Corps de l’article

1. Introduction

La négociation collective en contexte d’austérité économique apporte de nombreux défis pour les organisations syndicales des secteurs publics et parapublics, allant même jusqu’à remettre en cause leur capacité à améliorer les conditions d’emploi des salarié.es qu’ils représentent (Grenier, 2014). Dans l’optique de contribuer à la revitalisation syndicale, un certain nombre de travaux se sont intéressés à la capacité des syndicats du secteur public à répondre au contexte d’austérité (Camfield, 2007; Thomas et Tufts, 2016). Ces études soutiennent que ce contexte de crise peut être envisagé comme une occasion de consolider leur position, d’adapter leurs structures et de renforcer la mobilisation de leurs membres (Fairbrother, 2015; Grenier et Jalette, 2016). D’autres travaux dressent un portrait plus critique de la réponse syndicale, soutenant que les syndicats ont notamment échoué à concevoir un agenda de protestation plus large et à former des alliances afin de solidifier leur rapport de force face à un gouvernement austère (Collombat, 2014; Desbiens, 2020; Graefe et Rioux, 2018; Macdonald, 2014; Pelletier et Theurillat-Cloutier, 2016; Yerochewski et Gagné, 2017). Macdonald (2014) parle d’un mouvement syndical arrivé à une impasse face au néolibéralisme derrière l’austérité; les syndicats n’ayant pas réussi à créer un réel mouvement de résistance instaurant des pratiques qui reproduisent les idéologies néolibérales plutôt que de les combattre. Desbiens (2020 : 6) nomme cette forme de syndicalisme « syndicat-manager ». Grenier et Bolduc (2021) avancent l’idée d’une évolution de la négociation collective dans le secteur public influencée par le comportement et les stratégies (nouvelle gestion publique) de l’État employeur.

Mais au-delà de la réponse syndicale face à l’austérité, qu’en est-il du résultat final de la négociation, soit en ce qui concerne les capacités des organisations syndicales à améliorer les conditions de travail et à contrer la précarité des salarié.es du secteur de l’éducation? Cette étude s’attaque justement à cette question en s’intéressant à la capacité des organisations syndicales de ce secteur à améliorer les conditions de travail de leurs membres. Pour ce faire, nous nous intéressons au cas de la négociation 2014-2015 au sein du secteur public québécois, et plus particulièrement à la négociation dans le secteur de l’éducation primaire et secondaire. Ce secteur, déjà fragilisé en raison de son sous-financement et de la précarité de ses travailleur.euses[1], a été particulièrement touché par les compressions budgétaires du gouvernement libéral de l’époque. Nous avons rencontré près de soixante-dix personnes impliquées aux différents paliers de négociation collective en 2015. Ainsi, la discussion fera dialoguer les réflexions que les acteur.trices ont partagées avec nous et la littérature scientifique.

Proposant une approche d’analyse multiniveau et multidimensionnelle, nous souhaitons engager une réflexion sur la capacité des syndicats du secteur de l’éducation à contrer la précarité et à améliorer les conditions de travail. La position que nous avançons dans cet article est que les syndicats n’ont pas été en mesure de saisir certaines occasions leur permettant de renforcer leur pouvoir aux tables de négociation. Nous sommes d’avis que, pour envisager la capacité d’agir des syndicats, la structure de négociation particulière au Québec (négociation centralisée à trois paliers) commande qu’on s’intéresse à la fois aux niveaux local, sectoriel et national (intersectoriel) de négociation. Autrement dit, nous devons prendre en compte les dynamiques intra et intersyndicales, car les résultats de la négociation sont fortement conditionnés par le dynamisme du Front commun (FC).

La première partie de cet article présente le contexte spécifique de la négociation du secteur de l’éducation de 2015, soit un survol des mesures d’austérité adoptées dans le secteur de l’éducation ainsi qu’un retour sur le mouvement de contestation historique de 2015. Nous exposerons par la suite, dans deux sections distinctes, la problématisation de la recherche incluant le cadre conceptuel et la démarche méthodologique qui mobilise un devis qualitatif. La dernière partie fait état des principaux résultats, tandis que notre discussion et conclusion développent respectivement les principaux constats et leurs contributions théoriques et pratiques.

2. Le contexte et la problématique de recherche

Dans cette section nous aborderons le contexte et la problématique de la recherche. Le contexte de la recherche mettra de l’avant, dans l’ordre, 1) le système d’éducation québécois; 2) les différents paliers de négociation; 3) la précarité dans le secteur de l’éducation; 4) l’austérité dans le secteur de l’éducation. Dans la section concernant la problématisation seront exposés le positionnement et la question de recherche qui en découle, suivis par le cadre conceptuel.

2.1. Le secteur d’éducation québécois en quelques chiffres[2]

Le système d’éducation public emploie plus de 144 000 employé.es réparti.es entre trois principales catégories d’emplois, soit : les enseignant.es, le personnel de soutien et les professionnel.les représenté.es par cinq organisations syndicales[3] (dont deux autonomes), et accueille au secteur des jeunes (primaire et secondaire) 995 178 élèves.

Au Québec, afin de soutenir plus de 2 700 établissements d’enseignement[4], répartis dans 17 régions administratives/géographiques, depuis juin 2020, l’on décompte 60 centres de services scolaires francophones, trois centres de services scolaires à statut particulier[5] (le Centre de services scolaire du Littoral, Crie et Kativik) et neuf centres de services scolaires anglophones. À la différence des commissions scolaires, où les commissaires sont élus au scrutin général aux quatre ans, « les centres de services scolaires du réseau francophone sont gouvernés, depuis le 15 octobre 2020, par un conseil d’administration formé de parents, de membres issu.es de la communauté et de membres du personnel[6] ». Ce bref portrait souligne la complexité et l’étendue du système d’éducation public. Voyons comment cela se répercute le processus de négociation.

2.2. Négociation centralisée à trois paliers

La négociation dans le secteur public au Québec est composée de trois paliers (palier national intersectoriel, palier sectoriel et palier local ou régional) où l’on négocie des matières qui sont définies par la Loi sur les régimes de négociation des conventions collectives dans les secteurs publics et parapublics (L.R.Q., c. R -8.2) et qui impliquent différent.es acteur.trices selon les paliers.

Au palier national intersectoriel, les matières à négociation sont au nombre de quatre, et les décisions lient toutes les associations de salariés du secteur de l’éducation. Il s’agit du salaire, des régimes de retraite, des disparités régionales et des congés parentaux. À ce palier, les acteur.trices assis.es à la table centrale sont les représentant.es du Conseil du trésor et les centrales syndicales généralement regroupées en front commun. Lors des négociations de 2015, le Front commun regroupait le Secrétariat intersyndical des services publics (SISP) – lui-même formé de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), du Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) et de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé (APTS) –, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) ainsi que la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ).

Les matières dites normatives se négocient au palier sectoriel entre les comités patronaux de différents secteurs et les fédérations syndicales représentant ces différents secteurs. À ce palier, on négocie ce qui concerne notamment la charge de travail, la sécurité d’emploi et la lutte à la pauvreté, les congés et vacances ainsi que les processus de probation, la classification d’emplois, la répartition des effectifs. Par exemple, c’est à ce niveau que l’on négocie les ratios maître-élèves.

Quant au palier local ou régional, l’on négocie les matières locales ou celles pouvant faire l’objet d’arrangements locaux définis dans la Loi (L.R.Q., c. R -8.2). Les négociations entre les commissions scolaires (aujourd’hui centres de services scolaires) et les syndicats locaux portent alors sur l’application concrète de l’organisation du travail, soit, par exemple, l’attribution des horaires et des vacances, la détermination des règles d’attribution de postes.

2.3. La précarité dans le secteur de l’éducation

Il est important de comprendre ce que précarité veut dire et induit dans le secteur de l’éducation. Sur le site du ministère de l’Éducation, l’on fait référence aux trois principaux statuts d’emploi[7], soit : permanent, non-permanent et en appoint (à l’heure). Seul le statut de permanent offre la sécurité d’emploi; des clauses concernant la mise en disponibilité protège cette catégorie d’employé.es. Le personnel non permanent regroupe les personnes qui ont un contrat de travail à temps partiel ou un contrat non renouvelable tacitement. La catégorie du personnel en appoint est constituée des autres statuts tels que le personnel remplaçant, surnuméraire, sous octroi, suppléant, enseignant à tarif horaire et diverses catégories d’employés.es de soutien. Cette catégorie vit une double précarité puisque, contrairement aux non-permanents, on n’offre aucune garantie d’emploi ni aucun minimum d’heures de travail garanties. Lors de la négociation de 2015, chez le personnel enseignant, 43 % étaient considérés à statut précaire; chez le personnel de soutien, c’est 62 % du personnel, contre 25 % pour le personnel professionnel[8].

3. L’austérité dans le secteur de l’éducation : état des lieux et mobilisation de 2015

Un rapport de l’Institut de recherche et d’information socio-économique (IRIS)[9] a permis de démontrer qu’entre 2010 et 2015, les commissions scolaires ont subi des compressions récurrentes estimées à 803,6 M$, jumelées à des transferts gouvernementaux souvent insuffisants (p. 17). Largement médiatisés, ces coupures ont non seulement permis de restituer une légitimité aux revendications syndicales dans la négociation de 2015, mais ont également soulevé un mouvement de contestation historique soutenu autant par la population citoyenne que par les travailleur.euses du secteur public (Graefe et Rioux, 2018; Grenier et Jalette, 2016; Lacoursière, 2016). Plusieurs milliers de travailleurs.euses, de parents et de citoyen.nes se sont mobilisé.es, créant un important mouvement de contestation face à l’austérité. À cet égard, Grenier et Jalette (2016 : 72) ont recensé, entre mars 2014 et septembre 2015, pas moins de 290 activités syndicales visant à exercer des pressions au niveau local dans le secteur de l’éducation primaire et secondaire. Du côté de la communauté, nous avons assisté à la création du mouvement de parents « Je protège mon école publique »[10] ainsi qu’à la formation et à l’implication de divers mouvements sociaux (regroupant syndicats, étudiant.es et organismes communautaires) tels que la coalition Main rouge et le collectif « Refusons l’austérité »[11]. Plusieurs initiatives sont nées de ces mouvements citoyens, notamment la création de chaînes humaines autour des écoles publiques, la tenue de manifestations et la mise en place d’actions de contestations auprès des acteur.trices politiques[12].

Tout laissait croire que les organisations syndicales du réseau scolaire détenaient les conditions favorables pour mener ces négociations et améliorer les conditions de travail de leurs membres. Pourtant, l’entente conclue en décembre de 2015 entre le gouvernement et les centrales syndicales (le Front commun) a créé beaucoup d’insatisfaction et a été contestée au sein même des rangs syndicaux (Pelletier et Theurillat-Cloutier, 2016).

4. La problématisation

À l’instar de Grenier et Bolduc (2021 :12), nous faisons le constat que l’étude de la négociation collective dans les secteurs public et parapublic est bien documentée tant au Québec qu’au Canada et qu’à l’international. Il apparaît que :

[…] la littérature rejette l’idée d’une convergence internationale vers un modèle commun des relations patronales-syndicales, même si les réformes partagent certaines caractéristiques. Un point commun entre plusieurs pays et dans les provinces canadiennes (Rose, 2013, 2016) est, par ailleurs, le recours par l’État-employeur à des stratégies coercitives en matière de négociation collective. Les gouvernements ont souvent refusé d’entreprendre un dialogue social fondé sur la recherche de compromis avec les organisations syndicales (Eurofound, 2015). Au Québec, cette dynamique a été particulièrement présente au début des réformes, mais aussi lors des mesures d’austérité imposées dans la foulée de la crise financière au milieu des années 2000.

Grenier et Bolduc, 2021 : 107

Ainsi, l’utilisation de données primaires, provenant des acteur.trices impliqué.es directement dans la négociation du secteur de l’éducation, vient approfondir la réflexion scientifique et renforcer l’utilité de notre étude.

Les recherches recensées ont notamment porté sur les conséquences de la centralisation de la négociation collective (en 1985) et des interventions législatives ainsi que sur la politisation des rapports collectifs du travail. Il en ressort une asymétrie du rapport de force en faveur de l’État employeur (Grenier et Bolduc, 2021 : 23). De plus, la centralisation de la négociation creuse un fossé entre les acteur.trices locaux.ales (les membres) et les représentant.es syndicaux.ales participant aux négociations intersectorielles et sectorielles (Bilodeau et Sexton, 2013). En effet, la loi 37, en séparant la négociation des enjeux pécuniaires (intersectoriel), des conditions de travail (sectoriel) et l’application de ces dispositions négociées (local), augmente les tensions entre les acteur.trices des différents paliers et diminue la légitimité et l’efficacité des négociations (Grenier et Bolduc, 2021).

La démarche de recherche proposée pour ce numéro thématique consiste, à partir de données issues du terrain, à mener l’étude d’un cas pertinent : celui des négociations intervenues dans le secteur de l’éducation en 2015 au Québec afin de mieux comprendre ces tensions et s’interroger sur l’efficacité de la négociation centralisée en contexte d’austérité. Portées par un important conflit social contre l’austérité, qui avait réussi à restituer une légitimité aux revendications syndicales dans le débat public, les négociations se sont traduites par une entente entre le gouvernement et les centrales syndicales contestée au sein même des rangs syndicaux pour son caractère inéquitable, et même discriminatoire. Dans le secteur de l’éducation, en 2015, cela s’est traduit par un alourdissement de la tâche et une augmentation de la précarité d’emploi (Couturier et Huberteau, 2018). Ce décalage est paradoxal et tranche avec les négociations du secteur public menées en 1972[13], moment où des revendications égalitaires avaient été mises de l’avant (le salaire hebdomadaire minimum à 100 dollars) et ont eu un effet d’entraînement sur l’ensemble de la société.

L’angle d’analyse proposé, multiniveau et multidimensionnel, répond au questionnement suivant : qu’en est-il du résultat final de la négociation en en ce qui concerne les capacités des organisations syndicales à améliorer les conditions de travail et à contrer la précarité des salarié.es du secteur de l’éducation? Les résultats démontrent une nette détérioration des conditions de travail et une augmentation de la précarité; se posera alors la question « quel avenir pour le Front commun? », considérant que la stratégie de centralisation de la négociation en 2015 a été imposée par le Conseil du trésor.

5. Cadre conceptuel : regard croisé sur l’organisation, la mission[14] et les capacités du syndicat

Un certain nombre d’études ont cherché à relever les éléments sur lesquels les syndicats peuvent agir afin de contrer les idéologies néolibérales derrière l’austérité (Camfield, 2007; Graefe et Rioux, 2018; Thomas et Tufts, 2016). Pour mieux comprendre ce processus de transition, Fairbrother (2015) examine trois principales dimensions : l’organisation syndicale, sa mission et les capacités qu’elle mobilise. Selon cet auteur (2015 : 563), l’analyse de ces dimensions et de leurs interrelations permet « l’identification de processus sur lesquels les syndicats ont un contrôle par rapport à l’économie politique dans laquelle ils opèrent » [traduction libre].

L’organisation syndicale renvoie aux différentes structures, instances, modes de fonctionnement et processus démocratiques du syndicat. Appliquée à l’étude du secteur public québécois, cette dimension commande qu’on s’intéresse aux particularités du régime de négociation, soit notamment à la structure, aux degrés de centralisation et aux acteur.trices impliqué.es aux différents paliers de négociations (Grenier et Jalette, 2016). En contexte d’austérité, la négociation centralisée dans le secteur public québécois confère au processus de négociation un caractère hautement politisé, ce qui est encore plus vrai en période d’austérité (Grenier et Jalette, 2016). En éloignant la négociation collective du lieu de travail, il devient alors plus difficile pour les syndicats de répondre aux problèmes vécus localement par les membres (Grenier, 2014).

La mission du syndicat se rattache aux valeurs et aux objectifs, soit à la raison d’être du syndicat (Fairbrother, 2015). Les valeurs vont justifier et guider les actions syndicales qui peuvent être portées par des préoccupations spécifiques et immédiates, mais également par un projet plus large (Fairbrother, 2015). Selon Grenier et Jalette (2016 : 65), les syndicats confrontés à l’austérité sont face à un dilemme : ils peuvent « adopter une approche défensive afin de protéger les intérêts immédiats et les acquis de leurs membres jusqu’à ce que la conjoncture économique s’améliore ou adopter une approche plus militante et s’opposer activement à l’austérité » [traduction libre]. D’autres chercheur.euses privilégient plutôt une position qui intègre ces deux approches (Gagnon, 1998; 1974; Collombat, 2014). L’avenue la plus prometteuse pour les syndicats du secteur public serait donc de poursuivre une mission qui ne se limite pas à la défense des intérêts immédiats des membres, mais qui s’inscrit dans un agenda de revendications socio-économiques élargi (Camfield, 2007; Gavin, 2021; Gumbrell-McCormick et Hyman, 2013).

Selon Lévesque et Murray (2010), les capacités syndicales renvoient à « l’ensemble des dispositions, des compétences, des capacités, ou des savoir-faire sociaux qui peuvent être élaborés, transmis et appris » (p. 44). Ces auteurs recensent quatre principales capacités, soit l’intermédiation, le cadrage, l’articulation et l’apprentissage. L’intermédiation renvoie à la capacité des syndicats à cerner les intérêts individuels de leurs membres et à travailler à rassembler cette diversité autour d’un projet commun. Le cadrage fait référence à la capacité des acteur.trices syndicaux.ales à fournir un discours inspirant et mobilisateur pour justifier les actions syndicales. L’articulation se rattache, quant à elle, à la capacité des syndicats à coordonner leurs actions aux plans intra et intersyndical, alors que l’apprentissage réfère à la capacité des acteur.trices syndicaux.ales à poser un regard critique sur les actions passées de manière à revoir leurs pratiques. Des études soutiennent que la capacité d’agir des syndicats est fortement liée au contexte dans lequel ils évoluent, mais également aux ressources qu’ils détiennent et qu’ils sont appelés à mobiliser (Fairbrother, 2015; Hyman, 2007; Lévesque et Murray, 2010; Murray, 2017). Elles interpellent ainsi les chercheur.euses à adopter une perspective multiniveau dans l’analyse des capacités syndicales (Fairbrother et al., 2013) qui, dans le contexte des négociations du secteur public québécois, doit être envisagée à la lumière des différents régimes de négociation intersectorielle, sectorielle et locale.

La posture analytique adoptée dans cet article, et découlant de notre cadre conceptuel, suggère donc que la capacité des syndicats à répondre à la précarité dans le secteur de l’éducation primaire et secondaire doit être envisagée comme un processus dialectique impliquant à la fois l’organisation, la mission et les capacités syndicales.

6. Méthodologie

Dans cette section, nous présenterons le devis de recherche ainsi que les repères méthodologiques ayant guidé la collecte et l’analyse des données.

6.1 La collecte de données

Notre démarche méthodologique mobilise un devis qualitatif pertinent pour l’étude de phénomènes complexes ancrés dans leurs contextes sociaux et politiques particuliers (Barlatier, 2018; Prévost et Roy, 2015). Entre 2016 et 2018, nous avons réalisé neuf groupes de discussion avec 52 personnes oeuvrant au niveau local comme délégué.es ou militant.es, et nous avons mené 11 entrevues semi-dirigées (16 personnes) avec des acteur.trices syndicaux.ales impliqué.es à différents niveaux de la négociation en 2015. En accord avec notre certification éthique, afin d’assurer la confidentialité des personnes participantes, nous ne pouvons révéler l’appartenance syndicale. Nous avons interrogé des président.es de fédération, des porte-parole aux différentes tables de négociation, des chargé.es de la mobilisation, des procureur.es et des président.es de syndicats locaux, des représentant.es syndicaux.ales et des membres de syndicats locaux. En 2021, suivant la ronde de négociation, nous avons recontacté quatre acteur.trices clés afin de valider certaines données servant à documenter la discussion. La grille d’entrevue était divisée en trois thématiques : 1) diagnostic contexte des négociations et principaux enjeux; 2) négociations (préparation, déroulement, coulisses) et mobilisations; 3) bilan des négociations, leur analyse. En parallèle, nous avons analysé la documentation complémentaire (bilan de négociation, info-négo, articles de presse, etc.).

6.2. Analyses des données

Comme stratégie d’analyse, nous avons choisi le modèle d’analyse transversale inductive adapté de Yin dans Prévost et Roy (2015). Ce modèle consiste à analyser en profondeur chacune des unités d’analyse dans son contexte pour ensuite procéder à des comparaisons afin de dégager les informations récurrentes et divergentes entre nos répondant.es (Prévost et Roy, 2015). Pour l’analyse des données, comme souvent, nous avons adopté l’approche d’analyse de contenu. Le codage a été fait avec des fichiers Excel en fonction de nos catégorisations. Notre analyse s’est faite en quatre étapes : la préparation du corpus (transcriptions), la préanalyse (la préparation de la grille d’analyse, la catégorisation et le codage et, enfin, le traitement et l’interprétation).

7. Résultats

L’analyse de nos données empiriques a servi à comprendre sur quelles bases les syndicats du secteur de l’éducation ont construit, coordonné et fait évoluer leurs actions en matière de négociations nationales, sectorielles et locales en 2014-2016. La mise en perspective des différents espaces de négociation (organisation, mission, capacité) et de leurs interrelations pour chacun des trois paliers (national, sectoriel et local) permettra de jauger, au moment de la discussion, la capacité des organisations syndicales à améliorer les conditions de travail et à contrer la précarité.

7.1. Palier intersectoriel national

Organisation. Les acteur.trices impliqué.es au niveau intersectoriel interrogé.es reconnaissent que le regroupement des centrales syndicales en front commun offre une structure de négociation qui permet la défense des intérêts du réseau public en créant un véritable rapport de forces face au gouvernement (L2). Malgré tout, cette structure centralisée se révèle, selon nos répondant.es, souvent difficile à articuler et harmoniser, en raison notamment de la complexité de ses mécanismes de coordination et de consultation intra et intersyndicaux. Elle rend ainsi l’acteur.trice syndical.e moins agile dans ses négociations avec le gouvernement, en affectant plus particulièrement sa capacité à répondre promptement aux offres de ce dernier (L2; L8). La centralisation a également pour effet de rendre fortement politique le processus de négociations intensives (« blitz de négociation ») entre les présidences de centrales et le gouvernement, accordant peu de contrôle décisionnel aux autres instances de négociation à la fin des négociations (L1; L2) :

« Quand les présidences syndicales arrivent, bien franchement l’équipe de négociation perd le contrôle, ça devient politique, le flair, comme président de centrale élu, qui a un flair politique et qui connaît à la fois le terrain, c’est eux autres qui tranchent. »

L1

Pour d’autres répondant.es impliqué.es aux niveaux sectoriel et local, cette complexité engendre un certain décalage entre les positions adoptées au niveau intersectoriel et celles des membres; les membres étant parfois désorienté.es quant aux enjeux négociés aux différentes instances (L8), ce qui rend leur mobilisation plus difficile au niveau national (L4).

Que ce soit sur le plan des acteur.trices qu’il implique ou celui des intérêts qu’il représente, le Front commun peut être envisagé comme « un espace de contradiction et de tension perpétuelle » (L1). Il faut rappeler que cette instance rassemble des syndicats nationaux qui représentent des membres aux positions et intérêts parfois divergents, souvent en concurrence dans la représentation de certaines catégories de travailleur.euses, lorsqu’ils ne sont pas réunis en front commun. Par ailleurs, comme le rapporte un de nos répondants, l’opinion publique demeure un élément central dans le rapport de force du Front commun face au gouvernement, surtout en ce qui concerne la négociation des salaires : « Dans la négociation dans le secteur public, pour une multitude de facteurs, le rapport de force, il est composé à 80 % de l’appui du public » (L1). Cette réalité demande un travail de communication et de sensibilisation afin de situer les demandes syndicales comme légitimes et raisonnables dans le débat public (L1; L8). Ces lignes de tensions apportent des défis en matière de mobilisation nationale, en particulier lorsqu’il est question d’arbitrer les impacts des moyens de pression sur les différents secteurs et catégories d’emplois impliqués afin de maintenir un consensus intersectoriel. À cet égard, la stratégie de grève rotative par région mise en place par le Front commun a permis de répondre aux diverses réalités des secteurs, tout en exerçant des pressions plus longues et plus importantes, et en donnant au message porté par le Front une plus grande visibilité (L2; L9). Néanmoins, plusieurs répondant.es ont reconnu que la décision d’annuler les trois jours de grève nationale prévus en décembre 2015 s’expliquait en grande partie par le fait que ces journées avaient des répercussions, notamment sur le plan monétaire, plus importantes chez certaines catégories d’employé.es (L3; L10; L9; L8) :

« Il faut comprendre que, dans la santé puis l’éducation, trois jours de grève, ça n’a pas les mêmes conséquences. Trois jours de grève dans la santé avec les services essentiels, les gens, c’est à peu près 10 % de leur salaire qui est coupé parce qu’il y a comme 90 % du service qui doit être donné. Alors que, dans le milieu de l’éducation, bien, une journée de grève, c’est une journée de paye de moins. Trois jours de paye de moins sur une semaine juste avant Noël, les membres ont commencé à rechigner. »

L3

Comment ces structures et modes de fonctionnement au niveau intersectoriel ont-ils résisté à un gouvernement déterminé à poursuivre une politique d’austérité économique? En fait, selon nos répondant.es impliqué.es aux tables centrales, les négociations de 2014-2016 ont été marquées par une incapacité à instaurer et à maintenir un dialogue avec le gouvernement jusqu’à la toute fin des négociations, ce qui a grandement ralenti l’évolution de celles-ci sur les enjeux propres à ce niveau (salaires, régime de retraite, disparités régionales, congés parentaux) (L2; L3; L10). Ce « vis-à-vis très bien organisé et très idéologique » (L2) et souvent représenté par des agents négociateurs changeants et « peu expérimentés » (L2) s’est engagé dans les négociations du secteur public armé d’une toute nouvelle stratégie, en imposant son propre cahier de demandes et ses priorités en matière de négociation. Selon plusieurs, cette approche a grandement déstabilisé le Front et ses structures, habitués d’avoir un partenaire qui, normalement, répond à son propre cahier de demandes.

Mission. Le Front commun – en tant qu’interlocuteur unique face au gouvernement – joue un rôle d’agent social en apportant aux revendications du secteur public une forte légitimité, mais également un rôle d’appui à la négociation, en offrant des services sur les plans technique et juridique auprès des fédérations (L1; L2). Il permet ainsi le développement et la formulation d’un agenda de négociation proactif autour des enjeux intersectoriels circonscrits à l’intérieur de la loi et soulevés par les centrales (L1; L2; L4).

Pour l’ensemble de nos répondant.es, il est clair que, lors des négociations de 2014-2016, la priorité du Front commun était le rattrapage salarial[15], alors que du côté du gouvernement, c’était la relativité salariale[16]. Si, pour certain.es, prioriser les salaires dans un contexte où bon nombre d’employé.es du secteur public, particulièrement en éducation et en santé, décrient la précarité de leurs conditions de travail était probablement une erreur, pour d’autres, cet enjeu représentait l’unique stratégie face à la difficulté de trouver une revendication commune entre les différents secteurs et catégories d’emplois représentés (L1; L2; L4). D’ailleurs, au dire de plusieurs répondant.es, la mobilisation des membres, tous niveaux confondus, a réellement pris de l’ampleur en réponse à la première contre-offre du gouvernement Couillard[17], qui venait directement affecter les conditions de travail des employé.es : « Mais quand les demandes patronales et les offres patronales sont arrivées, là, notre monde s’est mobilisé » (L3). Selon un de nos répondants impliqué au niveau intersectoriel, la mobilisation a été structurée autour de la négociation de manière à se dissocier des actions citoyennes et des mouvements sociaux :

« Refusons l’austérité, ce n’était pas en lien avec la négo. Puis il ne fallait pas mélanger les discours. Refusons l’austérité, il y avait aussi des organisations communautaires là-dedans. Il y avait des associations de parents. Il y avait d’autres organisations syndicales qui ne faisaient pas partie du Front commun. Structurellement, à la centrale, ça n’entrait pas dans les instances de négociation. Ce n’étaient pas les mêmes mandats[…] »

L2

Cette mobilisation record combinée à une opinion publique en faveur des revendications syndicales a grandement déstabilisé le gouvernement, sans pour autant l’amener à revoir sa stratégie initiale visant une forte centralisation de la prise de décision en lien avec la négociation (L2; L4).

7.2. Palier sectoriel

L’organisation. Le palier sectoriel de négociation et ses acteur.trices syndicaux.ales assurent une coordination et un partage d’information, tant sur le plan politique que technique, entre les différentes fédérations et leurs tables de négociation; des mécanismes qui sont établis à travers le protocole de fonctionnement du Front commun. C’est pour cette raison que chaque table de négociation recrute son équipe de négociation, incluant son porte-parole technique, et que chacune des fédérations désigne un responsable politique qui assure la coordination entre le volet technique et politique. Cette instance mitoyenne nécessite également un travail important d’articulation avec les paliers national et local et peut devenir très dépendante de l’évolution des négociations nationales : « Il y a une bourse totale, je vais le dire comme ça. Puis l’argent sort de la même poche. Ce qu’on a à une place a un impact direct sur ce qu’on risque d’avoir ou pas à l’autre place. Il y a un lien entre les deux » (L4). Il faut également noter que ce palier ne dispose pas du droit de grève, qui ne peut s’exercer qu’au national intersectoriel. Ainsi, la négociation de tout ce qui touche aux conditions de travail personnalisées se fait dans un contexte de faible rapport de force. En théorie, les négociations sectorielles devraient s’arrimer aux négociations nationales, où l’on détient le pouvoir du rapport de force, mais cet arrimage a été particulièrement difficile à assurer en 2015 en raison du « manque de mandats », du « manque de pouvoir décisionnel » (L3) et du roulement fréquent (L4) des vis-à-vis à tous les niveaux :

« Il y avait un contrôle épouvantable du Conseil du trésor, qui fait que, sur toute demande qui coûtait de l’argent, la partie patronale aux tables sectorielles avait très peu de marge de manoeuvre. Ils s’en sont ouverts même après. Ils ont dit: « Ça n’a pas de bon sens. On ne pouvait pas bouger sur rien. […] Il faut que je demande la permission. C’était très coordonné. Moi, je pense que c’était la négociation qui était la plus coordonnée. »

L10

Si pour certain.es de nos répondant.es la centralisation des décisions au niveau sectoriel permet une meilleure représentation de certaines catégories de travailleur.euses moins nombreux.euses au niveau local (L3), pour d’autres, ce mode de fonctionnement privilégierait plutôt les groupes de travailleur.euses majoritaires (L8). Ce déséquilibre structurel et numérique jumelé au manque de reconnaissance et de financement affecte grandement certaines catégories d’emplois dans le secteur de l’éducation : « C’est triste parce que le personnel de soutien, dans le réseau scolaire, c’est dans le même budget que le papier de toilette. C’est dans le budget de fonctionnement. Je veux dire, ce n’est pas considéré… Ils ne sont pas financés » (L2). Il apparaît également difficile pour les acteur.trices impliqué.es à ce niveau de représenter, à l’intérieur des mécanismes de fonctionnement et d’harmonisation établis au niveau sectoriel, les intérêts des membres précaires généralement minoritaires (L9). La notion de précarité prend d’ailleurs un sens très différent au sein même d’une catégorie d’emploi; celle-ci étant plus lourde chez les enseignant.es contractuel.les, surnuméraires et à taux horaire que chez les enseignant.es à temps partiel.

La mission. Nos répondant.es impliqué.es au niveau sectoriel ont été explicites quant à la montée de la professionnalisation comme logique de représentation syndicale : « Le champ de bataille est professionnel et non collectif » (L11). Il apparaît ainsi de plus en plus difficile de bâtir un collectif dans un contexte professionnel diversifié, ce qui se vit à l’intérieur même de certains secteurs dans le milieu de l’éducation :

« Si vous prenez le personnel de soutien où, souvent, ils ont 87 catégories d’emplois différentes… Ça ne représente pas nécessairement la même chose. L’allègement qu’ils voudraient sur leurs tâches, ça devient plus complexe. […] Donc oui, c’est plus facile de se parler d’allègement de la tâche quand on parle à une seule catégorie d’emploi que quand on parle à 87. »

L4

Pour certain.es de nos répondant.es, il devient ainsi important, même au niveau sectoriel, de miser sur des revendications plus larges comme la qualité de l’éducation, le service aux élèves et les conditions de travail pour rassembler et mobiliser les membres, mais aussi pour gagner l’opinion publique. Les négociations de 2015 ont été, sur cet aspect, particulièrement intéressantes en proposant pour la première fois une « mobilisation en réseau scolaire » (L2; L4), qui a donné lieu à plusieurs initiatives telles que L’école à bout de bras. Cette dernière a non seulement permis de mobiliser les membres de façon historique en mettant de l’avant les revendications de l’ensemble des catégories d’emplois du réseau scolaire (enseignant.es, professionnel.les et personnel de soutien), mais a également permis d’élargir la mobilisation à la communauté de parents qui s’est elle-même mobilisée, en particulier à travers le mouvement Je protège mon école publique. Pour les acteur.trices impliqué.es au palier sectoriel, les initiatives de mouvements sociaux en parallèle, telles que Refusons l’austérité et le Front contre l’austérité, ont également permis « d’allier à notre cause des gens qui en vivaient les conséquences » (L3) et de renforcer la légitimité des revendications syndicales dans le débat public en démontrant notamment « que nous ne sommes pas les seuls à le dire » (L4). Par ailleurs, certaines fédérations ont cherché à laisser, à travers l’instauration de « paniers d’actions » (L3; L4), plus d’autonomie aux syndicats locaux dans l’élaboration et la mise en oeuvre de leurs moyens de pression :

« Dans un milieu, tu pouvais décider avec ton école, avec ton syndicat ou avec ta région qu’est-ce que tu voulais faire, mais dans des temps donnés bien précis. Donc ça, ça a amené le fait que les gens trouvaient qu’ils mettaient plus la couleur de leur réalité dans la mobilisation. Ils se sentaient plus respectés dans des idées de mobilisation qu’ils avaient eues parce qu’on avait pu retenir plus d’idées et créer notre panier. »

L4

Nos répondant.es s’entendent ainsi sur le fait que cette autonomie locale dans la mobilisation jumelée à un travail de rapprochement avec les membres[18] réalisé en amont de la négociation par certaines fédérations a grandement contribué à susciter une mobilisation record en 2015.

7.3. Niveau local ou régional

L’organisation. Le niveau local de négociation est particulièrement interpellé dans le secteur de l’éducation, où il est possible « de convenir d’arrangements locaux pour compléter ou pour remplacer ce que le national [sectoriel] prévoit » (L9). À ce niveau, ce sont les syndicats locaux qui négocient avec les commissions scolaires, maintenant centres de services scolaires, afin de reconduire ou de moduler les matières pouvant faire l’objet d’arrangements locaux qui tombent à la signature des ententes sectorielle et intersectorielle. Les niveaux intersectoriel et sectoriel vont négocier des stipulations de base (et non un seuil minimal) qui devront être renégociées au palier local. La négociation des arrangements locaux s’avère, selon nos répondant.es, trop souvent difficile et tributaire du pouvoir détenu par le syndicat local, qui détient très peu de moyens de coercition, car la loi stipule que la négociation à ce palier ne peut pas faire l’objet de différends (donc pas de grève possible). Cela s’expliquerait également par l’existence d’un déséquilibre concernant l’expertise et l’expérience entre la partie patronale et syndicale, et par la peur de perdre certains acquis en échange de la modulation des arrangements locaux :

« Actuellement, le fait que les arrangements locaux tombent lorsqu’il y a une nouvelle convention collective qui entre en vigueur, ça fait en sorte que la partie patronale demande une monnaie d’échange pour maintenir ces arrangements-là, qui, normalement, tomberaient au sens de la loi. Donc ça donne une force de négociation énorme du côté patronal. »

L5

Cela dit, les informations recueillies lors de nos groupes de discussion viennent confirmer l’existence de certaines disparités dans l’application des conditions de travail. Par exemple, en ce qui concerne le personnel de soutien, certains centres de services scolaires offriront tout l’équipement au personnel de soutien, d’autres ne fourniront que les bottes de travail. Le nombre de congés payés peut aussi être sensiblement différent d’un centre à l’autre, tout comme le nombre d’heures avant de pouvoir être sur la liste de priorité (pour contrat à temps plein). Il existe donc un réel décalage entre les différents centres de services en ce qui concerne les arrangements locaux convenus, et ce, s’ils sont négociés : « Ce que j’ai fait lors de la dernière négociation, j’ai demandé à tous nos syndicats locaux de m’envoyer leurs matières locales. J’ai reçu de vraiment signer, 6 sur 19 syndicats locaux » (L8).

La mission. Même si la mobilisation au niveau local était au rendez-vous en 2015, la consultation de représentant.es impliqué.es à ce niveau et les groupes de discussion révèlent que plusieurs membres se sont sentis peu consulté.es concernant les actions de mobilisation mises en place au palier intersectoriel : « arrivait une directive d’en haut où tout le monde devait faire quelque chose qu’il ne comprenait pas toujours et auquel il n’avait pas été associé » (L4). Ce sentiment de déconnexion et de manque d’information chez les acteur.trices locaux.ales a eu des répercussions sur l’évaluation des négociations intersectorielles; plusieurs répondant.es, lors des groupes de discussion, ont questionné le sentiment d’urgence émanant du Front commun d’en arriver à une entente en décembre 2015. Dans tous les groupes, on avait l’impression que : 1) les négociateur.trices n’étaient pas « allé.es jusqu’au bout » des négociations; 2) qu’on s’était fait imposer le rythme des négociations par le gouvernement et 3) que le poids politique des différentes centrales avait joué en notre [dé]faveur. Par ailleurs, l’ouverture sur le régime de retraite et sur la structure salariale (relativité salariale) a fait mal aux organisations locales; les professionnel.les participant à nos groupes de discussion étaient particulièrement amer.ères et affecté.es par ces concessions. Il ressort des groupes de discussion que la base militante remettait en question l’existence du Front commun à la suite de cette négociation de 2015.

8. Discussion : Quelles capacités syndicales? Quel avenir pour le Front commun?

Dans cette section, il s’agit de répondre à notre questionnement : qu’en est-il du résultat final de la négociation en ce qui concerne les capacités des organisations syndicales à améliorer les conditions de travail et à contrer la précarité des salarié.es du secteur de l’éducation? Les résultats démontrent tant le mécontentement des membres qu’une nette détérioration des conditions de travail et une augmentation de la précarité dans le secteur de l’éducation. Lors de nos groupes de discussion se posait alors la question : quel avenir pour le Front commun?

8.1. Une analyse multiniveau et multidimensionnelle des capacités syndicales

La majorité de nos répondant.es ont souligné le travail colossal et les ressources nécessaires à la coordination des revendications au sein de la structure centralisée de négociation. L’articulation intra et intersyndicale, qui se fait autant en amont des négociations que durant celles-ci, est souvent difficile, car elle implique de concilier différentes cultures syndicales et différents processus démocratiques. « Ça a pris six mois, ça été pénible…c’est ça, la beauté du FC, c’est qu’on a chacun nos structures démocratiques qui sont différentes et là, on décide de travailler ensemble » (L1). Ce travail a été d’autant plus ardu en 2015, en raison de la stratégie du gouvernement qui a fortement centralisé ses décisions. Nos répondant.es sont unanimes : l’incapacité àsusciter et à maintenir un dialogue (pas d’avancement dans les discussions; beaucoup d’aller-retour; changement de vis-à-vis) avec le gouvernement aux paliers intersectoriel et sectoriel a été un élément marquant de la négociation 2015. Selon plusieurs, cette stratégie a grandement affecté la capacité des syndicats à faire avancer les enjeux, ce qui a suscité chez certain.es le sentiment que le processus de négociation a été inefficace en dehors du blitz de négociation (L10) :

L3 : Tu ne peux pas jaser. Tu ne peux pas discuter. Tu ne peux pas essayer de trouver des solutions. Ils n’ont pas le mandat de parler. Ils ont juste le mandat de poser des questions.

L3 : Tu as l’impression de perdre du temps.

Intervieweuse : Et ça, c’était spécifique à 2015?

L3 : C’était particulièrement fort en 2015.

Il faut aussi souligner que le spectre des lois spéciales promulguées par les différents gouvernements depuis le début des années 1980 peut rendre plus fragiles les coalitions du Front commun dans le processus de négociations et contribuer au sentiment d’une perte de pouvoir. Même si le gouvernement québécois n’a pas utilisé de lois spéciales dans le cadre des négociations de 2015, la menace que celui-ci en fasse usage n’est pas disparue, ce qui a pu contribuer à créer ce sentiment d’urgence : « Nous ne voulions pas aller tester la décision de la Cour suprême, reconnaissant l’obligation de négocier de bonne foi comme un droit fondamental » (L3). Ces constats nous amènent à reconnaître que le gouvernement était non seulement mieux organisé, mais qu’il a également réussi à utiliser les structures de négociation afin de contrôler le processus et, ainsi, créer un sentiment d’urgence, maintenant ainsi les syndicats dans une position défensive. Cette conjoncture à l’intérieur des structures existantes a fragilisé les processus démocratiques et la légitimité des mécanismes de consultation intraorganisationnelle dans leur capacité à assurer la représentativité de tous les membres. Aussi, le désalignement entre les positions du Front commun et les stratégies de mobilisation et de communication menées aux niveaux sectoriel et local font que les membres déçu.es ont remis en question la centralisation de la négociation. Ce résultat vient confirmer ce que Boivin et Grenier (2017) avançaient : depuis l’avènement de la loi 37, même le Front commun peine à établir un rapport de force, et cela même avec une mobilisation et des appuis publics sans précédent (Grenier et Jalette, 2016).

Au point de vue de la stratégie de mobilisation, l’on constate une différence notable entre la position du Front commun et celle du palier sectoriel en matière d’intermédiation. Alors qu’au Front commun on ne souhaitait pas mélanger les discours et tentait de dissocier les mouvements sociaux et citoyens de la négociation, au niveau sectoriel, on reconnaît que ces mouvements ont permis d’élargir la mobilisation. À l’instar de Pelletier et Theurillat-Cloutier (2016), nous sommes alors d’avis que le Front commun a raté l’occasion d’inscrire les enjeux de négociation dans un projet social plus large et d’établir des alliances solides avec des groupes communautaires et des mouvements sociaux.

Au niveau sectoriel, l’important travail de cadrage réalisé par les fédérations a permis de mobiliser l’ensemble du réseau scolaire. Cette capacité à proposer un discours rassembleur a non seulement contribué à une mobilisation record, mais a également permis aux fédérations d’aller chercher de nouveaux.elles allié.es dans le débat public (parents, journalistes, représentant.es politiques). Les fédérations ont également été en mesure d’accorder une plus grande autonomie au niveau local, notamment dans le choix des moyens de pression.

Somme toute, nos répondant.es ont retiré plusieurs apprentissages de leur expérience de négociation en 2015. Un des éléments soulevés touche à la nécessité de repenser les revendications salariales dans le jeu de la négociation de manière à ce que celles-ci demeurent réalistes et crédibles aux yeux des membres appelé.es à se mobiliser (L4). Pour certain.es, il faut trouver un meilleur équilibre entre ce premier objectif, qui est de formuler une demande perçue comment étant raisonnable, et celui de viser un rattrapage salarial. Enfin, si nos répondant.es impliqué.es au niveau intersectoriel s’entendent sur la nécessité du Front commun pour représenter l’ensemble du réseau public, un besoin de revoir les structures et les modes de fonctionnement de manière à laisser plus de place et d’autonomie aux fédérations dans la négociation a été soulevé (L2). Les acteur.trices syndicaux.ales impliqué.es au niveau du FC devront demeurer sensibles aux différentes parties prenantes dans la formulation des revendications, notamment en s’assurant de bien cadrer ces dernières de manière à amener les membres à envisager leurs retombées d’un point de vue collectif plutôt qu’individuel. En effet, il ressort des entrevues que la professionnalisation de plus en plus présente en matière de logique de syndicalisation amène une vision plus individualiste (L9; L2; L11; L10), certains donnant comme exemple les contestations de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS). Or, selon Desbiens (2020 : 6), « ce retour vers le syndicalisme de métier ne constitue pas une réaffirmation du sens-social politique du travail dans une perspective ouvriériste (solidarités élargies hors du corps de métier), mais plutôt le retour en force du corporatisme syndical, qui joue la carte de l’expertise afin de contrer la managérialisation ainsi que la néolibéralisation du système d’éducation québécois ».

8.2. L’avenir pour le Front commun : quelques pistes réflexion pour négocier autrement

L’analyse des résultats des groupes de discussion et des entretiens nous permet, à l’instar de Desbiens (2020), d’avancer que l’impasse dans laquelle se retrouvent les organisations syndicales (Macdonald, 2014) n’est pas que structurelle, mais s’ancre aussi dans la « métamorphose de l’esprit du syndicaliste[19] » (Goldthorpe et al., 1972). Desbiens (2020 : 145-148) illustre cette transformation en signalant que certaines des personnes [qu’il a] rencontrées définissent le syndicat « comme un instrument au service des enseignants […]. Pour être défendable, l’action syndicale doit rester “pacifique”, car sinon quelqu’un devra en payer le prix […] et ce serait les parents ». Les enseignant.es rencontré.es étaient particulièrement sensibles à cet aspect d’action pacifique et de mobilisation de l’opinion publique.

Dès lors, en qui concerne l’avenir du Front commun, nous croyons que les dirigeants syndicaux auraient avantage, en contexte de la pénurie de main-d’oeuvre, à explorer la valorisation de la profession enseignante et de l’école publique (Grenier et Bolduc, 2021 : 100).

Le rôle de l’organisation syndicale s’incarne donc en lien avec l’emploi, dans une perspective instrumentale, tributaire en partie de la bureaucratisation/corporatisme des organisations syndicales. L’avenir du Front commun passe également par des initiatives des fédérations qui, grâce à des actions de prénégociation telles que « Prof, ma fierté », ont su rallier et mobiliser les membres sur l’ensemble du territoire en assurant une meilleure intermédiation et articulation prénégociation. Cela est d’autant plus pertinent que la négociation collective de 2021 s’est déroulée sans l’apport du Front commun et que les gains apparaissent moins marginaux; les alliances et les stratégies centralisées sont donc encore remises en question par plusieurs membres des syndicats locaux.

Comment pourraient s’exprimer des actions de proximité dans le secteur de l’éducation? Quelles actions pour se rapprocher des membres? Les membres pourraient être invité.es à assister aux différentes rondes de négociation. Ainsi, le discours serait moins édulcoré, plus franc et direct. La transmission des informations de première main permettrait des actions et des interactions plus rapides et de « bas en haut ». La table nationale devrait négocier en concomitance avec les instances sectorielles et locales, puisque c’est à ces derniers niveaux que se négocient les conditions de travail afin que celles-ci puissent profiter du rapport de force. Cela permettrait d’éviter de se faire guider par le rythme du gouvernement et imposer un sentiment d’urgence pour régler alors que les négociations sont très peu avancées. Il y aurait aussi un net avantage à régler les négociations au niveau sectoriel avant de régler celles au niveau national, « car on a une bourse à se partager » (L4). Il faudrait aussi préparer de nouveaux types de revendications à portée davantage sociale. C’est pourquoi, à la manière de Grenier et Bolduc (2021), nous croyons pertinent que les syndicats proposent des solutions négociées aux enjeux de qualité et de conditions de travail en les arrimant à des éléments de la réussite scolaire.

9. Conclusion

Cet article s’est intéressé à la capacité des organisations syndicales du réseau scolaire à améliorer les conditions de travail de leurs membres lors des négociations 2014-2015 du secteur public québécois.

À partir de données issues du terrain, nous avons mobilisé une approche d’analyse multiniveau et multidimensionnelle pour proposer une réflexion sur la [in]capacité des syndicats du secteur de l’éducation à répondre à la précarité. La position que nous avons soutenue dans cet article est que les syndicats n’ont pas été en mesure de saisir certaines occasions leur permettant de renforcer leur pouvoir de force aux tables de négociation. Nos principaux résultats indiquent que les structures centralisées n’ont pas bien servi le Front commun lors de la négociation de 2015. D’une part, la négociation inter et intra organisationnelle s’est avérée difficile et peu efficace compte tenu des multiples réalités et enjeux. D’autre part, le gouvernement, en centralisant et coordonnant les tables de négociation, a mieux réussi à utiliser les structures afin de contrôler les processus et ainsi créer un « momentum » (exacerbation) instaurant un climat d’urgence.

Nous avons aussi constaté que la précarité vécue et perçue par les membres du secteur de l’éducation est très spécifique au contexte et aux caractéristiques de l’emploi. Cette spécificité semble plus difficile à faire reconnaître au sein de structures centralisées. Comme il apparaît que la conciliation entre les différents secteurs publics est difficile, car l’État employeur et législateur amenuise les domaines des négociations, la centralisation des négociations érige des barrières entre les différentes tables, dilue le rapport de force, diminue la légitimité des négociateurs, accentue l’asymétrie du rapport de force nettement en faveur de l’État employeur, puisque les membres se sentent évincé.es du processus de négociation.

Quel avenir alors pour le Front commun? Incertain! Cependant, en l’absence de structures centralisées, comment s’articulerait la représentation syndicale dans le secteur public? Assistera-t-on à une professionnalisation du syndicalisme? Est-ce la bonne voie? Les dernières conventions collectives dans le secteur de l’éducation ont été signées en 2021, elles viennent à échéance au printemps 2023. Le printemps prochain sera certainement annonciateur pour l’avenir du Front commun; est-ce que cette courte période entre les négociations sera porteuse d’une plus grande mobilisation? Nous osons le croire. Mais à l’instar de Grenier et Bolduc (2021 : 109) nous croyons que la proposition de forums de discussion prénégociation du gouvernement caquiste annonce une stratégie visant à maintenir les syndicats dans une position défensive.