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Introduction

Un chauffeur-livreur ontarien qui réclame à UberEATS le respect des normes d’emploi ontariennes doit-il s’adresser, à ses frais, à un tribunal d’arbitrage des Pays-Bas pour faire reconnaître ses droits en raison d’une clause contractuelle? Telle est la question au coeur de l’affaire Heller[1] à laquelle la Cour d’appel d’Ontario a répondu par la négative et conclu à l’invalidité de ladite clause. Les clauses compromissoires (ou convention d’arbitrage) par lesquelles les parties conviennent de confier la résolution définitive de leurs différends à un arbitre privé qui réglera le différend selon les règles de droit déterminées par les parties — quitte à ce qu’elles soient différentes de celles d’un système juridique donné — sont monnaie courante dans la sphère commerciale. Mais leur insertion croissante dans les contrats de travail ou de consommation soulève d’importantes questions étant donné que ces contrats constituent le plus souvent des contrats d’adhésion et bénéficient d’une législation protectrice d’ordre public. Dans ce contexte, la clause compromissoire peut avoir pour effet de refréner les ardeurs processives de ces travailleurs ou de ces consommateurs en raison, notamment, des coûts liés à l’arbitrage qu’ils devront assumer, du caractère confidentiel des décisions et de l’impossibilité de les porter en appel.

L’arrivée des plateformes numériques dans notre paysage économique s’accompagne d’un recours croissant à de telles clauses. Elles réduisent au silence ces travailleurs, ces consommateurs ou leur imposent un semblant de justice dont l’essentiel des paramètres auront été déterminés par l’employeur, le commerçant, souvent placé en position de force. Mais en quoi l’arrivée des plateformes numériques dans notre paysage économique a-t-elle mis en évidence ces clauses?

L’irruption d’Uber et de d’autres plateformes numériques dans le paysage canadien, comme dans de nombreux pays à travers le monde, a soulevé de graves questions au regard du droit du travail et de l’emploi. L’une d’elles est de déterminer si ces travailleurs sont des salariés et peuvent bénéficier des droits et des avantages qui accompagnent ce statut, comme le droit à un salaire minimum, à des vacances, à une protection en matière de santé et sécurité ou celui de se syndiquer. Or, avant même d’obtenir une réponse des tribunaux, ces travailleurs se heurtent à un obstacle de taille; la présence d’une clause compromissoire dans leurs contrats. Ces clauses auxquelles ils ont adhéré autorisent ces entreprises à exiger des travailleurs qu’ils soumettent leur litige non pas à un tribunal, mais à un arbitre privé, dans un lieu et selon la procédure qu’elles auront unilatéralement déterminés. Ces clauses auront rapidement pour effet de décourager ces travailleurs vulnérables, non-salariés et non syndiqués, en les enfermant dans une justice privée où ils ne pourront pas lutter à armes égales avec ces entreprises qui disposent de moyens bien plus importants qu’eux et mettent ainsi en péril leur accès à la justice.

L’étude des faits et des motifs de l’affaire Heller mettent en lumière comment la validité des clauses compromissoires peut être questionnée, tant par rapport au contournement des mécanismes procéduraux prévus aux lois sur les normes de l’emploi qu’elles exigent que par leur iniquité. Cette étude s’impose d’autant que la réponse apportée par les juges n’est pas définitive puisque la Cour suprême du Canada a accepté d’entendre la cause Heller en appel et que la large diffusion de telles clauses aux États-Unis (Stone et Colvin, 2015) révèle l’importance des enjeux qui s’y attachent. En particulier, des décisions américaines sur des faits similaires dans les affaires O’Connor[2] et Mohamed[3] illustrent la capacité des entreprises d’ajuster le contenu des clauses compromissoires aux développements jurisprudentiels de manière à imposer l’arbitrage.

Nous traiterons donc, dans un premier temps, des décisions diamétralement opposées rendues par la Cour supérieure d’Ontario et par la Cour d’appel dans l’affaire Heller. Dans un deuxième temps, nous comparerons ces décisions avec celles rendues sur le même sujet aux États-Unis, où ces clauses ont pu valablement s’imposer, entraînant ainsi les conflits liés à la qualification des travailleurs de plateformes numériques dans les confins d’une résolution privée. Compte tenu de l’importance prise aux États-Unis par les clauses imposant le recours à l’arbitrage, commenter l’arrêt Heller à la lumière du droit américain permet d’illustrer les dérives potentielles des clauses compromissoires qui, en confinant la résolution des litiges aux seules parties sans aucune trace pour le domaine public (Gaillard, 2017) — le processus et l’issue de l’arbitrage demeurant confidentiels — ne fournissent pour l’avenir aucun appui à l’édification d’une construction jurisprudentielle et aucune base à l’élaboration d’une politique publique.

Heller v Uber Technologies Inc : les visions opposées de la Cour supérieure et de la Cour d’appel d’Ontario

Heller v UberEATS traite d’un recours collectif mené par Monsieur Heller, un chauffeur-livreur. Ce dernier travaille depuis février 2016 pour UberEATS en assurant la livraison de repas par l’intermédiaire d’une plateforme numérique. Il gagne entre 400 et 600 dollars par semaine pour environ 40 à 50 heures de travail et utilise à cette fin son propre véhicule. Il allègue que ses collègues et lui sont des salariés et, qu’à ce titre, ils devraient bénéficier des protections de la Loi de 2000 sur les normes d’emploi[4] qui accorde des droits et des recours spécifiques aux salariés. Pour ce faire, il dépose une demande de certification de recours collectif[5] au nom de toute personne qui, depuis 2012, a travaillé ou continue de travailler à partir de l’une des applications d’Uber comme livreur ou chauffeur d’Uber (transport de personnes par taxi ou livreur de nourriture) à l’aide des applications Uber.

Uber Technologies Inc dépose, cependant, une requête en suspension de l’instance, au motif quHeller est lié par une clause compromissoire l’obligeant à soumettre son litige à l’arbitrage aux Pays-Bas. En effet, comme chaque livreur lié à Uber, M. Heller a dû adhérer aux « termes et conditions » du contrat soumis par le biais de la plateforme pour pouvoir accéder à l’application et, donc, au travail. Le contrat, accessible à partir d’un téléphone portable, contient quatorze pages. Pour accéder aux fonctionnalités de la plateforme, il faut cliquer une première fois sur « Oui, j’accepte », puis une deuxième fois où la personne confirme avoir lu et accepté les termes du contrat et de ceux à venir. Il est à noter qu’Uber révise périodiquement l’entente, et le chauffeur doit, dès lors, accepter les termes de la nouvelle entente pour avoir de nouveau accès à la plateforme. Au terme de l’article 15 dudit contrat, il est prévu que:

Except as otherwise set forth in this Agreement, this Agreement shall be exclusively governed by and construed in accordance with the laws of the Netherlands (…) Any dispute, conflict or controversy, howsoever arising out of or broadly in connection with or relating to this Agreement (…), shall be first mandatorily submitted to mediation proceedings under the International Chamber of Commerce Mediation Rules (ICC Mediation Rules). If such a dispute has not been settled within sixty (60) days (…) such dispute can be referred to and shall be exclusively and finally resolved by arbitration under the Rules of Arbitration of the International Chamber of Commerce (ICC Arbitration Rules) …. The Place of the arbitration shall be Amsterdam, The Netherlands.

Ce contrat est donc régi par les lois des Pays-Bas et contient une clause qui prévoit que tout conflit ou mésentente largement entendus, en lien avec cet accord, doit être résolu par arbitrage dans ce pays. Le litige qui devait porter sur la certification d’un recours collectif réclamant les bénéfices du statut des chauffeurs d’Uber a donc été transporté sur le terrain de la validité de la clause compromissoire et de l’accès à la justice de ces travailleurs.

Entre un chauffeur-livreur de plateforme et Uber : une relation de commerce international?

En première instance, le juge Perrell de la Cour supérieure d’Ontario accueille la requête en suspension déposée par Uber, au motif que le contrat qui unit M. Heller à Uber est un contrat de commerce international assorti d’une clause compromissoire. Il est régi par la Loi sur l’arbitrage commercial international de 2017, Uber ayant ses établissements aux Pays-Bas et Heller travaillant en Ontario. De l’avis du juge Perrell, ce contrat a pour objet « the sale for the use of intellectual property, a software program, for a fee » (para 46). Il estime qu’un arbitre, en vertu du principe de « compétence-compétence »[6], peut déterminer s’il existe une relation de travail entre UberEATS et les livreurs, relation à la base du recours collectif de Heller. Le juge souligne, en outre, que la Loi 2000 sur les normes d’emploi n’est pas hostile à l’arbitrage; pour preuve, son contenu n’exclut pas expressément le recours à l’arbitrage. Il rejette, enfin, l’argument de Heller selon lequel le contrat devrait être annulé, car inique (unconsciounable). Selon le juge, malgré l’inégalité de pouvoir de négociation entre les parties, aucune preuve n’établit que l’inclusion de la clause d’arbitrage constitue une négociation substantiellement injuste ou qui prend avantage sur la partie vulnérable, les chauffeurs ayant à leurs dispositions des mécanismes de règlement des différends (para 70). De plus, le recours collectif de Heller (400 millions de dollars) étant conséquent, il n’est pas déraisonnable que l’arbitrage ait lieu aux Pays-Bas (para 71), d’autant qu’une tendance jurisprudentielle forte est favorable aux conventions d’arbitrage. La Cour suspend donc l’instance en faveur de l’arbitrage. Heller interjette appel de ce jugement et, dans un arrêt unanime, la Cour d’appel d’Ontario renverse cette décision, dont les motifs sont exposés dans la section suivante.

Feu vert pour un recours collectif : Tremplin pour une reconnaissance des droits des travailleurs de plateformes numériques

Les juges de la Cour d’appel annulent la clause compromissoire et suspendent le recours, car ils estiment qu’elle cherche illégalement à contourner les normes du travail (prochaine section) et s’avère inique (section suivante).

Clauses compromissoires et normes du travail

La Cour d’appel se penche d’abord sur la question de la validité de la clause compromissoire en matière de normes du travail. Au nom de la Cour, le juge Nordheimer estime, qu’à ce stade préliminaire, il est nécessaire de présumer que les allégations de Heller quant à son statut d’employé peuvent être démontrées. Dès lors, la question se formule ainsi : Si l’appelant est qualifié d’employé, la clause d’arbitrage constitue-t-elle une façon de contourner, de se soustraire aux normes impératives de la Loi ? Le juge Nordheimer répond à cette question par l’affirmative. La clause d’arbitrage empêche Heller de se prévaloir des bénéfices de la Loi, soit la possibilité de déposer une plainte auprès du ministre (para 32) et, ainsi, d’enclencher un processus d’enquête auquel l’employeur a l’obligation de participer (para 36). Il souligne aussi qu’une décision rendue en vertu du recours collectif présente l’avantage de déterminer, et ce publiquement, la qualification pour tous les membres du recours. Il conclut donc à l’invalidité de la clause d’arbitrage, car elle conduit à éluder (contracting-out) des normes d’emploi, en contravention à l’article 5 de la Loi (para 49).

Le juge Nordheimer ajoute qu’aux fins des bénéfices de cette Loi, la détermination du statut de travailleur doit être décidée par un tribunal de l’Ontario en raison de l’importance de la question et des considérations de politiques publiques (para 50). Il dresse alors un parallèle avec l’affaire Douez[7] où la Cour suprême du Canada avait soustrait à l’application d’une clause imposant la tenue en Californie d’un litige ayant trait à la protection de la vie privée. La majorité de la Cour y écrit que seul un tribunal local est en mesure de donner une interprétation claire et certaine de l’étendue d’un droit de nature quasi constitutionnelle et de tenir compte du contexte culturel et social de la province[8].

Clauses compromissoires et iniquité

Le deuxième motif invoqué par la Cour d’appel a trait au caractère inique (unconscionable) de la clause d’arbitrage. Selon la Cour, la conclusion d’absence d’iniquité est révisable parce qu’elle s’appuie sur des erreurs de faits (para 53).

La première a trait au lieu d’arbitrage. Contrairement à ce que le juge Perrell avait inféré (ONSC, para 70), aucun mécanisme de résolution des différends n’est situé en Ontario, bien que certains soient accessibles à partir de l’Ontario. Un premier mécanisme de résolutions des conflits contrôlés par Uber est situé aux Philippines, un deuxième à Chicago[9]. Si ces mécanismes internes ne permettent pas de régler la mésentente, l’arbitrage doit avoir lieu aux Pays-Bas (ONCA, para 56), avec les coûts de déplacement que cela implique pour le demandeur. Si le juge Perrell estimait que ces coûts n’étaient pas prohibitifs dans un litige d’une valeur de 400 millions de dollars, le juge Nordheimer rappelle que tous les litiges, même ceux ne mettant en cause que quelques centaines de dollars, comme la réclamation individuelle de Heller, devront être traités aux Pays-Bas (ONCA, para 58).

La deuxième erreur, selon la Cour d’appel, concerne les frais à débourser pour présenter une réclamation à l’arbitrage. La Cour d’appel relève que 14 500 dollars américains devront être déboursés pour simplement initier le processus d’arbitrage aux Pays-Bas, sans compter les frais de déplacement et les honoraires d’avocats (ONCA, para 59). Ces frais sont exorbitants pour un particulier comme M. Heller dont le revenu hebdomadaire n’excède pas 600$.

En regard de ces éléments de faits, la Cour d’appel estime donc que la clause d’arbitrage est invalide en raison de son caractère inique. Pour ce faire, elle applique les quatre critères établis par la jurisprudence en cette matière :

  1. a grossly unfair and improvident transaction;

  2. a victim’s lack of independent legal advice or other suitable advice;

  3. an overwhelming imbalance in bargaining power caused by the victim’s ignorance of business, illiteracy, ignorance of the language of the bargain, blindness, deafness, illness, senility, or similar disability; and;

  4. the other party’s knowingly taking advantage of this vulnerability.

ONCA, para 60

Le juge Nordheimer conclut que les faits révèlent non seulement un important déséquilibre dans le pouvoir de négociation entre les deux parties, mais aussi que la clause compromissoire est le fruit d’une stratégie conçue par la multinationale dans le but de désavantager les chauffeurs vulnérables en leur imposant un forum situé à l’étranger dont le droit applicable leur est inconnu (para 68). Considérant l’importance attribuée aux conditions concrètes d’accès à l’arbitrage dans Heller, il faut s’interroger sur l’impact possible d’une modification de la politique d’Uber en matière de frais d’arbitrage sur la validité de la clause. Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que la jurisprudence américaine fait état de la capacité de cette plateforme à adapter ses pratiques et permettre à ces clauses d’arbitrage de passer le test de la légalité.

Triomphe des clauses compromissoires aux États-Unis : Fondements et enjeux

La question de la validité des clauses compromissoires dans un recours collectif concernant la qualification (misclassification) d’un travailleur d’Uber comme entrepreneur indépendant s’est aussi posée récemment aux États-Unis. Dans l’affaire Mohamed, la Cour d’appel du 9e circuit a, en effet, accueilli l’appel d’Uber à l’encontre d’un recours collectif intenté en Californie et a fait prévaloir la clause qui, outre l’imposition d’un recours à l’arbitrage pour tout litige, exige des chauffeurs d’Uber de renoncer à leur droit d’intenter tout recours, y compris collectif, devant les tribunaux[10]. Cette décision a été étendue à trois autres recours collectifs portant sur le même sujet et intentés également contre Uber[11].

Les deux motifs invoqués dans Heller par la Cour d’appel se retrouvent dans ces affaires, soit la question de validité de la clause compromissoire en matière de normes du travail et celle de son iniquité. Les réponses données par les tribunaux américains sont, cependant, complètement différentes. Cela s’explique à la fois par l’état du droit américain, où les clauses compromissoires sont davantage acceptées, et par la capacité d’Uber à adapter les termes spécifiques de ses clauses, ou même sa réponse, aux exigences juridiques américaines.

Ainsi, dans la décision Mohamed, la validité de la clause d’arbitrage était contestée, notamment en raison du fait que les chauffeurs devaient payer la moitié des coûts reliés à l’arbitrage (estimés à 7 000$ par jour), ce qui rendait illusoire la possibilité de réclamer leurs droits. Mais Uber s’étant engagé devant la Cour d’appel du 9e circuit à défrayer les frais reliés à l’arbitrage, la Cour a refusé de trancher cette question[12]. La question de la validité des frais est donc demeurée ouverte.

Légalité des clauses compromissoires

La validité d’une clause compromissoire en matière de normes du travail a été questionnée, tant dans Mohamed que dans O’Connor. Dans Mohamed, les chauffeurs d’Uber avaient d’abord plaidé que la clause compromissoire était invalide parce qu’elle empêchait les plaignants de se prévaloir d’un recours établi par le California’s Private Attorney General Actof 2004 (PAGA)[13], en vertu duquel les employés peuvent intenter une poursuite pénale contre leur employeur à la place de l’État (Garden, 2017 : 218). Alors qu’en première instance le juge avait conclu à l’invalidité de l’entièreté de la clause compromissoire en raison de la prohibition du recours au PAGA, la Cour d’appel du 9e circuit invalide uniquement la partie de la clause empêchant le recours au PAGA. Le reste de la clause compromissoire demeure opposable et les recours autres que ceux déposés en vertu du PAGA sont rejetés[14]. À cet égard, Garden (2017 : 213-214) souligne l’effet pernicieux de permettre à la nullité d’un terme de ne pas affecter la légalité entière de la clause: les entreprises n’ont pas d’incitatif à soustraire ces clauses des contrats ni d’en enlever les éléments non conformes au droit. Cela peut induire en erreur un travailleur qui ne bénéficie pas des conseils d’un avocat et le conduira à se plier aux termes du contrat.

Un autre argument fondé sur l’invalidité des clauses interdisant les recours collectifs en matière de normes du travail est présenté par des chauffeurs d’Uber dans l’affaire O’Connor. Ils allèguent, cette fois, que ces clauses violeraient le National Labor Relations Actof 1935[15] protégeant le droit des employés de mener des actions concertées, auxquelles des nombres ils incluent le recours collectif. En effet, en entamant un tel recours, les chauffeurs divisent entre eux les frais relatifs à cette action, ce qui leur permet d’envisager la poursuite qui, sans cela, aurait été trop coûteuse pour être intentée individuellement. Cet argument a, toutefois, été rejeté par la Cour d’appel du 9e circuit, en raison de la décision récente de la Cour suprême des États-Unis Epic Systems vLewis[16] qui a refusé d’inclure, dans les actions concertées protégées par le NLRA, le fait d’intenter un recours collectif (Gelernter, 2019 : 115).

Iniquité et autonomie contractuelle : une lutte sans merci

L’argument de l’iniquité de la clause compromissoire a aussi été invoqué devant les tribunaux américains. Toutefois, contrairement à l’affaire Heller, cet argument a été rejeté pour le motif que le contrat en cause ne constituait pas un contrat d’adhésion et ne pouvait donc être qualifié d’inique. En effet, en vertu de la jurisprudence américaine, dès qu’une clause compromissoire offre au cocontractant de se retirer du régime d’arbitrage, cette clause ne peut être jugée d’adhésion et ne peut être invalidée pour iniquité[17]. La clause contenue dans la version californienne du contrat d’Uber a donc été jugée valide parce qu’elle permettait aux chauffeurs de se retirer du régime d’arbitrage en portant une renonciation en mains propres ou par la poste prioritaire dans les 30 jours de la signature de l’entente au bureau du procureur principal d’Uber.

Soulignons qu’en première instance, devant la Cour de district californienne, cette possibilité de retrait du régime d’arbitrage n’avait pas empêché le juge d’invalider la clause compromissoire en raison du caractère onéreux et même illusoire de la clause de retrait[18]. Le juge relevait, en effet, que la clause de retrait était contenue à l’avant-dernier paragraphe d’un contrat de quatorze pages accessible exclusivement sur le téléphone cellulaire des chauffeurs, dont la plupart n’avaient pas l’anglais pour langue maternelle[19], et que ses modalités de retrait étaient fastidieuses.

La Cour du 9e circuit a donc conclu que seuls les chauffeurs qui se sont validement exclus de l’arbitrage peuvent continuer le recours collectif. Pour ces chauffeurs, l’affaire O’Connor s’est terminée, en mars 2019, par un règlement hors cour de 20 millions de dollars qui maintient, cependant, la classification des chauffeurs comme entrepreneurs indépendants[20].

Conclusion

Que retenir de cette analyse sommaire des différentes décisions canadiennes et américaines concernant la validité des clauses compromissoires imposant l’arbitrage individuel aux chauffeurs d’Uber? Trois constats.

Le premier révèle l’importance de l’approche adoptée par le tribunal pour conclure à la validité ou non d’une telle clause. L’approche réaliste et protectrice adoptée par la Cour d’appel d’Ontario dans l’affaire Heller se distingue radicalement de l’approche formaliste adoptée tant par la Cour supérieure d’Ontario dans l’affaire Heller que par la Cour d’appel du 9e circuit dans Mohamed. Dans Heller, le juge Nordheimer de la Cour d’appel propose un examen réaliste du contexte qui, en tout point, révèle le faible pouvoir de négociation des chauffeurs d’Uber. Ces travailleurs, comme il le précise, n’appartiennent pas à un grand syndicat capable d’avoir un pouvoir de négociation équivalent à la multinationale.

Le deuxième montre l’intérêt du recours collectif qui se révèle un véhicule indispensable à la recomposition et à la représentation d’un collectif revendiquant le statut de travailleurs salariés et à son accès aux tribunaux. Entre les mains des plus vulnérables, il favorise l’accès à la justice, puisqu’il a les vertus de s’appliquer au groupe visé par l’action, contrecarre ainsi l’isolement des travailleurs les plus vulnérables comme leur manque de ressources, et conduit à impulser des changements sociaux par les effets démultiplicateurs du groupe en appliquant le jugement à l’ensemble des travailleurs concernés et non au seul demandeur. Selon Pierre-Claude Lafond, il octroie à des « collectivités inorganisées le moyen juridique de s’opposer à des illégalités de nature collective » (1998-99 : 34).

Enfin, troisième constat, observons que l’imposition de l’arbitrage individuel ne peut prétendre procurer un accès à la justice équivalent, en raison des modalités dans lesquelles se réalise un arbitrage commercial entre une entreprise et un travailleur. La nature privée et confidentielle des arbitrages privés commerciaux atténue l’effet dissuasif des normes d’ordre public telles les normes du travail ou la prohibition de la discrimination et du harcèlement (Garden, 2017 : 209; Sternlight, 2019, 2004). Elle diminue l’accès aux précédents, ce qui, dans le cas des travailleurs de plateforme, a pour effet d’obliger chacun d’eux à réclamer de façon individuelle le statut de salarié au sens des lois sur les normes du travail. Et surtout, l’utilisation répandue des clauses compromissoires dans les contrats de travail a un effet marqué sur les recours des travailleurs à l’arbitrage en cas de litige. Ainsi, aux États-Unis, seuls 5 126 cas ont été portés en arbitrage en 2016, alors qu’environ 60 millions d’employés étaient couverts par une clause d’arbitrage obligatoire. En comparaison, les employés non couverts par une telle clause (44% de la main-d’oeuvre américaine) ont intenté 31 000 recours la même année (Estlund, 2018 : 691). Ces chiffres illustrent, à l’évidence, l’importance de la question à laquelle la Cour suprême du Canada s’apprête à répondre et qui colorera pour longtemps l’accès à la justice des personnes vulnérables.