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Le féminisme est à la fois un mouvement social diversifié et une posture théorique tout aussi multiple. Si les pratiques des féministes sont façonnées par la théorie, cette dernière est également le produit des expériences et des luttes des féministes. La relation circulaire entre la pratique et la théorie prévient donc la détermination d’un point d’origine ainsi que d’une progression linéaire des termes et des concepts. C’est autour du parcours de la difficile relation entre la théorie et la pratique de l’intersectionnalité qu’est construit notre article. Si ce sujet a déjà fait l’objet de quelques recherches (Mehrotra 2010; Pagé et Pires 2015; Amari 2017; Collins 2013), son application concrète et à long terme dans les organisations féministes reste peu documentée.

Dans cet article, nous proposons une discussion des résultats partiels de la recherche intitulée La transformation des approches féministes face à la nécessité intersectionnelle : une étude de cas avec le Regroupement québécois des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS)[2], réalisée au Québec depuis 2014 et toujours en cours. Nous nous penchons sur les enjeux vécus par les CALACS dans l’intégration de l’intersectionnalité comme pierre angulaire de leurs activités et de leur lutte politique. En ce sens, les enjeux soulevés ici ne sont pas le propre des CALACS : ils reflètent également les difficultés concrètes vécues par nombre de groupes féministes engagés dans des démarches similaires. Nous espérons ainsi alimenter une réflexion sur l’application d’une approche intersectionnelle en milieu communautaire et, plus largement, sur la relation entre la théorie et les pratiques dans les organisations féministes. Les contraintes d’espace ne nous permettant pas de rendre compte de l’ensemble des résultats de la recherche, notre objectif est plutôt de tracer des pistes de réflexion à partir de l’expérience des CALACS pour réfléchir aux obstacles vécus par les groupes féministes québécois. Après un bref tour d’horizon contextuel et méthodologique, nous présentons l’analyse des choix de stratégies par les CALACS pour répondre à la nécessité intersectionnelle. Nous concluons avec une discussion des résultats, ouvrant sur les phases subséquentes de la recherche et les pistes d’étude ultérieures.

L’intersectionnalité : contexte de la recherche

La conceptualisation

L’analyse intersectionnelle cherche à comprendre de quelle manière les différents systèmes d’oppression sont non seulement simultanés, mais également coconstitués et en interaction. Ainsi, la lutte contre un système d’oppression ne peut faire l’économie des autres systèmes sans reproduire la marginalisation. La version actuelle de cette idée, l’intersectionnalité des oppressions, a été élaborée par les féministes afro-américaines (Collins 1990; Crenshaw 1989) et est le résultat de multiples théorisations antérieures, en vue de saisir les interconnexions entre les systèmes raciste, sexiste, capitaliste et hétérosexiste (Beale 1970; Combahee River Collective 1977; Cooper 1998; hooks 2015).

L’indivisibilité de la justice sociale a également été l’objet de réflexions d’autres groupes aux prises avec de multiples marginalisations dans divers contextes (Bilge 2015). Des féministes chicanas (Anzaldúa 1987; Blea 1992), autochtones (Paredes 2010) et latino-américaines (Gonzalez 1984; Lugones 2010) ont proposé des analyses de l’articulation des différents systèmes d’oppression ancrées dans leurs expériences.

Trois prémisses constituent l’essence de l’approche intersectionnelle telle que nous l’avons utilisée dans notre recherche : 1) les formes d’oppression (de sexe, de race, de classe, etc.) sont difficilement différenciables les unes des autres et vécues de manière simultanée; 2) les systèmes d’oppression s’alimentent et se construisent mutuellement, tout en restant autonomes; 3) ainsi, la lutte se conçoit en termes de combats simultanés et non hiérarchisés (Bilge 2010; Pagé 2012).

Adopter l’intersectionnalité relève d’un changement de paradigme (Bilge 2010) qui transforme la manière dont les groupes féministes comprennent l’égalité et l’équité ainsi que leur cadre d’analyse habituel. La conception même de l’oppression des femmes doit être mise en rapport avec d’autres systèmes d’oppression : l’intersectionnalité porte la promesse d’éviter le piège de la concurrence entre les oppressions, car elle suggère plutôt de considérer la complexité des réalités des femmes. Si elle permet de contourner l’opposition entre « droits des femmes » et « droits des minorités ethniques-religieuses » (Pagé 2012), l’intersectionnalité vient également décentrer l’expérience des femmes de la majorité au profit des récits diversifiés, trop souvent invisibles, des femmes des marges, ce qui cause des résistances (Campbell-Fiset 2017; Pagé et Pires 2015).

L’intersectionnalité et le mouvement féministe au Québec

Si l’analyse intersectionnelle est devenue incontournable dans le champ des études féministes anglophones (Carbin et Edenheim 2013), son intégration au Québec a été tardive et ne s’est pas faite sans heurts. Cette résistance s’explique en partie par le contexte théorique particulier du mouvement féministe québécois (Pagé 2012 et 2015; Bourque et Maillé 2015; Maillé 2007) et les difficultés à opérationnaliser cette transformation en pratiques concrètes (Mehrotra 2010; Corbeil et Marchand 2010; Bigaouette et autres 2018). Ces embûches peuvent également cacher une résistance politique, celle-ci étant liée à la perte de pouvoir et à la prise de conscience de ses privilèges (Campbell-Fiset 2017; Pagé et Pires 2015; Pagé 2015).

Dominique Bourque et Chantal Maillé (2015) soutiennent que les organisations féministes ont tendance à mettre principalement l’accent sur le « genre », comme catégorie d’analyse et de lutte, participant ainsi à l’invisibilisation d’autres oppressions touchant les femmes. Ce faisant, les luttes politiques des féministes québécoises se sont historiquement organisées autour de l’identité de sexe, comprise comme commune à toutes les femmes, tout en étant hétérogène (Juteau 2010).

Les difficultés d’intégration ne sont pourtant pas dues à une absence de nécessité; plusieurs ont depuis longtemps formulé d’importantes critiques au mouvement féministe québécois pour son manque de considération des préoccupations et des réalités de la diversité des femmes, notamment celles qui sont issues de l’immigration (Benhadjoudja 2017; Maillé 2007; Osmani 2002). Selon Éléonore Lépinard (2015), les demandes politiques de certaines femmes ont souvent été considérées comme trop spécifiques et source de dissidences, ce qui rendrait la lutte moins claire, voire moins efficace, et pousserait certaines à s’organiser à l’extérieur du mouvement féministe hégémonique (ex. : Femmes autochtones du Québec). Néanmoins, le changement de paradigme est déjà amorcé dans le mouvement féministe québécois depuis plusieurs années, en particulier avec la tenue des États généraux de l’action et de l’analyse féministes (2011-2013).

L’adoption officielle d’une posture intersectionnelle n’est toutefois pas garante d’une transformation en profondeur, comme le rappelle Sara Ahmed (2004) : « anti-racism is not performative ». De même, Sirma Bilge (2015 : 18) met en garde contre « la réarticulation [de l’intersectionnalité] sous des formes concordant avec le statu quo », ce qui la dépolitiserait. Une réelle transformation suppose que l’ensemble des structures et des pratiques soient remises en question, d’où la pertinence de notre recherche qui a pour objet d’observer, de documenter et d’analyser les processus de transformation qui s’opèrent dans ce changement de paradigme, en particulier à travers la démarche de formation entreprise par les groupes membres du Regroupement québécois des CALACS (RQCALACS).

Le contexte de la recherche menée en collaboration avec le RQCALACS

En dépit des difficultés, plusieurs regroupements féministes ont révisé leurs politiques et leurs pratiques à la lumière de l’intersectionnalité : la Fédération des femmes du Québec (Pagé et Pires 2015), la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes (Bigaouette et autres 2018), L’R des centres de femmes du Québec, etc. Si certaines recherches ont proposé des avenues concrètes pour transformer l’intervention féministe (Corbeil et Marchand 2010; Harper 2012), peu d’études abordent l’incidence de la théorie intersectionnelle sur les prises de position politique et sur les pratiques internes des groupes.

Les CALACS sont depuis longtemps un incontournable en matière de lutte contre les agressions à caractère sexuel pour les femmes au Québec. L’enjeu est de s’assurer que « toutes les femmes » aient accès aux services et aux structures de mobilisation et que leurs préoccupations soient incluses dans les activités de prévention comme dans les luttes politiques. Pour y arriver, les CALACS tentent de passer d’une stratégie d’inclusion fondée sur « l’universalisation du genre » (priorisation de l’identité de femme) à la « solidarité intersectionnelle », qui prône précisément l’inclusion des priorités des « femmes issues de la diversité » et de leur représentation politique (Lépinard 2015).

Le RQCALACS et ses groupes membres n’en sont pas à leur première tentative pour transformer la place accordée aux différentes réalités des femmes, et ce, autant dans les structures (postes décisionnels, politiques) que sur le plan des services offerts (intervention, prévention) : ils tentent, depuis plus de 15 ans, d’aller au-delà d’une simple préoccupation rhétorique. Sous l’impulsion de femmes racisées, notamment du Mouvement contre le viol et l’inceste alors membre du RQCALACS, les CALACS emploient d’abord l’expression « femmes doublement discriminées ». Puis, afin de dépasser cette conceptualisation additive, on parle des « femmes davantage discriminées », qui deviendra « femmes davantage discriminées et femmes autochtones » pour répondre aux demandes de ces dernières. En 2010, également à la suite de l’intervention des femmes racisées, les membres adoptent une posture intersectionnelle dans leur déclaration de principes (RQCALACS 2010) :

Ces différents systèmes de discriminations agissent l’un sur l’autre simultanément. L’intersection de ces contextes est propice à l’exploitation des femmes et favorise les agressions à caractère sexuel et les violences sexuelles […] Il en résulte aussi des inégalités entre les femmes et nous nous engageons à lutter contre celles-ci.

Cette position cristallise l’importance d’un cadre intersectionnel dans la mission première des CALACS et se traduira par un programme de formation en cinq volets intitulé Une pour toutes, toutes pour Elles! Perspectives intersectionnelles, qui vise à former les membres à l’approche intersectionnelle. Ce programme est le résultat de demandes récurrentes de la part d’intervenantes et de militantes des CALACS exigeant de prendre le temps de réfléchir et de mettre au point les outils appropriés pour répondre aux besoins diversifiés des femmes survivantes d’agressions sexuelles : c’est ce que les intervenantes et militantes appellent la « nécessité intersectionnelle ». Les objectifs priorisés dans la formation et les stratégies pédagogiques ont été élaborés avec l’aide d’un comité conseil, formé d’organismes partenaires dans la lutte contre les violences sexuelles, qui travaillent avec des populations spécifiques[3]. Cette démarche de formation est ici notre objet d’étude.

La démarche méthodologique

Pensée sous forme de recherche-action (Reason et Bradbury-Hang 2001) avec le RQCALACS, notre recherche documente et analyse le changement de paradigme et les transformations dans les pratiques qui s’opèrent à travers la démarche de formation entreprise avec et par les CALACS afin de renouveler leur approche féministe en prenant en considération la nécessité intersectionnelle. Dès sa conception, notre recherche a été élaborée en collaboration avec le milieu de pratique grâce à un comité de suivi universitaire et communautaire.

Depuis 2014, les membres de l’équipe de recherche ont été à la fois observatrices et participantes. D’abord, elles ont pris part à cinq des sept formations du volet 4, Défense de droit, inclusion et accessibilité (F4), du programme de formation et au volet 5, Violences sexuelles et femmes autochtones (F5), pour un total de 11 jours d’observation participante. Les formations, offertes à tous les CALACS, regroupaient une majorité d’employées et quelques militantes par CALACS dans toutes les régions du Québec.

Les notes d’observation documentaient autant les défis à relever et les résistances occasionnées par ce changement de paradigme que les bonnes pratiques et les réussites. Les éléments ont ensuite été recodés en thématiques significatives. Par exemple, les résistances pouvaient être politiques (ex. : éloignement de la mission), liées à une mauvaise compréhension, émotives (ex. : peur devant l’ampleur de la tâche) ou liées au manque de ressources et aux difficultés pratiques. Certaines catégories avaient été prédéterminées par la littérature scientifique; d’autres ont émergé au fil des observations. Afin d’augmenter la validité de l’analyse, deux personnes ont codé toutes les données et les ont ensuite comparées pour assurer un accord interjuges.

À l’issue des formations du volet 4, les CALACS ont adopté des stratégies concrètes répondant à leurs besoins spécifiques pour favoriser l’inclusion et l’accessibilité grâce à un « outil-guide ». Dans l’année qui a suivi, l’équipe de recherche a effectué plusieurs suivis auprès des CALACS, les accompagnant quant à l’évaluation des besoins et au choix de stratégies. Les outils-guides ont été transcrits et codés afin de mettre en évidence autant les groupes visés que les stratégies choisies. Finalement, l’équipe de recherche est intervenue dans différentes réunions provinciales qui regroupaient une représentante de chaque CALACS. Ces interactions lors des réunions provinciales ont également été enregistrées et retranscrites; ces interactions ont assuré une validation des données et nous ont permis de discuter avec les CALACS des répercussions des choix de stratégies sur les transformations structurelles. Les résultats partiels exposés dans notre article compilent les données tirées des observations des formations (F4 et F5), des outils-guides remplis par chaque CALACS et des ateliers de suivi et de rétroaction lors de trois réunions provinciales qui se sont déroulées respectivement en mars 2017 (R17), en mars 2018 (R18) et en janvier 2019 (R19)[4].

Des résultats partiels : un engagement mitigé envers l’intersectionnalité

Des résistances au changement de paradigme

S’investir dans une pratique intersectionnelle et comprendre les injustices sociales à partir de ce prisme nécessite un changement de paradigme, ce qui exige une interrogation profonde sur la complexité des rapports de domination. Cette réflexion nécessaire peut comporter une part de défi personnel et collectif lorsqu’elle rend visibles et remet en question les rapports de pouvoir entre les femmes et les privilèges qu’en tirent certaines ou leur rôle dans le maintien de ces rapports. Ainsi, les résistances sont politiques, en ce qu’elles cherchent à maintenir le statu quo, et à ne rien changer aux rapports de domination entre les femmes.

Nos résultats partiels montrent que la résistance politique est un obstacle important. D’abord, nous avons constaté la perception que l’inclusion de « femmes de la diversité » peut engendrer des changements à l’égard du projet politique porté par les CALACS. À ce sujet, certaines ont soulevé qu’il y a des « limites à l’inclusion » si les « moyens de l’atteindre […] sont non conformes aux valeurs des CALACS » (F4). D’autres craignent que l’« ouverture sur la diversité » n’entraîne une perte des acquis de leur lutte féministe (F4). Lors des formations, des participantes ont fait valoir que la « lutte principale reste la lutte féministe, même si on admet qu’il faut aussi lutter contre les discriminations; par exemple, on ne pourrait pas changer notre conception genrée de l’agression sexuelle » (F4). Ainsi, l’identité des CALACS a été historiquement construite avec une analyse qui priorise, notamment en raison de son objet (la violence sexuelle), la lutte contre le patriarcat. Si l’existence des autres systèmes est reconnue, leur démantèlement n’était pas perçu par toutes comme partie intégrante de la mission (F4), en dépit de l’engagement explicité dans la Déclaration de principes (2010). La formation liée au volet 4 (F4) a permis de mettre en lumière la nécessité de s’attaquer simultanément aux différents systèmes; cependant, l’ampleur de la tâche en effrayait plusieurs (F4). Voici ce qu’en dit une intervenante (R18) :

C’est un défi. Elles [les Calacsiennes] ont pensé d’une façon pendant 35 ans, et là, de la changer est difficile. Ce n’est pas une formation qui peut changer profondément les façons de penser. Théoriquement, le tout fait sens, mais dans le réflexe, dans l’action, ce n’est pas toujours au rendez-vous. C’est un chantier.

Ensuite, les Calacsiennes étant partie prenante de la société dans laquelle elles évoluent, quelques-unes véhiculent parfois des préjugés communs au Québec. Certaines ont affirmé avoir un malaise concernant les femmes qui viennent d’une « autre culture », car elles considèrent parfois que celles-ci accusent un « retard » sur les enjeux d’égalité de sexes (F4). Dans ces résistances politiques, nous décelons une similarité avec le discours raciste ambiant (Benhadjoudja 2017) qui oppose une façon de faire « bien de chez nous » aux « us et coutumes » étrangères et qui associe le patriarcat aux cultures étrangères (Volpp 2001). La formation a aussi permis de souligner que les usagères ne sont pas nécessairement féministes, peu importe leur origine.

Cette dynamique est également ressortie dans l’atelier sur les processus d’embauche (F4) où les CALACS révisaient leur grille pour déterminer les critères qui pouvaient, consciemment ou non, limiter les candidatures diverses. Certaines participantes ont exprimé l’inquiétude que soient priorisées des « femmes de la diversité » aux dépens de femmes « de la majorité » plus qualifiées. L’inclusion nécessite un questionnement politique en amont sur les postulats qui conditionnent l’embauche : plusieurs grilles comportaient la mention « connaissance du mouvement féministe un atout ». L’expérience du féminisme peut se manifester par un engagement dans d’autres luttes, ou dans des organisations de femmes à l’extérieur du Québec qui ne portent pas nécessairement l’étiquette féministe.

De plus, lors de cet atelier, des participantes ont avoué qu’engager des femmes qui « ne sont pas comme nous » (F4) représentait parfois une charge de travail plus élevée, car la formation était généralement plus longue. Le contexte de surcharge du travail et de sous-financement pousse les Calacsiennes à vouloir que la personne engagée « s’intègre » rapidement à l’équipe; cependant, le coût social de ce choix est l’homogénéisation de l’équipe de travail, ce qui réduit les possibilités d’innovation et d’amélioration des centres.

Les Calacsiennes sont aussi capables d’autocritique et reconnaissent rapidement les limites de ces habitudes, admettant elles-mêmes les dynamiques en place (R17) :

C’est comme si le cadre qu’on applique ne bouge pas beaucoup. On voudrait que les personnes fittent dans notre cadre et les femmes [différentes] veulent faire partie de la gang, donc elles ne sont pas exigeantes, elles sont habituées à s’adapter, elles revendiquent moins. Donc si nous on ne bouge pas, on passe encore à côté et puis elles aussi.

Ce commentaire est particulièrement pertinent considérant que les femmes de la majorité occupent souvent des postes permanents, alors que les recrues sont affectées à des postes temporaires, sans sécurité d’emploi : s’attendre qu’elles changent les manières de faire revient à leur attribuer une grande responsabilité.

Lors des formations (F4 et F5), nous avons observé des prises de conscience de la part des participantes, notamment sur les répercussions des rapports de pouvoir sur les expériences et les perceptions des femmes et sur leur relation aux intervenantes. Les travailleuses et les militantes reconnaissent qu’il y a des savoirs et des vécus qu’elles doivent considérer, même s’ils ne correspondent pas à leur réalité. De nombreuses participantes voient l’approche intersectionnelle comme nécessaire pour répondre aux besoins réels et diversifiés des survivantes (F4). Dans quelques cas, cette réflexion a contribué à développer des « réflexes d’inclusion plutôt que de poser la diversité comme un problème » (F4), certaines participantes affirmant que les formations avaient contribué à changer leur vision sur la répartition du pouvoir dans leur CALACS.

Néanmoins, l’intersectionnalité était parfois perçue comme un concept venu de l’extérieur, imposé par le RQCALACS aux groupes membres. Selon certaines, cette problématique est accentuée par les divergences à l’intérieur même des CALACS. Rappelons toutefois que la Déclaration de principes a été adoptée à l’unanimité par les CALACS membres et que la formation répondait aux besoins exprimés par ceux-ci.

En somme, il existe une réflexion sur l’importance de l’intersectionnalité et de l’inclusion au sein des CALACS mais, au-delà des prises de conscience, cela demande une interrogation constante de la culture de travail, des habitudes, des privilèges autant personnels qu’institutionnels et des dichotomies « nous/elles ».

Des stratégies de premières étapes

Afin de déconstruire le mythe que la diversité n’est qu’une réalité des grands centres, dans un des ateliers du volet 4 de la formation, on demandait aux CALACS d’indiquer les différents groupes présents sur leur territoire (populations autochtones, racisées, en situation de handicap, de la diversité sexuelle ou vieillissante, etc.). La question Pourquoi certaines populations n’ont pas recours à nos services?, conçue comme une activité de diagnostic, est devenue le moteur de nombre de stratégies mises en place par les CALACS.

L’analyse des stratégies choisies par les CALACS révèle que les deux tiers des centres (14 sur 21) ont retenu une ou plusieurs stratégies de démarchage afin de créer ou de renforcer des liens avec des populations ayant peu accès aux services et aux structures (voir la figure ci-dessous)[5].

Figure : Répartition des stratégies choisies par les CALACS

Figure : Répartition des stratégies choisies par les CALACS

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Le démarchage est généralement une bonne pratique qui permet de créer un lien de confiance avec des membres des populations visées et un apprentissage mutuel (F4). Il donne lieu à des partenariats et transforme les pratiques dans un esprit de « par et pour ». Il inclut, entre autres, le contact, les rencontres et la participation à des tables de concertation, à des activités et à des mobilisations avec des organismes, l’organisation de journées de sensibilisation, la mise en place de jumelage avec les organismes partenaires, etc. Les Calacsiennes ont insisté sur la nécessité d’un travail mené en coalition à long terme ou de la prise de contact avec des « femmes-relais » (femmes issues de certaines populations pouvant servir de lien entre ces communautés et les CALACS) (F4).

Toutefois, le démarchage comporte son lot de difficultés. Dans certaines régions, trouver des groupes LGBTQIA+ ou en immigration avec qui collaborer s’est révélé un défi (R18). Certains CALACS soulignent aussi que les « femmes de la diversité » recrutées grâce au démarchage ne restent généralement pas à long terme[6]. Ainsi, le démarchage, qui prend beaucoup de temps et d’énergie aux militantes et aux travailleuses, est perçu comme un travail éreintant, et toujours à refaire. Si plusieurs établissent des relations pérennes, d’autres voient les liens tomber à l’eau avec le temps (F4 et R17).

Le démarchage pose la difficulté d’aller chercher « toutes les femmes » (R17) et reste ancrée dans une approche par catégorie. L’application concrète de l’intersectionnalité s’éloigne ainsi de son objectif qui est d’éviter la reproduction de catégories identitaires homogènes et unilatérales (Collins et Bilge 2016 : 129) afin d’enrayer le travail en silo qui marginalise les femmes se trouvant aux croisements de multiples oppressions. En ce sens, le démarchage ne devrait pas être une action isolée, bien qu’il puisse être la première étape permettant de dépasser le « faire pour » et de tendre vers le « faire avec ». Si les femmes jointes sont bel et bien intégrées, il sera possible de penser les autres stratégies indispensables, comme des changements sur le plan des politiques et des structures internes qui assurent que les femmes de la diversité participant à ces démarches restent au CALACS et aient un pouvoir de transformation des pratiques. De même, plusieurs ont souligné comme problème connexe la difficulté de ne pas les instrumentaliser et en faire des « femmes de la diversité de service » (token). Si le démarchage ne mène pas à une intégration stable des personnes-ressources, les chances de transformer des manières d’être et de faire sont minimes.

Une transversalité difficile

Les CALACS ont conscience de la nécessité de changer la culture de travail : la présence d’au moins une « femme de la diversité » dans la collective[7] et la valorisation des femmes-relais contribuent grandement à favoriser l’application de l’intersectionnalité. Selon une Calacsienne, « lorsque les femmes de la diversité sont présentes dans les CALACS, cela permet une approche sensible et appropriée » (F4). Cependant, pour diverses raisons politiques, ce changement tarde à s’opérer.

Seul le tiers des CALACS (7 sur 21) a choisi des stratégies se rapportant aux changements structurels et politiques, dont quelques-unes impliquaient des changements transversaux. On note dans les changements à court terme : l’inclusion d’un point sur la diversité à l’occasion des rencontres d’équipe; la convocation d’assemblées extraordinaires sur la question de la diversité; l’ajout au plan d’action d’objectifs spécifiques; une nouvelle formation de toute l’équipe (militantes, travailleuses et membres de la collective) sur l’intersectionnalité. Seulement trois stratégies, chacune choisie par un seul CALACS, proposaient des transformations structurelles : la révision des règlements du CALACS; la révision de la procédure d’embauche; et la réserve de sièges au sein de la collective et de postes parmi les employées pour les « femmes de la diversité[8] ».

De fait, s’il existe une volonté de formaliser les politiques et les pratiques d’inclusion, elle demeure encore insuffisante. Les Calacsiennes concèdent qu’il n’y aura qu’un réel changement si « l’inclusion des femmes marginalisées passe par une réorganisation du pouvoir – discrimination positive, poste de pouvoir, etc. » (F4), ce que peu de CALACS ont inscrit à ce jour dans leur plan d’action (R17).

Enfin, comme le résume une participante, il n’existe pas « de sentiment d’appartenance » (R17) envers l’intersectionnalité : elle n’est pas encore portée par toutes. En réalité, l’intersectionnalité rencontre des résistances et, même si une travailleuse tente de porter l’approche, elle se heurte souvent à une équipe réfractaire. D’autres mentionnent qu’il y avait beaucoup de discussions à l’interne sur l’intersectionnalité et peu de volontaires pour la mettre en pratique alors que, selon elles, le dossier de l’intersectionnalité devrait être une responsabilité d’équipe (R17).

Des stratégies confortables

Les résistances politiques discutées laissent entrevoir que plusieurs membres pensent qu’il est plus difficile d’inclure certaines femmes que d’autres. Ces résistances concernent principalement l’inclusion de femmes issues de l’immigration, racisées ou autochtones, qui semblent être une « menace » plus grande pour l’identité des CALACS[9]. Les femmes de la diversité sexuelle, les aînées, celles qui ont une limitation fonctionnelle ou qui sont en situation d’itinérance, par exemple, ne paraissent pas être l’objet d’autant d’inquiétudes. Cela se remarque non seulement dans les propos des participantes, mais aussi dans les choix de stratégies des CALACS : le groupe le plus visé par les stratégies choisies est les femmes en situation de handicap.

Comme la figure vue précédemment l’indique, les stratégies d’accessibilité (adaptation des moyens de communication et accessibilité physique) sont au deuxième rang du point de vue de la popularité (13 CALACS sur 21). Le premier élément se traduit par la création de matériel promotionnel adapté à certains groupes (ex. : dépliant en braille ou en plusieurs langues, page Web simplifiée, icônes d’accessibilité) et des images plus représentatives de la diversité. En ce qui concerne le second élément, soit l’accessibilité physique, la majorité des stratégies porte sur des demandes de subventions pour installer une rampe d’accès et pour effectuer des travaux en vue de faciliter la mobilité dans les CALACS.

À la lumière de ces choix, deux constats émergent. En premier lieu, les stratégies choisies, bien qu’elles soient nécessaires, s’avèrent surtout esthétiques, axées sur l’extérieur, et n’impliquent pas une remise en question du fonctionnement, une déconstruction des préjugés ou des façons de faire susceptibles d’être à la source de l’exclusion de certaines femmes. Il importe de rappeler que le pouvoir se trouve surtout dans les collectives et les équipes de travail, plutôt homogènes, et ainsi peu susceptibles de produire une réflexion critique sur les rapports de pouvoir et de prendre des mesures concrètes à long terme.

En second lieu, la littérature établit un parallèle entre le choix de parler en termes de diversité, plutôt que d’intersectionnalité, dont le bagage théorique et pratique est beaucoup plus critique. Ricci rappelle en ce sens que « la diversité permet d’éviter de parler de racisme et donc de personnes racistes et donc de peiner les personnes blanches. En cela, elle doit aussi être pensée en tant que stratégie pour protéger la blanchité » (Ricci 2015 : 190). Plusieurs CALACS ont choisi des stratégies susceptibles de « favoriser la diversité », par le démarchage et les politiques d’accessibilité, laissant de côté des changements plus fondamentaux liés au fonctionnement interne. Au final, peu importe le langage choisi, pour aspirer à une réelle transformation, les stratégies doivent analyser les rapports de pouvoir entre les femmes et s’y attaquer.

En somme, si quelques CALACS se sont engagés sur la voie de la transformation de leurs façons de faire, principalement en ce qui a trait aux structures et aux politiques internes, la plupart se sont arrêtés à des transformations de premières étapes qui ne s’attaquent pas aux réels enjeux à la source de la marginalisation de femmes non issues de la majorité.

Des obstacles structurels majeurs

Au-delà des résistances politiques, certains facteurs structurels limitent les efforts des CALACS pour transformer leur approche. Premièrement, le roulement de personnel empêche de garantir une continuité dans le processus de transversalisation et d’appropriation de l’approche intersectionnelle par toutes les Calacsiennes. Par exemple, plusieurs des personnes ayant rempli l’outil-guide n’avaient pas participé à la formation. L’intersectionnalité devrait donc être partie prenante de la formation des travailleuses au moment de l’embauche. De plus, le dossier de l’intersectionnalité passe souvent d’une main à l’autre et tombe parfois « entre deux chaises ». Ainsi, couplé aux difficultés politiques que nous avons soulevées précédemment, un sentiment d’impuissance organisationnelle s’esquisse, donnant l’impression que l’inclusion est une « utopie » (F4).

Deuxièmement, le manque de temps et de ressources est de loin l’enjeu structurel le plus abordé durant toute la collecte de données (F4, R17 et R18). Cet aspect est constant, réitératif et touche plusieurs aspects de la vie quotidienne des CALACS, ceux-ci gérant déjà de longues listes d’attente pour les demandes de soutien. Devant la nécessité de « prioriser », les participantes avouent vouloir abandonner les enjeux liés à l’inclusion et à la diversité en dépit de leur reconnaissance du besoin (R17). Les intervenantes se sentent débordées par les enjeux quotidiens et donc, elles avouent développer certaines résistances quant à la nécessité d’investir autant de temps pour améliorer l’inclusion au sein des CALACS (F4) : « si on amène de nouvelles priorités alors qu’on veut éviter la surcharge, donc on est obligées de couper, ça nous amène à faire des choix, la planche de travail est déjà lourde » (R17).

L’intersectionnalité implique des heures supplémentaires pour des intervenantes déjà émotionnellement épuisées par les contraintes structurelles (R17) : il y a un « manque de ressources humaines et financières pour assurer l’accessibilité des services : on a un territoire assez large à couvrir ». Comme le contexte va « trop vite » avec très peu de ressources (R17), l’intersectionnalité est reléguée au bas de la liste des priorités. Plusieurs expriment aussi des frustrations quant au fait de ne pas pouvoir entreprendre toutes les pistes d’action prévues dans leur outil-guide : « pour que le CALACS […] soit inclusif à toutes les femmes, ça demande énormément de temps. Moi, c’est mon plus gros défi, c’est de trouver du temps pour ça » (R17). Le manque de ressources et le manque de temps, additionnés à l’ampleur de la tâche de redéfinir les bases politiques afin qu’elles soient plus inclusives, rendent difficile la pérennité des actions (R17).

Troisièmement, on note les problèmes liés au financement, autre obstacle structurel majeur, le sous-financement du communautaire étant endémique au Québec, notamment en raison des politiques néolibérales implantées au début des années 2000 (Masson 2012). Même si les CALACS bénéficient d’un certain financement à la mission, il est clairement insuffisant pour soutenir l’ensemble de leurs activités. Le financement par projet, qui nécessite de remplir des demandes de subvention sans garantie de réussite et pousse à la surenchère des activités réalisées avec les maigres fonds, alimente un cycle de sous-financement qui se transforme inévitablement en surcharge de travail. Ce type de financement n’assure pas la pérennité des processus sur l’intersectionnalité et restreint généralement les actions à l’embauche d’une chargée de projet pour une durée limitée, ce qui complique la représentativité au sein des CALACS.

De plus, les CALACS reçoivent un financement ponctuel spécifique afin de diminuer les listes d’attente; stimuler la demande – même en provenance de nouvelles populations – limiterait leur chance de pouvoir faire un bilan positif. Conjuguer avec les mesures des bailleurs de fonds – comme la longueur d’une liste d’attente – contraint les possibilités d’action.

Quatrièmement, enfin, d’autres facteurs découlant des contextes locaux entravent le travail des Calacsiennes : grandeur du territoire, réglementation municipale (pour les rampes d’accès notamment), absence de groupes communautaires représentant des groupes minoritaires sur le territoire, etc. Certains CALACS soulignent les difficultés propres à des régions : le travail est largement tributaire des possibilités géographiques pour joindre les femmes, ces dernières n’ayant pas toujours les moyens de se déplacer (R17).

Discussion et ouverture : des questions qui demeurent

En dépit des formations reçues sur la question, les interrogations persistent quant à la conceptualisation de l’intersectionnalité et de ses implications pratiques. Plusieurs participantes ont rapporté que le concept même semble « tellement large et intimidant » qu’il est difficile à intégrer dans la pratique (R17). Même si les formations étaient pensées pour rendre accessibles les idées et les pratiques derrière ce terme « épeurant » (F4), plusieurs – notamment celles qui n’ont pas assisté aux formations – ont eu de la difficulté à passer outre. De même, le processus de transformation des pratiques nécessite des changements importants, autant structurels que politiques. La tâche paraît lourde et ardue aux yeux de certaines (F4) :

[J]uste apprendre à parler de violence sexuelle, ç’a été tellement difficile, tellement complexe. Je suis fatiguée, je n’ai plus la force de recommencer […] il y a trop de sujets, trop à faire maintenant, c’est tout à la fois.

Le problème de la mise en application n’est pas simple, comme l’atteste la littérature scientifique, et les Calacsiennes ne travaillent pas dans un contexte idéal pour innover (surcharge, épuisement, liste d’attente, roulement de personnel, etc.). Devant la multiplicité des groupes traditionnellement exclus, certaines remettent en question leur expertise : les intervenantes doivent-elles être spécialistes de « tout »? Cependant, les CALACS postulent déjà que les intervenantes ne sont pas expertes : ce sont les femmes elles-mêmes qui sont expertes de leur propre vie. Ainsi, s’il s’avère important de déconstruire les préjugés, les Calacsiennes ont déjà les outils théoriques pour repenser l’intervention afin qu’elle soit plus inclusive.

Les Calacsiennes sont conscientes du manque de diversité dans leur équipe de travail, admettant être principalement des femmes blanches issues de milieux féministes québécois. Elles en reconnaissent les conséquences : « on n’a pas des réflexes développés… justement, on pense en tant que femmes blanches privilégiées » (R17). Si elles perçoivent difficilement les manières dont elles reproduisent l’oppression, l’urgence de la combattre ne peut qu’être secondaire par rapport aux oppressions qu’elles mettent clairement en évidence.

On dénote dans les discours de résistance les échos des débats de société dans lesquels les CALACS évoluent, mais qui se révèlent pourtant incompatibles avec leur philosophie. Certaines participantes ont fait référence au vocabulaire polémique des accommodements raisonnables (F4) : « Jusqu’où doit-on aller pour accommoder? » La pression à l’égard du « politiquement correct » (politically correct) apparaît également lorsque les membres ont l’impression de « marcher sur des oeufs » (F4). En outre, certaines intervenantes affirment ne pas vouloir adopter une « approche différentielle », car elles considèrent que « toutes les femmes devraient être traitées de la même façon ». Ce type de discours ne semble pas concorder avec les principes de l’intervention féministe qui prônent de « prendre les femmes là où elles sont » (Corbeil et Marchand 2010), de les accompagner différemment en fonction de leurs besoins respectifs, ce qui fait écho aux notions d’équité plutôt que d’égalité.

Il existerait donc un certain décalage dans l’engagement envers l’approche intersectionnelle, pensé à partir des réunions provinciales et du RQCALACS, et les possibilités et la volonté de chaque CALACS dans son plan d’action (R17). De fait, lorsque nous avons communiqué aux CALACS les analyses des résultats de la première année de notre recherche (R18), la plupart ont admis ne pas avoir atteint leurs objectifs.

En conséquence, à notre question principale, à savoir si la pratique féministe s’est renouvelée face à la « nécessité intersectionnelle », force est de constater qu’une réponse affirmative se révèle presque impossible : certains CALACS ont déployé des efforts importants mais, globalement, la situation a peu avancé sur le plan organisationnel et politique, du moins au moment d’écrire ces lignes. De notre article, deux constats émergent. D’une part, faisant écho aux critiques dénonçant la dépolitisation de l’intersectionnalité (Bilge 2015), ou sa dilution par l’emploi du terme « diversité » (Collins et Bilge 2016 : 175; Ricci 2015), l’intersectionnalité peine à être mise en oeuvre en raison des résistances politiques qui se traduisent soit par un désengagement, soit par un engagement de façade. Suivant Ahmed (2004), l’intersectionnalité ne serait (toujours) pas « performative », c’est-à-dire qu’elle n’irait pas encore au-delà des « bonnes intentions », des prises de conscience et des déclarations. D’autre part, dans un contexte marqué par l’austérité, les CALACS font face à des obstacles autant structurels (manque de ressources, financement par projets, roulement de personnel, etc.) qu’en rapport avec une compréhension unidimensionnelle et fragmentée de l’intersectionnalité.

Ce constat n’exempte toutefois pas de se pencher sur le travail qui a été fait jusqu’à maintenant, indépendamment du succès plus ou moins relatif qui l’accompagne. Une vingtaine de CALACS, en plus de l’équipe du RQCALACS, se sont engagés à adopter des stratégies concrètes pour intégrer l’intersectionnalité à leurs pratiques, revendications et réflexions. Si nous constatons que, dans la majorité des cas, ces tentatives restent timides, l’engagement est davantage prononcé dans d’autres cas. En outre, certaines stratégies sont plus longues à mettre en application. Ainsi, nous espérons toujours que la volonté politique d’intégration de l’intersectionnalité donnera, à long terme, des résultats positifs, ce qui contribuera à renforcer la capacité d’action des CALACS dans la poursuite d’une lutte féministe inclusive contre les violences sexuelles.

Cette volonté pourrait être nourrie par d’autres accompagnements pédagogiques de type recherche-action où des outils concrets sont théorisés pour répondre aux questionnements des milieux de pratique. Cependant, des questions demeurent : comment créer des alliances entre le mouvement majoritaire et des groupes minorisés marginalisés ou adapter les services à leurs besoins spécifiques sans réhabiliter la pensée catégorielle? Comment favoriser l’appropriation du projet intersectionnel de la part de la majorité, c’est-à-dire d’une population qui, tout en détenant pouvoirs et privilèges au sein de la société, est issue d’une classe travailleuse étrangère aux concepts universitaires? Comment changer les structures de pouvoir au sein des organismes dans un contexte de précarité des emplois et de sous-financement chronique? Comment prioriser les enjeux intersectionnels dans la pratique d’un organisme où le pouvoir est détenu par des femmes en situation majoritaire sur le plan social? Comment passer d’un poste attitré, d’un projet spécifique à une action transversale sans risquer que les enjeux soient tout simplement balayés derrière d’autres priorités? Et s’il faut des postes attitrés et des projets spécifiques pour que des efforts ciblés permettent la transition, alors comment éviter le piège de la « tokénisation »? Toutes ces questions d’une grande actualité soulignent une fois de plus la difficile adéquation entre la théorie et la pratique.