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Introduction

Certains organismes communautaires québécois d’aide aux personnes en situation d’itinérance (PSI) sont engagés dans des activités de soutien aux trajectoires de (ré)insertion socioprofessionnelle (Hallée et al., 2016 et 2015). Ces activités s’intègrent dans un des axes d’intervention prioritaire du Plan d’action interministériel en itinérance 2015-2020[1] du Gouvernement du Québec (2014). Dans de précédents travaux, nous avons d’ailleurs étudié le passage des PSI de l’exclusion vers l’insertion socioprofessionnelle ainsi que les activités et les arrangements qui le sous-tend. Ces activités et ces arrangements impliquent la mobilisation de nombreux acteurs provenant de plusieurs horizons, notamment de la société civile, du monde des affaires, de l’État et de ses agences spécialisées. De plus, nos travaux ont montré une implication grandissante des organismes communautaires dédiés aux PSI en raison de leur participation dans des activités d’insertion en emploi et de développement de l’employabilité en entreprise (Hallée et al., 2016 et 2015). Nous les assimilons à des organisations de la société civile (OSC)[2], soit des organisations non gouvernementales (ONG), généralement à but non lucratif, qui représentent différents groupes sociaux ou préoccupations (les femmes, les personnes handicapées, les personnes âgées, les immigrants, la protection de l’environnement, les droits des consommateurs, etc.). Heery et al. (2012) ont également constaté que les OSC sont de plus en plus actives dans le domaine du travail et de l’emploi en Grande-Bretagne, ce qui leur confère même le statut de nouvel acteur du système de relations industrielles (RI)[3].

Ce mouvement d’intégration de nouveaux acteurs en RI, ainsi que l’implication importante des OSC dans les trajectoires de (ré)insertion socioprofessionnelle des PSI, nous amène à nous questionner sur le statut des OSC dans le système de RI au Québec. Plus exactement, nous aimerions déterminer, en reprenant les dimensions de Bellemare (2000), les travaux de Heery et al. (2012) et les résultats issus de nos recherches dans l’Arrondissement Ville-Marie à Montréal, si les OSC impliquées dans la (ré)insertion socioprofessionnelle[4] des PSI peuvent être considérées comme de nouveaux acteurs en RI.

Dans les deux prochaines sections, nous discuterons de la théorisation classique en RI, puis de sa remise en question — en raison d’un confinement de l’analyse aux seuls acteurs traditionnels des modèles dominants de ce champ disciplinaire — pour, par la suite, définir le concept d’acteur en RI et ses dimensions. Suivra la présentation de la méthodologie qualitative, des résultats empiriques et de l’analyse.

La théorisation classique et la remise en question des acteurs traditionnels

Le champ des RI repose traditionnellement sur les modèles de Dunlop (1958) et de Kochan, Katz et McKersie (1986) qui incluent trois acteurs : les travailleurs et leurs représentants, les employeurs et leurs représentants, ainsi que l’État et ses agences spécialisées. Pour Dunlop (1976 : 92), les acteurs ont pour rôle, dans un environnement donné, d’établir « les règles relatives aux conditions du travail et de la vie de travail, y compris celles qui concernent leurs propres relations dans le système de relations industrielles ».

Toutefois, depuis un certain temps, nous assistons à une remise en question de cette analyse restreinte fondée sur ce triumvirat des modèles dominants en RI (voir, notamment, Abbott, 2006; Bellemare, 2000; Dickinson, 2006; Heery et Frege, 2006; Hopkins et Dawson, 2016; Kessler et Bach, 2011; Legault et Bellemare, 2008; Webster et Bishoff, 2011; Xuebing, 2011). À ce propos, Bellemare (2015 : 29-30) explique que :

Les théories et les pratiques en relations industrielles reposent encore, pour l’essentiel, sur un certain nombre de postulats qui sont de plus en plus remis en question par les nouvelles pratiques sociales. Ainsi, dans plusieurs situations, on trouve de nouveaux acteurs ayant une influence sur les rapports de travail, tels les regroupements d’usagers, les groupes écologistes, les organisations non gouvernementales, alors que les travaux classiques en relations industrielles ne tiennent compte que des acteurs patronaux, syndicaux et étatiques.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’émergence de nouveaux acteurs en RI. Heery et Frege (2006 : 602), citant Kelly (1998 : 114-116), l’expliquent par le déclin du syndicalisme, ainsi que par certaines « institutions de campagne, de plaidoyer, de conseil et de prestation de services [associées aux OSC par Heery et al. (2012 : 47), qui] ont rempli certaines des fonctions des syndicats ». Par ailleurs, sans être liés aux travaux sur les nouveaux acteurs en RI, Ulysse et Lesemann (2004 : 2-3) présentent un point de vue intéressant en la matière. Ils estiment que l’apparition de nouveaux groupes s’expliquerait par le passage d’un modèle centralisé de l’État à un modèle basé sur la multiplicité et l’expansion « d’espaces publics » non étatiques, où les entreprises de services et les organismes communautaires sont appelés à contribuer à l’inclusion sociale et économique. Sans nécessairement renchérir sur la supériorité d’une proposition par rapport à l’autre — ce n’est pas l’objet de cet article — nous pensons, néanmoins, qu’elles militent pour l’importance d’inclure de nouveaux acteurs dans l’analyse en RI.

Heery et al. (2012) précisent, d’ailleurs, en commentant les travaux de Bellemare (2000), que l’influence croissante des nouveaux acteurs, comme les organisations de consommateurs, les organisations internationales, les intermédiaires du marché du travail et les OSC, associée au déclin des acteurs traditionnels en RI, accroît l’urgence d’identifier les attributs qu’un acteur devrait avoir pour être considéré au sein du système de RI.

Le concept d’acteur et les dimensions des nouveaux acteurs en RI

Si plusieurs chercheurs ont contribué à la remise en question des acteurs traditionnels en RI, Bellemare (2000), dans une étude pionnière portant sur les utilisateurs d’un système de transports publics urbain, a formalisé le concept d’acteur afin d’en clarifier le sens. Il l’a défini ainsi :

Un individu, un groupe ou une institution qui a la capacité, par son action, d’influencer directement le processus de relations industrielles, y compris la capacité d’influencer le pouvoir exercé par d’autres acteurs de l’environnement RI (action indirecte). Un exemple d’action indirecte se rapporte aux syndicats, qui, n’ayant pas le pouvoir légal d’adopter une législation du travail, exercent une influence sur l’État pour agir d’une certaine manière. Pour être véritablement un acteur, il faut non seulement agir, mais aussi avoir la capacité de permettre aux autres acteurs de prendre en considération leurs actions et de répondre favorablement à certaines de leurs attentes ou exigences.

386, traduction libre

Pour rendre ce concept opérationnel, Bellemare (2000) propose deux dimensions. Nous retrouvons tout d’abord l’implication d’un acteur dans les trois niveaux d’analyse des RI : 1- celui du lieu de travail (work-site ou workplace activity en anglais), 2- celui de l’organisation, et 3- celui de l’institutionnel qui comprend les contextes social, économique et légal dans lesquels s’inscrit une organisation (ibid. : 387-388). À noter que la notion d’organisation peut être davantage extensive que celle se rapportant à un espace précis où se retrouvent l’employeur et ses employés, pour inclure des organisations qui sont constituées de plus d’une entité comme les chaînes de valeur ou, encore, les organisations en réseau puisque cette frontière juridique de l’entreprise ne permet pas de circonscrire « le rapport qui s’opère, les acteurs en présence, ni même le lieu de leur action » (Bellemare et Briand, 2011 : 49-50). Peuvent également être incluses les situations de cogestion des ressources humaines entre entreprises (Legault et Bellemare, 2008).

Cette première dimension, appelée « dimension instrumentale » du concept d’acteur, réfère, rappelons-le, à l’implication d’un acteur dans les trois niveaux d’analyse des RI. Elle sert à évaluer l’influence que l’acteur peut exercer sur le système de RI. Cette influence est d’autant plus significative si l’action est continue dans le temps. Toutefois, selon Abbott (2006 : 446), un acteur peut avoir une influence importante sur un système de RI sans pour autant agir de façon continue sur les trois niveaux d’analyse. L’auteur propose donc qu’il soit possible qu’un acteur soit considéré comme important, ce même si son activité se concentre sur un seul niveau ou si son influence est discontinue dans le temps.

Bellemare met également en perspective la « dimension de résultats », soit la capacité d’un acteur à atteindre ses objectifs, voire à produire des transformations dans le système de RI dans lequel il agit : « toute implication qui vise et réussit à faire accepter en tout ou en partie son point de vue par les autres acteurs du système ou simplement en l’imposant, pourrait être qualifiée de significative » (Bellemare, 2000 : 388-389). L’auteur ajoute : « Cette reconnaissance par les autres acteurs devrait être plus grande lorsque les avantages obtenus sont importants (meilleurs services pour le client, meilleures conditions de travail pour l’employé, productivité accrue pour l’employeur) et [lorsqu’elle] implique un plus haut niveau de participation à la prise de décision […] concernant un plus grand nombre de sujets (les trois niveaux du système) » (ibid. : 389). Bellemare (2000), repris dans Legault et Bellemare (2008 : 746), effectue la distinction entre une action directe, soit celle effectuée par un acteur sur les RI, et celle indirecte, soit la capacité à influencer les actions d’autres acteurs.

Ceux qui ont une influence importante entraîneront des changements durables, par opposition à des changements temporaires. Les changements peuvent concerner, notamment, l’évolution des règles qui touchent l’organisation du travail, les conditions de travail et l’organisation de l’entreprise. Sans en faire une dimension spécifique, nous allons aussi considérer dans cette dimension « l’étendue de l’interaction des OSC avec d’autres acteurs dans les RI » qui peut, selon Heery et al. (2012 : 62), être dérivée du cadre de Bellemare.

Plusieurs auteurs ont mobilisé les dimensions de Bellemare (2000) pour suggérer de nouveaux acteurs dans le champ disciplinaire des RI. Sans faire une description exhaustive de tous les travaux portant sur le sujet, notons qu’Hopkins et Dawson (2016) sont arrivés à la conclusion que les agences de placement pour les travailleurs migrants sont de nouveaux acteurs en émergence du système de RI. D’autres auteurs ont également proposé ou examiné la possibilité de l’existence d’autres nouveaux acteurs en RI : Abbott (2006) et les bureaux de conseil des citoyens en Grande-Bretagne; Dickinson (2006) et les éducateurs VIH/SIDA en Afrique du Sud; Kessler et Back (2011) et le citoyen consommateur dans les services publics britanniques; et, enfin, Xuebing (2011) avec l’Association des médecins chinois.

L’étude de Heery et al. (2012), qui s’intéresse aux OSC, se révèle cependant particulièrement pertinente pour nos travaux touchant les PSI étant donné l’implication de nombreuses OSC dans l’offre de service à cette population vulnérable.

Les OSC : de nouveaux acteurs en RI ?

Afin de déterminer si les OSC sont de nouveaux acteurs en RI, Heery et al. (2012 : 69-70) examinent tout d’abord le degré de continuité de leur implication en Grande-Bretagne, et ce, en fonction des dimensions identifiées par Bellemare (2000). Ils suggèrent que cette implication est la plupart du temps sporadique ou discontinue, du moins lorsque l’on observe seulement une organisation à la fois. Leurs initiatives quant au travail et à l’emploi sont, en effet, souvent limitées dans le temps en raison, en bonne partie, du financement qu’elles reçoivent qui est orienté vers un projet et non vers la totalité des activités. Par contre, prises dans leur ensemble, les OSC participent de façon constante à des initiatives touchant le travail et l’emploi, ce qui contribue à la conception de nouvelles règles dans le monde du travail.

Plusieurs OSC élaborent des stratégies et recherchent activement des occasions de participer au marché du travail. Selon Heery et al. (2012 : 69), leur présence et leur croissance récente dans la sphère du travail et de l’emploi seraient aussi attribuables aux opportunités politiques qui ont découlé de nouvelles politiques publiques, de nouvelles lois et de nouvelles agences (ibid. : 55). Cela est en lien avec la nouvelle gestion publique qui, sous un angle politique et institutionnel de gouvernance, favorise notamment la participation, l’élaboration et la mise en oeuvre de politiques publiques par des acteurs du secteur public, du secteur privé et du troisième secteur, soit celui de l’économie sociale (Fortier, 2002 : 36, citant Rouillard et al., 2008 : 5; Giauque, 2006 : 4).

Par ailleurs, Heery et al. (2012) constatent que si la majorité des OSC n’ont que très peu d’influence dans l’entreprise, leur présence aux niveaux organisationnel (principalement sous la forme de réseaux ayant pour but de fournir du mentorat et du support à leurs membres pour entrer ou se maintenir dans le marché du travail) et institutionnel (régional, national ou international) est beaucoup plus continue et visible. En fait, c’est principalement par leurs activités de lobby que leur impact se fait sentir. Le désir d’influencer les politiques publiques en faveur des intérêts de leurs membres est d’ailleurs une motivation forte pour plusieurs des OSC rencontrées par Heery et al. (2012). Des répondants d’OSC ont même indiqué avoir le statut de « partie prenante » au sein du gouvernement; en effet, elles ont été acceptées en tant que participantes légitimes dans le processus d’élaboration des politiques. Au centre de ce dialogue, l’accent est mis sur l’expertise et sur la formulation de solutions pratiques aux problèmes soulevés (Heery et al., 2012 : 56).

Les auteurs, dans le but de faire écho à la dimension de résultats mise de l’avant par Bellemare (2000), précisent également que les OSC britanniques suscitent des transformations qui touchent notamment les innovations en lien avec la régulation d’emploi et la création de nouvelles institutions pour réguler l’emploi, telles que des coalitions avec d’autres organisations pour d’exercer des pressions auprès des instances publiques. Par leurs activités de lobby, les OSC sensibilisent, par ailleurs, les différents acteurs du système de RI sur diverses questions ce qui peut, indirectement, avoir un impact sur les politiques publiques ou leurs applications. Elles contribuent aussi significativement à l’amélioration du niveau de vie matériel des différentes populations qu’elles représentent.

Finalement, Heery et al. (2012) font un examen minutieux des interactions entre les OSC et les acteurs traditionnels en RI. Ils remarquent qu’à travers leurs activités, les OSC sont en relations directes avec les travailleurs (ou travailleurs potentiels) afin de les informer, de les orienter ou encore, lorsque nécessaires, de défendre leurs droits[5] vis-à-vis des employeurs et du gouvernement, avec qui elles entrent également en relation, dans l’intention de les sensibiliser et de les conseiller par rapport aux mesures à prendre.

Pour toutes ces raisons, Heery et al. (2012) estiment que les OSC, dans le contexte britannique actuel, sont des acteurs du système de RI. Ces rapports questionnent donc les modèles d’analyse traditionnels du champ disciplinaire en proposant d’inclure de « nouveaux » acteurs (Heery et al., 2012 : 59). Les auteurs précisent, par ailleurs, que la participation des OSC dans les RI constitue une force qui provoque l’érosion des limites des modèles — qui se concentrent sur le travail et l’emploi — puisqu’elles représentent, à la fois, des intérêts ancrés dans des dimensions du travail et des intérêts qui touchent des dimensions reliées aux identités de non-travail[6]. Ainsi, dans la représentation de ces intérêts, les OSC explorent d’autres sphères institutionnelles que celles directement liées au travail et à l’emploi (par exemple, la consommation, le bien-être, la sphère domestique, la santé mentale et physique, etc.).

Les travaux recensés nous amènent à nous demander si les OSC qui sont engagées dans des expériences de (ré)insertion socioprofessionnelle pourraient aussi être considérées comme étant de nouveaux acteurs dans le contexte québécois des RI. C’est ce que nous tenterons de vérifier en étudiant les OSC qui offrent des services aux PSI dans l’Arrondissement Ville-Marie à Montréal. Plus exactement, nous nous intéresserons à celles qui offrent des programmes qui soutiennent les trajectoires de (ré)insertion socioprofessionnelle (Hallée et al., 2014), c’est-à-dire le retour (ou l’entrée) sur le marché du travail et les apprentissages sociaux nécessaires pour ce faire. Il s’agit des programmes adaptés d’insertion ou de réinsertion dans la communauté et le marché du travail.

La méthodologie

La méthodologie empirique utilisée est celle de l’étude de cas. Cette dernière est largement utilisée par les chercheurs en relations industrielles (Kitay et Callus, 1998). Elle se définit comme une enquête empirique qui permet d’investiguer un phénomène contemporain dans un contexte de vie réel (Yin, 1984 : 23). L’étude de cas se révèle avantageuse pour comprendre les phénomènes sociaux complexes (ibid. : 14), notamment les processus et les interactions sociales. Nous croyons important d’outrepasser les mythes selon lesquels l’étude de cas ne serait utile que pour l’investigation préliminaire préparatoire à une plus vaste enquête (Flyvbjerg, 2004 : 420).

Notre objectif était double : 1- rencontrer des acteurs qui offraient des services et des programmes suffisamment diversifiés en lien avec la (ré)insertion socioprofessionnelle, et 2- sélectionner des organismes représentatifs de l’ensemble de ceux oeuvrant auprès des PSI. En plus de ces critères liés aux programmes et aux services diversifiés et représentatifs, cet échantillon fut construit en prenant également en considération la diversité des caractéristiques des PSI desservies par les OSC, soit des jeunes, des hommes et des femmes. Cet échantillon typique d’OSC impliquées en itinérance a été nécessaire afin de vérifier si elles représentaient effectivement de nouveaux acteurs en RI. Ajoutons que nous avons rencontré plus de 50% des OSC se situant dans l’arrondissement Ville-Marie qui offrent des programmes de (ré)insertion socioprofessionnelle sur une base régulière destinés aux PSI.

De façon spécifique, parmi les 12 OSC rencontrées, huit s’adressent aux populations itinérantes (OSC 1, 3, 6, 7, 8, 9, 11, 12), une a pour principales clientes les entreprises (OSC 5), tandis que les autres s’adressent à des populations marginalisées, mais pas nécessairement itinérantes. Notre échantillon comprend en majorité des ressources mixtes, bien que nous en avons rencontré une ne desservant que des hommes (OSC 1) et trois, uniquement que des femmes (OSC 2, 7 et 8). Au rang des OSC mixtes, notons qu’une d’entre elles est spécialement dédiée aux jeunes de la rue (OSC 11) et deux aux populations utilisatrices de drogues injectables et/ou de « crack » (OSC 4 et 11). Pour la dimension du travail, 9 OSC sont engagées directement dans des activités d’insertion professionnelle. Parmi elles, l’OSC 3 est considérée comme une entreprise d’insertion qui offre des services pour les personnes incapables de (ré)insérer le marché du travail traditionnel. L’OSC 5 tente d’encourager les entreprises à offrir des contrats de travail aux PSI. Les sept autres sont des organismes communautaires offrant des plateaux de travail qui visent à faire des apprentissages sociaux et professionnels requis pour obtenir un travail. Ces plateaux peuvent être proposés sur une base régulière (OSC 1, 2, 4, 9, 11, 12) ou ponctuelle (OSC 7). Notons que les OSC 3, 5, 9 et 12 ont pour principale mission de faciliter l’insertion socioprofessionnelle des PSI, alors que les autres organisations impliquées dans des activités reliées au travail ont des missions beaucoup plus larges qui peuvent inclure des services tels que l’hébergement (OSC 1, 2 et 7).

Toutes les entreprises rencontrées offrent des opportunités de travail aux PSI. Même si elles ne sont pas directement à l’étude dans cet article, soulignons que trois d’entre elles proviennent du secteur des arts et spectacles (événementiel) (entreprises 2, 3 et 6), une du secteur financier (entreprise 5), une du secteur des jeux vidéo (entreprise 1), tandis que l’entreprise 4 offre des services de ménage et d’entretien. Quatre accordent des contrats à durée déterminée (entreprises 2, 3, 5 et 6), deux fonctionnent parfois sur appel (entreprises 4 et 6), alors qu’une autre offre des contrats à durée indéterminée (entreprise 1).

Les données recueillies proviennent de documents et d’entretiens semi-dirigés auprès d’intervenants institutionnels et d’acteurs sociaux divers qui agissent auprès des PSI. L’analyse documentaire a permis de compléter et de trianguler les données recueillies lors des entrevues à partir de documents fournis par les participants (pamphlets, rapports, statistiques, etc.) et via la consultation de leur site internet ou de celui de leurs collaborateurs.

Les représentants des 12 OSC et de six entreprises situées dans l’arrondissement Ville-Marie à Montréal furent rencontrés durant deux périodes, soit le printemps/été 2013 et l’été 2015. Deux entrevues supplémentaires et des recherches documentaires furent effectuées en janvier et février 2018. 30 personnes ont participé à cette recherche, dont 17 occupant des postes de direction ou de coordination (11 pour les OSC et 6 pour les entreprises), 11 étaient des intervenants sociocommunautaires et 2 des membres de conseils d’administration (CA). Les transcriptions d’entrevues ont été validées par les intervenants.

La grille d’entrevue comprenait 32 questions qui portaient sur plusieurs dimensions, soit la mission de l’organisme, ses rôles et responsabilités, sa clientèle, les services offerts en lien avec l’insertion socioprofessionnelle, les liens avec les autres OSC, avec les entreprises et avec les organismes étatiques, et finalement, les tensions. Les rencontres furent réalisées dans les locaux des OSC et des entreprises. Quelques entrevues avec des intervenants sociocommunautaires et un membre de CA furent réalisées par téléphone. Pour l’analyse, les verbatim ont été traités et codifiés à l’aide de différentes catégories conceptuelles via le logiciel NVivo.

Les résultats

Nous exposerons les résultats à partir des dimensions issues des travaux de Bellemare, en débutant par la dimension instrumentale.

La dimension instrumentale

Il s’agit ici de déterminer l’implication d’un acteur dans les trois niveaux d’analyse des RI : le lieu de travail, l’organisation et la dimension institutionnelle. Il faudra également regarder si l’implication est continue dans le temps.

Le degré de continuité

Pour débuter avec le degré de continuité de l’implication des OSC dans le système de RI, la presque totalité des OSC rencontrées, soit 9 d’entre elles, offre des programmes d’employabilité de manière continue. Une OSC en propose de manière ponctuelle. L’employabilité, pour les intervenants rencontrés, fait référence à la fin du processus de (ré)insertion socioprofessionnelle et à la capacité d’être employé. La pré-employabilité[7] concerne les individus qui sont éloignés du marché du travail et qui ont besoin de faire les apprentissages sociaux et professionnels au sein des OSC et des entreprises pour faciliter leur transition vers le marché du travail. Ils ne sont pas encore prêts à vivre et à travailler de manière autonome, bien que les apprentissages qu’ils font visent à les amener vers cet objectif.

L’implication aux divers niveaux d’analyse des RI

Les sections suivantes présentent les résultats selon les trois niveaux d’analyse des RI.

L’implication sur les lieux de travail

Dans ces démarches de (ré)insertion socioprofessionnelle, les OSC s’impliquent sur les lieux de travail à la demande des entreprises. Lorsque la PSI est embauchée, certaines OSC (2 mentions) vont offrir de faire des suivis ou des évaluations. Ceux-ci sont importants pour éviter les problèmes d’intégration et pour faire des retours auprès de la PSI en cas de manquement aux règles ou, encore, en raison de problèmes de comportements lors des activités de travail. Cependant, il n’y a pas de suivi continu effectué par les OSC auprès de leurs participants travaillant pour des entreprises privées[8]. En fait, comme le suivi disciplinaire est une responsabilité impartie à l’entreprise, l’ingérence des OSC semble plus difficile à accepter.

Toutefois, dans le cadre de plateaux de travail[9], la collaboration entre les entreprises et les OSC s’observe plus souvent. Les écarts de conduite sont parfois mentionnés aux OSC par l’entreprise (OSC 5, 12, entreprises 2, 6), ce qui leur permet d’intervenir auprès de la PSI. Ainsi, bien qu’il existe une relation de subordination entre la PSI et l’employeur sur le plan juridique — il peut appliquer des mesures disciplinaires et mettre fin au contrat —, l’employeur fait part à l’OSC de la situation afin qu’elle fasse un suivi auprès de la PSI. C’est une occasion de corriger les comportements fautifs dans un contexte d’apprentissages sociaux et professionnels tout en conservant le lien d’emploi, bien qu’il puisse arriver que la personne soit retirée de son poste.

L’implication organisationnelle

Les OSC s’impliquent également au niveau organisationnel par le biais de leurs activités en lien avec les programmes de (ré)insertion au travail des PSI. Les OSC sont organisées en réseau (Bellemare et Briand, 2011) : ainsi des OSC sont en lien avec d’autres OSC et des entreprises afin de desservir correctement les PSI et faciliter leur (ré)insertion socioprofessionnelle.

Voici le mode opératoire observé. Plusieurs OSC (2, 4, 9, 11 et 12) établissent des partenariats ponctuels ou permanents avec l’OSC 5 afin de créer des opportunités de travail pour les participants de leurs programmes respectifs. Ce partenariat permet d’entrer en relation avec les entreprises privées, relations qui, sans l’intermédiaire de l’OSC 5, sont plus difficiles à entretenir. Cette dernière joue un rôle essentiel de facilitateur en offrant un accès direct et privilégié au marché du travail :

Ils jouent un rôle très utile pour tout le monde. Ils mettent en contact des gens qui ne se seraient pas vus ou qui n’auraient pas été en liens autrement. Ils facilitent les rencontres avec les employeurs. [L’OSC 5] est le meilleur outil pour rencontrer des entreprises qui veulent s’impliquer socialement. C’est une forme de sécurité aussi pour les employeurs. Ils savent qu’ils peuvent recourir à [l’OSC 5] s’il y a quelque chose qui ne va pas. Ils savent qu’il va y avoir un encadrement des organismes qui envoient les gens. Ça rassure les employeurs. (OSC 2)

Ce rôle est aussi fort apprécié par les entreprises qui comptent sur l’OSC 5 pour les mettre en lien avec des ressources communautaires en qui elles peuvent avoir confiance :

J’ai su que [l’OSC 5] pouvait m’identifier les ressources. Parce que premièrement, ce n’est pas lui comme tel qui fournit la ressource, mais il m’identifie des ressources possibles au niveau des organismes communautaires existants. Et donc, je trouve ça essentiel le fait qu’il soit un intermédiaire, une porte, un pont je dirais même, vers les autres organismes. Donc un rôle de mise à contact. Mais ce que je trouve important aussi, c’est que ça permet de donner une forme de garantie de qualité dans le sens que lui me met en contact avec des organismes qu’il connaît, avec qui il travaille déjà, et donc il connaît déjà un peu le parcours de ces différents organismes-là. Et donc, des organismes qui pourraient répondre à nos besoins parce que nous, c’est certain qu’on a des besoins “X” avec peut-être un budget “X” ». (Entreprise 2)

L’OSC 5 mise sur son imputabilité et la confiance que les entreprises ont envers elle. Sans cette confiance, le passage des PSI vers le marché du travail pourrait ne pas être aussi fructueux. Fait intéressant, si au départ, les OSC apprécient énormément l’aide offerte par l’OSC 5, son utilité peut diminuer avec le temps. Une fois les contacts établis avec certains acteurs du milieu des affaires, les OSC n’ont plus nécessairement besoin de faire appel à ses services pour trouver des opportunités de travail aux PSI (2 mentions) : elles peuvent le faire par leurs propres moyens.

Un autre exemple de relations entretenues entre les OSC et les entreprises réfère à des situations de cogestion des ressources humaines entre entreprises (Legault et Bellemare, 2008). L’implication organisationnelle des OSC se fait ici par le biais d’activités communes liées aux contrats de travail. La relation d’emploi, qui se prépare en OSC et se construit en entreprise, s’inscrit dans le processus de dotation, de gestion et de suivi en emploi. Pour commencer, tous les intervenants communautaires rencontrés soulignent l’importance de faire un bon recrutement afin d’éviter le plus possible que les PSI soient confrontées à des échecs. Cette étape consiste à identifier les PSI qui sont prêtes pour un emploi en fonction des critères d’embauche de l’employeur. Ce sont les OSC elles-mêmes qui proposent les candidats disponibles et disposés à travailler.

Ensuite, les PSI retenues passeront une entrevue de sélection (entreprises 1, 2 et 4) ou seront embauchées sur-le-champ (entreprises 3 et 6). Lors de l’entrevue, il arrive qu’un intervenant social soit présent en plus du représentant de l’entreprise. Sa présence peut être requise pour aider la personne à décrocher l’emploi ou encore pour faire un retour sur l’entrevue. Dans le cas où la PSI n’est pas retenue, le retour sur l’entrevue est d’une grande importance afin d’éviter qu’elle ne considère pas l’événement comme un échec, mais plutôt comme une opportunité pour s’améliorer.

En ce qui a trait aux salaires, il existe deux situations qui font l’objet de contrats de travail entre les OSC et l’employeur. Ce sont des ententes négociées entre l’OSC 5 qui agit comme intermédiaire pour les autres OSC et les entreprises. Les salaires peuvent être payés de deux façons : 1- directement à la PSI par l’employeur, ou 2- les montants peuvent être versés en totalité à l’OSC qui, ensuite, paye la PSI. Dans la première situation, l’OSC a un rôle d’intermédiaire entre la PSI et le client qui devient l’employeur. Dans le second cas, c’est l’OSC qui prend en charge la rétribution et paye la PSI.

L’implication au niveau institutionnel

Les résultats de Heery et al. (2012) montrent que l’implication au niveau institutionnel des OSC est souvent associée aux activités de lobby. C’est également quelque chose que nous avons observé dans le contexte de notre étude, quoique de façon plus indirecte. En effet, toutes les OSC rencontrées en entrevue ont affirmé siéger sur diverses tables ou instances de concertation[10] qui représentent aussi leurs intérêts telles que le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). Ce sont ces instances qui ont une double vocation : 1- elles permettent la concertation entre OSC, et 2- elles sont directement engagées dans des activités de lobby auprès des acteurs gouvernementaux. Par exemple, un regroupement comme le RAPSIM, porte-étendard des revendications des OSC, peut influencer les décisions, les règles et les normes par rapport à l’itinérance[11] et, au besoin, l’insertion en emploi des PSI[12].

Plus important encore, la politique visant à lutter contre l’itinérance issue du Plan d’action interministériel en itinérance 2015-2020 (2014), « s’appuie sur la participation de 13 ministères et organismes gouvernementaux, sur l’expertise d’un comité consultatif ainsi que sur la mise en commun des connaissances et des expériences de près de 140 représentants et représentantes d’organisations réunis à l’occasion d’un important forum sur le sujet en juin 2013 » (Gouvernement du Québec, 2014 : 1). À l’instar de Heery et al. (2012) et selon leur conception, nous croyons que les OSC ont le statut de « partie prenante » au sein du gouvernement; en effet, elles sont acceptées en tant que participantes légitimes dans le processus d’élaboration des politiques. Certes, il ne faut pas minimiser le fait que les intérêts exprimés peuvent être divergents et contradictoires, d’où les nombreuses années de débats et de revendications et les trois versions[13] pour en arriver à une politique en itinérance.

La dimension des résultats

La deuxième dimension se rapporte aux résultats poursuivis, aux transformations dans le système de RI et à la capacité d’un acteur à faire accepter, en tout ou en partie, son point de vue par les autres acteurs de ce système. Les acteurs capables d’y parvenir sont caractérisés comme significatifs. Nous allons aussi inclure l’étendue des interactions des OSC avec d’autres acteurs dans les RI, tel que suggéré par Heery et al. (2012).

Les OSC jouent un rôle de développement des apprentissages auprès des PSI désireuses de travailler, donc auprès de travailleurs potentiels. Nous pouvons ainsi évoquer les services liés à l’employabilité et de la pré-employabilité qui sont centrés sur le développement de certaines compétences et proposés par les OSC rencontrées : la capacité à gérer son temps et son horaire (9 mentions), la gestion des comportements (6 mentions), la capacité à travailler en équipe (5 mentions) et l’utilisation de logiciels informatiques (2 mentions).

Toutefois, les résultats sont modestes par rapport aux actions des OSC. Bien que, à terme, les OSC visent l’intégration à la société salariale, la majorité des représentants que nous avons rencontrés ont souligné qu’une minorité des PSI — soit environ 15 %, principalement des jeunes et les personnes moins affectées par les problématiques de santé mentale — vont réussir à (ré)insérer le marché du travail. Les autres, bien qu’elles puissent progresser dans leur (ré)insertion sociale, resteront probablement dans des zones de vulnérabilité caractérisées par l’assistance (soutien au revenu par le biais de l’aide sociale, soutien médical, etc.).

Soulignons, par ailleurs, qu’en réunissant le monde des entreprises et le monde sociocommunautaire, l’OSC 5 parvient à mobiliser ces deux mondes en apparence inconciliables autour d’une cause commune, soit la lutte contre la pauvreté, l’itinérance et les autres formes d’isolement social sur le territoire de l’arrondissement Ville-Marie à Montréal. Les entrevues et la documentation consultée nous renseignent sur le fait que l’OSC 5 mobilise des partenaires économiques (milieu des affaires, institutions publiques, citoyens de tous horizons…) afin de contribuer à la résolution de problèmes sociaux, notamment, l’exclusion sociale. Plusieurs OSC mentionnent que l’action de l’OSC 5 est importante en matière de (ré)insertion socioprofessionnelle.

Plus exactement, l’OSC 5 fait le pont, comme nous l’avons vu, entre le milieu des affaires et les OSC qui oeuvrent au développement de l’employabilité chez les PSI et, ultimement, à leur insertion au travail. Un intervenant de l’OSC 5 fait de la sollicitation auprès des entreprises afin d’obtenir des postes à pourvoir. Une fois ces postes identifiés, il contacte d’autres OSC de l’arrondissement afin qu’elles désignent des PSI aptes au travail et possédant les compétences requises pour le poste.

En réponse aux défis de lutte contre l’exclusion et la pauvreté, ces expériences d’insertion socioprofessionnelle initiées par les OSC produisent certaines transformations dans le système de RI. Elles montrent tout d’abord la capacité d’influence des OSC sur les actions des entreprises (acteur du système de RI) et les pratiques de ressources humaines à travers la (ré)insertion socioprofessionnelle des PSI. Les entreprises ont, en effet, affirmé dans l’ensemble que leur participation à des programmes de (ré)intégration en emploi s’avère une expérience positive qui génère chez elles, de même que chez leurs employés, un sentiment de fierté lié au fait qu’ils participent au bien-être de la communauté. Cela accroît le désir de se responsabiliser socialement. Pour deux employeurs plus particulièrement, les motivations à s’impliquer découlent d’un inconfort à l’idée de repousser les PSI vers les limites géographiques du territoire sur lequel se trouve leur établissement, voire même à l’extérieur de celui-ci[14]. Aussi, l’action des OSC se répercute sur le contexte social — un des contextes compris dans le niveau d’analyse institutionnel — grâce à la recherche de solutions et à la mise en place d’un cadre d’action concertée entre OSC et entreprises. Cela s’exprime à travers le besoin d’apporter une solution au problème de concentration de l’itinérance dans le territoire du centre-ville (il y a, dans ce quadrilatère, au moins trois gîtes pour les PSI)[15]. Ces expériences de (ré)insertion socioprofessionnelle des PSI, initiée par l’OSC 5 et les différents intervenants, modifient et transforment le contexte social et elles participent à l’effort commun de réduction de l’itinérance.

Enfin, après avoir traité de l’influence des OSC sur le système de RI, nous constatons une plus grande tolérance pour certaines règles sur les lieux de travail telles que l’acceptation de comportements perçus traditionnellement comme inacceptables comme les retards ou l’absentéisme au travail, et ce, sans donner de justifications (Entreprises 2, 5) :

C’est sûr qu’on allège certains aspects, c’est sûr qu’on ferme les yeux sur certaines choses. C’est ça le but de l’exercice : de réinsérer, mais les retards au travail, l’absentéisme, pis tout ça, on est conscient que ça peut être plus difficile. Les rappels sont nombreux, surtout au début. Toutefois, on observe une progression dans l’apprentissage des règles en entreprise. Au début, on donnait des suspensions d’une journée, de deux journées, juste comme mesure disciplinaire. Pis là, elle venait s’excuser, elle disait : “C’est mon point faible, je vais le travailler !”. Pis là, en fin de la saison, elle était déjà plus assidue. Il y avait une certaine progression. (Entreprise 5)

Les interactions avec les acteurs des RI

Rappelons que cet aspect des interactions avec les acteurs des RI touche la deuxième dimension de résultats du modèle de Bellemare, notamment la capacité, par son action, à produire des transformations dans le système de RI. Dans l’ensemble, les interactions des OSC étudiées sont perceptibles auprès de presque tous les acteurs traditionnels des RI : les entreprises qui emploient les PSI, les travailleurs potentiels que sont les PSI, et l’État en raison des activités de lobby et de consultation. À noter que la progression, à l’exception de la légère baisse de l’année 2015 du nombre de contrats d’employabilité enregistrés par l’OSC 5 dans ses rapports annuels (de 2013 à 2017), respectivement de 163, 185, 184, 200 et de 285 pour 2017, atteste de l’efficacité et de la stabilité des activités de sensibilisation et de sollicitation effectuées auprès des entreprises.

Enfin, en termes de relation avec l’acteur étatique, mentionnons le rôle de bailleur de fonds joué par l’ensemble des paliers gouvernementaux. En raison de ce rôle, les relations entretenues entre ceux-ci et les OSC, bien que les échanges soient rarement directs (en personne ou par téléphone) (5 mentions), sont nombreuses compte tenu de l’exigence de comptes rendus (10 mentions) — visant à estimer l’atteinte des objectifs trimestriels ou annuels des OSC — qui justifient (ou non) la continuité du financement dans le temps. C’est le financement étatique qui oriente les OSC vers le développement de programme d’employabilité et qui en assure ou non la pérennité. Ainsi, des coupes budgétaires ont eu un impact direct sur l’offre de service de deux OSC rencontrées. Elles ont affirmé que leurs programmes d’employabilité en ont souffert, l’OSC 9 ayant même dû abandonner l’un de ses projets, alors que l’OSC 12 a dû procéder à une réorganisation profonde de son programme. Dans son cas, en raison de coupes dans le budget d’Emploi-Québec[16], le programme d’employabilité est passé de 24 places à 16 places et les critères d’admissibilité ont été resserrés. Toutefois, ce qui est surtout important à retenir ici, ce n’est pas tant le discours d’Emploi-Québec, que ses activités qui le placent dans une situation d’interaction avec les OSC.

L’analyse

Selon les dimensions de l’analyse, il apparaît que nous pouvons considérer les OSC qui sont engagées dans des expériences de (ré)insertion socioprofessionnelle des PSI comme de nouveaux acteurs en RI. En termes d’implication aux divers niveaux d’analyse des RI, elles interviennent, en effet, de façon ponctuelle sur les lieux de travail[17], mais de façon beaucoup plus continue aux niveaux organisationnel et institutionnel. Au niveau organisationnel, mentionnons que les OSC sont en lien avec des entreprises par le biais d’un réseau entretenu avec l’OSC 5, qui agit à titre d’intermédiaire en permettant le déploiement des programmes d’employabilité. C’est un mode de fonctionnement en réseau où nous retrouvons de nombreux échanges interorganisationnels dans le but d’assurer un continuum de services afin de soutenir les individus dans leur trajectoire de retour au travail et pour faciliter les transitions des PSI en entreprises. Les OSC, elles-mêmes, sont organisées en réseau puisqu’elles ne peuvent offrir, de manière isolée, tous les services répondant à l’entièreté des réalités vécues par les PSI (Fleury et al., 2014). À ce propos, Roy et Morin (2007 : 197) suggèrent, de façon similaire, que « la question de l’itinérance et des réponses sociales à développer ou qui portent sur le phénomène se pense nécessairement, au Québec du moins, dans ce qu’il est convenu d’appeler le réseau ».

En termes de degré de continuité de l’implication des OSC dans le système de RI, nos résultats diffèrent de ceux de Heery et al. (2012). Nous avons constaté une implication soutenue dans les programmes d’employabilité et de pré-employabilité, alors que ces auteurs parlent d’implication sporadique ou discontinue. Il faut préciser, cependant, que nous nous sommes seulement intéressés aux OSC qui sont impliquées dans des initiatives de (ré)insertion socioprofessionnelle alors que Heery et al. (2012) étudient un ensemble beaucoup plus vaste d’OSC.

Nos résultats montrent également des changements au niveau des règles liées aux conditions de travail (rémunération, flexibilisation de certaines règles de travail, etc.), ainsi que dans l’organisation de l’entreprise par la mutualisation de certaines pratiques de GRH (sélection, suivi) compte tenu de l’expertise des OSC en regard de la (ré)insertion socioprofessionnelle des PSI. Nous assimilons cette mutualisation des pratiques de GRH ou « cogestion » des ressources humaines (Legault et Bellemare, 2008) à une influence sur le niveau organisationnel.

Au niveau institutionnel, nous ne pouvons passer sous silence l’implication indirecte des OSC grâce à l’action du RAPSIM et des instances de concertation — qui sont aussi des OSC — de par leurs rôles de représentation des intérêts d’autres OSC. Elles peuvent susciter des changements institutionnels par leurs activités de lobby et elles sont impliquées auprès de différentes institutions municipales et gouvernementales ayant pour objectif l’insertion socioprofessionnelle. Soulignons que les OSC constituent des participants légitimes dans le processus d’élaboration des politiques ou de plans d’action en matière d’insertion socioprofessionnelle des PSI.

De plus, le questionnement relatif aux nouveaux acteurs génère une réflexion sur la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Les OSC contribuent indirectement à influencer l’environnement social des entreprises par l’action concertée entre OSC et entreprises qui s’exprime à travers le besoin d’apporter une solution au problème de concentration de l’itinérance dans le territoire du centre-ville et qui s’opérationnalise en RSE. La RSE représente l’un des principaux moteurs d’une motivation qui se concrétise par une participation aux activités d’intégration en emploi des populations vulnérables se trouvant sur le territoire de l’entreprise. Nous avons aussi évoqué le fait que certains employeurs sont très inconfortables à l’idée de repousser l’itinérance hors du territoire. Sans le rapprochement effectué par l’OSC 5 entre les OSC qui interviennent dans le but de faciliter la (ré)insertion socioprofessionnelle des PSI dans les entreprises privées, la participation de ces dernières à cette problématique sociale qu’est l’itinérance ne serait peut-être pas aussi effective. N’oublions pas que l’entreprise n’est pas désincarnée du contexte spécifique dans lequel elle évolue, et le contexte de l’arrondissement Ville-Marie à Montréal se caractérise par la concentration de l’itinérance et la présence de nombreuses OSC d’aide à l’itinérance (Hallée et al., 2016). Ce contexte social spécifique influence donc les règles qui touchent notamment la dotation, le suivi en emploi, les conditions de travail et l’organisation du travail de certaines entreprises qui évoluent sur ce territoire, et il nourrit également le sentiment de fierté de faire leur part pour la communauté.

Enfin, nous ne pouvons, non plus, ignorer les résultats en ce qui concerne le développement de certaines compétences des PSI désireuses de travailler, donc auprès de travailleurs potentiels, notamment la gestion du temps et de l’horaire, la gestion des comportements, le travail en équipe et l’utilisation de logiciels informatiques.

Conclusion

Nous en sommes venus à la conclusion que les OSC impliquées dans des expériences de (ré)insertion socioprofessionnelle des PSI constituent bel et bien de nouveaux acteurs en RI. Bien que ces dernières n’interviennent que ponctuellement sur les lieux de travail, leur présence est toutefois beaucoup plus soutenue aux niveaux organisationnel — grâce à un réseau constitué d’OSC et d’entreprises — et institutionnel, en raison de leur rôle de représentation et leur implication dans des activités de lobby qui influencent les politiques en itinérance et, plus précisément, l’insertion socioprofessionnelle des PSI. Nous ne pouvons, non plus, passer sous silence leur influence au niveau institutionnel sur l’environnement social des entreprises.

Certes, l’influence des OSC étudiées sur le système de RI n’est pas égale. Certaines ont davantage d’impact, comme c’est le cas de l’OSC 5. Or, il faut comprendre que l’insertion socioprofessionnelle des personnes en situation d’itinérance ne se comprend que dans une conception intégrée du réseau (Fleury et al., 2014; Hallée, Plamondon et al., 2018), ce qui fait que les responsabilités sont partagées et l’influence spécifique sur le système de RI est inégale pour les OSC considérées individuellement, quoique l’influence est harmonisée dans le cadre du réseau.

D’un point de vue méthodologique, l’étude de cas circonscrite à l’Arrondissement Ville-Marie à Montréal est susceptible d’être considérée comme une limite, ce qui pourrait diminuer le potentiel de généralisation du phénomène. Or, depuis 2015, l’action de l’OSC 5 s’étend à d’autres arrondissements de Montréal[18], ce qui implique d’autres OSC et employeurs, et a, potentiellement, des impacts sur le système de RI. Aussi, des travaux réalisés postérieurement (Hallée, Plamondon et al., 2018) laissent présager que cette réflexion sur les nouveaux acteurs en RI puisse s’appliquer ailleurs, notamment dans les quartiers centraux de la Ville de Québec. Les résultats obtenus d’une étude de cas spécifique sont susceptibles de poser les bases d’enquêtes ultérieures, en prenant ceux-ci comme point de départ. Nous pensons que ce qui caractérise un territoire, au sens de Pecqueur et Zimmermann (2004) et Zimmerman (2008), jouerait un rôle dans cette dynamique d’acteurs en RI.

Il est à souhaiter que d’autres recherches touchant l’action des OSC à titre de nouveaux acteurs en RI puissent voir le jour. La reconnaissance de nouveaux acteurs dans le système de RI, tels que les groupes de femmes, les minorités culturelles, lesbiennes et homosexuelles, permettrait une meilleure légitimation institutionnelle des nouveaux groupes sociaux et, par le fait même, une meilleure imbrication dans l’économie (Piore, 1995 : 98). Ils représentent, notamment, des groupes sociaux (immigrants, personnes handicapées, personnes âgées, etc.) qui sont en lien avec le marché du travail et de l’emploi.

Un des développements possibles serait de s’intéresser aux problèmes générés par les politiques publiques qui ont un impact sur les acteurs en RI. Nos travaux nous ont permis de constater que l’État a un rôle ambigu qui peut être à la fois facilitateur grâce au financement offert aux OSC pour les programmes d’employabilité, mais aussi inhibiteur, par le biais des politiques publiques appelées « politiques actives » des autorités gouvernementales, où nous retrouvons la limite de gains à 200 $[19]. Ainsi, les personnes ne peuvent gagner plus de 200 $ par mois sur le marché du travail si elles ne veulent pas être pénalisées quant au montant qu’elles reçoivent sur leur chèque d’aide sociale. Pour les intervenants sociaux rencontrés, il s’agit là d’un frein réel à l’intégration puisque ce plafond limite le nombre d’heures que les individus peuvent faire ou acceptent de faire dans le cadre des contrats de travail qu’on leur propose. Cette mesure se révèle contre-productive selon nos interlocuteurs : elle a pour effet de réduire les placements en emploi et, de surcroît, les PSI, souvent en état d’insécurité et de vulnérabilité, ne sont ainsi pas encouragées à s’investir dans davantage d’heures de travail, ce qui leur permettrait de sortir de la pauvreté et de l’itinérance. Cela donne l’impression d’une mesure coercitive qui maintient, en quelque sorte, les personnes en situation de pauvreté et d’exclusion. Cette situation révèle des incohérences dans les politiques publiques touchant l’itinérance puisque d’un côté, l’État favorise l’employabilité, mais de l’autre, il restreint les gains possibles sans pénalités.

Enfin, cette recherche participe également aux questionnements à l’égard de la porosité et de l’élargissement des frontières organisationnelles. Cet enjeu des relations interorganisationnelles sort aussi du cadre classique d’interprétation des RI : « [C]e n’est que depuis les années 2010 qu’on a commencé à voir […] des textes documentant et théorisant ces pratiques de RI hors des frontières juridiques des entreprises » (Bellemare, 2015: 30). Or, l’apparition des nouveaux acteurs extérieurs à l’entreprise, tels que les OSC, porte la réflexion au-delà du cadre organisationnel restreint, ce qui nécessite un élargissement de cette conception. Ce phénomène rend perméables les limites de l’organisation, faisant en sorte qu’il est plus difficile d’effectuer la distinction entre cette dernière et l’environnement extérieur dans lequel elle s’inscrit (Boxall, 2014; Legault et Bellemare, 2008). Pour cette raison, l’inter influence entre les acteurs internes et externes à une organisation devient une variable de plus en plus importante à prendre en considération dans le cadre de futures analyses portant sur les acteurs des systèmes de relations industrielles à travers le monde.