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Né à Montréal en 1943, Jean-Paul Brodeur a obtenu une maîtrise à l’Université de Montréal (1967), ainsi qu’un doctorat en philosophie à l’Université de Paris (1975). Il a été professeur au Département de philosophie de l’UQAM de 1969 à 1978, année où il réoriente sa carrière en complétant une maîtrise en criminologie à l’Université de Montréal. Il se joint alors à l’École de criminologie où il sera professeur jusqu’à son décès. Il fut également directeur du Centre international de criminologie comparée (CICC) de 1988 à 1996 et de 2004 à 2010. Membre de la Société royale du Canada (1990), boursier Killam (2002-2004), Jean-Paul était un chercheur réputé tant dans le milieu professionnel que pour le grand public, qui avait appris à le reconnaître à travers ses multiples apparitions dans les médias. C’est d’ailleurs au beau milieu d’une série de projets de recherche qu’il nous a quittés en 2010.

Lors de l’une de nos premières collaborations, pour laquelle j’avais produit un compte rendu technique sur un sujet qui l’avait particulièrement frappé, Jean-Paul Brodeur m’avait essentiellement dicté le texte de sa contribution à partir de quelques post-it sur lesquels étaient griffonnées des notes entièrement inintelligibles. Le texte faisait la démonstration logique qu’un programme de surveillance informatique et d’exploration de données massives (datamining) ne pouvait tout simplement pas fonctionner, au niveau formel, quelle que soit la technologie mobilisée, constat malheureux pour les Étatsuniens, qui venaient d’y engloutir des centaines de millions de dollars. J’y trouvai toutefois personnellement mon compte : fasciné par la rigueur de sa pensée et le développement de sa démonstration, ce fut le début d’une suite de faibles mais enthousiastes tentatives de ma part d’en imiter les principales qualités.

Le lecteur se doutera que la bibliographie offerte ci-dessous ne représente qu’une fraction de sa production totale, qui fut prodigieuse. Jean-Paul pouvait offrir une contribution intéressante, voire essentielle, à un nombre impressionnant de débats philosophiques, politiques, juridiques, sociologiques et bien sûr, criminologiques – en particulier sur la nature de la criminalité, la justice des sentences et le fonctionnement de la police. En sa mémoire, j’aimerais exposer un de ses nombreux concepts qui ont eu un impact sur l’étude de la police, son sujet de prédilection : la distinction entre les activités de haute police et de basse police. Sur la police, Jean-Paul avait un point de vue global et qui évitait les trop faciles dérives vers la simplification à outrance, qui est la tare principale des études du sujet. Il savait être sévèrement critique et à la fois hautement constructif - il était d’ailleurs un conseiller prisé par plusieurs organisations de policing (mot pour lequel aucun synonyme n’existe en français, qui renvoie à toutes les activités qui sont du type de celles qu’on confie généralement à la police). C’est en 1983 qu’est publié High Policing and Low Policing : Remarks About the Policing of Political Activities dans la revue Social Problems (repris en français en 2003 dans Les visages de la police). La distinction qu’il y introduit fera école dans le monde anglophone et francophone, et est devenue incontournable dans toute production sur le sujet.

La haute police, c’est la police du politique. Pour Jean-Paul, elle prit sa source historique dans la création de la Lieutenance générale de police sous Louis XIV. La haute police n’existe pas en forme parfaite mais elle est reconnaissable à la présence d’au moins 2 de 4 caractéristiques fondamentales : c’est une police d’« absorption », qui carbure au renseignement ; elle est axée sur la sécurité nationale et soutient l’État, protège les institutions et le statu quo économique et social ; elle repose sur l’usage intensif d’informateurs et de délateurs ; elle dispose de pouvoirs à la fois exécutif et judiciaire et est impliquée dans des interventions clandestines, souvent a-légales, voire illégales. Sur ce dernier point, Jean-Paul soulignait dernièrement qu’il ne fallait surtout pas croire que cette manière de fonctionner est un vestige conceptuel de la police de Louis XIV, abandonné dans les démocraties libérales. Le programme de « restitutions extraordinaires » (extraordinary renditions) de la CIA, qui coûta cher à Maher Arar, démontre au contraire son actualité. Les états d’urgence, de plus en plus facilement proclamés, sont autant de justifications rapides de nouveaux écarts à la séparation des pouvoirs. La basse police, dont le modèle nous provient de Lord Peel, au début du XIXe siècle, se penche au contraire sur les problèmes et conflits locaux, des désordres visibles. Elle doit travailler ouvertement et une partie importante de sa tâche est la production de preuves admissible dans des procédures judiciaires publiques. Enfin, son fonctionnement efficace est tributaire de relations de confiance avec le public. Ceci la rend cependant vulnérable au populisme local, au copinage, à la corruption et au sectarisme.

La dualité haute/basse police permet deux importantes corrections de la manière dont nous nous représentons traditionnellement le travail de la police. La première est d’ordre éthique et permet de dépasser l’appréhension conventionnelle que toute opération policière visant la collecte de renseignements sur des activités politiques soit, prima facie, répréhensible ou dangereuse. Évidemment, le fait que la plupart des manifestations historiques de la haute police aient été le résultat direct de scandales, de bavures et de débordements intolérables est la principale source de cette appréhension. Son travail avec la Commission Keable avait d’ailleurs beaucoup nourri la réflexion de Jean-Paul sur le sujet. Les activités de la GRC contre les organisations indépendantistes du Québec illustraient magistralement la nécessité de distinguer les activités secrètes justifiables (par exemple, mettre un terme à la violence politique du FLQ) de celles qui sont inacceptables parce qu’elles visent à propager, protéger ou cacher les abus et ceux qui en sont responsables. Ceci, en sachant que la police a toujours fait, et fera toujours, une certaine surveillance des activités politiques et se butera toujours contre les limites de la dissidence. Par conséquent, la surveillance, le contrôle et la distribution éthique et démocratique du pouvoir donné à la police furent toujours des préoccupations fondamentales de Jean-Paul. Cependant, en marquant du fer rouge de la dénonciation toute activité policière dont la cible ait la moindre connotation politique, on se prive d’un regard posé et mesuré sur la déviance et l’abus de pouvoir.

C’est plutôt la culture du secret, qui enveloppe la plupart des activités de haute police, qui était une des cibles préférées de Jean-Paul : d’une part, le secret est levé comme un bouclier par les organisations et les personnes liées à la haute police, qui n’hésitent pas à invoquer la sécurité nationale ou la confidentialité pour défléchir ou neutraliser toute critique. D’autre part, ces mêmes entités exigent que des démonstrations ultrasolides soient faites de leur déviance avant de procéder à la moindre réforme stratégique ou tactique – voire d’admettre qu’une erreur a été commise. Cette impasse est le résultat d’une culture politique généralisée, qui est bien utile dans la production et le maintien de ce qu’Edelman appelait la production de la passivité du public :Le fait de confondre le manque d’une preuve accablante en droit contre des individus mis en cause et le manque de renseignements fiables sur les exactions de la police politique ne font que de renforcer la tendance au refoulement de connaissances qui menacent nos illusions les plus chères sur les institutions, notamment que celles-ci opèrent en conformité avec la légalité (Brodeur, 2003, p. 232).

La confiance débridée des Canadiens envers leurs appareils de police politique et de renseignement est presque légendaire. Personne, cependant, n’est en mesure d’affirmer qu’elle est méritée, puisqu’elle résulte d’un secret rigoureusement protégé. De récents développements au Canada montrent que cette obsession pour le secret est prise dans une spirale d’amplification dont on n’entrevoit pas les limites.

Deuxièmement, la distinction haute/basse police permet une conceptualisation des activités de police qui dépasse leur institutionnalisation et distribution à des organisations distinctes. Par exemple, tous les pays découpent et attribuent les missions policières d’une manière ou d’une autre mais il n’en reste pas moins qu’elles peuvent être comprises comme étant dominées par l’un ou par l’autre des deux modèles. Ainsi, la « haute police » n’est pas, au Canada, synonyme de SCRS ou de CSTC. Plusieurs textes récents de Jean-Paul soulignaient l’arrivée – depuis quelques années et en partie dans le sillage des attaques du 11 septembre 2001 – d’une colonisation de plus en plus importante de fonctions caractéristiques de la police politique par des organisations traditionnellement associées à la basse police (les polices municipales, entre autres). À la fois, on demande de plus en plus à des organisations de renseignement politique de seconder des missions de basse police. L’exemple de la récente habilitation du CSTC, par une suite de paragraphes furtifs glissés dans la loi antiterroriste de 2001, fut un sujet de plusieurs commentaires de Jean-Paul (tout comme l’ensemble de cette loi, d’ailleurs, qu’il jugeait extraordinairement mal conçue). La loi modifie la loi sur la défense et place explicitement le CSTC en position de soutien pour la GRC. Enfin, Jean-Paul a également souligné l’arrivée d’entités privées sur le « marché » du renseignement politique, ce qui constitue une nouvelle forme d’hybridation des organismes, des missions et des cibles. Dans tous les cas, les fonctions de haute police introduisent un secret de plus en plus large (couvrant de plus en plus d’activités), de plus en plus profond (couvrant de plus en plus de facettes de chaque activité et du fonctionnement de l’organisation qui s’y adonne), et de plus en plus durable (les archives sont classées « secrètes » pour des périodes de plus en plus longues).

Dans cette masse informe de policing, déviant à l’occasion, souvent hybride et de plus en plus secret, les outils conceptuels comme ceux proposés par Jean-Paul font cruellement défaut. Or, un nombre de développements récents en matière de policing en montrent toute l’importance : l’informatisation et la réinvention de la police en « police du renseignement criminel » (intelligence-led policing) ; la multiplication des outils technologiques de surveillance et de stockage de données, leur facilité d’utilisation et leur prix en baisse vertigineuse ; l’accent de plus en plus mis sur la prévention du crime, au sens où on espère prédire « scientifiquement » les risques de criminalité pour mieux les réprimer (et non pas la bonne vieille prévention où on conseille aux citoyens de verrouiller leurs portes). Dans tout ceci, la tendance vers la haute police est manifeste et centrale. Avec elle, la culture du secret et le repli des organisations policières sur une expertise interne, qui est peu compatible avec la surveillance et le contrôle démocratique tels que nous les effectuons traditionnellement : en identifiant des responsables et en démontrant hors de tout doute raisonnable qu’ils ont abusé de leur position.

Quand la police se fait haute police, il nous faudrait un « haut contrôle » équivalent, concluait déjà Jean-Paul en 1983. Un contrôle qui fait la collecte continue, permanente et minutieuse de données sur toutes les activités de la police et qui maximise l’usage des technologies pour analyser les poussières d’information avec la puissance de modèles informatiques ; un contrôle qui fait sortir du secret les « renseignements » pertinents pour le citoyen qui veut exercer son pouvoir intelligemment. Si Jean-Paul était peu optimiste face à ce lourd programme, il aurait tout de même souligné qu’une vie menée sans idéal impossible condamne à la médiocrité.