Résumés
Résumé
À partir d’entretiens et d’archives privées collectés de 2016 à 2020, l’auteure apprécie en quoi les départs au Sénégal d’épouses de colons les ont conduites à expérimenter de nouveaux rapports de genre, de race et de classe. Tout d’abord, l’auteure entend déterminer si les activités qu’elles exercent dans les « comptoirs » sénégalais les contraignent à une vie recluse ou leur offrent des marges de liberté inédites. Ensuite, elle s’intéresse aux rapports que ces femmes entretiennent avec la maternité, pour expliciter la façon dont elles privilégient certains rôles plus que d’autres. Enfin, à partir de la reconstitution de quelques parcours, l’auteure montre que des veuves en difficulté ont aussi été à l’origine d’une recomposition provisoire des rapports de genre.
Mots-clés :
- femmes et migration,
- intersectionnalité,
- rapports de genre,
- relations familiales,
- Sénégal
Abstract
Using interviews and private archives gathered from 2016 to 2020, the author evaluates how the departures of wives of colonists for Senegal conducted them to experiment new gender, race and class relations. First, the author aims to determine whether their activities held in the Senegalese « trading posts » drove them into seclusion or provided them with new found freedom. In order to better understand how they prioritized specific roles, she then explores their relationship with motherhood. Finally, based on a reconstruction of some women’s life paths, she demonstrates that widows in difficulty were also at the origin of provisional recomposition of gender relations.
Resumen
A partir de entrevistas y archivos privados recopilados entre 2016 y 2020, la autora evalúa cómo las partidas de las esposas de los colonos a Senegal las llevaron a experimentar nuevas relaciones de género, raza y clase. En primer lugar, la autora pretende determinar si las actividades que desarrollan en los « mostradores » senegaleses les obligan a llevar una vida solitaria o les ofrecen márgenes de libertad sin precedentes. Luego, se centra en las relaciones que estas mujeres tienen con la maternidad, para explicar cómo privilegian unos roles más que otros. Finalmente, a partir de la reconstrucción de algunas trayectorias, la autora muestra que las viudas en dificultades también estuvieron en el origen de una recomposición provisional de las relaciones de género.
Corps de l’article
Au temps de la colonisation, de jeunes Français, originaires majoritairement de la Haute-Ariège et de l’Aude voisine, s’aventurent au Sénégal pour fuir la pauvreté et participent ainsi à l’essor de l’économie arachidière. On les appelait les « mange-mil », du nom de ces oiseaux qui s’abattent sur les champs à l’époque des semailles. Recrutés pendant la période 1867-1885 à partir de Bordeaux par des responsables de maisons de commerce pour aller travailler dans la colonie sénégalaise, les pionniers sont rejoints, les décennies suivantes, par quelques centaines d’autres jeunes hommes célibataires, aux conditions modestes, impressionnés par la rapide réussite à laquelle ont accédé leurs aînés. Au total, 68 départs de ressortissants du seul village de Prades sont enregistrés de 1885 à 1918, soit au moins un par famille, parti rejoindre la colonie sénégalaise (Baby 1981); 64 d’entre eux ont moins de 20 ans. La Haute-Ariège reste une région rurale surpeuplée en raison d’un taux de natalité nettement supérieur à la moyenne nationale. La succession d’étés pluvieux réduisant les récoltes de céréales et la modernisation des réseaux de transport rendant la circulation plus facile contribuent largement à l’exode massif des plus jeunes hommes, en France et vers les colonies (Salvaing et Carol 2015).
« Nos femmes ne voyagent pas » observe, au cours des années 1890, l’administrateur colonial Poirot en visite au Sénégal (David 2012). Cette constatation fait écho à d’autres encore considérant la colonisation d’abord comme une affaire d’hommes : « Coloniser est un acte essentiellement masculin : c’est conquérir, pénétrer, posséder, féconder », rappelaient Yvonne Knibiehler et Régine Goutalier (1985 : 17). Pourtant, relire avec de nouvelles lunettes la longue monographie (1 000 pages) établie par Yves Péhaut, sur l’histoire des établissements Maurel & Prom[1] dans la commercialisation de l’arachide, conduit à repérer que ceux-là ont aussi recruté du personnel féminin dans la colonie sénégalaise. C’est ainsi que Mme Mourlan, à la mort de son mari, en 1888, devient l’employée de Maurel & Prom, sur le littoral à Joal (Péhaut 2014 : 421). La fermeture de sa boutique est envisagée à plusieurs reprises par son employeur qui lui diminue ses appointements alors que son activité ne cesse de décroître. De son côté, Mme Charras mène les affaires à Ndandé, sur la ligne ferroviaire Dakar–Saint-Louis, où elle a acheté, en 1890, un modeste emplacement de la maison Maurel & Prom et à partir duquel elle écoule les marchandises de son fournisseur, tandis que son mari achète les arachides nouvellement récoltées auprès de paysans. À la mort de ce dernier, en 1894, elle demeure l’interlocutrice privilégiée de Maurel & Prom, même après son remariage avec M. Duclos, l’année suivante (ibid. : 453). Autant d’indications, même sommaires, qui rendent compte des activités commerciales exercées par des Françaises, mariées ou veuves, dans la colonie sénégalaise avant même le premier conflit mondial. Noter que ces femmes restées partiellement dans l’ombre des « mange-mil » ne se contentent pas de suivre leur mari.
Rares sont cependant les recherches à avoir scruté le rôle joué par les épouses européennes de colons dans les transformations de l’empire colonial[2]. Catherine Jacques et Valérie Piette (2003 : 262) montrent comment, pendant l’entre-deux-guerres, des femmes belges sont investies par les autorités coloniales d’un rôle « civilisateur » auprès des familles congolaises, où elles deviennent « d’excellents agents potentiels de pénétration de la civilisation occidentale chrétienne ». Les autorités entendent ainsi mettre fin au rapprochement des jeunes recrues belges avec leurs concubines congolaises. À partir d’une perspective intersectionnelle, Ann Laura Stoler explicite qu’à Java, selon la période considérée et le niveau de perception des autorités coloniales de la menace exercée à l’encontre du « prestige de l’homme blanc », la migration d’Européennes constitue une variable d’ajustement. Après que leur présence fut interdite par la compagnie hollandaise des Indes, qui incita ses employés à recourir au concubinage avec des femmes du pays, elle sera rendue indispensable pour renforcer la division raciale et maintenir l’ordre colonial de plus en plus menacé. Ces quelques travaux sont novateurs en ce qu’ils permettent de mettre en lien l’intime et le colonial et de rappeler que, en situation coloniale, le contrôle sexuel devient un marqueur décisif à la fois de classe et de race (Stoler 2013).
C’est dans un contexte comparable que des femmes, rarement sorties de leur village de la Haute-Ariège ou de l’Aude, prennent le bateau pour rejoindre leur époux dans la colonie sénégalaise. Aux prises avec les revendications croissantes des membres de leur personnel salarié, qui souhaitent pouvoir se marier ou être rejoints par leur épouse restée en métropole, les responsables des maisons de commerce implantées au Sénégal révisent radicalement leur position, à l’exemple de la firme Maurel & Prom qui avait mis en place, à partir de l’Ariège, de véritables filières d’embauche de jeunes célibataires. « Nous préférons que les agents amènent leur femme plutôt que de contracter des liaisons dangereuses pour la santé et la mortalité. Mais encore faut-il que leur fonction leur apporte suffisamment pour subvenir aux besoins du ménage » (Péhaut 2014 : 441). À compter des années 1920, les employés des grandes maisons de commerce bordelaise ou marseillaise sont ainsi autorisés à se marier en France, après avoir exercé pendant quatre à six ans au service de leur patron, et à faire venir leur épouse au Sénégal (Péhaut 2014 : 442). Si ces dirigeants, de concert avec les autorités coloniales, reconsidérant leur position, envisagent dorénavant la présence des femmes de colons comme une contribution à l’entreprise de moralisation de la société locale, ils entendent bien néanmoins décider des conditions dans lesquelles les privilèges blancs peuvent être accordés. Ils soutiennent l’arrivée des épouses de leurs agents confirmés au détriment des plus jeunes.
À partir d’entretiens biographiques, d’articles de presse de l’époque et d’archives privées (essentiellement des correspondances familiales et quelques photographies), collectés principalement en France de 2016 à 2020 auprès de 4 femmes âgées de 90 ans et plus ainsi que de 17 de leurs enfants septuagénaires, les expériences conjugales et maternelles vécues à l’époque par ces jeunes femmes (âgées au moment de leur premier départ vers le Sénégal d’une vingtaine d’années) seront reconsidérées à l’aune des rapports coloniaux. L’idée est d’apprécier en quoi leur départ pour les terres arachidières de la colonie sénégalaise, à la veille de la Seconde Guerre mondiale et au cours des deux décennies suivantes, les conduit à expérimenter de nouveaux rapports de genre, de race et de classe. La transformation de leurs relations interpersonnelles de couple et de parentalité sera analysée selon une approche intersectionnelle, où seront postulées autant l’interaction que la multiplicité des formes de domination (Gallot, Zancarini-Fournel et Noûs 2020). Dans un premier temps, les nouvelles activités et positions expérimentées au Sénégal par ces jeunes épousées seront scrutées à travers le prisme des différents systèmes d’oppression dans lesquels elles ont lieu. Ensuite seront interrogés les rapports différenciés entretenus par ces femmes avec la maternité, pour expliciter la façon dont elles privilégient certains rôles plus que d’autres – épouse, mère ou mère de substitution –, selon les époques, les contraintes et les lieux. Enfin, à partir d’une reconstitution de parcours de vie, de l’enfance à la vieillesse, la manière dont des veuves en difficulté sont aussi à l’origine de nouveaux départs vers la colonie sénégalaise sera explicitée, ce qui contribuera à la transformation des rapports de genre.
Travailler au féminin dans les « escales[3] » sénégalaises
Les colons installés dans les « escales » sénégalaises vivent au rythme de l’achat et de la commercialisation de l’arachide. Les paysans autochtones commencent à défricher les terres, dès avril, rejoints massivement par des navétanes, ces travailleurs saisonniers africains du Soudan (Mali actuel) et de Guinée. En juin et en juillet, les graines d’arachide sont semées lors des premières pluies de l’hivernage. En octobre et en novembre, à mesure que l’arachide est récoltée, les seccos s’emplissent de graines, ensuite pesées, monnayées, décortiquées et embarquées par le train, à Rufisque ou à Kaolack, à bord de cotres, puis de bateaux à vapeur vers les ports français. En décembre, les paysans repartent dans leurs villages après avoir touché leur paie et acheté des produits importés, vendus dans les maisons de commerce. À partir de janvier, le rythme de travail ralentit aussi bien pour les échanges que pour la culture de l’arachide.
Quelques Françaises partent comme institutrices, d’autres deviennent sur place restauratrices, secrétaires dans des usines de traitement de l’arachide de Diourbel ou de Kaolack. Celles dont le mari ouvre son propre commerce (par exemple, épicerie ou quincaillerie), qui sont les plus nombreuses dans notre corpus, travaillent quotidiennement à la boutique, dans les « escales » situées le long de la voie ferrée. Quand elles ne participent pas à la tenue des livres de compte, elles écoulent des marchandises dites générales (de l’huile, du riz, de la farine, des conserves alimentaires, du tabac, de la quincaillerie, etc.) auprès des ouvriers saisonniers, tandis que leurs maris, beaux-frères ou beaux-pères négocient l’arachide auprès d’exploitants ou encore vendent des boissons alcoolisées ou du pétrole. Cette division genrée du travail ne semble pas négociable au sein de cette classe commerçante. Contrairement aux épouses d’administrateurs coloniaux, la majorité des femmes de « mange-mil » ont fait le voyage pour seconder professionnellement leur mari. Travailler dans la boutique relève moins d’un choix que d’une obligation liée à la modicité relative des revenus du mari. C’est ainsi que Marguerite[4] part pour la première fois au Sénégal à l’âge de 23 ans, en décembre 1947, accompagnée de sa belle-mère et de son mari qu’elle vient d’épouser tout juste deux mois plus tôt. Neuf mois auparavant, son père – qu’elle a très peu connu – est décédé au Sénégal, où il avait ouvert son propre commerce. Après avoir embarqué à Marseille sur le bateau Pasteur transformé en navire militaire, ils arrivent trois semaines plus tard à Diourbel, bourgade située dans le bassin arachidier et alors en plein essor où le beau-père de Marguerite, qui est à la tête d’un magasin de demi-gros, les a précédés. Le lendemain de son arrivée, dès 6 h 30 du matin, Marguerite s’affaire déjà à couper et à vendre des mètres de tissu, aux côtés de sa belle-mère et de sa belle-soeur. C’est une première expérience professionnelle pour cette jeune femme, ex-pensionnaire d’une institution religieuse à Toulouse. Marguerite restera 11 ans au Sénégal à travailler près de sa belle-famille et à partager son habitation exiguë, rentrant tous les deux ans en Ariège pour des congés.
Si les Françaises mariées aux employés des établissements Maurel & Prom, Vézia, Martre ou Chavanel sont moins engagées dans les activités professionnelles de leur époux, elles sont amenées cependant à négocier leur place auprès d’un personnel européen non familial, celui-ci exerçant sous les ordres de leur époux, chef d’agence. Les hiérarchies sont alors bousculées : les femmes ne sont plus cantonnées dans l’espace privé de la maison comme au village. Dans le contexte colonial, des Ariégeoises doivent faire face à la jalousie de leur époux, celui-ci craignant qu’elles ne soient séduites par des compatriotes célibataires travaillant et vivant sous le même toit. Pauline raconte comme sa mère a vécu sous la surveillance permanente de son père au Sénégal :
Ma mère a toujours travaillé avec mon père. C’était sa secrétaire. Il était très jaloux. Elle était bien plus jeune que lui, et là-bas, c’était la chasse aux femmes, parce que les maisons de commerce engageaient essentiellement des célibataires français. Les couples, c’étaient seulement les responsables de comptoirs. À Kaolack, il y avait une dizaine de célibataires sous la coupe de mon père, qui habitaient sur le même étage. Alors vous pouvez vous imaginer, si vous laissiez votre femme chez vous dans l’appartement, ce n’était pas possible. Donc ma mère était assise dans son bureau, elle ne faisait que les papiers. Les employés étaient ailleurs dans le comptoir à s’occuper des ventes, des transports et des achats.
La présence de célibataires français partageant les mêmes lieux de travail et de résidence[5] que les épouses des chefs de « comptoirs » dans une promiscuité relative peut être perçue par ces derniers comme une menace potentielle qu’ils tentent de déjouer en exerçant une surveillance rapprochée.
Participer à de nouveaux arrangements domestiques
Dans l’exécution du travail domestique, les femmes de « mange-mil », qu’elles prennent part ou non à l’exercice d’un commerce, sont secondées par du personnel africain, recruté le plus souvent par leur mari. C’est une première pour ces jeunes épousées assignées en Ariège aux tâches ménagères et agricoles et qui, arrivées dans la colonie, se transforment en patronnes, apprenant à leur « boy[6] » à cuisiner, à leur blanchisseuse à faire le ménage, dispensant par la suite des conseils aux nourrices pour s’occuper de leurs jeunes enfants. Ces départs en migration favorisent leur accès à des privilèges : filles d’agriculteurs pour la plupart, en position subalterne dans leur modeste milieu d’origine et soumises à l’autorité parentale, ces jeunes femmes, sitôt devenues épouses d’un colon, sont amenées à déléguer des activités domestiques à des jeunes Africains et Africaines, originaires des colonies française et portugaise, pas moins expérimentés qu’elles-mêmes. Toutefois, à la lumière des correspondances consultées, ce qui se passe au quotidien dans la boutique semble davantage retenir leur attention que des événements relatifs à l’« éducation » de leur personnel de maison.
Le fait de partager en contexte colonial une habitation, même modeste, avec un mari commerçant et de gérer du personnel africain relève cependant d’une ascension sociale certaine et soudaine. Ainsi, l’une des filles de Mathilde, âgée de plus de 70 ans au moment de l’entretien, raconte :
Ma mère a connu la belle vie à Bambey, vivant dix ans en couple sans gamin… si elle avait pu y rester, elle serait restée; elle ne travaillait pas beaucoup, elle avait beaucoup d’aide. Quand vous voyez sur les photos ces dames de Prades en brousse, comme elles sont superbes avec leurs toilettes élégantes, leurs belles chaussures… les dames là-bas, elles ne faisaient pas grand-chose.
Ce qui reste fixé sur des photographies ne traduit pas nécessairement la vie au quotidien plus ordinaire et faite de contraintes professionnelles ou familiales de ces femmes, et souligne peut-être les moments de détente, partagés exceptionnellement avec des épouses de colons d’un rang supérieur, quand elles sont invitées à des fêtes organisées par des commandants de cercle. En jouant des appartenances de race en contexte colonial, elles parviennent néanmoins à renégocier leur place au sein du milieu français et à oblitérer, un temps, les effets de classe.
Un groupe hétérogène, à l’intersection de dominations
Ce petit monde colonial fortement compartimenté expérimente des divisions à la fois de race, de classe, d’âge et de genre. Tout d’abord, les contacts avec la population africaine se limitent essentiellement à la sphère professionnelle. Si officiellement depuis la fin du xixe siècle, les relations sexuelles entre les commerçants européens et des Africaines ne sont plus autorisées dans la colonie sénégalaise, car elles sont supposées représenter un trop grand péril pour la suprématie blanche, nombre de commerçants qui s’y étaient aventurés en célibataires, au moins une dizaine d’années avant l’arrivée de leur épouse, ont vécu en concubinage avec des femmes du pays. D’autres ou les mêmes ont également fréquenté les maisons closes, où ils ont noué des relations temporaires avec des prostituées européennes. Autrement dit, l’incidence de directives coloniales changeantes et contradictoires sur leurs trajectoires individuelles est aussi à relativiser. Quant aux relations entre des femmes françaises et des hommes africains, elles relèvent de l’impensable, toute transgression étant sévèrement condamnée.
Selon leurs discours ou ceux de leurs enfants, les femmes de « mange-mil » disent avoir entretenu des relations cordiales, aussi bien avec leur personnel de maison qu’avec la clientèle africaine des boutiques. Toutefois, là encore, dans leur interprétation de la situation, elles oublient de mentionner la position surplombante qu’elles occupaient, en tant que femmes de colons, envers des populations locales soumises à l’ordre colonial. Si elles contribuent à la préservation d’un ordre racialisé et à sa reproduction, elles ne semblent pas cependant y oeuvrer davantage que leur époux, comme cela est attendu par les autorités coloniales. À la différence des femmes d’administrateurs coloniaux, elles apprennent rapidement, en tant que commerçantes, à communiquer dans les langues locales. Les plus intrépides n’hésitent pas à s’affranchir des cadres en vigueur, se rendant seules sur le marché pour marchander le prix de la viande au lieu de déléguer la tâche à un ou à une domestique. Elles ne craignent pas de se « déciviliser » au contact de la population africaine. En revanche, elles s’emploient à ce que leurs enfants soient respectueux des usages coloniaux établis en termes de distance raciale. Presque toutes nos interlocutrices ont été réprimandées par leur mère quand elles s’aventuraient trop souvent dans la case des domestiques pour y partager un repas ou jouer avec leurs enfants. Si les femmes des « mange-mil » répliquent les comportements racialisés adoptés par leur époux, qui considèrent les Africains avant tout comme des individus à éduquer, elles n’ont pas le temps néanmoins de se convertir en instructrices, à l’instar des femmes belges au Congo, de condition supérieure (Jacques et Piette 2003).
Les contacts entre colons sont hiérarchisés selon des rapports de classe : les fonctionnaires ne fréquentent qu’occasionnellement les commerçants européens qu’ils considèrent comme des gens frustes, mal éduqués, corruptibles et peu recommandables. De leur côté, les responsables d’établissements commerciaux, échaudés par le comportement versatile de certaines de leurs recrues, rechignent à prendre en charge financièrement le voyage au Sénégal de leurs épouses, craignant de ne plus pouvoir maîtriser l’afflux de femmes de colons, issues des classes populaires (Péhaut 2014). L’expérience coloniale, si elle permet l’enrichissement économique de quelques commerçants ariégeois, ne remet pas en question les rapports de classe existants. Ceux-là sont considérés comme des « petits Blancs » (lower-class white) par l’administration coloniale (Cruise O’Brien 1972 : 66), dont il importe de canaliser les ambitions ou les aigreurs. Ceux qui se revendiquent commerçants indépendants sont restés, le plus souvent, les subalternes des responsables de maisons de commerce, obligés de s’approvisionner auprès d’eux et de faire travailler leur famille élargie, en sus du personnel local, pour dégager des bénéfices de leur négoce et résister à la concurrence croissante des boutiquiers libanais (Cruise O’Brien 1975). Quelques-uns seulement réussissent à tirer leur épingle du jeu, à l’exemple du mari de Germaine, qui termine sa carrière à la chambre de commerce de Kaolack après avoir travaillé une vingtaine d’années en tant qu’agent pour des maisons de commerce. Si Germaine ne conteste pas l’ordre social et colonial établi, elle n’hésite pas à recevoir à la chambre de commerce des amis commerçants implantés dans des « escales » lointaines ni à s’occuper personnellement de la fille d’une compatriote originaire du même village, très occupée à seconder son mari dans la boutique familiale. Pour Germaine, l’ordre villageois prime l’ordre colonial.
Les lieux de la convivialité coloniale restent en revanche genrés. Les Ariégeoises se rencontrent le dimanche après-midi pour tricoter et discuter entre elles, tandis que les époux, de leur côté, jouent à la pétanque ou à la belote, quand ils ne partent pas à la chasse. Ils se trouvent réunis aux seules occasions de repas partagés. Il leur est donc difficile d’échapper à cet entre-soi et à cette segmentation des relations sociales, des activités et des modes de vie.
Des tentatives d’émancipation
Le départ des Ariégeois pour la colonie sénégalaise fait naître cependant chez certaines épouses des aspirations à migrer pour échapper au carcan familial. Durant toute son enfance, Marion a entendu sa mère Louise se plaindre d’avoir été contrainte de partager plusieurs années sa vie au village avec sa belle-mère veuve, avec qui elle entretenait des relations conflictuelles. Mariée à un policier, sa belle-mère n’a pas accepté le mariage de son fils avec une jeune fille de condition plus modeste, originaire d’un village voisin et dont le père était contrebandier à la frontière andorrane. À force de persuasion, Louise réussit à convaincre son mari, alors agriculteur, de se faire embaucher, en 1952, par l’un de ses beaux-frères, responsable d’une maison de commerce à Dakar. L’année suivante, accompagnée de leurs deux filles, âgées alors de 3 et de 5 ans, Louise part rejoindre son mari à Kaolack. Ce départ lui ouvre un horizon insoupçonné. Trois ans plus tard, à l’occasion de leur premier retour en Ariège, Louise confie ses filles à sa mère. De retour au Sénégal, elle continue de travailler aux côtés de son mari, tout en dégageant du temps libre, grâce à la présence d’un personnel domestique, pour se former personnellement. Elle obtient le permis de conduire « voiture » et conduit un camion de livraison, deux faits remarquables à cette époque qui renseignent sur sa capacité à transgresser les hiérarchies sociales en place. Cette expérience coloniale la conduit à se dégager de l’idéal européen métropolitain de la femme au foyer.
Le départ pour la colonie sénégalaise permet aux épouses de « mange-mil » d’acquérir de nouvelles compétences professionnelles et relationnelles qu’elles peuvent mettre à profit à leur retour en France. Elles apportent un appui logistique à leur conjoint qui, n’ayant pas atteint l’âge de la retraite, ouvre un café, une épicerie ou une station-service dans sa région d’origine.
Des comportements différenciés face à la maternité
En l’absence de contraception efficace, les épouses de « mange-mil » ne maîtrisent pas leur fécondité, ni ne décident totalement de la manière dont peut se dérouler leur maternité. Cependant, il serait inexact d’en conclure qu’elles sont demeurées passives, ne faisant que subir ces conditions. Elles ont aussi une histoire à elles qui, en retour, pèse sur celle des hommes et, plus largement, sur celle de leur famille tout entière (Hugon 2004 et 2005). Les arrangements au sein des ménages sont aussi des affaires privées, intimes. Nombre d’entre elles adoptent un rythme procréatif plus lent que celui qui est alors en vigueur dans les villages ariégeois : elles espacent davantage les naissances. Cela étant dit, c’est aussi durant l’entre-deux-guerres que les populations françaises commencent à limiter les naissances, en raison de conditions de vie restées difficiles et en dépit de la mise en place d’une politique nataliste et de mesures réprimant toute information sur la contraception. Pour rappel, le taux de natalité de 21,4 pour mille enregistré en 1930 en métropole régresse à 14,6 pour mille en 1938 (Thébaud 1986).
Espacer les naissances offre aux épouses des commerçants ariégeois la possibilité de rester plus longtemps au Sénégal et de profiter ainsi des privilèges associés à la vie coloniale. En effet, sitôt la naissance des enfants ou dès qu’ils et elles commencent à grandir, leurs mères les ramènent le plus souvent en France. Selon l’époque, la situation familiale au village et les exigences de leur mari, certaines épouses n’ont plus alors l’occasion de repartir vivre auprès de lui. Elles doivent plutôt s’occuper à plein temps de leurs enfants et de l’entretien de la maison au village en l’absence de leur mari et d’un appui domestique. Toutefois, nombre d’entre elles, à l’exemple de la mère de Marguerite, ont pu retourner au Sénégal et privilégier ainsi leur vie matrimoniale et professionnelle au détriment de leur vie de mère. Marguerite raconte comment sa mère a quitté Diourbel pour aller accoucher d’elle, à Toulouse, en 1924. À peine remise de son accouchement, elle repart à Diourbel aider son mari à tenir son magasin, confiant son bébé à sa propre mère, celle-ci décédant deux ans plus tard. Marguerite, qui a été élevée ensuite par ses grands-parents paternels jusqu’à ses 9 ans avant d’être mise en pension jusqu’à la fin de son adolescence pendant le second conflit mondial, se considère comme « une enfant de la DASS [Direction départementale de l’action sanitaire et sociale] ». Ne souhaitant pas reproduire ce schéma éducatif avec ses propres enfants, Marguerite prend le contre-pied, négociant avec son mari et sa belle-famille pour que sa progéniture reste auprès d’elle afin de pouvoir s’occuper personnellement de son éducation : « J’ai été ballottée de droite et de gauche, abandonnée par ma mère. Je n’ai pas voulu refaire avec mes enfants ce que j’avais vécu; les enfants, c’est tout. » Le fils aîné de Marguerite naît en 1954 à Diourbel. Six ans après, c’est au tour de sa première fille, puis de sa seconde fille quatre ans plus tard, avant que toute la famille revienne définitivement en Ariège. Toutefois, l’histoire de Marguerite ne renseigne pas sur les conditions de maternité de la majorité des Ariégeoises parties dans la colonie sénégalaise. D’une part, ses beaux-parents étaient déjà installés à Diourbel, de même que le frère de son mari et son épouse; d’autre part, fâchée avec sa propre mère, Marguerite ne pouvait compter sur son aide pour prendre en charge ses enfants, ce qui rendait quasiment impossible leur retour en Ariège au moment de leur naissance.
Que leur naissance ait eu lieu en France ou au Sénégal, les garçons et les filles de ces familles spécialisées dans le commerce ont été confiés, une partie de leur enfance[7], en Ariège, aux bons soins de leurs grands-parents, ou d’une tante, très rarement à ceux d’une nourrice. Ces pratiques ne sont pas propres à cette classe commerçante : elles sont aussi partagées par bon nombre de familles de militaires ou de fonctionnaires coloniaux (Locret-Le Bayon 1996), qui avancent l’argument des risques sanitaires pour renvoyer leurs enfants en métropole et qui ne perçoivent aucunement dans cette façon de faire les signes d’un abandon maternel ou familial. Jean se souvient « d’avoir tété » sa grand-mère. Pour Marie, repartie à Prades à l’âge de 2 ans, sa grand-mère, « c’était le Bon Dieu. C’est elle qui m’a élevée ». Paul, qui a quitté Diourbel à l’âge de 10 ans, en 1959, s’interroge rétrospectivement sur les raisons ayant poussé ses parents à se séparer de lui : « Ma mère me disait que c’était mieux que je rentre pour mes études… On m’a dit qu’elle avait le choix entre moi et son mari et qu’elle avait préféré le mari; ça fait mal. » De la même manière, Martine s’étonne que sa mère Françoise, revenue en France en 1934 pour accoucher de sa soeur aînée, soit repartie seule, trois mois plus tard, rejoindre son mari. Françoise confie le nouveau-né à sa mère qui, elle-même, n’a pas élevé sa fille, ni deux autres de ses enfants, car elle est également retournée après chaque accouchement au Sénégal auprès de son époux. L’un de ses enfants est mis en nourrice en Ariège, en 1914, le lendemain de sa naissance et mourra un an plus tard, sans que Françoise ni son époux reviennent pour son enterrement.
À 10 ou 12 ans, les enfants de « mange-mil » se retrouvent quasiment tous et toutes en pension en Ariège, à l’exemple des enfants d’administrateurs coloniaux. Les uns évoquent leur fragile constitution pour justifier les décisions d’éloignement prises par leurs parents. Louis, rapatrié sanitaire en France en 1951 à l’âge de 5 ans, rejoint une des soeurs de son père qui n’a pas d’enfants et qui devient sa mère de substitution :
Ça, c’est lourd parce que mon oncle et elle, ils ont été mes parents de l’âge de 5 ans à l’âge de 18 ans. Donc, tous les 2 ans je passais 3 mois avec mon papa et ma maman, les vrais, mais après, ils repartaient; ça fait une vie un peu compliquée.
À travers leurs souvenirs d’enfants, retravaillés par leur mémoire d’adulte, bon nombre expriment l’incompréhension ou la souffrance ressenties en l’absence de relations affectives pérennes avec leurs parents géniteurs. À leur avis, les problèmes de santé rencontrés par les enfants au Sénégal ne justifiaient pas leur renvoi en France. D’après leur supputation, le personnel local aurait eu le loisir de s’occuper d’eux et d’elles en bas âge, quand leur mère travaillait. Ces enfants de « mange-mil » considèrent donc avoir été abandonnés par leur mère. Selon l’interprétation de ces filles et garçons, aujourd’hui septuagénaires, le séjour au Sénégal a permis à leur mère d’échapper un temps aux contraintes de la maternité pour expérimenter des premiers moments de liberté. « Elles ont voulu user de cette liberté jusqu’au bout », avance Philippe :
Ma mère, qui était peut-être un peu coincée par la maternité, elle m’a toujours fait sentir que les enfants, c’était la croix et la bannière. Donc quand elle a observé cette indépendance des femmes qu’elle pouvait avoir, voilà, je crois qu’on n’a pas fait grand poids dans la balance pour nous laisser en France, sous prétexte qu’on étudierait mieux et qu’on y serait mieux soigné.
C’est aussi l’explication avancée par la fille aînée de Louise, qui n’a vécu que quelques années avec ses parents, confiée comme sa soeur cadette à ses grands-parents maternels, avant d’entrer en pension. Une fois ses deux premières filles renvoyées au village, Louise restera cinq ans au Sénégal, seule avec son mari, avant la naissance de leur troisième fille.
Les enfants, interrogés 40 ans après, reprennent à leur compte des logiques de domination masculine, qu’ils et elles projettent sur les choix passés, opérés par leur mère, et adoptent en conséquence un ressentiment différencié. Les longues absences de leur père semblent en effet moins leur poser problème que celles qui sont objectivement plus courtes de leur mère. Ces enfants ont intégré la division sexuelle des tâches en vigueur depuis plusieurs générations en France et dans les colonies, à savoir qu’il était de la responsabilité des hommes de subvenir aux besoins de leur famille et du ressort de leur épouse d’assurer l’éducation des enfants. Le père est donc excusé de s’être libéré des contraintes de la paternité, considérant qu’il travaillait dur et prenait des risques loin de chez lui pour le bien commun, tandis que la mère est accusée de s’être débarrassée des contraintes de la maternité, et on ne lui reconnaît pas le statut de travailleuse à part entière. Blessés dans leur amour-propre et revisitant leur histoire familiale à l’aune des normes éducatives contemporaines, nombre de nos interlocuteurs et interlocutrices n’ont pas supporté l’idée que leur mère puisse ne pas ressentir de la culpabilité à l’idée de se séparer de leur personne. Si les absences paternelles répétées sont tolérées et participent même au prestige d’indépendance des hommes, celles des mères sont considérées comme inacceptables et assimilées à des comportements irresponsables, égoïstes. En essentialisant leurs propos, leurs enfants, filles ou garçons, accréditent l’idée d’une hiérarchisation entre les sexes toujours en acte. Leurs mères engagées ainsi dans des trajectoires les libérant un temps des contraintes quotidiennes de la maternité ne seraient pas habilitées à proposer une autre manière d’être mère, à distance.
La maternité ne peut être considérée seulement comme une affaire privée : c’est aussi une expérience partagée par des femmes qui se trouvent à une époque donnée sous l’emprise de contraintes culturelles et sociales spécifiques (Knibiehler et Goutalier 1985). La maternité est historiquement déterminée : la manière dont les épouses de « mange-mil » l’envisagent fait écho à la manière dont leur propre mère l’a aussi vécu à son époque et leur en a transmis les normes. Pour ces femmes ayant hérité de représentations spécifiques de la maternité qu’elles ont pu reconstruire partiellement au gré de leur histoire personnelle, la mère est devenue celle qui donne naissance, sans être pour autant celle qui veille au quotidien à l’épanouissement de son enfant. Selon le modèle adopté alors dans ces familles coloniales et sur plusieurs générations, il n’y a pas nécessairement de continuité entre les deux fonctions. Les jeunes mères sont prioritairement cantonnées dans leur rôle d’épouse devant accomplir leur devoir conjugal et seconder leur mari dans son activité commerciale. Quand leurs enfants en bas âge vivent avec elles au Sénégal, elles les confient à des nourrices pour pouvoir épauler leur mari à la boutique. C’est seulement une fois grand-mères que ces femmes ont eu la possibilité d’assurer l’éducation quotidienne de leurs petits-enfants et sont devenues, à leur tour, des mères de substitution. Des femmes n’ayant pas pu avoir d’enfants et parentes de couples partis au Sénégal se transforment également en mères d’emprunt et d’accueil pour leurs neveux et nièces.
De nouvelles responsabilités familiales de retour en Ariège
Ces épouses qui, après une dizaine d’années, et parfois plus, passées au Sénégal rentrent en France pour s’occuper des enfants ayant grandi et de la maisonnée doivent faire face à de nouveaux défis. Leur époux vit encore au Sénégal, où il s’efforce, tant bien que mal, d’y maintenir une situation financière fragilisée à la veille de l’indépendance et malmenée par la concurrence exacerbée des commerçants libanais et nationaux (Boumedouha 1990). Quelques-uns ont pu acquérir une maison à Toulouse, à Perpignan, à Carcassonne, à Quillan ou à Pamiers, en dehors du village d’origine, dans une ville que leur épouse n’a pas encore eu le temps de découvrir. Devenues propriétaires dans une ville étrangère, ces femmes doivent prendre en charge seules tout à la fois l’entretien de la maison, l’éducation de leurs enfants devenus adolescents et gérer l’éloignement physique de leurs propres parents restés dans leur village d’origine ainsi que l’absence de leur époux. Enfin, avec plus ou moins de perspicacité, ces femmes, qui ont eu encore moins d’occasions d’étudier que leur époux, sont aussi amenées à rencontrer seules les responsables d’établissements scolaires pour décider de l’orientation scolaire de leurs enfants.
Ces épouses sont ainsi conduites à prendre des responsabilités inédites et à instaurer de nouveaux modes d’organisation des tâches au sein de la famille. C’est ainsi qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que les Françaises ne sont pas encore autorisées à ouvrir un compte bancaire, Françoise doit engager, sans aide aucune, et à la place de son époux, les démarches administratives et financières nécessaires à l’acquisition d’un domaine agricole dans l’Aude. C’est aussi à elle que revient la tâche de mettre en gérance ce bien. Dans les courriers adressés à son mari, elle lui demande de revenir pour discuter avec les métayers devant exploiter la propriété. Elle rend compte ainsi, par échanges épistolaires réguliers, de toutes les démarches qu’elle engage, se découvrant de nouvelles qualités : « J’ai épluché l’acte, étudié le plan et tu serais étonné mon cher de la clairvoyance de ton épouse, j’en suis moi-même épatée. » Quelques mois plus tard, apprenant que son mari ne reviendra pas comme prévu, elle exprime son désespoir :
J’ai un grand cafard. Hélas, ta lettre reçue hier m’annonce l’effondrement de mes chers projets. Je tiens à conserver ma réputation de femme forte, mais je confesse tout de même que je suis anéantie. Le mois de mars est si loin et, ce long hiver en perspective, que d’événements peuvent surgir durant cette longue période et pour une femme seule, j’ai pas mal de difficultés.
Espérant secrètement avoir la possibilité de rejoindre leur mari au Sénégal, nombre de ces femmes supportent mal cette conjugalité à distance et les lourdes charges familiales qui y sont associées. La précarité matérielle et affective leur est d’autant plus insupportable qu’elle contraste avec la position privilégiée perdue en quittant le Sénégal.
Quand le veuvage des femmes fait évoluer les rapports de genre
Quand leur mari décède, les épouses doivent trouver les moyens financiers de leur survie. Ces veuves peuvent jouer un rôle décisif dans le renforcement de réseaux migratoires et dans le départ de leurs enfants ou frères pour le Sénégal. Dominique raconte comment son grand-père paternel, gazé lors du premier conflit mondial, décède à Toulouse sans que son épouse puisse bénéficier du statut de veuve de guerre et, par conséquent, toucher une pension. Le père de Dominique, qui n’a pas de frères, part alors rejoindre au Sénégal des villageois déjà installés pour subvenir aux besoins de sa mère.
De la même manière, Mathilde et sa mère Jeanne, toutes deux ayant vécu une dizaine d’années au Sénégal mais à une époque différente, se trouvent en grande difficulté l’une après l’autre, quand leurs époux respectifs disparaissent. Le mari de Jeanne, qui a passé plus de 40 ans dans la colonie sénégalaise, a fait faillite avant de mourir. Jeanne incite alors ses trois fils, qui ne s’entendent pas et qui ont d’autres projets de vie, à rejoindre la colonie sénégalaise pour monter ensemble une affaire. Elle est appuyée dans sa démarche par sa fille Mathilde, celle-ci usant de persuasion pour décider ses propres frères réticents à partir. Adrien, mari de Mathilde, parvient à trouver du travail à ses beaux-frères au Sénégal. En revanche, quand Adrien décède à son tour, après avoir passé 50 ans entre le Sénégal et la Gambie, Mathilde est obligée de vendre aux enchères la maison familiale. Adrien n’a pas cotisé suffisamment pour sa retraite : à son tour, pour se tirer d’affaire et compléter la faible indemnité versée par la caisse de sécurité sociale, Mathilde doit s’appuyer sur sa fille aînée, qui vient tout juste de trouver un emploi modeste de secrétaire.
Le grand-père paternel de Louis, quant à lui, après avoir été agriculteur dans un village ariégeois, devient cafetier à Rufisque pendant une trentaine d’années. Décédé à l’âge de 50 ans, il laisse sa femme Huguette, âgée de 34 ans, seule avec cinq enfants. Comme le fait remarquer Louis : « Il a fallu que ma grand-mère trouve à manger à ses enfants. Sa seule porte de sortie, c’était son frère aîné qui était déjà au Sénégal, et ça a été le générateur. » En réalité, Huguette demande à deux de ses frères déjà installés au Sénégal de lui porter secours. L’aîné célibataire, qui – depuis 1900 – travaille comme salarié de la société Maurel frères, fait venir deux de ses neveux pour l’assister quand il crée sa propre maison de commerce, en 1926, à Guinguinéo, nouvel embranchement ferroviaire prometteur. Le cadet, en revanche, décédé trop jeune de la typhoïde à Kaolack, ne peut prêter assistance à sa soeur.
Cette solidarité familiale, qui s’instaure au moment des décès masculins, conduit provisoirement à une reconfiguration des rapports sociaux de genre. Les veuves revisitent à cette occasion les hiérarchies en vigueur, prenant pouvoir sur la vie de leurs fils ou de leurs frères, décidant autoritairement de leur avenir.
Conclusion
Bien que la circulation des Ariégeoises vers la colonie sénégalaise ait été organisée à l’initiative des hommes, celles-là ne sont pas demeurées en permanence dans leur ombre. Reléguées à la position d’accompagnatrices, certaines ont pu transcender la place qui leur était assignée, jouant alternativement des appartenances de race, de classe et de genre. Elles n’ont pas toujours réagi de la même façon que leur conjoint à la situation coloniale. Contrairement aux épouses d’administrateurs coloniaux, elles n’ont pas reçu de formation préalable les invitant à diffuser l’idéologie coloniale. Habituées à servir leur famille et à adopter des positions subalternes dans la campagne ariégeoise, elles sont devenues, une fois au Sénégal, des patronnes, inculquant des normes coloniales d’hygiène et d’éducation à du personnel africain des deux sexes.
Ces paysannes ariégeoises ont eu l’occasion au cours de leurs séjours dans la colonie sénégalaise d’appréhender de nouveaux mondes sociaux. Vivant loin de Dakar et dans un milieu commerçant modeste, elles ont eu des contacts avec des épouses d’administrateurs coloniaux, mais ils sont restés très limités, ce qui ne leur a pas permis de remettre en question les rapports de classe existants. Les activités de commerce et les positions privilégiées qu’elles ont cependant expérimentées dans la colonie sénégalaise, au lieu de les contraindre à la réclusion, leur ont offert des marges de liberté inédites et les ont amenées à faire évoluer à bas bruit leur relation conjugale. Elles ont appris un métier, ont acquis et développé de nouvelles compétences et responsabilités familiales qu’elles ont pu mettre à l’épreuve une fois de retour en France. Expérimentant successivement la conjugalité et la maternité à distance, à une époque où la maternité était pensée comme une fonction naturelle des femmes et la démission du rôle parental comme l’apanage des hommes, elles ont pu renégocier leur position au sein du couple et de la famille. Les unes se sont révélées plus tacticiennes que certaines, pouvant parfois compter sur une solidarité de genre, tandis que d’autres, en revanche, ne sont pas parvenues à s’extraire des formes de domination en vigueur. Ce n’est qu’une fois veuves et aux prises avec des difficultés financières en terre ariégeoise que ces femmes ont contribué à modifier les rapports sociaux de genre, mettant leurs fils, gendres ou frères dans l’obligation de (re)partir en migration pour subvenir à leurs besoins.
Parties annexes
Note biographique
Sylvie Bredeloup est socio-anthropologue et directrice de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) (Aix-Marseille Université, Unité mixte de recherche Laboratoire Population, Environnement, Développement (UMR LPED)). Ses travaux interrogent la notion d’aventure migratoire en Afrique subsaharienne. Elle a publié plusieurs ouvrages sur le sujet dont La Diams’pora du fleuve Sénégal (Presses Universitaires Toulouse Le Mirail/Institut de recherche pour le développement) et Migrations d’aventures; terrains africains (Comité des travaux historiques et scientifiques).
Notes
-
[1]
Hilaire Maurel est, en 1841, à l’origine du commerce de l’arachide au Sénégal et de son exportation vers les huileries bordelaises par l’entremise de la flotte Maurel & Prom. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la commercialisation de l’arachide est organisée selon une stricte hiérarchie, avec à son sommet, les grandes maisons d’import-export d’origine bordelaise (Maurel & Prom en tête, Peyrissac, Vézia, etc.) auxquelles se joignent la Compagnie française de l’Afrique occidentale (CFAO), d’origine marseillaise, et la Société commerciale de l’Ouest africain (SCOA), d’origine franco-suisse (Péhaut 1961).
-
[2]
Voir le dossier « Colonisations » de la revue Clio. Histoire, Femmes et Sociétés (Barthélémy, Capdevila et Zancarini-Fournel 2011).
-
[3]
Selon la hiérarchie et la grammaire coloniale en vigueur, ces firmes disposent de « comptoirs » dans les plus grandes localités, de « factoreries » dans les « escales » plus petites situées sur la voie ferrée ou un axe routier et des « opérations » dans les zones rurales moins accessibles du Sénégal et de Gambie. Ces établissements commerciaux concentrent les achats d’arachides et fournissent en échange aux paysans africains ou à leurs intermédiaires des produits manufacturés importés (Péhaut 1961).
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[4]
Les prénoms ont été modifiés pour conserver l’anonymat.
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[5]
Les célibataires disposaient dans les communs d’une cuisine, éloignée de celle de leur employeur.
-
[6]
Ce terme colonial désigne un employé issu de la population locale et affecté à l’entretien de la maison d’un colon.
-
[7]
Cela ne les a pas non plus empêchés un temps d’avoir été bercés par une nourrice africaine lors de leur séjour au Sénégal.
Références
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- BARTHÉLÉMY, Pascale, Luc CAPDEVILA et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), 2011 Dossier « Colonisations », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, 33.
- BOUMEDOUHA, Saïd, 1990 « Adjustment to West Africa Realities: The Lebanese in Senegal », Africa, 60, 4 : 538-549.
- CRUISE O’BRIEN, Rita, 1975 « Lebanese Entrepreneurs in Senegal: Economic Integration and the Politics of Protection », Cahiers d’études africaines, 57 : 95-115.
- CRUISE O’BRIEN, Rita, 1972 White Society in Back Africa. The French of Senegal. Londres, Faber & Faber.
- DAVID, Philippe, 2012 Ernest Noirot (1851-1913). Un administrateur colonial hors normes. Paris, Karthala.
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- HUGON, Anne, 2005 « L’historiographie de la maternité en Afrique subsaharienne », Clio, Femmes, Genre, Histoire, 21 : 212-229.
- HUGON, Anne, 2004 « La redéfinition de la maternité en Gold Coast des années 1920 aux années 1950 : projet colonial et réalités locales », dans Anne Hugon (dir.), Histoire des femmes en situation coloniale. Afrique et Asie, xxe siècle. Paris, Karthala : 145-171.
- JACQUES, Catherine, et Valérie PIETTE, 2003 « La femme européenne au Congo belge : un rouage méconnu de l’entreprise coloniale. Discours et pratiques (1908-1940) », Bulletin des séances de l’Académie royale des sciences d’outre-mer, 49, 3 : 261-293.
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- LOCRET-LE BAYON, Sylvie, 1996 Les femmes françaises et la colonisation : étude de leur présence sociale. Thèse de doctorat (psychologie). Nice, Université de Nice.
- PÉHAUT, Yves, 2014 La doyenne des « Sénégalaises » de Bordeaux, Maurel et H. Prom, de 1831 à 1919. Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux.
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