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La sécurité collective et le maintien de la paix sont devenus les systèmes de référence de la sauvegarde de la paix dans le monde. Si l’idée de la sécurité collective est présente depuis le pacte de la Société des Nations[1], les opérations de maintien de la paix sont le fruit de la guerre froide[2]. Elles ont été instituées pour contourner partiellement les obstacles institutionnels et politiques de l’exercice de la sécurité collective pendant la guerre froide. Cependant, malgré la fin de la guerre froide, l’exercice de la sécurité collective n’a pas donné lieu à une réactivation du mécanisme initialement prévu par la charte. Au contraire, les opérations de maintien de la paix ont été confortées par les nombreuses sollicitations de l’Organisation des Nations unies (ONU).

Cette « surchauffe du système de sécurité collective[3] » va instituer les opérations de maintien de la paix comme des activités fondamentales de sécurité internationale[4] et parties intégrantes des mécanismes institutionnels de sécurité collective. À cette multiplication quantitative des opérations de maintien de la paix du fait de la multiplication des conflits, se greffera une progression qualitative de l’objet de la sécurité collective du fait de la complexité des conflits. Il sera de plus en plus question d’adapter les mécanismes aux enjeux opérationnels des conflits. Ces enjeux susciteront de façon graduelle des missions commandées par le contexte conflictuel et par les mutations de l’architecture normative et institutionnelle internationale[5].

Parties ainsi sur la base d’une mission d’observation de la cessation des hostilités entre les parties, encadrées par quelques principes[6], les opérations de maintien de la paix avaient pour fonctions de surveiller le cessez-le-feu pour permettre un règlement politique global. À cette, fin, les opérations de maintien de la paix n’avaient pas besoin de recourir à l’usage de la force armée[7] sauf bien sûr en cas de légitime défense[8]. Cependant, il a été de plus en plus question, au fil des opérations, d’interventions de contrainte dirigées contre une partie ou au profit d’une autre partie et souvent contre le consentement des parties[9]. Ces opérations, selon leur nature et le contenu de leur mandat, prendront des dénominations diverses[10]. Il sera question moins d’opérations de maintien de paix que d’opérations de paix tout court[11], c’est-à-dire des opérations chargées d’activités diverses pouvant donc inclure l’usage de la force contrairement aux opérations originelles[12].

Nous ne nous attarderons pas dans cette étude à distinguer entre les opérations établies conformément à une résolution contraignante prise par le Conseil de sécurité des Nations unies en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies[13] et celles mises en oeuvre avec ou sans le consentement des parties. Cette distinction reste d’ailleurs floue et théorique dans la pratique et n’est pas pertinente[14] dans le cadre de cette étude.

Le développement des missions de paix et leur contenu protéiforme va susciter de nouvelles problématiques : la complexité du contenu des missions et le caractère « plus musclé » des opérations de paix posent de façon plus cruciale la question du statut des forces de paix[15] et plus généralement celle du régime de droit qui leur est applicable lorsque celles-ci se rendent coupables d’infractions de droit dans l’exercice de leurs missions[16]. Il se pose aussi la question de savoir quels sont les mécanismes et dispositifs à même d’engager leurs responsabilités. La difficulté est grande, car, même si les différents textes s’accordent en apparence sur quelques considérations relatives à l’attribution et l’articulation des responsabilités, à l’épreuve de la réalité, les principes et théories divergent. Cette responsabilité tantôt incombe aux Nations unies[17], tantôt à l’État contributeur[18], ou aux deux[19] ; elle peut relever aussi de la seule responsabilité de l’agent ; ce qui interroge sur la nature de la responsabilité et sur celle de l’action à engager.

Traiter de cette matière comporte un intérêt capital. Il est indéniable aujourd’hui de reconnaître que la crédibilité dont jouissaient les missions de paix, a été entachée considérablement par les infractions de ses agents. Si autrefois, il été notamment question d’accusations d’omissions et d’actions coupables au Rwanda, à Srebrenica, et dans bien d’autres théâtres d’opérations où des troupes sont restées inactives et impuissantes devant les massacres[20], ces deux dernières décennies, cette crédibilité et cette image sont entamées par la mise en cause de la responsabilité des membres des forces de paix pour des violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme[21]. Il s’est agi surtout d’exploitations et d’abus sexuels concernant des femmes et des enfants réfugiés en Afrique de l’Ouest[22]. Et plus récemment, ces violations concernaient des cas de zoophilie forcée[23], d’exploitations et d’abus sexuels sur mineurs en Centrafrique, en République démocratique du Congo (RDC), avec « une nette augmentation » en 2015 par rapport à 2014, où 52 cas avaient été recensés, et davantage aussi qu’en 2013 (66 cas)[24]. Le Conseil de sécurité de l’ONU en réaction à cette situation adoptait le 11 mars 2016, une résolution « historique[25] » renforçant les mesures de lutte contre les abus sexuels commis par le personnel de l’organisation déployé dans le cadre de missions de la paix[26]. Mais auparavant, il avait pris des mesures disciplinaires et administratives jugées faibles[27]. Malgré ces réactions, jugées insatisfaisantes, il s’élève de plus en plus de voix pour réclamer la mise en oeuvre d’autres moyens d’action qui pourront être déclenchés par d’autres acteurs.

Les bases légales et les dispositifs existent-ils vraiment pour ce faire ? Si oui, quelle serait leur force opérationnelle dans la mise en oeuvre de la responsabilité des forces des opérations de paix en cas d’infraction ? Quelles seraient, par ailleurs, les actions dont disposeraient dans ce cas les victimes, les États et la communauté internationale si réellement ils avaient la qualité de les mettre en oeuvre ? Ce sera l’occasion, au-delà des infractions isolées qui nous ont servi d’exemples, de questionner l’ordre international sur la justiciabilité des infractions des forces de paix, qu’il s’agisse de violations du droit national ou du droit international.

Cette contribution se veut être une mise en lumière des moyens d’action dont disposent potentiellement les différents acteurs de la communauté internationale pour agir contre les violations du droit dans le cadre d’une opération de sécurité collective. Elle se propose ensuite l’ambition de décrypter les compétences des différentes juridictions quant à leur aptitude à connaître de certaines infractions des forces engagées dans les opérations de paix. Par ailleurs, elle se voudra être une remise en question du dispositif juridique et judiciaire du cadre des opérations de paix existant, car si les violations des droits s’accroissent, les possibilités réelles de leur répression se réduisent. Il semble se construire une « culture de l’impunité » pour les coupables et un rideau infranchissable d’impuissance pour les victimes. Tel ne semble pas pourtant être l’esprit de la Charte qui entend fonder toute son oeuvre en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales[28] et conformément aux principes de justice[29] pour que celle-ci ne soit pas en danger[30].

Il est toujours commode d’avoir le sens de la précision dans l’usage des termes pour donner de la pertinence aux contributions scientifiques. Pour cet exercice donc, nous procéderons à la spécification des différents termes qui nous permettront de cerner notre sujet. Par le terme d’opérations de paix, nous entendons ainsi l’ensemble des opérations engagées par l’ONU sous tous les mandats sous son autorité et son commandement, et celles habilitées par l’ONU, mais sous un commandement multinational ou national[31]. L’usage indifférencié de ces termes ne fera pas néanmoins entorse à la précision de l’analyse quant à la détermination du statut distinctif des différentes entités y engagées. Ce statut ne sera d’ailleurs pas le fait de la nature des missions, mais plutôt de la réalité pratique de l’opération sur le terrain et des rapports institutionnels qui le commandent. Par forces armées ou forces de paix, nous faisons référence au personnel ou contingent militaire affecté[32] par les États dans les différentes opérations de paix, qui sera distingué des autres agents et personnels civils affectés aux missions de paix. Le terme infraction couvrira, quant à lui, tout acte ou toute conduite (positive ou négative) qui viole une loi[33], une violation ne pouvant que conduire à la reconnaissance de la nécessité de leur répression[34].

Le terme « justiciable », d’origine anglo-saxonne, désigne la qualité ou la perméabilité d’une chose à être examinée par les juges[35]. Il désigne, par ricochet, la capacité et la compétence des différentes juridictions à connaître des actes ou des infractions[36]. Ainsi définie, la justiciabilité est la conséquence d’un régime de droits qui émet des obligations juridiques à la charge de personnes ou de structures dont la responsabilité, potentiellement, peut être engagée devant des juridictions ou des instances spécifiques. La responsabilité constitue donc un pilier de la justiciabilité puisqu’elle découle des obligations qui pèsent sur les personnes. Au-delà de cette responsabilité, la justiciabilité englobe la réalité de la compétence (et celle de l’organisation des compétences) et de la capacité des structures chargées d’engager la responsabilité et d’assurer la sanction en cas de violation d’une obligation. Cela dit, l’étude des linéaments de la justiciabilité des infractions des forces de paix, commande donc de façon cohérente, dans une première approche, de déterminer le régime des responsabilités des entités engagées dans les missions au prisme des règles et obligations qui sont à leur charge dans le cadre des opérations de paix et de sécurité internationales (I). La seconde démarche aura pour objet de déterminer les compétences et les capacités des mécanismes dans la mise en oeuvre de la responsabilité des membres des contingents militaires en cas d’infraction (II).

I. Le régime de responsabilités des membres coupables d’infractions dans les opérations de paix

Les forces des Nations unies bénéficient d’un statut sui generis[37]. Ce statut rend tout aussi spécial et complexe l’exercice de leur responsabilité et celle des États et organisations auxquels elles se rattachent. Si l’unanimité au sein de la doctrine et des États militant en faveur de l’applicabilité du droit international humanitaire (DIH) ne fait plus l’ombre d’un doute[38], on ne peut en dire autant de l’imputabilité des responsabilités et leur mise en oeuvre. Nous allons donc saisir la mise en responsabilité des membres des opérations, d’une part, au prisme de l’invocabilité de la responsabilité des États et des organisations (A) et, d’autre part, dans les tenants de l’exercice des responsabilités individuelles (B).

A. L’invocabilité de la responsabilité internationale des États et des organisations

Une étrange obscurité persiste lorsque l’on veut s’aventurer dans l’identification des fondements de la mise en oeuvre de la responsabilité dans les opérations de paix[39]. Cela tient au fait que les instruments évoquent très peu le sujet ou n’apportent que partiellement des réponses[40]. Mais, si les organisations et les individus sont titulaires de droits, ils sont aussi, par la dialectique du droit, titulaires d’obligations et par ce fait[41], en situation de répondre de leurs actes, ce qui est d’ailleurs « le corollaire nécessaire du droit[42] ». Parler de la responsabilité des organisations et des États est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Du fait du double statut des soldats de paix[43], coexistent deux responsabilités dont la détermination et la répartition suscitent bien de controverses tant au niveau de la jurisprudence que de la doctrine. Nous essaierons, dans cet exercice bien délicat, de poser les bases de la répartition des responsabilités sur l’usage du critère du contrôle effectif (2), mais, en envisageant auparavant, la détermination de la responsabilité des Nations unies sur un critère statutaire (1).

1. la responsabilité de l’onu ou le critère de l’organe subsidiaire

L’ONU a toujours envisagé sa responsabilité sur un critère de principe qui est celui de l’organe subsidiaire. En commentant les articles adoptés en première lecture en 2009 par la Commission du droit international (CDI), le secrétariat des Nations unies observait que « l’ONU considère depuis de longue date que les forces mises à sa disposition sont transformées en organe subsidiaire de l’ONU et, par suite, sont susceptibles d’engager la responsabilité de l’organisation, comme tout autre organe subsidiaire[44] ». L’ONU ne recherche pas ici à fonder sa responsabilité sur des aspects factuels ou opérationnels. Elle exprime implicitement de ce fait le contenu de l’article 6 des articles sur la responsabilité des organisations internationales de la CDI de 2011 qui disposait au paragraphe 1 que 

le comportement d’un organe ou agent d’une organisation internationale dans l’exercice des fonctions de cet organe ou agent est considéré comme un fait de cette organisation d’après le droit international, quelle que soit la position de l’organe ou agent dans l’organisation.[45]

Pour l’ONU alors, cette responsabilité lui incombe entièrement tant que les opérations sont conduites sous le commandement et le contrôle exclusifs de l’ONU[46] et même si la structure de commandement et de contrôle avait disparu[47] dans la pratique, comme ce fut le cas dans l’Opération des Nations unies en Somalie (ONUSOM II). C’est donc une responsabilité de principe que l’ONU pose sans d’autres égards. Cependant, cette responsabilité ne saurait être inconditionnelle. En plus de préciser que cette responsabilité est limitée seulement aux opérations « menées sous le commandement et le contrôle exclusif de l’ONU[48] », elle ajoute :

In the relationship between the United Nations and the host State, the Organization is internationally responsible for the activities of United Nations forces [even if] the damage was caused as a result of gross negligence or wilful misconduct of a member of its national contingent, or has entailed his international criminal responsibility.[49]

Mais dans cette dernière hypothèse, « the organization may seek recovery from the State of nationality »[50]. L’ONU affiche une totale responsabilité en liant au besoin l’État de nationalité de qui elle obtiendrait juste une réparation. Qui plus est, il est important de préciser que cette responsabilité existe à l’égard de l’État hôte et même à l’égard des tierces parties. L’article 9 de l’annexe du Modèle d’accord de contribution dispose par exemple que

[t]he United Nations will be responsible for dealing with any claims by third parties where the loss or damage to their property, or death or personal injury, was caused by the personnel or equipment provided by the Government in the performance of services or any other activity or operation under this Agreement.[51]

On observe le même schéma de raisonnement que dans les rapports de l’organisation avec l’État hôte. Ainsi, « if the loss, damage, death or injury arose from gross negligence or wilful misconduct of the personnel provided by the Government, the Government will be liable for such claims[52] »; même en liant l’État hôte, l’ONU n’entend pas se soustraire à sa responsabilité. Toutefois, le fait que des dommages aient été causés n’engage pas ipso jure la responsabilité de l’organisation. C’est par exemple dans l’hypothèse où cela résulterait de violations des règles du droit international humanitaire ne pouvant être justifiées par des « impératifs militaires[53] ». C’est donc une responsabilité principielle, mais limitée, que l’organisation a, en vertu des opérations engagées sous son égide[54]. Cette reconnaissance juridique sera néanmoins aménagée par des avenants juridiques et des circonstances factuelles selon d’autres critères aussi viables que pertinents.

2. la répartition des responsabilités entre l’état et les organisations selon le critère du contrôle effectif

La responsabilité principielle de l’ONU ne fait pas entorse à l’existence d’autres critères de partage de responsabilités. Cela est, d’une part, envisagé par la CDI et, d’autre part, par la jurisprudence et la doctrine.

La CDI en son article 7 du Projet d’articles sur la responsabilité des organisations internationales dispose que « le comportement d’un organe d’un État ou d’un organe ou agent d’une organisation internationale mis à la disposition d’une autre organisation internationale est considéré comme un fait de cette dernière, d’après le droit international, pour autant qu’elle exerce un contrôle effectif sur ce comportement[55] ». Le critère du contrôle appert dans cette configuration comme un critère au service de la détermination pratique de la responsabilité au regard des éléments factuels. Cette précision de la CDI envisage implicitement deux choses : d’une part, que le principe de responsabilité indiqué à l’article 6 du Projet d’articles sur la responsabilité des organisations internationales peut ne pas constituer, dans les faits et dans les rapports effectifs entre l’organisation et les agents, une réalité. D’autre part, elle présuppose que les rapports opérationnels peuvent trahir ou travestir les rapports structurels et l’organisation institutionnelle. Et si la CDI envisage un tel rapport, c’est qu’elle considère que le caractère officiel du transfert de pouvoir ou du caractère de la mise à disposition ou d’organe subsidiaire n’est pas accompagné nécessairement par l’influence effective de l’organisation sur les agissements des troupes. C’est dans ce sens que le critère du contrôle effectif trouve toute sa puissance opérationnelle. Le critère du contrôle effectif est le critère qui fonde le plus les responsabilités dans l’ordre juridique international[56]. Pour Robert Kolb, fonder les responsabilités sur l’effectivité du contrôle n’est qu’une conséquence logique à l’effectivité du contrôle territorial, qui lui-même est à la base de l’attribution de la personnalité juridique internationale des États[57]. Mais que revêt cette notion de « contrôle effectif » ? La CDI, dans ses commentaires, ne fournit pas les bases de réponses à une telle incertitude. On pourrait envisager ainsi ce partage de responsabilités au cas par cas dans la mesure où pour certains actes, le transfert officiel du commandement et du contrôle dans l’organisation institutionnelle peut correspondre avec la réalité du contrôle effectif dans les relations opérationnelles, et faire défaut dans d’autres circonstances. Autrement dit, le transfert officiel de pouvoirs conférant l’autorité à l’organisation ne génère qu’une présomption selon laquelle le comportement lui est imputable[58]. Cette présomption pourra être mise à l’épreuve dans l’exercice des rapports effectifs entre l’organisation et les forces de paix[59]. La jurisprudence et la doctrine en majorité affichent aussi une résolution casuistique de cette responsabilité. Le tribunal de première instance de La Haye en 2008[60], par exemple, n’a pas employé ce principe du contrôle effectif[61]. Il s’est plutôt fondé sur le principe de responsabilité des États, arguant que

if a public body of state A or (another) person or entity with public status (according to the law of state A) is made available to state B in order to implement aspects of the authoritative power of state B, then the actions of that body, person or entity are considered as actions of state B [….]. According to this rule the attribution should concern acting with the consent, on the authority and under direction and control’ of the other state and for its purposes.[62]

Sur cette base, l’ONU, pour le tribunal de La Haye, était responsable des agissements des forces nationales sous sa coupe. Le tribunal ne se base sur aucun autre critère normatif ou juridique — par exemple ceux contenus dans les accords de participation ou de statut des forces — et ne recherche pas d’ailleurs des éléments factuels qui pourraient poser les bases de l’existence d’une autre responsabilité. Par exemple dans l’affaire Nuhanovic[63], la Cour d’appel s’appuiera à la fois sur des éléments juridiques et factuels en considérant que chaque État contributeur conserve officiellement et dans les rapports avec les organisations, un pouvoir de contrôle, de discipline, de faire respecter le droit international et d’exercer sa compétence sur ses troupes. Bien qu’étant affectés aux opérations des Nations unies, les soldats ne cessent pas d’être sous l’autorité de leur État[64]. Sur cette base alors, il serait tout à fait pertinent de déterminer dans les faits incriminés, la structure qui exerçait le contrôle effectif sur les troupes[65] au moment de l’acte. Dans le cas Nuhanovic, la Cour a considéré que dans le retrait du Dutchbat (Casques bleus néerlandais) de Srebrenica, le gouvernement néerlandais disposait du pouvoir de contrôle sur ceux-ci[66]. L’exercice de ce pouvoir de retrait n’étant qu’une compétence exclusive de l’État, par conséquent, les infractions qui résulteraient de ce cadre seraient de la responsabilité de l’État[67]. C’est, en tous points, l’opinion de la cour de première instance de Bruxelles dans l’affaire Mukeshimana-Ngulinzira[68]. In fine, dans la détermination des responsabilités, « the question as to whom a specific conduct of such troops should be attributed, depends on the question which of both parties has ‘effective control’ over the relevant conduct[69] » et ce pouvoir de contrôle dépendra de l’effet que les décisions, les rapports et les positions officielles ont sur les troupes et leurs actions.

Mais la problématique dans ce partage des responsabilités n’est pas exclusivement et uniquement celle de savoir qui de l’État ou de l’organisation est responsable. Elle se pose aussi en termes de coresponsabilité, car le fait que des actes commis par un contingent national dans le cadre d’une opération engagent la responsabilité d’une institution n’exclut pas celle de l’autre ou ne présuppose pas l’exemption de toute responsabilité de l’autre. La pratique des tribunaux à vouloir déterminer une responsabilité exclusive tantôt de l’État ou tantôt de l’organisation se heurte, dans le cas de l’ONU, à ses dispositions normatives auparavant évoquées, lors d’opérations conduites sous le commandement et le contrôle de celle-ci. Serait-ce d’ailleurs cohérent d’user du critère du contrôle effectif pour déterminer la responsabilité des États et exclure ipso facto celle de l’ONU en particulier ou user du critère de responsabilité principielle de l’ONU pour exclure la responsabilité des États ? Une telle perspective est peut-être logique, mais n’épuise pas totalement la théorie des responsabilités. L’existence probable d’une coresponsabilité est donc envisagée. Cette responsabilité s’inscrira apertis verbis, à la fois dans le critère du contrôle effectif pour l’État et dans celui de l’organe subsidiaire pour l’ONU. Dans le critère de l’organe subsidiaire, le rattachement institutionnel des forces de paix reste pertinent pour déterminer si, même en agissant conformément aux instructions des États, ses actions engageaient la responsabilité des Nations unies. Le fait d’agir donc conformément aux instructions des États ne soustrairait pas ces forces du commandement de l’ONU et ne leur fait pas perdre le statut d’organe subsidiaire des Nations unies. Aucun texte n’envisage d’ailleurs la perte de statut de ce fait. Ainsi, ces forces demeurent un organe subsidiaire des Nations unies et en vertu de ce statut, la responsabilité des Nations unies pourrait être engagée. Dans la détermination de la responsabilité de l’État, si les actes incriminés avaient été commis alors que les forces étaient sous le contrôle effectif de leurs États, ces derniers verraient leur responsabilité engagée[70] aussi. Qui plus est, il serait logique que le double statut organique des contingents engagés dans les opérations de paix comporte une double attribution[71], puisque, lorsque ces forces accomplissent des actes dans le cadre de la mission onusienne, elles revêtent la qualité d’organe ou agent, aussi bien de l’organisation que de son État national, et agissent en tant que tel[72]. Les violations du droit, comme on le perçoit, pourraient engager donc les responsabilités des États et des organisations internationales selon les cas. Cependant, les responsabilités des États et des organisations n’exonèrent pas les individus de leurs responsabilités personnelles pour les actes commis en violation des règles et obligations qui leur sont soumises.

B. L’invocabilité de la responsabilité pénale individuelle

Les obligations qui pèsent sur les individus agissant en tant que soldats de la paix ont pour conséquences d’engager leur responsabilité pénale. Nul ne conteste l’existence d’une telle responsabilité pour les infractions commises. Il s’agira dans une première esquisse d’évoquer les fondements des responsabilités individuelles (1) et d’envisager l’hypothétique invocabilité des règles d’engagement (ROE) dans l’exercice de cette responsabilité (2).

1. les fondements des responsabilités individuelles

Outre les déclarations d’intention et de principes sur l’applicabilité et l’empire du droit sur les opérations de paix et de sécurité, de nombreux instruments et accords fondent et organisent l’exercice de la responsabilité individuelle.

D’emblée, cette responsabilité peut être engagée sur la base de Circulaire du Secrétaire général sur le respect du droit international humanitaire par les forces des Nations Unies du 6 août 1999[73]. L’article 4 de la Circulaire dispose expressis verbis qu’« en cas de violation du droit international humanitaire, les membres du personnel militaire d’une force des Nations unies encourent des poursuites[74] ». Aussi, cette responsabilité existe-t-elle à l’égard des États contributeurs en vertu de l’obligation faite aux forces de paix de respecter le droit national. En effet, elle est déduite de jure à travers la compétence d’attribution conférée par tous les textes et accords à la juridiction de l’État dont est ressortissant le fautif[75]. L’article 7 quinquies du Projet révisé de modèle de mémorandum d’accord entre l’ONU et l’État partie fournissant des ressources dispose que « le gouvernement — à savoir l’État fournissant des ressources aux opérations de paix — exercera sa compétence selon qu’il conviendra à l’égard de toute infraction que pourrait commettre tout membre du contingent national pendant son affectation à la mission[76] ». Enfin, cette responsabilité est affirmée lorsque l’on se réfère au statut sur les forces qui émet une obligation de respect des règles locales. L’article 6 dispose en effet que « [les membres militaires de l’opération] observeront intégralement les lois et règlements du pays[77] ». L’existence des immunités n’empêche pas l’existence d’une responsabilité pénale individuelle. Celle-ci survit indépendamment des immunités qui ne remettent pas en cause l’existence des responsabilités en soi, mais leur mise en oeuvre. Pour cela d’ailleurs, le Secrétaire général de l’ONU rappelle l’obligation faite aux États de prendre les mesures nécessaires pour réprimer les infractions pénales commises par les forces[78]. On peut donc sans ambages dire que la commission par des soldats de paix d’une infraction peut engager une triple responsabilité pénale : une responsabilité pénale en vertu du droit national[79], une responsabilité en vertu du droit international pénal (engagé au prisme du droit international humanitaire et des droits de l’homme) et une responsabilité en vertu du droit de l’État d’accueil[80]. Si la responsabilité en vertu des trois ordres de règles est établie, on s’interroge sur l’invocabilité des règles d’engagement et la responsabilité qui pourrait découler de leur violation. Peut-on les invoquer valablement pour fonder la responsabilité des membres des forces ?

2. l’invocabilité des règles opérationnelles d’engagement et leur nature incertaine

Aborder la question de l’invocabilité des règles d’engagement est très complexe. D’une part, la pratique est discordante à leur sujet et d’autre part, il n’existe pas un principe d’unification de celles-ci et, surtout, un consensus de leur place dans la hiérarchie des normes internes et dans les rapports entre l’ordre interne et l’ordre international.

La doctrine interarmée française définit ces règles d’engagement

comme des directives provenant d’une autorité militaire désignée, avalisée au niveau politique et adressées aux forces engagées dans une opération extérieure déterminée, afin de définir les circonstances et les conditions dans lesquelles ces forces armées peuvent faire usage de la force ou effectuer toute action pouvant être interprétée comme hostile […] et limitant la liberté et les droits des personnes.[81]

De façon évidente, il se posera la question de la nature des règles énoncées et leur valeur juridique. D’entrée, on fera remarquer que les règles d’engagement contiennent certes des dispositions, mais n’énoncent pas d’obligations juridiques à charge pour les forces de paix, dont la violation entraîne une illégalité internationale per se[82]. Les obligations qui engagent la responsabilité des forces de paix n’incluent d’aucune façon les règles d’engagement. En vertu de cela, d’une part, la violation des règles d’engagement per se ne peut engager la responsabilité pénale individuelle de son auteur et, d’autre part, cette violation n’entraîne pas ipso facto et ipso jure l’illégalité de la situation. Si sa violation rend la situation illégale, ce serait en vertu de la transgression d’une loi nationale, d’un droit local ou encore d’un droit internationalement protégé[83].

Cependant, leur invocabilité dans le procès pénal peut revêtir dans la pratique plusieurs formes et sous-entendus. Elles peuvent être invoquées comme cause objective d’irresponsabilité devant le juge. Il convient de préciser cependant sa portée. L’invocabilité des règles d’engagement comme cause objective d’irresponsabilité est possible en tant qu’ordre de la loi ou de l’autorité légitime[84]. Les juridictions militaires néerlandaises se sont ainsi prononcées en faveur de l’invocabilité des règles d’engagement dans l’affaire The Prosecutor v Éric comme ordre de la loi et de ce fait avait conclu à l’irresponsabilité pénale du sieur Éric[85]. Qui plus est, la cour militaire belge a relevé que les règles d’engagement pouvaient être invoquées comme cause objective d’irresponsabilité sous réserve de leur conformité à la loi[86]. Cette déclaration ne peut laisser indifférente, car si une règle d’engagement est invocable en tant que fait justificatif, il se pose la réelle question de sa valeur juridique et surtout de sa place dans la hiérarchie des normes internes[87]. Affirmer qu’une règle d’engagement pouvait être invoquée comme cause d’irresponsabilité sous réserve de leur conformité à la loi présumerait, d’une part, que la règle d’engagement entre en concurrence avec le droit national ou international, et que, d’autre part, dans l’ordre juridique, elle a la même valeur juridique ou une valeur juridique supérieure à la loi incriminant l’infraction[88]. Ce serait donc un cas de conflit entre deux dispositions de valeur identique applicables à un même comportement : le droit national ou international qui qualifie le fait d’infraction d’une part, et la règle d’engagement qui prescrit la dérogation à la valeur protégée par le droit national et international de l’autre[89]. Donner donc une telle valeur à la règle d’engagement n’est pourtant ni légal ni légitime. Cette illégalité d’ailleurs se manifeste au double plan organico-formel et matériel. Elles ne sont ni prises par l’autorité légitime en vertu d’une procédure législative pour lui donner une telle valeur, et n’a pas un contenu dont la juridicité est clairement établie en posant des obligations juridiquement sanctionnées[90]. En somme, la prise en compte des règles d’engagement comme faits justificatifs se heurte donc à l’impossibilité de les considérer comme recouvertes d’une valeur légale. La Cour militaire de Belgique a bel et bien précisé, quand bien même elle aurait acquitté l’inculpé, que « quelle que soit la forme sous laquelle elles se présentent, les règles d’engagement ne sont [...] pas à considérer comme une législation[91] ». On pourrait postuler « la légalité dérivée » qui, dans cette hypothèse, reposerait sur une présomption de légalité de l’ordre du supérieur hiérarchique ou du commandement[92] ; car les règles d’engagement précisent que celles-ci ne peuvent exonérer la responsabilité du soldat si l’ordre était manifestement illégal. Ainsi, le raisonnement adopté est schématisé relativement à ce postulat : si l’ordre doit être légal, cela suppose bien que l’ordre du supérieur contient une présomption de légalité au droit interne ou au droit international. Lorsqu’entre l’ordre du supérieur et son exécution devant une situation d’urgence, le soldat n’a pas eu le temps d’avoir conscience de l’illégalité de l’acte avant d’exécuter, il aurait supposé la légalité de l’ordre reçu[93]. On comprendrait, dans cette configuration, l’utilisation des règles d’engagement comme potentiels faits justificatifs. Cet exemple est bien évidemment un cas d’école hypothétique qui n’entend pas systématiser la place des règles d’engagement dans la responsabilité pénale, encore moins l’ériger en faits justificatifs d’exception. Cependant, il permet de considérer les circonstances où les règles d’engagement, loin de revêtir une valeur législative, sont l’expression de la légalité potentielle découlant de sa soumission au droit international et au droit national. Une légalité qui n’a pourtant pas la même résonance dans les différents ordres juridiques par rapport à certaines situations[94]. Malgré toutes les potentielles expressions de la viabilité d’une telle considération, le tribunal aux armées de Paris a exclu l’invocabilité des règles d’engagement en tant que cause exonératoire de responsabilité pénale[95] du fait de la persistance de la nature incertaine des règles d’engagement dans l’ordre juridique français.

Outre mesure, certaines jurisprudences considèrent les règles d’engagement comme des éléments factuels à charge ou à décharge. Dans ce cadre aussi, les applications ne sont pas uniformes. Par exemple, dans l’affaire United States v Clemente Banuelos en 1997[96] le respect des règles d’engagement a été considéré comme une circonstance atténuante de responsabilité pénale de l’accusé. Le raisonnement du juge pénal australien va dans le même sens. Pour ce dernier, si les règles d’engagement ne peuvent être considérées comme des causes exonératoires de responsabilité, cela n’exclut pas qu’elles puissent potentiellement être prises en considération au même titre que le contexte général de l’intervention militaire[97]. A contrario, le tribunal aux armées de Paris ne semble pas favorable à la prise en compte des règles d’engagement comme éléments de fait[98]. Mais dans le déroulement du procès, « le fait que les règles d’engagement soient systématiquement demandées laisse probablement penser que le tribunal considère ces documents comme éléments de fait pertinents à charge ou à décharge[99] ». In fine, aucune juridiction ne reconnaît aux règles d’engagement une valeur législative certaine dont la violation entraînerait ipso facto la responsabilité pénale de son auteur du seul fait de sa violation. La violation des règles ne constitue donc pas une infraction autonome justiciable pénalement[100]. C’est au seul cas où cette violation entraînerait aussi une illégalité nationale ou internationale au regard des législations dont l’autorité est soumise aux soldats de la paix. Ainsi, aux États-Unis en 1966, dans l’affaire United States v McGhee (1966)[101], la responsabilité pénale du soldat en cause a été engagée, malgré la violation nette des règles d’engagement, sur la base du Uniform Code of Military Justice et non sur celle de la violation des règles d’engagement. On peut affirmer que la responsabilité du soldat reste limitée strictement par le respect de l’autorité de la loi, le respect des ROE n’étant qu’un critère subjectif d’appréciation par le juge de sa place dans le contexte général de l’opération.

II. Les modalités de mise en oeuvre

Le prince Zeid Ra’ad Zeid Al Hussein, dans son allocution faite devant le Conseil de sécurité en 2005 déclarait que « les crimes commis par les personnes engagées dans les forces de paix ont de lourdes conséquences à la fois sur l’intégrité des opérations, la crédibilité et la respectabilité des institutions »[102]. Les organisations et les États s’engagent donc à mettre en oeuvre cette responsabilité par la répression de ces crimes. Les infractions commises par les forces sont de nature à susciter deux catégories de procédures. Celles qui donnent droit, d’une part, à la réparation, ou à l’indemnisation des victimes et plus généralement à la mise en oeuvre des responsabilités institutionnelles (B), et, d’autre part, celles qui ouvrent la voie à la répression par l’ordre public international et national (A).

A. L’exercice de la répression pénale

Les forces de paix encourent, conformément au droit international et au droit interne, des sanctions pénales pour les atteintes aux obligations à leur charge. L’organisation conventionnelle de la répression cependant semble reposer sur un principe de compétence exclusive des États contributeurs (1) qui n’absorbe pas matériellement l’ensemble du contentieux relatif à ces infractions. Dès lors, cette compétence d’attribution n’empêche pas la recherche de compétences résiduelles d’autres mécanismes internationaux (2).

1. les compétences d’attribution principielle

Le principe qui organise la répression individuelle est celui de la compétence exclusive de juridiction de l’État contributeur à l’égard des infractions commises par les ressortissants membres des forces de paix[103]. Que l’infraction soit une violation du droit local, du droit international ou du droit national[104], la répression revient toujours au pays d’envoi. Cela sous-entend que dans l’esprit et la lettre des différents accords, les soldats jouissent d’une immunité dans le pays hôte. Cependant, l’immunité de juridiction est à distinguer de l’impunité d’une part, et de l’immunité fonctionnelle d’autre part. L’immunité dont jouit le soldat de la paix dans le pays hôte soustrait juste à la juridiction du pays hôte, les coupables d’infractions et fait exercer cette compétence par l’État d’origine[105]. Elle ne préjuge en rien de l’issue du procès ou de la culpabilité du fautif dans l’État national. Elle est un principe d’organisation de compétences sans porter atteinte aux droits de l’homme. Qui plus est, l’immunité de juridiction tend à se confondre à l’immunité fonctionnelle sans s’y substituer. L’immunité fonctionnelle est absolue et totale en ce qui concerne la poursuite des forces de paix pour le seul fait d’avoir participé à une opération, d’avoir agi conformément aux mandats et selon les recommandations des règles d’engagement. L’immunité fonctionnelle ne présuppose donc pas une illégalité dans les actes accomplis dans le cadre de l’opération. Elle repose sur une absence d’infraction. C’est bien en cela qu’elle se distingue[106]. Cela dit, l’aporie persistante dans l’attribution exclusive de compétence à l’État contributeur, revient à exclure, de principe, la compétence juridictionnelle de l’État hôte et de reconnaître par ailleurs l’existence de situations où la double incrimination fait défaut[107]. La Résolution 62/63, par exemple, soumet la répression par l’État national des infractions de droit commun à la condition d’une double incrimination[108]. Autrement dit, le comportement sanctionné par la législation nationale doit être également une infraction au regard de la législation de l’État hôte. L’inverse n’est pas envisagé et c’est bien là toute la problématique de l’immunité de juridiction soumise à l’État hôte. Car, au cas où un soldat de paix commet un acte qui viole la législation de l’État hôte sans que cet acte ne soit une infraction au regard de la loi de son pays d’origine, l’État hôte ne peut exercer sa compétence pénale bien que les différents accords fassent obligations aux soldats de la paix de respecter le droit national de l’État hôte. Cette immunité se transforme, dans ce cas, en une impunité, dans l’ordre de l’État hôte. La Convention entre les États parties au Traité de l’Atlantique Nord sur le statut de leurs forces a trouvé le bon créneau pour résoudre ce problème en soumettant les forces de paix non seulement à la juridiction nationale, mais aussi à la juridiction de l’État hôte. L’article VII.1. b) dispose en effet que

les autorités de l’État de séjour ont le droit d’exercer leur juridiction sur les membres d’une force ou d’un élément civil et les personnes à leur charge en ce qui concerne les infractions commises sur le territoire de l’État de séjour et punies par la législation de cet État.[109]

Cette convention exprime bien l’intention du législateur de donner compétence à l’État hôte lorsque l’infraction est punie uniquement par sa législation. Cela découle bien évidemment du fait que les forces de paix ont l’obligation de respecter les lois du pays d’accueil[110]. La convention ira jusqu’à admettre une compétence exclusive des États d’accueil pour « les infractions punies par les lois de l’État de séjour, notamment les infractions portant atteinte à la sûreté de cet État, mais ne tombant pas sous le coup de la législation de l’État d’origine[111] » ; elle ouvre ainsi la voie à l’assouplissement de l’immunité de juridiction dans le cadre des accords et arrangements régionaux. Ces accords sur les compétences de juridiction empêchent-ils cependant l’existence d’autres compétences ?

L’existence d’autres compétences subsidiaires pourrait bien s’envisager dans la répression des violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire telles que prévoient les Conventions de Genève de 1949[112].

2. les compétences subsidiaires étatiques et de la cour pénale internationale

On s’interroge peu ou pas sur l’existence d’une compétence juridictionnelle universelle des États et de la cour pénale internationale (CPI) pour les violations graves du droit international. Cette compétence est pourtant fondée en droit, car les dispositions des accords n’épuisent pas la règle des compétences dans la répression des crimes internationaux. Encore moins, les compétences d’attribution n’éclipsent pas les compétences rationae materiae des autres tribunaux. Sur la considération que la question de l’applicabilité des droits de l’homme et du droit international aux opérations de paix ne se pose plus[113], il convient d’envisager alors l’existence de poursuites pénales du fait de la violation de ces règles.

Pour les tribunaux nationaux, la compétence universelle est envisageable de par sa consécration par les Conventions de Genève. D’ailleurs, certaines règles de droit international humanitaire ont acquis une valeur coutumière et ont été élevées au rang du jus cogens au point qu’aucune dérogation n’est permise[114]. L’arrêt Reder en fait un bel écho en considérant que les infractions au droit humanitaire

peuvent faire l’objet de répression d’après le critère de l’universalité du fait que les États s’engagent à poursuivre et à extrader les personnes qui ont commis des violations indépendamment de leur nationalité [...] sans aucune possibilité de se soustraire à une telle obligation, ni de manière unilatérale ni par le biais de traités internationaux.[115]

En conséquence, la compétence universelle des États de connaître des infractions du droit international humanitaire ne peut être éludée par des arrangements internationaux, pour peu que cette compétence soit organisée et reconnue par l’ordre interne de ces États.

Au surplus, la Convention sur la torture[116] soumet aux États contractants, dans le cadre des conflits armés, l’obligation de poursuivre les crimes, quels que soient la nationalité et le lieu de commission de cette infraction. Dans l’arrêt Furundzija, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a précisé que l’interdiction de la torture est une norme de jus cogens et que, de ce fait, tout État a non seulement le pouvoir, mais aussi l’obligation de poursuivre les actes de torture au titre de la compétence universelle[117]. Il va sans dire que les violations du droit international humanitaire peuvent être justiciables par tout État. Leur caractère coutumier et leur valeur de jus cogens leur permettent d’échapper à tout engagement unilatéral ou conventionnel qui soustrairait cette compétence à des États pour la réduire à d’autres. Outre cette compétence universelle existant, la question de leur justiciabilité par la CPI se pose. L’avis du secrétaire général des Nations unies selon lequel « jusque-là, le personnel d’une opération n’a commis d’actes de nature et de gravité telles qu’ils auraient relevé de la compétence rationae materiae de la CPI[118] », laisse présumer que cette compétence existe néanmoins en droit et opérable dans l’éventualité de la survenance de tels faits. Au surplus, cette compétence est fondée dans le cadre de la compétence résiduelle — ou complémentaire aux États — qu’a la CPI dans la répression des crimes internationaux[119]. Sa compétence rationae materiae[120] couvre par ailleurs les violations graves du droit sans aucune distinction liée au statut, pour peu que l’obligation de respecter le DIH[121] et les droits de l’homme pèse sur les personnes. C’est bien le cas des forces de paix. Au surplus, la Résolution 1422 du Conseil de sécurité demandant à ce que la CPI n’engage, ni ne mène aucune enquête ou poursuite pénale concernant les personnels et les responsables d’un État contributeur non membre au Statut de Rome[122], émet implicitement la compétence de la CPI à deux égards. D’abord, elle implique qu’elle est compétente à l’égard des autres membres signataires dont les personnels et les responsables seraient engagés dans les opérations de paix. Ensuite elle suppose que la CPI, à l’égard des membres des États contributeurs non membres du Statut de Rome, aurait la compétence rationae materiae[123] pour réprimer les infractions. L’interdiction en vertu de la Résolution 1422 a un fondement rationae personae d’exception qui n’efface pas la compétence rationae materiae de jure de la CPI à l’égard de telles infractions commises par les forces de paix. En l’absence donc de telles résolutions, cette compétence juridictionnelle de la CPI s’exercerait de plein droit. D’ailleurs, cette résolution n’a plus été renouvelée[124], même si une résurgence de cette pratique a été observée dans la Résolution 1593 du Conseil de sécurité relative à la situation du Soudan devant la CPI[125].

Les compétences universelles des États et de la CPI se fondent donc en droit et donnent la possibilité d’une action contre les forces de paix. Quelles sont les voies d’actions devant les différentes juridictions pour la mise en oeuvre des responsabilités institutionnelles ?

B. L’exercice des responsabilités institutionnelles

Les responsabilités pénales (marquées par leur caractère individuel), les responsabilités civiles et administratives qui pèsent sur les opérations de paix se juxtaposent. Les recours de nature civile ont la faculté d’engager la responsabilité de l’État pour les violations commises par leurs forces. Il s’agira d’envisager les recours formulés, d’une part, devant les cours de protection des droits de l’homme (1) et de préciser résiduellement l’existence de certains recours prévus dans le système onusien (2), d’autre part.

1. l’exercice de la responsabilité des états devant les cours de protection des droits de l’homme

Les individus ont la possibilité d’agir devant les cours régionales. Ces actions sont valables pour les cas de violations des droits de l’homme protégés par les conventions auxquelles sont parties les États qui les ont violés. Dans cette perspective, la responsabilité des États est subordonnée, dans le cas d’opérations de paix, à la commission d’infractions par les membres de son contingent national sur la base des critères du contrôle effectif ou du « contrôle ultime »[126]. Cependant, l’imputabilité à l’État de ces violations fait l’objet de certains aménagements. D’abord, les cours estiment que la juridiction des États, en ce qui concerne les violations des droits de l’homme, englobe une compétence étatique fondée sur des éléments non territoriaux[127]. La restriction concerne ensuite la subordination de cette violation au critère du contrôle territorial global. En d’autres termes, toutes les personnes doivent être placées sous le « contrôle global » de l’État[128] pour prétendre faire valoir un droit violé par l’État incriminé. L’arrêt Bankovic et autres c dix-sept États membres de l’OTAN est révélateur de l’importance du critère du contrôle pour la détermination de l’imputabilité aux États des violations des droits de l’homme[129]. Dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a conclu que les allégations ne pouvaient être imputables aux États du fait que cette violation n’était pas dirigée contre des individus placés sous le contrôle des États[130].

L’extraterritorialité du respect des droits de l’homme et son observance par les États contributeurs en sus découle de la reconnaissance générale de l’application ratione loci des instruments de sauvegarde des droits de l’homme[131]. À cet effet, les forces de paix se soumettent aux droits de l’homme qui engagent leurs États, sous peine d’ouvrir la voie à la responsabilité de ces derniers devant les cours régionales de protection des droits de l’homme.

En ce qui est de la responsabilité des États devant un tribunal national, il convient de noter que la mise en responsabilité des États devant les tribunaux étrangers se heurte le plus souvent à l’immunité dont jouissent les États[132]. Les juges de la CEDH dans le contexte de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme[133] ont estimé que la pratique internationale « ne fournissait pas une base solide permettant de conclure que les États ne jouissent plus d’immunités ratione personae en cas d’action civile », bien que ces actes constituent une violation flagrante du jus cogens[134]. Cette position a d’ailleurs été appuyée plus loin par la Cour suprême d’Ontario qui indiquait en l’occurrence qu’aucun principe de droit international coutumier ne constitue pour le moment une règle d’exception à la règle générale de l’immunité, fut-ce pour des violations des normes impératives[135]. Cette immunité, cependant, n’a cessé de rétrécir comme une peau de chagrin[136] laissant la voie à l’exercice de celle-ci[137]. En somme, les individus disposent, d’une part, de moyens pour engager la responsabilité des États devant les juridictions compétentes nationales[138] de l’État partie aux conventions des droits de l’homme dont les forces se seraient rendues coupables d’infractions y relatives[139]. Aucun empêchement ne pourra normalement survenir dans l’action du juge national du fait de la concomitance de la responsabilité de l’ONU et de l’État à condition pour le juge national de traiter exclusivement de la responsabilité de l’État[140]. D’autre part, les recours sont possibles devant les cours régionales des conventions des droits de l’homme auxquelles lesdits États sont parties[141] conformément aux compétences rationae materiae de ces cours comme le démontre la jurisprudence abondante y relative[142]. Cependant, la responsabilité des États n’épuise pas la théorie des responsabilités institutionnelles. Dans le cadre de l’ONU, certaines actions peuvent en effet être engagées contre l’ONU et devant ses instances pour des infractions commises par les forces de paix.

2. les actions dans le système onusien

La responsabilité des forces de paix devant l’ONU, disons-le d’entrée, ne peut être ni pénale ni « civile ». L’ONU ne peut qu’engager des procédures disciplinaires et administratives[143], elles aussi limitées et ouvertes à certaines personnes. Elles sont effectivement limitées rationae personae aux individus en lien avec les Nations unies contractuellement[144]. Elle exclut, de ce fait, les personnes victimes de dommages du fait des forces de paix pour lesquels d’autres procédures sont prévues. Ces procédures sont de nature civile et pénale comme précédemment envisagées. Toutefois, pour le cas des procédures pénales, l’ONU joue, d’une part, un rôle de facilitation et d’assistance judiciaire par l’enquête[145] et, d’autre part, un rôle de communication et de coopération[146] dans l’exercice et l’organisation de la répression. Elle a la charge de s’assurer que les États remplissent leurs obligations de répression vis-à-vis des infractions aux droits[147]. À cet effet, les États ont l’obligation de communiquer à l’ONU les conclusions de l’enquête[148] menée par ses autorités compétentes, notamment ses enquêteurs nationaux[149], et de l’issue à donner aux enquêtes. Outre ces mécanismes prévus, le rapport du secrétaire général des Nations unies sur le financement des opérations de paix soulignait la possibilité pour les tiers de formuler des prétentions de nature « civile » conformément à l’article 51 du Modèle d’accord[150]. Cet accord prévoit en effet l’éventuelle institutionnalisation d’une commission de réclamation ou d’indemnisation devant laquelle les victimes peuvent agir contre des griefs des forces de paix. Ces procédures sont bien évidemment restreintes par la règle ne bis in idem qui leur impose de ne pas porter devant cette commission des affaires pour lesquelles une décision de justice, de nature civile, a été déjà rendue. Aussi, les réclamations portées par les États au nom de leurs nationaux[151] devant cette commission devraient-elles être celles qui ne peuvent être couvertes par d’autres procédures de droit interne ou de droit international. Les États seuls, en somme, disposent donc de cette possibilité.

***

L’applicabilité du DIH aux organisations internationales, et en particulier aux Nations unies, a suscité de nombreuses controverses[152] pendant plusieurs années. Sur certaines considérations[153], l’ONU, pendant longtemps, a refusé l’application du DIH à ses forces, l’organisation se contentant d’observer les « principes et l’esprit » des Conventions lde Genève. Si cette considération est aujourd’hui désuète[154], d’autres questions sont d’actualité et touchent à l’effectivité du respect des obligations soumises aux forces de paix et surtout à leur responsabilité lorsque celles-ci enfreignent les lois à leur charge. L’analyse de l’objet de cette étude a permis d’envisager non seulement la responsabilité institutionnelle et individuelle de tous les intervenants des opérations de paix, mais aussi les moyens à la disposition de la communauté internationale pour engager ces responsabilités. L’importance et l’actualité de la question sont évidentes, car si l’affirmation du respect du droit national et international par les opérations militaires est plus que précise[155], la mise en oeuvre des responsabilités bute soit sur la méconnaissance de tous les moyens et possibilités d’actions[156], les compromissions autour de certaines immunités de juridictions ou de répartitions de compétence ou encore la réticence encore tenace des États.

Qu’à cela ne tienne, cette étude a permis de démontrer d’une part que la CPI et les États, au nom de la compétence universelle, face aux infractions potentielles aux droits de l’homme comme les violences et brimades sexuelles, disposent bel et bien de compétences dans la répression des infractions commises par les forces de paix malgré les compétences d’attribution conventionnelle ou la répartition conventionnelle des compétences. Elle a démontré, d’autre part, que les individus disposent également de perspectives au niveau des cours régionales pour faire valoir leurs droits, mais encore faut-il qu’ils sachent s’en prévaloir ; là demeure un tout autre problème.

Cependant, l’effectivité de l’exercice des poursuites pénales contre le contingent militaire des opérations de paix ne peut être réelle que si elle est inscrite dans la permissivité et la volonté des États et de la communauté internationale. Cette volonté peut se manifester par une assistance et par une coordination des États telles que le soulignent les différents accords[157] ; une assistance et une coopération institutionnelles[158] qui permettront aux victimes, aux États et aux organisations d’user de toutes les voies d’actions et de recours que le droit ouvre notamment au niveau interne et au niveau international. En ce qui concerne les cas d’abus sexuels et de violations des droits de l’homme, il est à espérer que la dernière résolution prise pour ce qui est des abus sexuels[159] ne soit qu’une partie émergée des mesures à venir concernant l’ensemble des infractions aux droits commises par les forces de paix. Elle pourra ouvrir par ailleurs des perspectives de développement du droit (relatif à la responsabilité) et des moyens de pression vis-à-vis des États. L’expectative et l’éventualité de l’établissement de cours martiales in situ[160] au sein des Nations unies pourraient également constituer une étape très importante dans la répression des infractions par les forces de paix. La perspective serait là une révolution pour les Nations unies.