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L’ouvrage de Laurence Hansen-Løve, Planète en ébullition. Écologie, féminisme, responsabilité, publié en 2022 aux éditions Écosociété, apparaît au moment clé où les dialogues entre humanités environnementales, écologie politique et féminisme se multiplient sur la scène universitaire. L’autrice propose, en 248 pages, une traversée philosophique de la révolution écologiste en cours selon elle et de ses implications socio-politiques.

Dans l’introduction, Laurence Hansen-Løve révise l’acception classique du terme « révolution » en soulignant le caractère multiple et progressif de celle que nous serions en train de vivre. L’objet de cette révolution est historiquement inédit (la sauvegarde de la planète), tout autant que le sont ses protagonistes (une génération « jeune » ainsi que des femmes). Cette révolution se trouve au noeud de bouleversements sociétaux qui ont « trait aux domaines les plus variés : le mouvement des droits civiques, la révolution féministe, le désordre écologique, le dérèglement climatique, mais aussi les révolutions technologiques » (p. 13). L’objectif du livre est donc pour le moins ambitieux : d’une part, défendre et analyser philosophiquement l’existence de cette révolution et, d’autre part, montrer à quoi elle « nous oblige sous l’angle de la liberté. » Cette liberté est, pour l’autrice, « indissociable d’une volonté d’éclairer la beauté, la rationalité et la majesté de la Nature tout en assumant la dignité de notre propre nature » (p. 23). Redéfinir la liberté comme une responsabilité écologique envers le monde et notre propre humanité, voilà en quelques mots la direction de cet ouvrage.

La première partie, nommée « Philosophie et écologie : l’autre voie », nous emmène vers une généalogie de l’écologie, de la philosophie antique à Spinoza. L’autrice s’attarde particulièrement sur ce dernier et sa célèbre formule « Deus sive Natura » dans laquelle elle décèle une critique majeure de l’anthropocentrisme, annonçant « une réconciliation de l’être humain et une Nature qui ne lui sera plus subordonnée ni soumise » (p. 43). L’histoire de la philosophie écologiste que propose Laurence Hansen-Løve passe ensuite en revue Jean-Jacques Rousseau sur la question des animaux, Claude Lévi-Strauss sur l’humanisme, et Hans Jonas sur la responsabilité. Ces derniers, nommés « lanceurs d’alerte », seraient à l’origine d’une profonde mutation de nos obligations morales vis-à-vis de la nature. La « nouvelle vague » décrit la naissance du mouvement écologiste en tant que tel dans les années 70 et les débats qui l’animent, de l’écosophie à l’éthique animale.

La deuxième partie, « 2020-2021. Répétition générale », établit un parallèle entre la COVID-19 et la crise climatique, afin de nous faire comprendre que « la révolution globale, cosmopolitique, écologique et sociale impliquerait des mesures extrêmement ambitieuses demandant une remise à plat complète des règles habituelles de l’économie ». La crise climatique serait ce « fait social total » qui nous oblige à tout repenser, en particulier les fonctionnements destructeurs du capitalisme et de la mondialisation. Le dernier chapitre traite quant à lui de la place de la désobéissance civile, de la responsabilité et des nouvelles façons de faire de l’écologie : le mouvement climat en est un exemple édifiant, mais il serait aux prises avec une constante « tentation de la violence » (p. 132). Là, Laurence Hansen-Løve s’intéresse à l’épineuse question de la violence dans le militantisme écologique, ayant pourtant statué dès les premières pages sur la non-violence qui caractériserait la révolution actuelle. La philosophe revient ici sur cette question en expliquant que, stratégiquement, la non-violence permettrait d’atteindre plus efficacement des objectifs politiques.

La troisième partie, « Points de bascule », se concentre sur les implications juridiques de la révolution. On voit apparaître pour la première fois dans le livre des initiatives extra-occidentales, localisées en Amérique du Sud et au Pakistan, qui remettent en question le droit basé sur la propriété privée et la conception moderne de l’État. L’autrice propose également une vision critique de l’Anthropocène et de la collapsologie, et évoque l’apparition du vocabulaire de l’écocide ainsi que la reconnaissance de personnalités juridiques pour les animaux et la nature comme des aspects importants de cette révolution. Elle promeut enfin le convivialisme qui serait plus à même de proposer des rapports plus éthiques et viables au vivant.

La dernière partie aborde (enfin!) la question du féminisme. Il s’agit d’une analyse transversale du mouvement féministe de ses débuts jusqu’à aujourd’hui. Le livre se conclut sur une histoire du mouvement écoféministe et ses principales penseuses et activistes.

En 248 pages, l’autrice passe en revue plusieurs siècles de philosophie, tout en décloisonnant ce champ à la lumière de mouvements sociaux. Malheureusement, c’est précisément cela qui constitue la faiblesse principale de l’ouvrage. En effet, on perd vite de vue l’objectif premier, qui, dès l’introduction, paraissait déjà démesurément large et peu clair. Comment analyser une révolution que l’autrice semble considérer en même temps si totale et si fracturée? Quel est le cadre théorique qui circonscrit son champ d’analyse? Il semble difficile de comprendre substantiellement où Laurence Hansen-Løve veut en venir, et de saisir une progression logique, vérifiable et argumentée. En effet, le livre nous perd vite dans sa volonté d’exhaustivité, par définition impossible en 248 pages pour une période si longue (des théologiens de l’époque médiévale jusque Vandana Shiva). De fait, il s’agit d’une énumération de la pensée de pas moins d’une cinquantaine de philosophes, penseurs et penseuses, d’événements militants et sociaux, de collectifs, d’activistes, de concepts et de théories. Chaque page apporte avec elle son lot de nouveaux noms, de nouvelles citations, de nouvelles théories qui n’ont pas le temps d’être réellement mobilisées dans l’argumentation. Ainsi, de la question de la liberté dans l’introduction à celle de l’écoféminisme portée dans les dernières pages, l’ouvrage ressemble en fait un panorama plutôt scolaire d’histoire de la philosophie occidentale sur la question de l’écologie.

Un autre problème est l’absence de questionnement du « nous » constamment mobilisé par Laurence Hansen-Love. Des critiques décoloniales ont depuis longtemps démontré que la construction d’un sujet monolithique (« Nous, notre planète ») était indissociable d’une narration coloniale, particulièrement en écologie (Ferdinand, 2019). Si le propos du livre est bien de parler de la planète et d’une révolution mondiale, la perspective demeure très eurocentrée (on découvre avec surprise que le mouvement post-colonial serait lié à Derrida!) : Saint Thomas d’Aquin, Spinoza, Rousseau, Thoreau, Descola, Latour, Nussbaum, Naess, Jonas, Anders, Benjamin, Arendt, Ellul, Goodall, Stengers… Les philosophes et penseurs ou penseuses des Suds sont rares, et leurs théories, cruellement absentes. Il serait erroné de voir cela comme un regrettable accident : il s’agit d’un problème épistémique majeur au sein même de la question que Lauren Hansen-Løve souhaite poser : comment penser la « révolution » promue par l’autrice, puisqu’elle omet la majorité du globe pour aider à penser les paradigmes de résolution des binarités humain/nature, de développement, de capitalisme, de progrès, de désobéissance civile et de violence?

De là la faiblesse de l’argumentation autour de la non-violence, que l’autrice considère comme allant de soi dès les premières pages. En se concentrant uniquement sur la moralité ou l’efficacité de la violence, Laurence Hansen-Løve ne permet pas de comprendre le caractère situé, historique, de son existence : qui promeut la violence, et pourquoi? Quid des conflits, guerres armées et résistances violentes liés à la gestion coloniale des ressources dans les pays des Suds? Ces derniers n’ont d’ailleurs de cesse d’être dits par des penseurs et penseuses du Nord : ainsi, Gandhi ou Martin Luther King sont mentionnés pour rappeler leur « dette » vis-à-vis de Thoreau (p. 120). Des philosophes comme Dominique Bourg se trouvent cités pour des formules aussi banales qu’« arrêtons le progrès » (p. 178) alors que l’on sait la complexité des théories sur le progrès au sein des études tiers-mondistes et anti-développementistes depuis les années 80, de Samir Amin à Arturo Escobar.

L’auteure fait face à une difficulté similaire lorsqu’elle souhaite traiter du féminisme. La mention du féminisme dans le titre induit en erreur pour deux raisons : le livre convoque ce sujet très tardivement, et n’est donc pas du tout fidèle au titre qui prêtait à croire à une analyse féministe de l’écologie et de la responsabilité (il y aurait eu tant à dire!). Ensuite, dès les premières pages, on comprend qu’il s’agit moins du féminisme en tant que tel que du constat d’un « assaut du politique » (p. 179) par les femmes : on sera ainsi surpris.es de trouver parmi les « figures importantes de la révolution écologique » (p. 19) Anne Hidalgo, pourtant promotrice du projet écocidaire du Grand Paris. Enfin l’histoire même du féminisme que l’autrice nous propose est extrêmement carencée, car elle se place davantage dans une narration euro-centrée (le terme « racisé » ne cesse d’être entre guillemets) et fausse : les femmes afro-américaines se seraient « émancipées plus tôt du patriarcat » (p. 201), Judith Butler serait à l’origine de la théorie queer… Cette partie est sans doute la plus difficile à lire pour les spécialistes en études féministes en raison de ses multiples inexactitudes, maladresses et raccourcis : l’autrice n’est pas dans son domaine, et il est difficile de comprendre en quoi l’introduction du féminisme change quoi que ce soit au développement des précédentes 180 pages. Il s’agit ici de l’addition d’une histoire du féminisme (libéral) difficilement articulable avec l’écologie. Ou peut-être, la mention du « socle animal de notre condition féminine » assortie d’une citation d’Euripide pour le moins déroutante (p. 197) permet à Hansen-Løve de promouvoir un lien écologique au vivant propre aux femmes à partir de la maternité. Si tel est le cas, cette vision dangereusement essentialiste aurait mérité plus d’une demi-page. On sera également surpris.es de trouver Freud s’exprimant sur « la violence des mâles » (p. 196) ou d’autres hommes sur le féminisme. Cette partie, qui clôt l’ouvrage, sacrifie donc la rigueur scientifique au profit d’une course à l’exhaustivité et d’un name-dropping épuisant qui ne permet ni de proposer une analyse fine de l’apport du mouvement féministe à l’écologie, ni, une fois de plus, de répondre clairement à la problématique. La dernière partie, sur l’histoire de l’écoféminisme, est quant à elle bien plus satisfaisante, mais ressemble une fois de plus à une simple revue de littérature, qui se clôt sur la mention du mouvement des Sans-Terre au Brésil, à qui les deux dernières pages du livre sont dédiées.

Ce livre demeure pourtant utile, car il permet de comprendre les réelles impasses et les difficultés de dialogues entre les adeptes d’une narration classique en philosophie environnementale, et les écologies qu’on pourrait qualifier de « minoritaires » (écoféministes, décoloniales, sociales et libertaires). Hansen-Løve essaie pourtant de faire un lien : malheureusement, il ne suffit pas de remplir quelques pages sur le féminisme et l’intersectionnalité pour que cela fonctionne. Décentrer le sujet blanc et masculin comme référent principal de l’écologie est nécessaire pour comprendre la réelle ampleur de la critique (éco)féministe en cours; en laissant intacte cette hégémonie pendant la majeure partie du livre, elle place le féminisme comme un simple ajout esthétique sans aucune portée, justement, « révolutionnaire ».

Enfin, la philosophie également est un espace de responsabilité; en ce sens, faire de la philosophie, c’est aussi prendre position, justifier ses choix et quitter l’idée d’une exhaustivité par définition impossible, car toujours restreinte à un espace géographique, à une épistémologie particulière et à un référentiel limité. C’est emprunter une voie juste pour développer des cadres de pensée à la fois sérieux et novateurs. L’existence de la révolution si chère à la philosophe est peu convaincante, et s’il y a bien un tournant épistémologique majeur depuis les années 2000 avec l’arrivée des humanités environnementales dans les universités francophones, de l’altermondialisme sur le terrain et de la visibilité accrue des luttes féministes, le livre de Laurence Hansen-Love, bien qu’au style enthousiasmant et à l’objectif ambitieux, ne nous permet pas d’en dresser une analyse satisfaisante.