le désir d’emploi et la situation des femmes a été mesurée à partir de la question suivante : « Actuellement, êtes-vous dans la situation de travail que vous souhaitez ? » Les travailleuses qui ont répondu « Non, je préférerais ne pas travailler » ont été considérées comme ayant une situation non conforme à leur désir[2]. De la même façon, les femmes sans emploi ont été considérées comme ayant une situation ne correspondant pas à leur désir lorsqu’elles ont répondu « Non, je voudrais travailler à temps partiel » ou « Non, je voudrais travailler à temps plein »[3].
Six questions, ou séries de questions, ont été retenues pour décrire les caractéristiques des nouvelles mères et certains éléments de leur environnement. Il s’agit de l’âge, du niveau de scolarité, du statut matrimonial (présence ou non d’un conjoint), du nombre d’enfants, de la présence d’événements source de stress[4] et du soutien social[5].
Enfin, l’attitude exprimée par les femmes concernant le travail et la présence à la maison a été mesurée à partir des réponses à l’échelle de Hock, Gnezda et McBride . Cette dernière comprend cinq énoncés à propos desquels la répondante doit donner un degré d’accord. Les femmes indiquant être « tout à fait » ou « plutôt » d’accord ont été considérées comme ayant une orientation correspondant à l’énoncé, soit, selon le cas, favorable au séjour à la maison ou attirées par l’activité professionnelle. Les réponses à chaque énoncé ont été analysées séparément, excepté pour la dernière analyse multivariée. Pour cette analyse, nous avons créé une variable indiquant la concordance entre l’orientation révélée par l’échelle et la situation vécue par les femmes[6].
Les analyses effectuées
Des analyses descriptives préliminaires ont été menées pour tracer un portrait des femmes de notre échantillon en fonction du rapport qu’elles entretenaient avec le marché de l’emploi.
Dans la première série d’analyses, nous avons ensuite cherché à savoir si l’inadéquation entre le désir d’emploi et la situation était liée à la santé mentale des nouvelles mères. Une analyse bivariée (test du chi-deux de Pearson), effectuée sur l’ensemble des femmes, nous a permis de tester l’association entre la question sur le désir d’emploi et le score à l’échelle GHQ. Pour savoir si cette association était semblable quel que soit le rapport à l’emploi, cette analyse a ensuite été reprise dans chacun des quatre groupes que nous avions formés, soit chez les travailleuses, les femmes en congé, les femmes au foyer et les femmes à la recherche d’un emploi. Enfin, des analyses multivariées (régressions logistiques sur GHQ > 5) ont été effectuées en vue de tester si l’association entre l’inadéquation emploi–désir et la santé mentale persistait lorsqu’étaient prises en considération les caractéristiques des nouvelles mères et de leur environnement. Ces analyses multivariées ont été faites pour l’ensemble des femmes, dans le groupe des travailleuses, des femmes en congé et des femmes au foyer[7].
La deuxième série d’analyses a été menée dans le but d’explorer l’origine de l’inadéquation entre le désir d’emploi et la situation des nouvelles mères. Dans un premier temps, nous avons cherché à connaître les caractéristiques des femmes qui ont indiqué désirer une situation différente de la leur. Des analyses bivariées (tests du chi-deux de Pearson) nous ont ainsi permis de tester l’association entre l’inadéquation emploi–désir et les caractéristiques que nous avions retenues pour décrire les nouvelles mères et leur environnement. Pour évaluer la possibilité selon laquelle les caractéristiques liées à cette inadéquation pourraient être différentes chez les travailleuses et les femmes sans emploi, ces analyses ont ensuite été reprises dans chacune des catégories de rapport à l’emploi.
Dans un deuxième temps, nous avons cherché à savoir si le désir d’avoir ou non une activité professionnelle était liée à l’attitude, exprimée par les femmes, concernant le travail et la maternité. Nous avons tout d’abord voulu décrire l’attitude des femmes en présentant les réponses des travailleuses, des femmes en congé, des femmes au foyer et des femmes à la recherche d’un emploi aux questions contenues dans l’échelle de Hock, Gnezda et McBride . Afin d’explorer la possibilité selon laquelle l’inadéquation entre le désir d’emploi et la situation serait liée à l’absence de concordance entre l’attitude et la situation vécue par les femmes, nous avons ensuite testé, à l’aide d’analyses bivariées (chi-deux de Pearson), l’association entre cette inadéquation et les questions de l’échelle de Hock dans nos quatre catégories de rapport à l’emploi.
Enfin, dans un troisième temps, nous avons effectué une dernière analyse multivariée afin d’évaluer ce qui, de la santé mentale des nouvelles mères, de leur rapport à l’emploi, de leurs caractéristiques ou de leur attitude, se révélait le plus étroitement lié à l’inadéquation entre la situation vécue et la situation désirée. Une démarche de régression logistique pas à pas (méthode stepwise backward) a été privilégiée pour cette analyse, le modèle final sélectionnant les variables les plus fortement associées à l’inadéquation. Des seuils de sortie (p out) de 0,10 et d’entrée (p in) de 0,05 ont été sélectionnés pour cette analyse.
Des résultats : les nouvelles mères, l’emploi et le désir d’emploi
Le profil des répondantes
Notre échantillon comportait un éventail intéressant sur le plan des caractéristiques des nouvelles mères. À cette période du sixième mois postnatal, 36,5 % (n : 165) des femmes étaient en congé (congé parental ou vacances), 31,8 % (n : 142) avaient repris le travail, 25,1 % (n : 112) se décrivaient comme « au foyer » et 6,7 % (n : 30) étaient à la recherche d’un emploi. Sur l’ensemble des femmes, 22,7 % (n : 100) ont indiqué souhaiter être dans une situation différente de la leur concernant l’emploi, tandis que 16,1 % (n : 72) présentaient un score élevé (> 5) à l’échelle GHQ, signe de symptômes dépressifs importants.
Les analyses descriptives (tableau 1) révèlent des profils fort différents, chez les femmes, en fonction du rapport qu’elles entretiennent avec le marché de l’emploi six mois après la naissance de leur enfant. Le profil des travailleuses est semblable à celui des femmes en congé, quoique le groupe des travailleuses en congé soit celui qui présente la plus faible proportion de femmes déprimées, d’après l’échelle GHQ, et le nombre le plus restreint de femmes indiquant être insatisfaites de leur situation. Seule une faible proportion des femmes de ce groupe laisse voir des caractéristiques qui constituent des facteurs de risque pour la dépression postnatale : elles sont peu nombreuses à avoir une faible scolarité, à vivre seules, à avoir vécu des événements stressants et à avoir manqué d’aide. Chez les travailleuses, on observe une proportion légèrement plus élevée de femmes déprimées et de femmes insatisfaites de leur situation d’emploi, c’est-à-dire souhaitant ne pas travailler. Elles sont également un peu plus nombreuses à avoir une faible scolarité et à avoir manqué d’aide.
Les femmes « au foyer » présentent un profil nettement différent. Plus nombreuses à présenter des problèmes dépressifs que les travailleuses, elles sont plus de 28 % à être dans une situation qui ne correspond pas à leur désir, c’est-à-dire à indiquer qu’elles souhaiteraient travailler. Plus de la moitié des femmes au foyer ont un niveau d’études égal ou inférieur au diplôme d’études secondaires. En moyenne plus jeunes et plus nombreuses à avoir trois ou quatre enfants, elles ont été fréquemment aux prises avec des situations génératrices de stress et elles ont souvent manqué d’aide.
Le dernier groupe, constitué des femmes à la recherche d’un emploi, présente également des caractéristiques qui constituent des facteurs de risque pour la dépression postnatale. Une proportion impressionnante des femmes de ce groupe, soit plus de 40 %, ont obtenu un score élevé à l’échelle GHQ. Comme nous pouvions nous y attendre, les femmes à la recherche d’un emploi ont presque toutes indiqué vouloir être dans une situation différente de la leur, c’est-à-dire être actives professionnellement. En outre, elles sont nombreuses à avoir une faible scolarité, à vivre seules, à faire face à des événements stressants et à manquer de soutien social.
L’inadéquation désir-situation et la santé psychologique des nouvelles mères
La première série d’analyses (tableau 2) nous a permis d’explorer le rôle joué par l’inadéquation entre le désir et la situation d’emploi sur la santé psychologique des nouvelles mères. L’analyse bivariée, effectuée sur l’ensemble des femmes, démontre la présence d’une relation significative entre cette inadéquation et la santé psychologique : parmi les femmes dont la situation correspond à leur désir, seulement 11,5 % présentent des problèmes dépressifs d’après l’échelle GHQ, alors que cette proportion monte à 32,0 % dans le groupe des femmes désirant être dans une situation différente. Les analyses stratifiées et multivariées permettent toutefois d’apporter d’importantes nuances à cette constatation. En effet, la relation entre l’inadéquation et le score à l’échelle de dépression ne se révèle significative que chez les travailleuses en congé et les femmes au foyer. Lorsque sont prises en considération les caractéristiques des nouvelles mères et de leur environnement (analyses multivariées), l’association ne demeure significative que dans le groupe des femmes au foyer.
Les facteurs liés à l’inadéquation désir d’emploi-situation
L’inadéquation et les caractéristiques des nouvelles mères
La deuxième série d’analyses nous a permis de révéler les caractéristiques liées à l’inadéquation entre le désir d’emploi et la situation des nouvelles mères. Les résultats des analyses bivariées (tableau 3) indiquent que, lorsque l’ensemble des femmes est considéré, l’inadéquation est associée à une faible scolarité, au fait de vivre seule, d’avoir vécu un événement stressant et d’avoir manqué de soutien. Cette tendance s’observe dans chacune des situations d’emploi, sans toutefois atteindre le seuil de signification retenu, sauf pour la variable « événements stressants », significativement liée à l’inadéquation chez les travailleuses, les travailleuses en congé et les femmes au foyer. Le fait de vivre seule est également associé au désir de travailler chez les femmes en congé.
L’attitude à l’égard du travail et de la maternité
Toujours afin d’explorer l’origine de l’inadéquation entre le désir d’emploi et la situation des nouvelles mères, nous nous sommes intéressées à l’attitude à l’égard du travail et de la maternité. Dans un premier temps, nous avons mis en relation l’attitude exprimée par les femmes avec leur situation concernant l’emploi. Nous pouvons constater (tableau 4) que l’attitude liée à la présence à la maison et à l’activité professionnelle varie en fonction de la situation d’emploi. Le groupe des femmes au foyer est celui qui se démarque le plus des trois autres avec un plus fort taux de réponses positives aux questions correspondant à une orientation « maternité » ou « présence à la maison », et un moindre taux de réponses positives aux questions correspondant à une orientation « emploi ». Les différences se sont révélées beaucoup moins tranchées entre les autres groupes. Les femmes ayant repris le travail sont plus nombreuses à être d’accord avec la phrase « Ma vie serait incomplète sans un emploi », mais ce sont les femmes à la recherche d’un emploi qui sont les plus nombreuses à avoir indiqué leur accord devant la phrase « Une carrière ou un emploi m’apporte beaucoup de satisfaction personnelle », suivies de très près, il est vrai, par les travailleuses et les femmes en congé.
Malgré les différences observées, on trouve toutefois plusieurs similitudes entre les groupes. Ainsi, l’énoncé concernant l’importance de la maternité comme facteur d’épanouissement fait pratiquement l’unanimité. De plus, dans l’ensemble des femmes, le degré d’accord avec les propositions orientées « maternité » ne correspond pas nécessairement à un désaccord avec les propositions orientées « emploi » : il est intéressant de noter que les questions « maternité » ou « maison », tout comme les questions « emploi », obtiennent un degré d’accord élevé (généralement plus de 70 %) tant chez les travailleuses que chez les femmes sans emploi.
Le désir d’emploi et l’attitude à l’égard du travail et de la maternité
Après avoir décrit l’attitude des femmes en fonction de leur rapport à l’emploi, nous avons cherché, dans un second temps, à savoir jusqu’à quel point cette attitude était prédictive du désir, exprimé par les femmes, d’occuper ou non un emploi. Les analyses (tableau 5) révèlent une association partielle entre l’attitude des femmes et l’inadéquation entre le désir et la situation. En effet, on note une association significative entre les questions de l’échelle de Hock et notre mesure d’inadéquation désir–emploi, mais uniquement dans le cas des travailleuses ayant repris le travail et des femmes au foyer. Les travailleuses actives ayant donné des réponses orientées vers le séjour à la maison sont, en effet, significativement plus nombreuses que les autres travailleuses à vouloir cesser leur activité professionnelle. De même, les femmes au foyer ayant donné des réponses orientées vers l’emploi sont plus nombreuses à souhaiter travailler que les femmes au foyer qui n’ont pas exprimé le désir de se retrouver sur le marché du travail.
La concordance entre l’attitude des femmes et leur désir d’emploi est toutefois loin d’être parfaite : ainsi, parmi les travailleuses d’accord avec la proposition « Si j’avais à choisir entre le travail et le séjour à la maison, je resterais à la maison », seulement 23,0 % déclarent, dans les faits, vouloir rester à la maison. De plus, tant pour les travailleuses que pour les femmes au foyer, il n’existe pas de lien direct entre leur conception de la maternité comme « source d’épanouissement » et leur désir d’avoir une activité professionnelle. Parmi les femmes en congé et les femmes à la recherche d’un emploi, aucune des questions de l’échelle d’attitude n’est significativement associée au désir d’être actives ou non professionnellement.
L’inadéquation désir d’emploi–situation : les meilleurs facteurs prédictifs
La dernière analyse multivariée (régression logistique, méthode stepwise backward) nous a permis de savoir quels étaient les facteurs, parmi ceux que nous avions explorés, les plus étroitement liés à l’inadéquation entre le désir d’emploi des nouvelles mères et leur situation. Le modèle initial[8] comprenait la totalité des variables ayant présenté une association significative avec l’inadéquation dans les analyses bivariées : le score à l’échelle GHQ, le rapport à l’emploi, la concordance entre l’attitude et la situation, le niveau de scolarité, la présence d’un conjoint, les événements source de stress et le soutien social. Le modèle final (tableau 6) révèle les quatre variables dont le lien avec l’inadéquation est significatif et persiste après ajustement de ces variables entre elles[9]. Il s’agit de la concordance entre l’attitude et la situation (non-concordance, OR 3,44), de la situation d’emploi (femme au foyer, OR 2,09 ; femme à la recherche d’un emploi, OR 39,65, versus travailleuses) du niveau de scolarité (études secondaires ou moins, OR 1,85) et de la présence d’événements source de stress (au moins un événement, OR 3,50).
Le désir d’emploi est-il un facteur de risque pour la dépression postnatale ?
Comme nous l’avons dit plus haut, nous avons cherché, d’une part, à mettre en lumière le rôle joué par l’inadéquation entre le désir d’emploi et la situation des nouvelles mères sur leur santé psychologique et, d’autre part, à saisir l’origine de cette inadéquation. La démarche que nous avons privilégiée est à la fois interdisciplinaire et exploratoire : nous souhaitons participer à la « mise en contexte » des facteurs de risque de la dépression des nouvelles mères, en dégageant des pistes de réponse en ce sens.
Pour mettre les résultats obtenus en perspective, il est essentiel de tenir compte des limites de notre étude. Rappelons en effet qu’il s’agit d’une analyse secondaire de données. Le devis et les instruments de mesure n’ont donc pas été conçus pour répondre aux interrogations soulevées dans notre article. Ainsi, les questions portant sur l’inadéquation entre le désir d’emploi et la situation des nouvelles mères, tout comme celles qui concernent leur attitude à l’égard du travail et de la maternité, n’ont pas fait l’objet d’une étude de validité. En particulier, la question mesurant le désir d’emploi parmi les femmes en congé peut avoir été à l’origine d’une certaine confusion entre la situation souhaitée au moment du congé et celle qui l’est lors du retour au travail. Cette limite nous porte à être prudentes dans l’interprétation des résultats pour ce groupe. De façon générale, il demeure important de garder en tête les questions posées lorsque nous faisons référence aux concepts de désir d’emploi et d’attitude à l’égard du travail et de la maternité. Enfin, le devis étant de nature corrélationnelle, il est essentiel de nous interroger sur la direction des liens observés.
Malgré ces limites, les analyses effectuées permettent d’apporter plusieurs éléments de réponse aux questions que nous avons soulevées. Les résultats indiquent tout d’abord que les femmes dont le désir d’emploi ne correspond pas à leur situation actuelle ont un risque élevé de présenter des symptômes dépressifs six mois après la naissance de leur enfant. Cette donnée corrobore ce que d’autres auteurs et auteures ont déjà pu constater . Elle se doit pourtant d’être nuancée : les analyses que nous avons effectuées révèlent surtout que la relation entre le désir d’emploi et la santé psychologique varie en fonction de la situation des nouvelles mères. D’une part, la proportion de femmes qui indiquent souhaiter être dans une situation différente n’est pas la même chez les travailleuses et les femmes sans emploi et, d’autre part, l’impact de l’inadéquation est également fort différent entre les deux groupes.
En effet, on trouve une proportion beaucoup plus élevée de femmes sans emploi souhaitant être actives professionnellement que de travailleuses désirant cesser leur activité professionnelle. Ce résultat n’est certes pas étonnant lorsqu’on considère le groupe des femmes à la recherche d’un emploi, mais il soulève certaines interrogations concernant le statut des femmes qui se décrivent comme « au foyer ». Les résultats de notre étude laissent à penser que cette formule pourrait regrouper deux catégories de femmes qu’il est important de différencier : celles dont le séjour « au foyer » peut résulter d’un choix et celles pour qui ce séjour est vraisemblablement le fait d’une contrainte. Des études sociologiques ont déjà révélé que le statut de femme au foyer pouvait être lié à une impossibilité d’accéder au marché du travail . Dans de tels cas, il s’agirait plutôt de « chômeuses » découragées ou de femmes qui ne sont pas en mesure de chercher activement un emploi. En ce qui concerne les travailleuses, leur attachement à l’activité professionnelle s’inscrit tout à fait dans la tendance actuelle concernant l’emploi des femmes et des mères . Nos résultats indiquent que, même à cette période particulière de la première année postnatale, l’activité professionnelle est souhaitée par une très large majorité de femmes.
Outre les variations dans la proportion de femmes insatisfaites, nos résultats révèlent surtout que les conséquences de cette inadéquation entre le désir et la situation concernant l’emploi sont appelées à varier en fonction du rapport à l’emploi. Les femmes au foyer, qui sont proportionnellement les plus nombreuses à être insatisfaites de leur situation, semblent plus que les autres psychologiquement affectées par cette inadéquation. Les analyses révèlent, en effet, que le groupe des femmes au foyer est le seul où la relation entre le désir d’emploi et les problèmes dépressifs persiste après ajustement concernant les facteurs de risque de dépression que nous avons mesurés. Ce résultat laisse voir que, dans les autres groupes, la santé psychologique est probablement liée aux caractéristiques des femmes insatisfaites plutôt qu’à un effet direct de l’inadéquation. Dans le cas des femmes au foyer, la persistance d’une association significative après ajustement révèle un impact de leur désir d’emploi sur leur santé psychologique. À notre avis, la réciprocité des liens constitue la situation la plus probable : les problèmes dépressifs suscitent peut-être le désir chez les femmes au foyer d’exercer une activité professionnelle, mais il paraît également fort probable que le fait d’être au foyer tout en souhaitant être active professionnellement puisse mener au développement de symptômes dépressifs.
Rester à la maison en souhaitant travailler serait-il plus difficile, lorsque l’enfant a 6 mois, que de travailler tout en souhaitant quitter son emploi ? Il semble que oui, et d’autres auteurs et auteures ont déjà révélé une telle tendance . À la lumière de nos résultats et de ceux d’études ayant porté sur les relations entre l’emploi et la santé, il apparaît probable que certains bénéfices liés au travail rémunéré protègent la santé mentale des travailleuses, même lorsque celles-ci indiquent souhaiter cesser leur activité professionnelle. Nos analyses ont révélé des différences notables entre le profil des femmes au foyer et celui des mères-travailleuses et des mères-travailleuses en congé. Souvent peu scolarisées, les femmes au foyer étaient particulièrement nombreuses à vivre seules et à avoir vécu des événements stressants, alors que plusieurs études mettent en lumière le fait que non seulement le séjour au foyer est souvent vécu dans l’isolement, mais encore que les tâches des femmes à la maison sont fréquemment perçues comme répétitives et peu gratifiantes . Lorsque ce séjour résulte d’une contrainte, les difficultés qui y sont associées pourraient donc être ressenties de manière plus aiguë par les nouvelles mères.
Un tel résultat doit inciter à prendre en considération les conditions dans lesquelles s’inscrit le séjour au foyer. D’autant que dans notre étude, comme dans une autre étude effectuée auprès de nouvelles mères, les femmes à la recherche d’un emploi se sont révélées avoir un taux particulièrement élevé de symptômes dépressifs. L’accès au travail, lorsque celui-ci est désiré, semble donc déterminant pour la santé psychologique des femmes, même au cours de l’année qui suit la naissance de l’enfant.
Puisque l’inadéquation entre le désir d’emploi des femmes et la situation qu’elles vivent joue vraisemblablement un rôle dans le développement de symptômes dépressifs, notamment chez les femmes au foyer, il apparaît important de mieux comprendre comment se forme l’appréciation, par les nouvelles mères, de leur situation. Les résultats que nous avons obtenus soulèvent plusieurs hypothèses à ce sujet.
La première de ces hypothèses concerne l’attitude à l’égard de l’activité professionnelle et de la présence maternelle auprès de l’enfant en bas âge. Bien que le désir d’emploi des nouvelles mères soit lié à l’attitude qu’elles expriment, les résultats indiquent que l’attitude est loin de constituer le seul élément déterminant de ce désir. Les limites des instruments utilisés restreignent en partie la portée des conclusions que nous pouvons tirer sur le plan des concepts d’attitude et de satisfaction. Cependant, nous demeurons à même de constater que les réponses données à des questions étant de l’ordre de l’idéal (« Si j’avais à choisir... je préférerais… ») sont souvent différentes des réponses concernant l’appréciation directe de la situation vécue.
La situation révélée par les données est paradoxale. D’une part, l’attitude des mères, toutes situations confondues, est très favorable au séjour à la maison. D’autre part, les femmes se trouvant dans cette situation, soit les femmes au foyer, sont proportionnellement beaucoup plus nombreuses à souhaiter modifier leur rapport à l’emploi. De plus, celles qui expriment ce souhait présentent un taux particulièrement élevé de symptômes dépressifs. Un autre paradoxe provient du taux également élevé de réponses favorables à l’activité professionnelle. Visiblement, un grand nombre de femmes valorisent à la fois une présence continue de la mère au foyer et une activité professionnelle qui ne serait pas interrompue.
Notre étude vient donc confirmer ce que révèle l’analyse du discours des mères québécoises, à savoir le double attachement des femmes au travail et à la maternité et la distance qui sépare souvent leurs discours et aspiration de leur pratique. Ainsi, plusieurs études effectuées au Québec, au Canada et aux États-Unis attestent la prédominance d’un discours favorable au séjour des mères, ou à tout le moins d’un des deux parents, auprès des jeunes enfants durant la journée, tout en observant un fort taux de participation à la population active de la part des personnes interrogées à ce sujet. Il n’y a donc pas lieu de se surprendre que les nouvelles mères participant à notre étude, qu’elles soient ou non actives professionnellement, expriment une attitude généralement concordante avec ce discours.
Le fait le plus étonnant est que les travailleuses, dont la situation ne correspond pas à cet idéal, soient si peu nombreuses à souhaiter interrompre leur activité professionnelle, alors que les femmes sans emploi sont beaucoup plus nombreuses à désirer avoir un emploi. Ce résultat tend à confirmer l’hypothèse selon laquelle une telle attitude est vraisemblablement liée à la vision sociale dominante du rôle de mère, vision qui ne correspond toutefois pas à la pratique courante dominante.
Nos résultats soulèvent également l’hypothèse selon laquelle les caractéristiques et les conditions de vie des nouvelles mères pourraient déterminer en partie leur appréciation concernant leur situation d’emploi. Les analyses indiquent que, quelle que soit la situation d’emploi, et peu importe l’attitude exprimée à l’égard du travail et de la maternité, l’insatisfaction demeure associée au fait d’être faiblement scolarisée et d’avoir vécu des événements source de stress. Ces résultats remettent en question la vision essentiellement individuelle du désir d’emploi des nouvelles mères : que leur situation corresponde ou non à l’attitude qu’elles valorisent, les femmes qui vivent dans des conditions difficiles souhaitent changer de situation, sans doute pour accéder à de meilleures conditions de vie. Le désir d’emploi est donc certainement lié à la perception qu’ont les nouvelles mères des difficultés et des bénéfices associés à leur situation.
Conclusion : le désir d’emploi comme indice des conditions de vie des nouvelles mères
L’un des objectifs de la recherche féministe est de remettre en cause les démarches de recherche potentiellement porteuses de biais sexistes. Traiter la variable d’inadéquation désir–situation d’emploi comme le résultat d’un choix personnel, sans révéler les conditions de vie à laquelle elle est associée, est l’exemple d’une démarche pouvant mener à de tels biais. En effet, devant l’association entre le désir d’emploi et la dépression, quoi de plus simple que de conseiller aux femmes de modifier ce désir et, pourquoi pas, de désigner comme responsable de la dépression un trop grand engagement professionnel, signe d’un instinct maternel déficient... Réduire les facteurs de risque des maladies aux seuls enjeux psychologiques peut mener à des conclusions erronées dans la mesure où le contexte social est souvent plus éclairant sur les rapports de sexe. Nous avons cherché à démontrer, dans notre article, que le contexte social peut être pris en considération même avec une démarche propre aux enquêtes épidémiologiques, et malgré des outils quantitatifs forcément réducteurs.
Les résultats de notre étude confirment que le désir, exprimé par les nouvelles mères, d’occuper ou non un emploi est un facteur important pour comprendre le contexte dans lequel se développent les problèmes dépressifs de la période postnatale. Il se révèle particulièrement éclairant dans le cas des femmes au foyer, en permettant de distinguer celles dont la situation est subie comme une contrainte, et qui semblent souffrir plus que les autres de cette situation. À la lumière de ces résultats, il apparaît important de dépasser la vision selon laquelle l’appréciation des nouvelles mères quant à leur rapport à l’emploi n’est déterminée que par des valeurs personnelles concernant la maternité. L’inadéquation entre les aspirations des nouvelles mères quant à leur participation au marché du travail et leur situation concrète paraît, en effet, fort susceptible d’être l’indice de difficultés liées aux conditions de vie des femmes au cours de l’année suivant la naissance de leur enfant et devrait, en conséquence, faire l’objet d’une investigation.
Parties annexes
Notes biographiques
Catherine des Rivières-Pigeon
Catherine des Rivières-Pigeon est diplômée du département de médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal. Ses études doctorales ont porté, de manière générale, sur le phénomène de dépression postnatale vécue par de jeunes mères. Elle est aujourd’hui professeure au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal.
Lise Goulet
Lise Goulet est professeure titulaire au département de médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal et active au sein du Groupe de recherche interdisciplinaire en santé (GRIS). Elle assume également des fonctions à la direction de l’un des centres d’excellence pour la santé des femmes.
Louise Séguin
Louise Séguin est aussi professeur titulaire au département de médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal et membre du GRIS. Elle s’intéresse de près aux effets de la violence sur la santé des femmes et des enfants.
Francine Descarries
Francine Descarries est professeure au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Elle a à son actif de nombreuses publications portant sur le mouvement des femmes, le travail et la maternité. Elle a dirigé récemment de concert avec Christine Corbeil ; Espaces et temps de la maternité (Les éditions du remue-ménage, 2002).
Notes
-
[1]
Les échelles utilisées dans les enquêtes épidémiologiques ne permettent pas de repérer les femmes souffrant de « dépression postnatale », ce diagnostic, comme tous les diagnostics psychiatriques, devant être posé par un médecin. Ces échelles, qui mesurent des symptômes dépressifs, donnent toutefois une indication que les femmes pourraient être diagnostiquées comme souffrant d’un trouble dépressif.
-
[2]
Pour les travailleuses, cinq choix de réponse étaient proposés : 1) « Oui » ; 2) « Non, nombre d’heures insuffisant » ; 3) « Non, nombre d’heures trop élevé » ; 4) « Non, je préférerais ne pas travailler » ; 5) « Non, autre(s) raison(s) ». Les choix de réponse « 2 », « 3 » et « 5 » dénotent une insatisfaction, mais qui n’est pas du même ordre. En effet, ces femmes peuvent ne pas êtres satisfaites de leurs conditions de travail ou de leur horaire, mais souhaiter rester actives sur le marché de l’emploi.
-
[3]
Dans ce questionnaire, toutes les femmes sans emploi répondaient à la même série de questions, que ces femmes soient en congé parental, « au foyer » ou à la recherche d’un emploi. Dans le cas des femmes en congé, la référence, dans le choix de réponse, au travail à temps plein ou à temps partiel peut avoir créé de la confusion entre la situation souhaitée actuellement (préférer reprendre le travail plutôt que d’être en congé) et la situation souhaitée au moment de la reprise (préférer travailler à temps partiel plutôt qu’à temps plein, ou inversement). Cette possible confusion nous amène à être très prudentes dans l’interprétation des résultats concernant l’insatisfaction pour cette catégorie de femmes.
-
[4]
Le questionnaire comportait la liste d’événements suivants pouvant être survenus depuis la naissance de l’enfant : problèmes de santé du conjoint, des enfants ou d’une personne proche de soi, problèmes d’argent, problèmes liés au logement, problèmes au travail ou à celui du conjoint, séparation, divorce ou décès d’une personne proche de soi. Après des analyses préliminaires, nous avons choisi de créer une variable dichotomique à partir des réponses à ces questions. La répondante a été reconnue comme vivant un stress lorsque, depuis l’accouchement, au moins un de ces événements avait été présent et qualifié de source d’un stress important.
-
[5]
Une mesure de manque d’aide lors d’un besoin ressenti a été mise au point par Séguin et Bouchard en s’inspirant de la version française de l’échelle ASSIS de Barrera (Lepage 1984). À la suite de chacune des cinq questions de l’échelle ASSIS, les répondantes devaient indiquer si, au cours des deux semaines précédentes, elles avaient ressenti un besoin d’aide. Dans l’éventualité d’une réponse positive, elles devaient noter s’il leur était arrivé de ne trouver personne pour répondre au besoin ressenti. Les répondantes ont été considérées comme manquant d’aide lorsqu’elles ont indiqué avoir eu besoin d’aide mais n’avoir trouvé personne pour répondre à ce besoin. Une variable en trois catégories a été créée par l’addition des réponses aux cinq questions : n’a pas manqué d’aide, a manqué d’aide parfois (de une à trois réponses dénotant un manque d’aide) ou a manqué d’aide souvent (de quatre à cinq réponses dénotant un manque d’aide).
-
[6]
L’absence d’adéquation entre l’attitude et la situation était liée au fait d’avoir donné au moins deux réponses correspondant à une « orientation » opposée à la situation vécue (orientation « maternité » pour les travailleuses ou orientation « travail » pour les femmes sans emploi).
-
[7]
Le groupe des femmes à la recherche d’un emploi s’est révélé trop restreint (n : 30) pour effectuer ce type d’analyse.
-
[8]
Dans une procédure de régression « pas à pas rétrograde » (stepwise backward), le modèle initial contient la totalité des variables qui seront corrélées avec la variable dépendante. Des tests statistiques successifs permettent d’éliminer les variables dont le lien n’est pas significatif au seuil de risque fixé. On arrive ainsi à un modèle final plus parcimonieux.
-
[9]
Dans un modèle de régression, la valeur de l’association entre une variable et la variable dépendante tient compte de la présence des autres variables dans le modèle.
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