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Tiré de la série « Les nids » de Christiane Lemire, le dessin illustrant la page couverture de L’étude de la religion au Québec. Bilan et prospective représente remarquablement le contenu de l’ouvrage. L’accroissement progressif de l’intérêt pour l’étude de la religion au Québec accrédite le proverbe « Petit à petit, l’oiseau fait son nid », si bien que l’on peut désormais parler de nids au pluriel, comme en font foi les trente-cinq contributions de chercheurs d’horizons divers du présent collectif, dirigé par Jean-Marc Larouche et Guy Ménard.
Le propos liminaire de Louis Rousseau trace un portrait lucide et sensible de l’état et de l’avenir de l’étude de la religion au Québec. Prenant judicieusement appui sur le contexte actuel de la mondialisation, de l’immigration et des questions éthiques qui animent la société québécoise, Rousseau met en lumière, non seulement les intérêts pratiques liés à l’étude du fait religieux, mais les besoins futurs, essentiels au maintien et à la mise à contribution des ressources en place.
Intitulée « Les traditions religieuses de l’humanité », la première des quatre parties est des plus volumineuses. Outre le catholicisme et le protestantisme, les champs couverts vont des traditions amérindiennes et inuite aux cultes afro-brésiliens, en passant par les traditions juive et orthodoxe, l’islam, le bouddhisme et l’hindouisme.
Si, par le passé, pour des raisons socio-politico-religieuses, l’étude des traditions amérindiennes et inuite a été négligée, les contributions remarquables de Robert Verreault, Gabriel Lefebvre et Frédéric Laugrand laissent voir combien ce champ d’étude est en voie de réhabilitation. Le contexte social, notamment les préoccupations écologiques, explique l’intérêt croissant pour cet objet d’étude, selon Verreault. Néanmoins, « il reste encore beaucoup à faire pour assurer la cohabitation symbolique du “Sauvage” et du “Blanc” » (p. 22).
Abondamment étudié, le catholicisme n’en demeure pas moins exposé à une vision péjorative depuis la Révolution tranquille. Soucieux de dépasser une telle vision, Raymond Lemieux s’interroge sur la connaissance de cette religion chez ceux qui la critiquent. Si l’appropriation culturelle du catholicisme par les Québécois se pose comme un défi, compte tenu de la pluralité des croyances, elle présente également à ses yeux une pertinence dans le monde contemporain. Loin d’être banale, la connaissance de la culture religieuse apparaît au coeur des préoccupations démocratiques, car « l’expérience religieuse, la catholique comme les autres, ne peut se réduire à une expérience privée » (p. 57). Lemieux les réactualise en signalant les débats en cours sur la cohabitation des religions dans l’espace public.
Richard Lougheed constate à quel point l’étude des traditions protestantes est bien ancrée au sein de nos institutions québécoises de recherche, tant francophones qu’anglophones. Néanmoins, l’auteur se dit préoccupé quant à la pérennité du matériel patrimonial qui alimente une partie des recherches, puisqu’« un besoin actuel et pressant concerne la question d’archives communes au Québec » (p. 72).
À l’instar des traditions protestantes, la tradition juive jouit d’un ancrage solide au sein des institutions de recherche et d’enseignement, quoique plus concentré dans la région de Montréal, remarque Ira Robinson. Il n’en va pas de même de l’étude de l’islam. Sans négliger les ressources et contributions significatives sur le sujet, Diane Steigerwald souligne notre retard sur les anglophones, retard qui pourrait avoir un impact sur l’avenir, si l’on considère que « le dialogue interreligieux est essentiel pour maintenir la cohésion sociale » (p. 107). En émergence dans la pratique comme dans l’étude, l’hindouisme et le bouddhisme, discutés respectivement par André Couture et Mathieu Boivert, sont l’objet de ressources limitées, mais donnant lieu à un nombre considérable de productions, comme en font foi les mémoires, thèses, articles et ouvrages répertoriés. Bien qu’il soit davantage de l’ordre du répertoire que du bilan et de la prospective, le texte de Stéphane Bigham sur la tradition orthodoxe rend bien compte de la diversité ethnique de celle-ci, des ressources multiples et des pistes de recherche dans le domaine. Enfin, Josée Lacourse montre brièvement mais habilement que les cultes afro-brésiliens ne sont pas si éloignés de nous. Possédant une grande expérience de terrain au sein de la société brésilienne, elle établit un parallèle entre la pratique religieuse de la société québécoise d’antan et celle du Brésil actuel, réduisant ainsi le fossé qui, de prime abord, semble les séparer.
Plus éloignées encore dans le temps, les traditions religieuses anciennes, qui constituent l’objet de la seconde partie de l’ouvrage, ne sont toutefois pas sans liens avec le monde contemporain, Jean-Pierre Prévost trace l’évolution progressive de la recherche sur la bible hébraïque par une périodisation qui marque efficacement ses grands traits. De plus, il souligne les contributions internationales des chercheurs d’ici dans le domaine, dont « la participation plus que significative des exégètes québécois à La Bible. Nouvelle Traduction (Bayard et Médiaspaul, parue à l’automne 2001) » (p. 149). Alain Gignac nous fait voir que les recherches sur le Nouveau Testament ne sont pas en reste, puisque « ce domaine connaît actuellement une vivacité, une créativité et un rayonnement sans précédent, particulièrement dans le monde francophone où sa crédibilité n’est plus à faire » (p. 153). Néanmoins, Gignac expose les obstacles propres à un tel domaine de recherche, notamment la justification de l’étude de la Bible dans des institutions universitaires sécularisées et le besoin de ressources. Iconoclaste par rapport aux deux domaines d’étude précédents, la bibliothèque Copte de Nag Hammadi telle « une autre Bible » (p. 165) ouvre de nouvelles perspectives d’interprétations dans le domaine de l’étude des traditions anciennes. Louis Painchaud dépeint systématiquement l’entreprise de l’Université Laval sur la question, ainsi que ses répercussions sur l’analyse du phénomène gnostique. Dans le prolongement de l’univers géographique de Nag Hammadi, Éric Bellavance présente l’étude des traditions religieuses de l’Égypte et du Proche-Orient. Il offre un panorama de la richesse que recèlent ces civilisations en textes et traditions religieuses, mais constate malheureusement le peu d’études à ce propos tant au Québec que dans tout le Canada.
Enfin, « en dehors de l’histoire religieuse du Québec, c’est l’histoire religieuse du moyen âge qui a été le plus cultivée dans nos milieux, avec des résultats remarquables » (p. 193). Voilà comment Pierre Boglioni introduit le bilan de l’étude des traditions religieuses de l’Occident médiéval. Outre ce bilan positif, l’ascendance que prend maintenant l’histoire sociale de la religion sur l’histoire religieuse de la société lui fait craindre l’éparpillement des études médiévales à travers les divers départements au détriment d’une approche plus unifiée.
Intitulée « Nouvelles manifestations du religieux dans la culture », la troisième section nous plonge dans la modernité avancée. Alain Bouchard et Martin Goeffroy dépeignent respectivement les nouveaux mouvements religieux et le mouvement du nouvel âge, jeunes domaines d’étude appelés à un développement croissant, comme le soulignent les auteurs. Débordant les cadres des religions institutionnelles, voire des nouvelles religions, l’étude des déplacements du sacré et du religieux présentée par Guy Ménard nous informe des nouveaux chantiers de recherches dans l’univers moderne du bricolage des croyances (sport, sexualité, rituels, rave), mais également des questions épistémologiques et méthodologiques qui y sont liées. Ménard rend compte de l’émergence de ce nouveau modèle d’approche, issu de l’Université du Québec à Montréal et appelé « religiologie ». Enfin, dans ses propos sur l’étude des ritualités contemporaines, Denis Jeffrey illustre clairement comment l’évolution des rites passés, présents et à venir échafaude les religions. Le rite, en tant que dénominateur commun, offre une prise à l’analyse des religions traditionnelles, des nouveaux mouvements religieux et des déplacements du sacré.
Portant sur les pratiques sociales et les productions culturelles de la religion, la quatrième partie rassemble treize contributions et constitue par là la plus volumineuse et la plus diversifiée. Ce n’est pas un hasard si l’étude du langage religieux présentée par Jacques Pierre amorce cette section. Avec habileté, il pose l’objet de ce langage religieux qui dépasse largement l’expression littérale, soit verbale et écrite, pour l’ouvrir à tous les « systèmes symboliques dont le fonctionnement calque celui des langues naturelles » (p. 272). Sa synthèse et son bilan suscitent de l’intérêt pour ces autres systèmes symboliques. À titre d’exemple, « la mystique, qui invoque si volontiers l’expérience de l’indicible et l’impossibilité de la traduire dans des mots, est une expérience langagière […] » (p. 273). Roger Marcaurelle prend le relais et montre comment le langage mystique remonte « […] sans doute aux débuts de l’expérience religieuse » (p. 291) et comment il nous rejoint dans la modernité, notamment sur les aspects psychologiques. Marcaurelle signe d’ailleurs une seconde contribution sur religion et psychologie. Malgré l’influence dominante de la psychologie au XXe siècle dans la recherche, la combinaison de la psychologie et de la religion est toujours des plus éclairantes. Plus près de l’action, le large secteur « religion, éthique et société », intimement lié au processus de sécularisation, apparaît en pleine croissance au Québec depuis la Révolution tranquille. Jean-Marc Larouche propose un choix judicieux des travaux phares qui ont jalonné ce domaine et de ceux, plus récents, qui l’alimentent, de la morale cléricale à l’éthique sectorielle en passant par la morale laïque et les revendications d’un discours éthique québécois. La problématique « religion et mort », présentée par Éric Volant, offre « une fresque imposante de travaux » (p. 324) : suicide, thanatologie, accompagnement, rites, tantôt chez les Amérindiens, tantôt chez les Bouddhistes et les adeptes d’autres religions.
Engagé et lucide, le panorama de Marie-Andrée Roy sur les femmes, le féminisme et la religion « […] indique l’extraordinaire richesse et diversité des études […] » (p. 354) dans ce domaine, mais il attire également l’attention sur le fait que le savoir sur les femmes et la religion constitue « une demi-réussite parce qu’il est demeuré, en pratique, un savoir à la marge des autres savoirs sur la religion et qu’il n’est pas parvenu à transformer les paradigmes dominants de la recherche, c’est-à-dire à désexiser le savoir » (p. 355). Décrite par Roger Lucier et Guy Ménard comme « un assemblage d’approches et de travaux assez disparates […] » (p. 361), la catégorie « religion et sexualité » n’en demeure pas moins nécessaire, selon nous. En effet, nombre de sujets (homosexualité et féminisme, par exemple) gagneraient à être davantage connus et exploités, notamment en regard de l’analyse médiatique entourant les scandales sexuels impliquant des religieux.
De son côté, Vicki Bennett pose que religion et architecture constituent « un domaine d’étude qui déborde les paramètres des styles architecturaux et qui s’étend bien au-delà d’une préoccupation pour de simples et humbles « abris » pour le culte puisqu’il s’agit du domaine même de l’espace sacré » (p. 379). Longtemps confiné à l’histoire de l’architecture, le riche patrimoine religieux québécois est désormais étudié par d’autres disciplines plus sensibles à l’univers symbolique de l’espace sacré. À sa manière, la littérature québécoise regorge aussi d’espaces sacrés à explorer ; Ève Paquette constate que l’étude de tels espaces se détache lentement des études en littérature pour s’arrimer aux sciences religieuses. L’univers cinématographique québécois lui-même n’échappe pas aux chercheurs québécois en sciences religieuses. La recherche en religion et en cinéma, selon Michel-M. Campbell, offre un potentiel significatif puisque actuellement « la présence du religieux au cinéma s’affirme avec une certaine force » (p. 423).
Sujets d’actualité, la religion, l’écologie et l’environnement n’en demeurent pas moins un « sous-secteur peu fréquenté qui intéresse un nombre restreint de chercheurs québécois » (p. 439), selon Jean-Guy Vaillancourt. Cependant, même si la production québécoise est moins développée que celle des États-Unis et de l’Europe, Vaillancourt montre que les publications québécoises sont diversifiées et soutenues, et qu’elles débordent nos frontières en s’inscrivant dans des revues à caractère international, comme Social Compass.
Robert Mager, à propos de la transmission de la religion, affirme qu’il s’agit de « l’étude d’une crise, qui est la crise même de la religion dans la modernité » (p. 453), ce qui le conduit à s’intéresser, entre autres, à la famille, l’école, la paroisse. Bien articulé, le bilan de Mager convie, d’une certaine façon, tous les chercheurs en sciences religieuses à se mobiliser pour comprendre la dynamique de la modernité avec la tradition et les innovations du religieux.
Enfin, Yvon R. Théroux et Éric Chevalier brossent un tableau de la rencontre des cultures et des religions. Outre leur insistance sur la question du système scolaire, leur bilan est surtout axé sur le déploiement institutionnel depuis la Révolution tranquille dans l’entreprise oecuménique, interculturelle et interreligieuse.
Des travaux sur des sujets comme « religion et politique », de même qu’un index auraient été très à propos dans ce type d’ouvrage. La présentation de Guy Ménard et Jean-Marc Larouche explique en partie ces omissions et le défi de faire le tour de l’étude de la religion au Québec est admirablement relevé. L’ouvrage se montre fidèle à l’idée de Michel Despland dans sa remarquable postface, à savoir que « le voyage, le vrai voyage, comme la vraie étude, n’assouvit pas un besoin de totalisation ; il ouvre à l’infini » (p. 490). Intellectuels, praticiens et néophytes de l’étude de la religion d’ici et d’ailleurs sont donc conviés à se référer à cet ouvrage pour leur plus grand profit.