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Maintenant traduit en français, l’ouvrage de Michael Gauvreau sur les origines catholiques de la Révolution tranquille semble promis à une seconde vie. Comme d’autres productions de l’autre solitude, sa parution, en 2005, avait intéressé les spécialistes mais, mis au compte de ces lectures « canadiennes » de la réalité québécoise, et bien qu’il ait mérité à son auteur le prix Sir John A. Macdonald, l’ouvrage aura peu fait l’objet de débats publics. Et c’est dommage, car le travail de Gauvreau mérite examen et discussion, ce que l’initiative des Éditions Fides devrait favoriser.

Construit de manière claire et intelligente, l’ouvrage de Gauvreau est du genre qu’on aime donner en exemple de composition. Il est remarquablement fouillé. Remplissant plus de 100 de ses 450 pages, les références y sont abondantes et appartiennent souvent à des fonds documentaires peu exploités, même si elles ne contiennent rien de très nouveau sur les idées connues des principaux intervenants. Les quarante années de l’histoire québécoise qui en font l’objet y sont étudiées selon des coupes et des strates qui s’appellent les unes les autres.

Exposée en quatre chapitres – les deux premiers et les deux derniers –, une approche proprement séquentielle encadre le propos et lui fournit son armature. Les chapitres 1 et 2 traitent de la période allant des années 1930 à la fin des années 1950 : c’est la période que, à la faveur de l’analyse des idées et des combats de l’Action catholique et de leur insistance sur la qualité et sur le potentiel révolutionnaire d’une nouvelle élite jeune, l’auteur propose de considérer comme les origines de la Révolution tranquille. À l’instar d’études de caractère plus monographique, les chapitres 6 et 7 poursuivent la séquence et portent sur le coeur de la période des années 1960. L’un se penche sur ce symbole même de la Révolution tranquille que fut la réforme de l’éducation. L’autre traite de ce que l’auteur associe à une deuxième révolution culturelle ayant conduit à une rupture radicale avec le catholicisme, à une « déchristianisation » même, sous l’influence déterminante d’un groupe de penseurs catholiques réformistes, Fernand Dumont en constituant le type et le chef de file.

Entre ces deux blocs, l’ouvrage étudie deux thématiques, particulières mais centrales, sur l’ensemble des quarante années considérées : l’évolution des positions concernant le mariage, la sexualité et la famille – chapitres 3 et 4 –, d’une part, et la sexualité, le contrôle des naissances et le féminisme – chapitre 5 –, d’autre part. Les enseignements tirés de l’étude de l’Action catholique des années 1930 à 1958, enrichis et étoffés par les explorations thématiques des chapitres centraux qui couvrent aussi l’ensemble de la période, servent de base aux deux derniers chapitres, qui constituent, à la manière d’un CQFD, une sorte d’aboutissement de l’ensemble de la démarche. On y soutient que l’imbrication du projet national et du catholicisme qui a sous-tendu l’évolution de la pensée québécoise depuis les années 1930 jusqu’à la réforme de l’éducation des années 1960 se serait disloquée, dans la deuxième partie des années 1960, dans une véritable déchristianisation.

Cet ordonnancement des matières permet à l’auteur de réussir un ensemble des plus vivants, où les acteurs sont présentés comme appartenant à des tendances bien identifiées, voire à des « camps », et se livrent à des joutes rhétoriques et politiques dont la description emprunte beaucoup au « drame », sinon à l’épopée. À travers des récits pleins de verve, sertis de détails souvent savoureux, on voit les factions se former, s’allier, comploter, s’affronter. De diverses manières, mais semblant obéir à un destin inexorable, ces factions tissent la trame d’une évolution dont on pressent assez vite l’issue finale – et fatale, doit-on comprendre : la déchristianisation attachée à la révolution culturelle de la fin des années 1960 est l’oeuvre des catholiques eux-mêmes, en particulier de leur aile réformiste, « personnaliste » et « moderniste ».

Cette lecture de la Révolution tranquille ne manque pas d’originalité. À maints égards, elle rajeunit les perspectives, à tout le moins en obligeant à de nouveaux examens de bien des idées reçues, à commencer par celle selon laquelle la Révolution tranquille serait de nature essentiellement et prioritairement politique. Il faut tout de même dépasser cette appréciation de fraîcheur et d’originalité et prendre acte qu’il s’agit ici d’une thèse méthodiquement et intelligemment construite, mais, comme toutes les thèses, destinée à entrer en procès, des témoins pouvant toujours être contre-interrogés, de nouveaux témoins appelés à la barre, des preuves vérifiées et soupesées au mérite.

C’est cette thèse que nous nous proposons ici de discuter selon trois voies convergentes. La première est d’ordre atmosphérique et concerne ce qu’on peut considérer comme des harmoniques de l’ouvrage ; et, autant le dire d’emblée, ils sèment le doute. Les deux autres portent sur les deux sujets traités dans les deux derniers chapitres : la réforme de l’éducation et ce que l’auteur – ou son traducteur – appelle « le cas Dumont » (p. 263). Ce choix tient à la fois à ce que ces deux chapitres constituent le point de chute de l’ouvrage et à ce que le signataire de la présente note a été à même de suivre de près les questions qui y sont traitées et leurs prolongements au cours des quarante dernières années.

Des mots qui étonnent

Un minutieux travail d’archives a permis à Gauvreau de colliger des opinions et des prises de position qu’il rapporte fidèlement : il n’y a pas plus d’arguments contre une citation que contre un fait. Mais le lecteur québécois aura tôt fait de s’étonner d’un nombre élevé d’indices, en soi anodins, qui finissent par créer une impression de distance par rapport aux faits traités, celle de qui n’a qu’une connaissance indirecte des choses. Par exemple – et la liste pourrait être longue –, qui, au Québec, parlait ou parlerait de « l’abbé Georges-Henri Lévesque » (p. 301), de « l’abbé Louis-M. Régis » (p. 72), de « l’abbé Jules Paquin » (p. 197, 203, 244), de l’historien « l’abbé Lucien Campeau » (p. 285), du « Père Jacques Grand’Maison » (p. 445) ou du « Père Jean-Marie Lafontaine » (p. 445) ? Qui associerait les Jésuites aux « ordres monastiques » (p. 254), enverrait Guy Rocher « sous-ministre à la culture » (p. 316) ou désignerait Guy Frégault comme « tout premier ministre des Affaires culturelles des années 1960 » (p. 33)? Et qui donc a retenu du Frère Untel son « snobisme culturel conservateur » et – passe encore son « humour aigre » – son « ton condescendant » (p. 253) ? Quant aux membres de la Commission d’étude sur les laïcs et l’Église, que Dumont a présidée au tournant des années 1970 et qui marquerait « la fin de la Révolution tranquille au sens fort du terme » (p. 345), il sert sans doute bien la thèse de l’ouvrage d’affirmer que, tous formés dans «la révolte personnaliste» et «tous d’anciens militants de l’Action catholique», ils « occupaient alors des postes de responsabilité dans les universités, les syndicats et au ministère de l’Éducation » (p. 340). Mais l’examen même sommaire des feuilles de route des membres montre vite que cette globalisation évocatrice est tout simplement fausse. Le traducteur y est pour quelque chose dans ces coups de pinceau plutôt gauches, mais on imagine mal que leur nombre ait pu échapper à la révision d’un auteur ayant analysé tant de textes en français.

Plus fondamentalement, on s’étonne des insistances de l’auteur à utiliser le qualificatif de « personnaliste », comme si les doctrines de Mounier avaient littéralement envahi l’univers intellectuel des acteurs sociaux de la période étudiée. Certes, l’influence de Mounier et de la revue Esprit sur la pensée québécoise est réelle et solidement établie, mais on aurait tort d’en exagérer la teneur. Dans ses affirmations fondamentales sur l’absolue dignité de la personne humaine et sur les dimensions sociales, voire politiques, de son plein épanouissement, il est sûr que la philosophie de Mounier et de la revue Esprit a beaucoup inspiré la pensée québécoise dominante. Cependant, outre que d’autres penseurs, notamment néo-thomistes comme Jacques Maritain et certains documents magistériels de l’Église catholique, faisaient aussi la promotion d’idées largement similaires, il serait un peu court de penser que cela suffit à définir le « personnalisme » qui a eu cours au Québec. Étendre la présence de cette influence jusqu’à la fin des années 1960 semble bien relever de la volonté de prouver quelque chose. Ayant pourtant abondamment fréquenté les milieux philosophiques et catholiques francophones des années 1960, le signataire ne doit pas être le seul à n’avoir jamais côtoyé ou même croisé un vrai « mouniériste » pur et dur. Les enseignements courants en philosophie faisaient sa place à Mounier, mais avec une modération qui ne correspond pas à l’utilisation massive que l’auteur fait du vocable – en fait, plus d’une centaine d’usages. Les travaux de Warren et Meunier (Sortir de la Grande Noirceur. L’horizon personnaliste de la Révolution tranquille, Septentrion, 2002) auront peut-être influencé Gauvreau plus que de raison ; mais, jusqu’à plus ample informé, ils n’accréditent pas une insistance aussi poussée.

Cette insistance étonne d’autant plus que, d’une manière quasi subliminale, elle associe le personnalisme, « violemment anti-institutionnel » chez Mounier (p. 73), à des courants pour lesquels l’auteur n’éprouve manifestement aucune sympathie particulière : le marxisme (p. 58, 73, 74 et ailleurs), l’existentialisme (p. 62 et ailleurs), voire la pensée nietzschéenne (p. 53) ou même la « révolution nationale de Vichy » (p. 49). On notera une même insistance de l’auteur à souligner le caractère élitiste de ce catholicisme personnaliste, qui frôle « la religion du petit nombre » (p. 53) et dont on stigmatise le « sentiment de supériorité parfois insupportable » (p. 45), le « mépris du catholicisme populaire » (p. 72), voire le machisme de ces « congratulations entre mâles » (p. 54). Gauvreau n’hésite pas à marteler l’importance de ce mépris de type élitiste. Dans la conclusion de l’ouvrage, il écrira même : « Dumont, en matière de religion, est apparu comme un élitiste encore plus virulent que la plupart des citélibristes, et son regard pessimiste sur le catholicisme populaire québécois se parait de tout le prestige d’une pensée scientifique » (p. 351). Pas moins ! Il faut dire que, selon l’auteur, Dumont appartenait à ce « cercle catholique d’intellectuels peu nombreux mais influents » dont, dès l’introduction de l’ouvrage, on note « tout son mépris, pour ne pas dire sa répulsion à l’endroit des pratiques religieuses et de tout ce à quoi s’identifiait la classe ouvrière en général » (p. 18).

L’utilisation de l’épithète « moderniste » est plus intrigante encore. Car il serait bien étonnant qu’on puisse dénicher au Québec, et forcément dans les milieux intéressés au dogme catholique et à l’exégèse biblique, quelque penseur ou auteur pouvant revendiquer – ou « mériter ! » – l’appellation de « moderniste ». Les modernistes ne sont pas simplement des « modernes ». On désigne plutôt ainsi ceux qui ont défendu des thèses en histoire des dogmes et en herméneutique et qui, par leur accueil de la subjectivité, leur mise en valeur de la relativité historique et leur recours aux méthodes scientifiques en exégèse biblique, ont ébranlé le « sommeil dogmatique » de l’Église romaine et déchaîné contre eux une condamnation et une répression doctrinales et disciplinaires sans précédent depuis l’Inquisition. Ce sont ceux qui ont aussi alimenté la proclamation du Syllabus de Pie IX, les raidissements institutionnels de Vatican I, notamment sur l’autorité pontificale, et justifié l’encyclique Pascendi Dominici Gregis de 1907, de même que, en 1910, l’imposition du Serment anti-moderniste aux professeurs enseignant dans les facultés ecclésiastiques et dans les universités catholiques. En 1950, l’encyclique Humani generis de Pie XII visera à donner le coup de grâce à ces idées jugées fausses et subversives, auxquelles la campagne alors entreprise a associé les tenants, notamment français, de la « nouvelle théologie » – les mêmes, d’ailleurs, qui seront ensuite appelés en renfort au concile Vatican II. Très proche de cette Église romaine ainsi engagée dans une lutte crispée contre les courants modernistes, il est vrai que l’Église québécoise et ses centres d’études théologiques se sont spontanément rangés du côté romain. Mais, que l’on sache, ce n’est pas parce que les penseurs catholiques d’ici naviguaient dans la pensée moderniste : ni le Syllabus ni Humani generis ne visaient spécifiquement le Québec, tant s’en faut ! Quelques professeurs d’ici auront sans doute pu emprunter ou prêter en douce quelque ouvrage de Loisy, Tyrrell ou même de Renan, mais de là à repérer ici des penseurs catholiques « modernistes », il y a un pas qui ne peut guère être franchi sans fantaisie. Quant à Maurice Blondel, dont on connaît l’importance dans le cheminement intellectuel de Dumont, il serait pour le moins discutable qu’on veuille le classer parmi les modernistes impénitents !

Il faut reconnaître que l’utilisation de ces deux vocables sert bien la démonstration de l’auteur. Dans le cas du « personnalisme », elle permet d’apposer une étiquette commode, suffisamment plausible pour ne pas rebuter les lecteurs avertis, mais suffisamment simplifiée pour pouvoir amalgamer des perspectives réformistes par ailleurs diversifiées et couvrant pratiquement l’ensemble de la période étudiée du catholicisme québécois. On peut bien associer le personnalisme à tous ceux qui ont gravité dans ou autour de l’Action catholique : cela n’est pas tout à fait faux, mais ce n’est pas davantage franchement vrai, surtout quand on considère les itinéraires philosophiques, politiques et spirituels des uns et des autres, des itinéraires fort différents et parfois même divergents. Une doctrine qui définirait des positionnements aussi incompatibles pourrait être considérée comme pratiquement « non falsifiable », donc sans signification. Quant à l’appellation de « moderniste », il est vrai qu’elle est plus diffuse et moins systématiquement martelée et attribuée à une lignée d’individus comme c’est le cas de celle de « personnaliste ». À telle enseigne qu’elle semble parfois avoir le sens faible de « novateur », de « progressiste », voire de « moderne ». Mais, on le verra plus loin, faire de Fernand Dumont un porte-étendard du « modernisme », un mouvement qu’il connaissait bien par ailleurs et dont il déplorait la répression brutale et mal éclairée, relève de l’anachronisme.

On comprend que, pour démontrer le caractère catholique des origines et des acteurs de la Révolution tranquille, il fallait bien pouvoir identifier des « camps », voire des « coteries ». C’est que pratiquement tous les acteurs que cite l’auteur, et si opposés qu’ils aient été dans leurs prises de position et dans leurs intentions, étaient d’allégeance catholique. À peu près tous les citoyens francophones un peu instruits et capables de militance avaient été formés dans les établissements et les institutions de tradition catholique. On pouvait bien être un peu plus conservateur ou un peu plus ouvert au changement, un peu plus à gauche ou un peu plus à droite, un peu plus fédéraliste ou un peu plus autonomiste, même souverainiste : il s’agissait pratiquement toujours de catholiques, plus ou moins fervents, distants, réformistes ou dissidents. Il serait sans doute trivial d’affirmer d’emblée que les origines de la Révolution tranquille ne pouvaient être que catholiques, mais ce ne serait pas loin de la vérité historique.

La réforme de l’éducation (1960-1964)

Le récit que fait Gauvreau de la réforme de l’éducation, cette icône de la Révolution tranquille, mérite une analyse plus serrée. Disons-le aussi d’emblée : d’« atmosphérique », le doute devient ici objection.

En s’appuyant sur un ensemble de citations souvent isolées de leur contexte scolaire ou politique, l’auteur entend montrer que la réforme libérale de l’éducation a été « non pas un recul de la religion, mais un progrès incontestable » (p. 250). En effet, cette réforme aurait été l’occasion d’« enchâsser officiellement la religion catholique dans des structures éducatives publiques » (p. 248, voir aussi p. 290 et 307) et d’allouer « des sommes considérables pour le personnel et la gestion de l’enseignement religieux aux niveaux primaire et secondaire » (p. 249). Plus même, l’école allait pouvoir « compenser les graves lacunes sociales et culturelles de la famille » et l’État, « contribue(r) à moderniser l’approche de la doctrine catholique » (p. 250). « Dernier concordat », titre le chapitre, « partenariat renouvelé [de l’Église] avec l’État et la nation québécoise », renchérit-on (p. 269). Le premier ministre Lesage aurait même fait du Québec un « État officiellement chrétien » (p. 279), voire « catholique » (p. 280).

Le propos se fait insistant : « en tant que religion de la majorité, il [le catholicisme] conserverait un statut officiel dans le système publique [sic] d’éducation » (p. 289). Le « prix à payer » en aurait été « la disparition de la famille dans le processus d’instruction religieuse des enfants » (p. 293) : « l’Église et l’État. […] seuls, dorénavant, se partageraient le pouvoir en matière de curriculum » (p. 293). En somme, « l’Église et l’État se sont […] partagé l’éducation publique au nom des valeurs spirituelles de la génération montante » (p. 294). La conclusion coule alors de source : « l’enseignement religieux [serait dès lors] le signe extérieur distinctif de l’alliance » – comme si l’enseignement religieux n’était pas déjà dispensé dans les écoles publiques ! –, la « mission première (de l’État) étant finalement religieuse » (p. 302). L’Église et l’État se seraient ainsi donné un même guide d’action : « réaffirmer et revigorer le catholicisme comme dépositaire des valeurs nationales » (p. 302). On croirait rêver.

On croirait aussi rêver quand on lit que la foi est ainsi devenue « un critère absolu d’obtention d’un poste dans la fonction publique » (p. 296) et que l’auteur souligne « le caractère explicitement confessionnel de la machine administrative du ministère de l’Éducation », un fait que le signataire de la présente note critique aura mis plus d’un quart de siècle à… ne pas voir ! De moindre portée, mais tout aussi erronée, cette affirmation selon laquelle «chaque comité (confessionnel du Conseil supérieur de l’éducation) – l’un et l’autre devenant bizarrement des sous-comités (p. 297-298) – avait à sa tête un sous-ministre adjoint de l’obédience en question » (p. 297). Il y a là de quoi faire sourciller même l’étudiant-maître qui aurait suivi distraitement son cours obligatoire sur « les structures scolaires du Québec » ! Mais de quoi aussi établir à l’avance la gravité de la trahison des catholiques personnalistes et modernistes qui déchristianiseront ensuite le Québec.

Il y aurait beaucoup à dire et à démontrer pour faire voir qu’on est ici largement dans la fantaisie. Formulons au moins les quelques observations et commentaires suivants. Et, d’abord et avant tout, il faut rappeler l’existence de la garantie inscrite – « enchâssée » serait le bon mot dans ce cas-ci – dans l’article 93 de la Constitution canadienne de 1867. Cet article garantit aux catholiques et aux protestants du Québec, les uns et les autres désignés comme « class of persons », le droit à la dissidence dans tous les cas où l’éducation communément dispensée sur leur territoire ne leur conviendrait pas. Les écoles demeurent donc communes, mais il est possible aux catholiques et aux protestants de s’en retirer pour établir leurs propres écoles. Deux exceptions à la règle : à Montréal et à Québec, les catholiques et les protestants ont, sans avoir à exercer de dissidence, droit à leurs écoles et à la dispensation d’un enseignement conforme à leurs croyances. La Constitution enchâsse ainsi les droits reconnus lors de l’Union et selon lesquels, concrètement, les catholiques francophones et les protestants anglophones pouvaient exercer leur droit à la dissidence là où la religion – et la langue – de la majorité ne leur convenait pas, sauf à Montréal et à Québec, où chaque « class of persons » contrôlait, de droit, ses écoles.

C’est sur la base de ces réalités fondamentales que se sont établis et pratiqués les aménagements institutionnels au Québec depuis le XIXe siècle : un Département de l’Instruction publique, composé de deux comités, un catholique et un protestant, ayant autorité sur la gouverne du système scolaire correspondant – des comités qui n’ont jamais siégé ensemble après 1908; des commissions scolaires à vocation commune sur l’ensemble du territoire, mais, en fait, de configuration franco-catholique ou anglo-protestante ; quelques commissions scolaires dites dissidentes ; à Montréal et à Québec, des commissions scolaires constitutionnellement catholiques ou protestantes, exerçant, dans les faits, les droits de la « class of persons » de la dénomination correspondante ; après un infructueux essai entre 1867 et 1875, aucune fonction ministérielle spécifique en éducation, mais simplement un « Surintendant de l’Instruction publique » ayant tâche de donner suite aux recommandations de chacun des deux comités. C’est cet état de fait que devaient gérer ceux qui, en 1960, voulaient changer les choses : une énorme tâche, à la vérité, qui valait bien quelques arrangements du type « gagnant-gagnant ».

On comprend assez facilement que la Commission Parent, puis le gouvernement, se soient d’abord occupés des responsabilités et des structures de l’État plutôt que des questions confessionnelles. Tous les cours de Sciences politiques enseignent qu’un éléphant se mange une oreille à la fois et qu’il n’est pas sage d’attaquer une muraille par sa section la plus étanche et la plus solide. Si les gouvernements réformistes des années étudiées (1960-1964) ont été si « empathiques » par rapport aux impératifs de la foi et de l’Église catholique, ce n’est sans doute pas sans attachement personnel, mais c’est surtout parce que c’était là la seule voie la moindrement réaliste pour faire avancer les choses. Homme d’État féru de droit constitutionnel et habile stratège, le réformateur Paul Gérin-Lajoie n’aurait jamais commencé par s’en prendre au droit à la dissidence ou à la refonte des structures scolaires de Montréal et de Québec, particulièrement de Montréal, même s’il savait pertinemment qu’il y avait là un inexorable rendez-vous. Ce ne serait pas seulement les autorités catholiques qu’il aurait alors eu à affronter.

Gauvreau passe complètement sous silence le fait que les protestants anglophones tenaient mordicus à leurs droits confessionnels, qui étaient aussi leur rempart de protection linguistique. Chez les francophones eux-mêmes, on le verra notamment à la fin de la période étudiée, c’est également la protection de la langue qui fut le principal argument de l’Opposition officielle pour bloquer la loi du ministre Guy Saint-Pierre, qui, en 1971, proposait de modifier la situation scolaire de l’île de Montréal. C’est le même Camille Laurin, que l’auteur aime bien citer parmi ses agitateurs préférés, qui a alors participé activement au filibuster, qui parrainera la Loi 101 en 1977 et qui, en 1982, entreprendra en toute cohérence de s’attaquer au statut confessionnel des commissions scolaires. Lorsque la dernière tranche du Rapport Parent est parue, qui proposait des commissions scolaires unifiées pour l’île de Montréal, on n’oubliera pas non plus que c’est le Comité protestant qui s’est prononcé contre l’avis favorable du Conseil supérieur de l’éducation, pourtant alors appuyé par le Comité catholique ! Au moment de la réforme scolaire des années 1960, l’Église catholique n’était décidément pas la seule partenaire intéressée.

L’écheveau des faits et des positions en présence est infiniment plus complexe que ne le laisse entendre la thèse simplifiée de l’auteur En conduisant sa réforme de l’éducation, le gouvernement n’a fait aucun geste visant le progrès de la religion catholique. Il a plutôt et essentiellement affirmé et établi la responsabilité de l’État en éducation, en créant un ministère et en prenant en charge l’ensemble du système. Par réalisme politique sûrement tout autant que par conviction, il a créé le Conseil supérieur de l’éducation pour rassurer les opposants et la population. Le même réalisme l’a conduit à modifier le statut et le rôle des comités confessionnels alors tout-puissants en les insérant dans la structure du nouveau Conseil, en harnachant les modes de nomination de leurs membres et en délimitant leurs champs d’intervention. Il respectait ainsi plus d’un siècle d’histoire, tout en affirmant clairement l’autorité gouvernementale. Les catholiques et les protestants auraient encore leur mot à dire, mais ce serait dorénavant dans un cadre juridique et institutionnel contrôlé par l’État. C’était déjà leur « extraire une molaire » !

Le pas franchi en 1964 était énorme. Et les réformes qui ont suivi ont vite montré l’ampleur des « concessions » demandées aux autorités catholiques et protestantes. Le clergé et les communautés religieuses catholiques allaient notamment céder ou intégrer plusieurs de leurs établissements et, avec le nouveau découpage scolaire découlant de la création des cégeps, les anglo-protestants allaient devoir chambarder leurs institutions et leur curriculum, eux dont les diplômés de 11e année pouvaient alors accéder directement à l’université – pour l’essentiel, le cégep est un concept francophone, si l’on peut dire ainsi les choses. Bien sûr, d’un côté comme de l’autre, on était réaliste et on savait bien que le système en place ne pourrait pas affronter la vague démographique qui allait déferler sur le système scolaire. Réalisme aussi que d’accueillir les ressources considérables que l’État allait dorénavant allouer à l’éducation ! Mais, c’était bien là une révolution, et on doit à l’intelligence et au bon sens des uns et des autres qu’elle ait été aussi tranquille. Même la Loi sur l’enseignement privé de 1968 témoignera de cette volonté d’entente, ainsi que l’attestent les discussions parlementaires qui évoquaient alors le caractère compensatoire et « remédiateur » de cette loi : après avoir « nationalisé » le système scolaire, on convenait de consolider la présence de l’enseignement privé, largement aux mains des communautés religieuses ou d’organismes confessionnels.

Ce n’est pas le lieu de s’engager dans des récits qui déborderaient forcément les limites chronologiques – 1971 – de la période étudiée par l’auteur. Mais il faut souligner que, tout au long des années qui ont suivi et même dès avant 1971, plusieurs tentatives ont été faites pour faire bouger le cadre scolaire confessionnel, à commencer, en 1966, par la Commission Parent, qui proposait de créer à Montréal des commissions scolaires unifiées, francophones et anglophones, confessionnelles ou non confessionnelles, refusant ainsi de s’en prendre de front à la contrainte constitutionnelle. Dans son règlement de 1967, le Comité catholique manifestera la même retenue quand il établira le droit à l’exemption de l’enseignement religieux confessionnel, tout en demeurant silencieux sur le statut des écoles. En 1968, sous l’autorité du ministre Jean-Guy Cardinal, le Comité Pagé, mandaté pour étudier la façon de procéder à une restructuration scolaire sur l’île de Montréal, proposait des commissions scolaires francophones (catholiques ou pluralistes) et des commissions scolaires anglophones (protestantes, catholiques ou pluralistes), de même que la création d’un conseil scolaire de l’île de Montréal (CSIM). En novembre 1969, le ministre Cardinal déposait le Projet de loi 62, qui proposait la création de commissions scolaires unifiées et d’un CSIM ; aspiré dans la tourmente du « Bill 63 », le projet mourut au feuilleton. En juillet 1971, le ministre Guy Saint-Pierre déposa deux projets de loi. L’un – le projet de loi 28 – prévoyait des commissions scolaires unifiées sur l’île de Montréal ; l’autre – le projet de loi 27 –, à la façon d’un contrepoids politique, proposait, sur l’ensemble du territoire québécois en dehors de Montréal et de Québec, de réduire substantiellement le nombre des commissions scolaires, qui seraient dorénavant désignées « pour catholiques » ou « pour protestants », un statut confessionnel qu’elles n’avaient jamais eu auparavant. Résultat paradoxal de la stratégie de l’Opposition péquiste axée sur la protection de la langue française, le projet de loi 28 fut retiré et le projet de loi 27, adopté ! On obtenait ainsi un effet de confessionnalisation accrue alors qu’on visait l’inverse : ce qui devait être un contrepoids devint plutôt un nouveau poids ! Cela ne changera toutefois pratiquement rien dans les faits. Voilà donc pour la période spécifiquement étudiée par l’auteur. Mais ce n’est pas tout.

En 1972, le ministre Cloutier déposait et faisait adopter le projet de loi 71, qui prévoyait pour Montréal la création de huit commissions scolaires (six catholiques et deux protestantes) pour remplacer les 33 commissions scolaires existantes. La loi, qui ne touchait pas aux garanties constitutionnelles, fut adoptée. Elle mettait aussi sur pied un CSIM, tout de même mandaté pour proposer, avant la fin de 1975, un plan de restructuration scolaire, avec le loisir d’envisager tout changement jugé opportun. Bon sens oblige, cependant, la loi exigeait des commissions scolaires qu’elles accueillent les enfants de confessions religieuses autres que catholique ou protestante. En 1976, le CSIM recevait le rapport du comité qu’il avait formé pour s’acquitter du mandat reçu en 1972. Le comité était divisé, mais la majorité préconisait la création de commissions scolaires francophones catholiques, francophones neutres, anglophones catholiques et anglophones protestantes : toujours la même contrainte, on le voit, à l’encontre de commissions scolaires linguistiques plutôt que confessionnelles. En mai 1977, le CSIM présentait son propre rapport, qui recommandait… le statu quo, assorti de la création d’un secteur neutre au sein des commissions scolaires catholiques et de mesures pour assurer une meilleure représentation des minorités linguistiques. Il ne se passa alors rien.

Élu en novembre 1976, le nouveau gouvernement avait annoncé une réforme scolaire d’envergure. Le titulaire du ministère de l’Éducation, Jacques-Yvan Morin, qui était une autorité en matière de droit constitutionnel et qui connaissait parfaitement bien les contraintes de l’article 93 de la Constitution canadienne, proposa ce qu’il désignait comme une réforme essentiellement pédagogique plutôt qu’une réforme de structures. Aucune mesure n’était donc prévue pour la confessionnalité scolaire. Il faudra attendre le deuxième mandat du gouvernement Lévesque pour que Camille Laurin soumette un livre blanc (L’école québécoise. Une école communautaire et responsable) et un projet de loi (le projet de loi 40) prévoyant la création de commissions scolaires linguistiques, les droits confessionnels devant dorénavant être exercés dans les écoles : possibilité d’un statut confessionnel pour les écoles, « triple option » (enseignement religieux catholique, enseignement religieux protestant, enseignement moral) offerte dans toutes les écoles, services de pastorale catholique ou d’animation religieuse protestante dans les écoles, maintien des comités confessionnels, maintien des postes de sous-ministre associé pour la foi catholique ou pour la foi protestante. Devant le tollé suscité par un projet qui affaiblissait considérablement les commissions scolaires au profit des écoles et nourri par la grogne anti-gouvernementale de cette période, le projet de loi fut retiré. Le successeur de Laurin, Yves Bérubé, reformula la proposition en redonnant du poids aux commissions scolaires et déposa le projet de loi 3. Adoptée, mais contestée notamment par les commissions scolaires catholiques et protestantes, la loi fut invalidée par la Cour suprême parce que ne respectant pas les droits confessionnels garantis par la Constitution canadienne, laquelle servait ainsi de protection pour les pouvoirs généraux des commissions scolaires.

Le ministre Claude Ryan reprit le flambeau et, en 1988, fit adopter le projet de loi 107, qui reprenait l’essentiel de la loi invalidée, mais en suspendant l’application des articles relatifs à la confessionnalité et en demandant qu’un renvoi permette de les soumettre à la Cour suprême. En juin 1993, la Cour rendit son verdict : la loi était déclarée valide, à condition de laisser aux catholiques et aux protestants le droit de gérer leurs écoles à Montréal et à Québec et, partout ailleurs, le droit d’exercer leur dissidence si nécessaire. C’était exactement le contenu de l’article 93 de la Constitution canadienne ! Ce n’est pas pour rien que, dès 1986, le Conseil supérieur de l’éducation avait, malgré la dissidence de son vice-président de foi protestante, recommandé que soit entreprise une démarche d’amendement constitutionnel pour libérer le Québec de la contrainte constitutionnelle et établir le système scolaire qui lui conviendrait. En 1994, c’était au tour du comité présidé par Patrick Kenniff de proposer des arrangements qui, tout en respectant la lettre du jugement de la Cour suprême sur la portée de l’article 93 – toujours cet article ! –, visaient à faire avancer les choses : les commissions scolaires seraient linguistiques, mais pourraient avoir des comités confessionnels chargés de veiller à l’exercice des droits constitutionnels. L’élection de 1994 empêcha qu’on y donne quelque suite. Pas de suite non plus sous le nouveau ministre, Jean Garon, qui, en 1995, déclencha les États généraux sur l’Éducation.

Arrivée à l’Éducation en janvier 1996, la ministre Pauline Marois ne tarda pas à soumettre quelques hypothèses de restructuration scolaire à une consultation à la lumière de laquelle elle proposa une solution découlant directement du rapport Kenniff : il y aurait des commissions scolaires de caractère linguistique, mais avec des instances catholiques et protestantes. Complexe et, comme toutes les précédentes, tissée entre les mailles des garanties constitutionnelles, sa proposition ne put conserver les appuis nécessaires. En attente des recommandations prochaines des États généraux, la ministre n’insista pas et, l’année suivante, s’attaqua frontalement aux garanties constitutionnelles. Forte d’un consensus québécois qu’expliquent seulement son leadership politique et l’état de maturité du dossier dans l’opinion publique, elle pilota l’obtention d’un amendement constitutionnel qui, en décembre 1997, allait soustraire le Québec à l’application des clauses particulières de l’article 93. Elle fit ensuite adopter la loi (projet de loi 109) qui créait, partout au Québec, des commissions scolaires linguistiques, de même qu’une autre loi (projet de loi 180) qu’elle avait déposée à l’automne sur une nouvelle répartition des pouvoirs entre les commissions scolaires et les écoles donnant à celles-ci beaucoup plus d’autonomie que jusque-là. Du même souffle, elle mandatait un comité, présidé par Jean-Pierre Proulx, pour examiner la place de la religion à l’école dans le nouveau contexte. On connaît la suite : dépôt du Rapport Proulx au ministre François Legault, tenue d’une commission parlementaire à l’automne 1999, adoption du projet de loi 118 en mai 2000, qui supprimait la possibilité d’un statut confessionnel pour les écoles, abolissait les comités confessionnels, désormais remplacés par le Comité sur les affaires religieuses (CAR), supprimait les postes de sous-ministre associé pour la foi catholique et pour la foi protestante, remplaçait les services confessionnels de pastorale et d’animation religieuse par des Services d’animation spirituelle et d’engagement communautaire (SASEC). Pour l’enseignement religieux et moral, la triple option était maintenue, mais avec un temps d’enseignement dorénavant diminué ; à cette fin, et parce que des droits étaient encore consentis aux seuls catholiques et protestants, les clauses dérogatoires aux chartes des droits étaient renouvelées. En juin 2005, le ministre Jean-Marc Fournier faisait adopter le projet de loi 95, qui prévoyait la cessation de tout enseignement religieux confessionnel à partir de septembre 2008. Il annonçait en même temps la mise sur pied d’un nouveau programme obligatoire en Éthique et culture religieuse.

Ce survol, à la fois trop long et trop bref – mais les historiens ne répugnent sûrement pas aux faits et aux récits – fait affleurer une ligne de lecture tout à fait nette : c’est le verrou constitutionnel de l’article 93 qui, depuis les premières actions de réforme de Paul Gérin-Lajoie, a engagé les gouvernements successifs dans une série d’opérations souvent torturées ou de mesures consistant en de petits pas. Et cette contrainte concernait autant, quoique pour des raisons différentes, les protestants que les catholiques, ainsi que l’illustrent toutes les prises de position et poursuites judiciaires qui ont marqué ces trente années. Il fallait ultimement qu’on s’attaque au coeur du problème, ce qui fut fait en 1997, parce que le fruit était alors mûr et parce qu’on a pu aller droit au but : amender la Constitution canadienne. Et si, cette fois encore, les choses ont pu être accomplies de manière tranquille, c’est parce que le bon sens et le réalisme ont prévalu. C’est aussi que, depuis 1964, des évolutions sociopolitiques majeures s’étaient produites, qui ont culminé dans des événements dont la portée est évidente pour l’évolution des structures scolaires telles qu’elles étaient installées au Québec en vertu de la Constitution canadienne : en 1975, la promulgation de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, qui allait faire clairement apparaître le caractère discriminatoire des droits accordés aux seuls catholiques et protestants; en 1977, l’adoption de la Charte de la langue française (Loi 101), qui définissait un cadre de protection et de promotion pour la langue française et pour la fréquentation scolaire des immigrants, tout en garantissant les droits de la communauté anglophone du Québec; en 1982, l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés ; en 1982 également, le jugement de la Cour suprême concernant l’école Notre-Dame-des-Neiges, qui, en déclarant que les commissions scolaires constitutionnellement confessionnelles ne pouvaient pas gérer des écoles autres que confessionnelles, mettait en lumière les énormes difficultés liées au statu quo ; en 1985, le jugement de la Cour suprême invalidant la loi 3, qui pointait encore les garanties constitutionnelles ; en 1993, le jugement de la Cour suprême sur la loi 107, qui ramenait les choses au point de départ ; en 1996, les conclusions des États généraux sur l’éducation, qui recommandaient une refonte radicale des structures scolaires confessionnelles.

Qu’en conclure ? Sûrement pas que, avec la réforme libérale de l’éducation des années 1960, l’Église catholique a obtenu une entente qui aurait mis le gouvernement au service de la religion catholique et « enchâssé » pour elle de nouveaux droits et privilèges, dont un généreux financement. L’auteur parle de « concordat » et il n’est pas le premier à le faire. La réalité politique et institutionnelle, c’est que l’Église catholique a alors perdu le contrôle quasi absolu qu’elle avait exercé jusque-là et a été « invitée » à céder une part importante de ses établissements d’éducation. Elle l’a fait d’assez bonne grâce, d’ailleurs, par réalisme et sans doute parce qu’elle n’a été ni évincée ni spoliée. Les enjeux de l’éducation religieuse ont été saufs pour l’essentiel, d’autant plus que, s’agissant de cet essentiel, les garanties constitutionnelles étaient toujours là. Si, d’entrée de jeu, ces garanties avaient été au centre des projets de réforme, il y a fort à parier que les protestants auraient été avec l’Église catholique aux premiers rangs de l’affrontement. On peut aussi penser que l’avenir de la langue anglaise au Québec aurait même pu devenir alors un enjeu pancanadien de grande importance.

La lecture que propose l’auteur du sens de la réforme scolaire du début des années 1960 sert sans doute fort bien sa thèse générale. Mais, vue à travers une séquence de faits qui sont écrasants de clarté, elle ne tient pas la route. Non, la réforme de l’éducation des années 1960 n’a pas marqué un « progrès incontestable » pour la religion catholique.

Le « cas Dumont »

Gauvreau a choisi Fernand Dumont comme figure de proue de son dernier chapitre sur la déchristianisation du Québec qui aurait suivi la prétendue victoire, décidément temporaire, par laquelle l’Église catholique aurait vu « enchâsser » ses droits et privilèges dans les lois et les structures publiques du Québec et convenu d’un nouveau et « dernier » partenariat avec l’État québécois. Dumont apparaît ici comme un «gros gibier» et mérite dès lors sans doute de figurer dans le titre du chapitre.

Pour des raisons qui demeurent difficiles à expliquer, l’auteur semble avoir résolu de régler son compte à Fernand Dumont. Dès le chapitre 2, il l’associe, tout comme les Laurin, Blain et Rocher, à cette « coterie d’étudiants et de jeunes professeurs de collège et d’université qui empilaient les diplômes » (p. 62 et note 106), entichée par « l’interprétation moderniste du catholicisme » et adhérant à la « défense de l’ouverture et du dialogue avec les tenants des courants intellectuels à la mode – marxisme et existentialisme – directement inspirée de la revue Esprit, de Mounier… » (p. 62). Et il le range d’emblée parmi ceux qui, « en tant qu’étudiants, avaient joué un rôle majeur au sein de l’Action catholique » (p. 100 et 308). Commode pour la démonstration entreprise par l’auteur, ce lien avec l’Action catholique ne correspond pas aux témoignages de Dumont lui-même et de ses proches : c’est plutôt au sein du journalisme étudiant que Dumont a fait ses premières armes de jeune catholique engagé. Et qu’il ait fréquenté les milieux de l’Action ouvrière catholique lors de son séjour à Paris n’en fait pas un militant de l’Action catholique. En tout cas, on ne voit vraiment pas comment, à partir des pages 69 à 71 du Récit d’une émigration, citées en preuve (p. 100 et note 76), conclure à l’existence de ces liens de l’étudiant Dumont avec l’Action catholique.

Relevant les descriptions que Dumont fait de la religion de ses parents (p. 312), en particulier de celle de sa mère « qui s’adonnait aux manifestations convenues de la piété populaire inspirées par un catéchisme appris par coeur à l’Église » – « comme aurait fait un perroquet », cite-t-il –, Gauvreau n’hésite pas à parler d’une attitude « très méprisante à l’endroit de la foi religieuse pratiquée par la classe ouvrière ou dans les petites villes des années 1950 » (p. 317). L’adhésion aux thèses et aux méthodes de Gabriel Le Bras aurait ainsi confirmé Dumont dans la perspective d’une division radicale « entre élites religieuses militantes et populace pétrie de religion formelle et quasi païenne » (p. 312). Mais alors, comment comprendre, très tôt exprimé dans Pour la conversion de la pensée chrétienne, repris ensuite dans L’institution de la théologie et jusque dans Une foi partagée, le ferme rejet de toute distinction de dignité entre « majores et minores » en matière religieuse ? Comment comprendre alors la promotion qu’il a toujours faite du consensus fidelium comme source et norme de la théologie, voire sa définition du discours croyant comme « théologie première » ou « théologie de premier degré » ?

Même si elles en prennent large avec la réalité des faits, ces mentions ne suffiraient pas à disposer de la thèse de l’auteur sur la pensée et le rôle de Fernand Dumont. Pas plus, d’ailleurs, que cette accumulation d’étiquettes, sans doute plus compromettantes les unes que les autres – « admirateur de Mounier » (p. 60), faisant partie des « jeunes sociaux-démocrates » (p. 121), s’employant à « fustiger le clergé québécois » (p. 172-173), « franc moderniste » (p. 263), « résolument moderniste » (p. 272), « penseur moderne » (p. 274), « catholique d’avant-garde » (p. 305), entouré d’« alliés progressistes » (p. 306) ou « démocrates et nationalistes » (p. 308) –, qu’on peut toujours mettre au compte du procédé rhétorique. On sera moins indulgent, cependant, au vu de ces affirmations massives dont l’effet de démonisation est évident. Ainsi en est-il de ce projet de Dumont d’« enrégimenter le catholicisme dans le nouveau credo politique » (p. 306), de « vite vider le catholicisme de tous ses aspects traditionnels » (p. 307) et, dès lors, de « créer un schisme culturel » (p. 307). Pas moins ! Dumont aurait aussi enseigné qu’« il fallait subordonner la religion au nationalisme » (p. 308) et « contribué à évacuer ce qui restait du consensus élaboré par la Révolution tranquille » (p. 308). Tout compte fait, Dumont aurait « effectué un retour réactionnaire au gallicanisme d’antan » (p. 351) et prôné « une révision néogallicane de l’histoire du Québec » (p. 344), une perspective « où l’Église et l’ordre politique se confondaient en tous points » (p. 351). C’est beaucoup pour un seul homme ! Bon prince, l’auteur tient tout de même à préciser qu’il ne veut pas dire que « Dumont et ses alliés furent les seuls responsables de la déchristianisation du Québec » (p. 306). Il y en aurait tout de même eu d’autres !

Dumont s’est effectivement nourri à la pensée personnaliste de Mounier et à la philosophie de Blondel : ses propres témoignages sont explicites à cet égard. Mais cela n’en fait ni un « mouniériste », ni même un personnaliste qui n’aurait juré que par la revue Esprit. Et cela en fait encore moins un « moderniste » qui aurait promu quelque relativisme doctrinal ou exégétique. Et bien malin qui pourra démontrer que la « crise » de la foi chrétienne comme « crise permanente », dont Dumont fait état dès ses premiers écrits et jusque dans les libellés du « rapport Dumont », serait directement inspirée de la « fougue humaniste » de Jean-Paul Sartre (p. 314) !

Il n’est pas question de vouloir mener ici quelque défense inconditionnelle de la pensée de Fernand Dumont, voire de réfuter les éléments d’interpellation qui sous-tendent la thèse de l’auteur. Le signataire et bien d’autres, sympathiques à Dumont par ailleurs, ont eux-mêmes leurs points de désaccord ou de prise de distance avec celui qui fut un maître pour plusieurs d’entre eux. On est seulement fondé d’estimer bien sommaire ce procès d’un Fernand Dumont qui aurait oeuvré à la déchristianisation du Québec. La perception courante des milieux intellectuels québécois serait même, tout à fait à l’opposé, que Dumont était un croyant convaincu, « impénitent » même, et un homme d’Église proche des milieux religieux et cléricaux catholiques. Son oeuvre y est souvent perçue comme évoluant dans la mouvance de la foi et inviterait dès lors à la prudence, parfois même à la suspicion. L’attachement et le respect dont Fernand Dumont a été et est encore l’objet de la part des milieux religieux et de la hiérarchie catholique ne sont pas ceux que l’on vouerait à un agent de déchristianisation. Bien au contraire, les uns et les autres ont trouvé chez Dumont un analyste, sans doute critique, mais aussi un allié inconditionnel jusqu’à son décès.

Pour bien faire, c’est toute la démarche croyante et théologienne de Fernand Dumont qu’il faudrait redéployer ici pour saisir la signification et la portée de ses intentions de réforme. Pour la conversion de la pensée chrétienne campe le décor dès 1964. Dans l’esprit et l’élan conciliaires de Vatican II, Dumont y dénonce vertement les enlisements religieux et idéologiques de l’Église catholique et plaide pour la liquidation d’une culture chrétienne qui s’est coupée de ses sources. Il lance alors un vibrant appel en faveur d’une véritable conversion de la pensée chrétienne, faite d’enracinement dans les sources de la foi et d’une action pastorale « de grand vent », capable de surmonter les divorces entre l’expérience et l’institution, entre la vie chrétienne et le discours théologique. Et oui, il y a « crise » de la foi chrétienne, mais, conformément à une lecture somme toute traditionnelle, il estime que, aussi bien d’un point de vue théologique que d’un point de vue anthropologique, la foi est habitée par une dynamique de crise, celle-là même qui crée la béance par laquelle, ainsi « capable de Dieu », la personne humaine peut accueillir l’interpellation du message chrétien.

Cette culture chrétienne sclérosée doit être liquidée parce qu’elle s’est décrochée et éloignée de la vie. Mais toute l’oeuvre religieuse et théologique de Dumont est, en fait, une longue quête vers l’émergence d’une nouvelle culture chrétienne. C’est que, pour lui, il n’y a pas de foi sans incarnation dans les figures et les signes de la culture : en Christianisme, le profane est ultimement le lieu même du sacré. Sans doute Dumont a-t-il été déçu des avancées de Vatican II sur cette rencontre de la foi et de la culture, mais, jusque dans son dernier ouvrage, Une foi partagée, et même dans ses mémoires publiés à titre posthume, il ne cessera pas de réclamer l’avènement d’une nouvelle culture chrétienne et de l’appeler de tous ses voeux, dût-il, faute de voir cela, continuer d’évoquer les sources de son enfance chrétienne. On ne peut pas vivre le passage à la culture savante comme un exil et une émigration sans affirmer implicitement la valeur irremplaçable de la culture première. Ici, on est décidément loin du mépris de la populace.

Pour Dumont, le catholicisme n’est étranger ni à la formation de la nation, ni à son avenir : héritage et projet s’articulent l’un à l’autre, a-t-il sans cesse répété. Il n’a jamais caché non plus ses options nationalistes et souverainistes. Mais, autant il prônait la nécessaire immersion de la foi dans la culture et dans la vie concrète, autant il serait contraire à la dynamique de toute son oeuvre religieuse, toujours présentée par lui comme ayant été conduite en parallèle à sa démarche scientifique, de penser un instant qu’on puisse asservir ou enrégimenter la Transcendance, fût-elle sans nom, au profit de quelque cause politique.

Ne serait-ce que par l’ampleur et la richesse des sources documentaires étudiées, l’ouvrage de Gauvreau deviendra dorénavant un incontournable pour tout nouvel examen de la Révolution tranquille et de ses racines. Par l’originalité et la vigueur de la thèse qui y est défendue, il contribuera aussi puissamment à l’approfondissement de sa compréhension. En pointant plus spécifiquement ici les chapitres portant sur la réforme de l’éducation et sur la pensée de Fernand Dumont – des chapitres où cristallisent les résultats de l’ensemble –, nous avons seulement voulu suggérer qu’une thèse peut être stimulante sans être adéquatement démontrée.