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Pour des raisons qu’il faudrait s’expliquer, le tournant des années 1990 fut marqué par quelques enquêtes importantes au sujet des jeunes et de la religion au Québec. La marquante recherche menée par Jacques Grand’Maison et son équipe y a consacré deux ouvrages (Grand’Maison, 1992a et 1992b) en plus de ressaisir plusieurs éléments dans un dossier synthèse (Grand’Maison, Baroni et Gauthier, 1995). Le ministère de l’Éducation et le Conseil supérieur de l’éducation ont chacun commandé une étude sur le rapport des jeunes à la religion et sur leurs besoins spirituels, l’une s’intéressant aux élèves du secondaire, l’autre aux collégiens (Ministère de l’Éducation, 1992 ; Conseil supérieur de l’éducation, 1992). La recherche sur les croyances des Québécois menée à l’Université Laval aborde également la question, plus indirectement mais avec tout autant de pertinence (Lemieux et Milot, 1992). Toujours à l’Université Laval, était publiée en 1986 une étude au titre fort évocateur sur la perception des jeunes à l’égard de la religion : Des mots sur un silence (Germain et al., 1986).

C’est également à la fin des années 1980 qu’apparaît la fameuse expression « religion à la carte » du sociologue albertain Réginald Bibby, titre français de son non moins célèbre ouvrage Fragmented Gods (1987). En Europe, on poursuit la grande enquête sur les valeurs amorcée à la fin des années 1970, une occasion renouvelée d’évaluer le religieux chez les jeunes et les moins jeunes (Riffault, 1994). En février 1992, l’Association française de sociologie religieuse tenait un colloque sur le thème. Guy Michelat et Yves Lambert en publient les actes sous le titre Crépuscule des religions chez les jeunes ? (Lambert et Michelat, 1992.)

Les investissements de cette période sont étonnants. Ils s’apparentent à un bruit sourd dans un champ de recherche autrement silencieux sur la question. Jacques Grand’Maison explique lui-même ce mutisme des sciences sociales par une « incroyable censure du religieux chez les chercheurs », conséquence d’une « certaine sociologie de la sécularisation qui voit dans la religion un phénomène résiduel d’un passé en train d’être liquidé » (Grand’Maison, 1992b, p. 128).

À vingt ans de distance, le principal intérêt de ces enquêtes n’est peut-être pas tant empirique qu’épistémologique. Plus que de fournir des données objectives, elles rendent compte de la compréhension du processus de sécularisation et de la place du religieux dans des sociétés comme la nôtre. Pourquoi s’intéresser aux rapports des jeunes à la religion ? Comment expliquer ces rapports : effacement, résurgence, persistance, innovation ? De quel « religieux » est-il question ? Et de qui parle-t-on lorsqu’on s’inquiète de la jeunesse ?

Ceux qui attendent de ces pages un état exhaustif des rapports de la jeune génération à la religion pourront trouver que de telles considérations sont de luxueuses digressions. Or, elles apparaissent incontournables puisqu’avec les jeunes et la religion, nous avons affaire à une combinaison de faits sociaux instables. Il en va de la jeunesse comme de tout objet de recherche : on l’approche de manière intéressée. Sa définition est liée « à la fois à l’organisation de la société et à la représentation que la société se fait de la jeunesse » (Gauthier, 2000, p. 31). « Symbolisant, dans l’imaginaire social, les espoirs, les peurs et les désirs pour l’avenir, la jeunesse représente […] une génération sans mémoire. Préservée ainsi de l’empreinte du temps connu pour mieux recevoir, celle, inconnue, de l’avenir, elle reste intemporelle et a aussi pour fonction de conjurer la peur de l’écoulement du temps et de la mort » (Attias-Donfut, 1996, p. 19). Ainsi, « on s’intéresse d’abord aux jeunes parce que c’est sur eux que repose l’avenir de la cité », parce qu’un projet moral commande de « ’dompter’ les démons qui les assaillent » et parce qu’ils sont considérés à la proue du changement et de l’innovation (Gauthier, 1999, p. 12-13). S’entortillent alors les préoccupations. Poser la question de la religion chez les jeunes, c’est tout autant s’inquiéter de la pérennité des institutions, interroger la projection fantasmatique du monde adulte sur ce passage devenu « l’âge d’or de la vie » que s’intéresser à l’imaginaire religieux de ceux qui sont jeunes aujourd’hui.

En un certain sens, le religieux est également un fait « instable ». D’une part parce que la modernité a profondément transformé le rapport aux traditions et aux institutions du sens. D’autre part, parce que tout aussi socialement déterminée qu’elle puisse être, l’expérience religieuse est aussi une expérience intime « qui arbitre la ’vérité’ ». « Du fait même d’exister parmi d’autres, de participer à la cohérence culturelle d’un groupe humain, chacun peut prétendre à un savoir concernant ce qui définit la cohérence de son être au monde et la cohérence de ce groupe par rapport au chaos extérieur » (Lemieux, 2008, p. 229 et 228). Déterminer ce qu’il en est de la légitimité d’une expérience religieuse renvoie inexorablement à un système de convictions, qu’il soit confessant[2] ou implicite. Grand est le défi de reconnaître la valeur d’une vision du monde autre que celle qui nous fait vivre comme individus et comme groupe. Malgré l’immobilisme dont on les accable souvent, les traditions religieuses, et les perceptions de celles-ci, sont toujours en évolution. D’une génération à l’autre, elles se recomposent afin que le passé qu’elles portent puisse répondre aux questions du présent.

Adoptant cette perspective, notre intention est de relire certains résultats des enquêtes des années 1990 avec une double attention : tout en mesurant l’évolution du religieux chez les jeunes, poser un second regard de façon à reconnaître ce qui naît lorsque ce réel est nommé. Les travaux de Jacques Grand’Maison et de son équipe sont particulièrement propices à ce type d’analyse. Premièrement, parce qu’ils fournissent de nombreuses indications sur l’univers religieux des jeunes, fruits d’une large recherche qualitative dont on semble ne plus avoir les moyens aujourd’hui. Deuxièmement, parce qu’ils s’inscrivent dans une perspective particulière : il s’agit d’une recherche-action qui, tout en recourant aux méthodes des sciences sociales, a été commandée par un diocèse catholique et repose sur des postulats pastoraux. Cette orientation n’invalide pas les résultats de la recherche dans la mesure où les présupposés et l’intention sont dès le départ annoncés. Pour notre propos, il s’agit même de sa richesse : l’enquête révèle la façon dont le catholicisme perçoit sa propre évolution au contact des jeunes. Nous est alors offert à la fois un regard sur la jeunesse et une interprétation endogène. La recherche de Grand’Maison est en fait une expression religieuse alors que l’Église catholique tentait de comprendre la réalité à partir de laquelle tant son héritage que son avenir étaient remis en question.

En mettant en dialogue les résultats des différentes recherches de l’époque avec des constats plus récents, cette relecture permettra une discussion sur l’état du religieux et sur des orientations dont on peut penser qu’elles soient fécondes pour les travaux à entreprendre.

Fond de scène de la recherche : pourquoi les jeunes ?

Nous le savons, l’Église catholique est la matrice culturelle du Canada français jusqu’au milieu du 20e siècle. Sur moins de cent ans, elle s’est imposée comme institution phare en bénéficiant d’un alignement de circonstances[3]. L’industrialisation, l’urbanisation et les idées de la modernité mordilleront l’institution qui résiste tant bien que mal dans le premier tiers du 20e siècle. Mais si son emprise – par ses engagements en éducation, notamment – lui permet un temps de résister à ces assauts, la même puissance opérera lorsque, de l’intérieur, commenceront les labours du printemps. « Il y a indubitablement, au coeur même de la société traditionnelle, une créativité moderne du catholicisme québécois » (Lemieux et Montminy, 2002, p. 48), contribuant au passage d’une éthique post-tridentine à une éthique personnaliste (Meunier, 2007) et, le temps venu, ouvrant la porte aux transformations sociales de la Révolution tranquille (Meunier et Warren, 2002) tout autant qu’aux transformations ecclésiales de Vatican II (Routhier, 1993, 2006).

Les attitudes des catholiques au sortir des années 1960 sont diverses. Alors que nombreux sont les décrocheurs et que d’autres s’abandonnent au souffle de l’Esprit dans le mouvement charismatique, plusieurs font des enjeux sociaux le lieu premier de leur pratique religieuse ; une forme de catholicisme social, héritier du personnalisme, fort de l’expérience des mouvements d’Action catholique et, chez les plus « à gauche », inspiré par la théologie de la libération (Hamelin, 1984). Ce courant est important dans le catholicisme des décennies 1970 et 1980. On y retrouve tant une élite intellectuelle que de nombreux acteurs poursuivant leurs engagements dans la cité au nom d’une foi qui, bien souvent, demeure discrète. Leur vision de l’avenir de l’Église et de la société sait se faire entendre auprès d’un épiscopat qui, sur plusieurs questions, demeure coincé entre les revendications d’ici et les décisions romaines. Mais surtout, ils engagent de laborieux chantiers de réflexion sur la contribution du catholicisme à une société dont ils acceptent qu’elle se soit sécularisée, plusieurs d’entre eux y ayant même contribué. La Commission d’étude sur les laïcs et l’Église (1968-1971), présidée par Fernand Dumont et dont Jacques Grand’Maison est commissaire et rédacteur important des rapports, en est l’illustration tant par les questions soulevées que par le sort que les autorités ont réservé au rapport. Et c’est bien dans cette mouvance que l’on peut inscrire la recherche-action de Saint-Jérôme (ou RASJ)[4] des années 1990 dirigée par le même Jacques Grand’Maison[5]. Il est difficile de ne pas voir annoncées, dans les conclusions du rapport, des préoccupations qu’elle fera siennes :

Mais il est quasi normal que des jeunes s’intéressent peu à un héritage : ils se voient moins comme des héritiers que comme des inventeurs ; ils sont tournés vers un avenir à construire. Si bien qu’ils sont spontanément portés à penser même leur foi en termes d’un futur à inventer. Or, quand les jeunes regardent vers l’avenir, ils ont peine à cerner l’horizon… D’une part au plan social et politique, se dessine un Québec incertain. D’autre part, il faut bien admettre que les propositions que l’Église leur offre par son fonctionnement et les attitudes des chrétiens adultes engagent peu. Une jeunesse qui n’est plus sûre de son avenir se trouve acculée soit à sombrer dans l’indifférence, soit à déployer un effort vraiment rénovateur. À travers les jeunes générations, l’Église trouve à la fois son procès et ses chances.

Commission d’étude sur les laïcs et l’Église, p. 173.

Il s’agit d’un catholicisme assistant à son procès et cherchant à saisir ses chances, qui s’intéresse aux différentes générations à travers la RASJ. Est ainsi formulé le « dilemme déclencheur » de l’enquête :

Vers la fin des années 1980, un dilemme terrible surgit dans l’esprit de plusieurs responsables pastoraux. Allons-nous consacrer toutes nos énergies aux impératifs de survie de l’Église institutionnelle, au moment où tant de gens frappés par les crises sociales et économiques sont eux-mêmes en situation de survie ? Qu’advient-il des nouvelles solidarités tissées depuis 40 ans entre nous et nos milieux humains respectifs ? Cette riche et précieuse expérience ne nous incite-t-elle pas à articuler ces deux défis l’un à l’autre pour requalifier non seulement la vie interne des communautés chrétiennes, mais aussi les apports originaux de l’Église et des chrétiens aux enjeux humains importants, toujours avec le souci d’agir avec les forces vives de nos milieux respectifs.

Grand’Maison, Baroni et Gauthier, 1995, p. 11.

Le fond de scène est mis en lumière : on s’intéresse à la question des jeunes et du catholicisme d’abord parce qu’on cherche à comprendre les effets de la sécularisation sur l’institution religieuse et à discerner les voies à emprunter. L’Église catholique n’arrive plus à être solidaire des joies et des espoirs, des angoisses et des tristesses des hommes et des femmes de ce temps, pour paraphraser Gaudium et Spes, et de surcroît s’ils sont jeunes. La transmission – comme toujours quand on s’y intéresse – est en crise. Les destins de l’Église et de la société québécoise bifurquent.

Pour les chercheurs moins engagés de la même période, la question des jeunes demeure indissociable de la sécularisation. Convaincu des mutations profondes, on cherche à évaluer la rupture et la perte, mesurer la dérégulation, comprendre comment les jeunes en arrivent à se construire alors que l’esprit de l’époque semble être à l’indifférence.

Le terme « religion » ne circule plus de façon univoque chez les jeunes, et nous nous sommes intéressés à savoir d’abord ce que ceux-ci y apposent comme contenu, les relations qu’ils font avec les autres champs de l’expérience. Rien ne nous autorise plus à penser que les jeunes structurent leur vision du monde, leur sensibilité et leur art de vivre selon l’ancien paradigme religieux. Rien ne nous autorise même à penser que la religion soit un cadre de référence pour eux comme elle l’a été pour leurs aînés, ni qu’elle ne le soit plus.

Germainet al., 1986, p. 10.

L’enquête du ministère de l’Éducation auprès des cégépiens a pour hypothèse que le pluralisme culturel, l’indifférentisme religieux, les valeurs de la culture économiste dominante et le fatalisme « font obstacle à la recherche éthique, spirituelle et religieuse des jeunes » (Ministère de l’Éducation, 1992, p. 2). Il y a donc un écueil, un blocage, un empêchement suggérant que l’univers religieux des jeunes est incohérent, voire inquiétant.

Sans rejeter ni légitimer ces postulats, nous cherchons à saisir la tension sociale et religieuse qui préside à ces recherches. Nous nous intéressons ici aux jeunes parce qu’ils forment la première véritable génération de sécularisés, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas connu le catholicisme tel qu’il structurait un temps la vie collective au Québec. En cela, ils inaugureraient de nouveaux rapports au catholicisme et à la spiritualité. Il y aurait une innovation à saisir et, pour le catholicisme, une apparente indifférence à expliquer.

Principaux constats : une génération de sécularisés

L’intérêt de la RASJ tient entre autres à son ambition d’embrasser à la fois les dimensions religieuses et sociales. Pour cette raison, les constats sont nombreux et il est ardu d’en résumer les résultats. Nous nous en tiendrons aux mouvements de fond qui transcendent la conjoncture et dont les effets persistent toujours chez ceux qui sont jeunes aujourd’hui. Pour ce faire, nous nous attarderons à des constantes tirées de trois des six dossiers : Le drame spirituel des adolescents (DA) (1992a) et Vers un nouveau conflit de générations (CG) (1992b) qui abordent la jeunesse, et le dossier synthèse Le défi des générations (DG) (1995).

La déculturation

Le verdict est sans appel et ne concerne pas que les jeunes :

Plusieurs de nos témoins n’ont plus la culture religieuse ou chrétienne nécessaire pour tenir un discours religieux cohérent. Ce sont des brides [sic] de références, des souvenirs éclatés où l’on trouve difficilement les mots pour dire même sa propre expérience religieuse. La mémoire religieuse est de plus en plus vague. La structure la meilleure pour se situer et situer les autres, c’est l’astrologie ! Serait-ce la seule structure globale de signification, d’identification et de communication qui reste ?

DG, p. 77.

La manifestation la plus explicite de cette déculturation tient donc à « l’incapacité d’identifier, de nommer ce qui se passe en soi ». Les jeunes se réfugieraient alors dans un « abstractionnisme », dans une « conscience universelle, spirituelle qui fait foi de tout, explique tout, résume tout, règle tout, comme si on se noyait dans le tout ». La maîtrise de la langue française dont on déplore les lacunes chez les jeunes ne serait qu’un indicateur de surface qui cacherait « d’autres déficits d’autant plus graves, qui vont jusque dans les profondeurs culturelles et spirituelles d’une conscience et d’une pensée souvent aussi pauvres qu’informes. Il y a une étroite relation entre une conscience molle, une pensée molle et une langue molle » (CG, p. 253 et 254).

Serait en cause le « mythe de la table rase » où le traditionnel est nécessairement dépassé. Sans connaissance de la tradition, les jeunes seraient confinés à réinventer la roue, d’où l’absence de « repères, de modèles, de balises ». Et les effets en seraient nombreux : « les impuissances, ici, s’additionnent : celles de dire, de penser, d’agir, de se solidariser. Elles constituent en quelque sorte le dessous commun de graves problèmes qu’on traite isolément comme le décrochage scolaire, la drogue, le suicide, le repli sur soi, etc. » (DA, p. 103). En ce sens, « une conscience déstructurée, déculturée ou non culturée, aphone, sans modèles de référence, sans traditions spirituelles éprouvées ne peut être que livrée à l’impuissance, aux pulsions aveugles, à la marginalité sociale et éventuellement à une logique de mort » (CG, p. 289). Perdre la culture, c’est perdre « un lieu incontournable et précieux de différenciation humaine, de distance sur soi pour être capable d’altérité, de jugement, de maîtrise de soi, de conscience historique et aussi de projet » (CG, p. 255).

Crise du croire, de l’altérité et de la transcendance

Cette déculturation, en privant les jeunes de « systèmes de pensée suffisamment solides et reconnus par le corps social », expliquerait « leurs silences et leurs attentes vides » et provoquerait « l’hyper-investissement narcissique du Moi » (DA, p. 91). De ce fait, on se trouverait plongé dans une crise d’altérité, « noeud dramatique » de la crise spirituelle que vivraient les adolescents : « les adolescents nous ont laissé entendre combien il est difficile aujourd’hui de croire aux autres, à travers ceux-ci, de croire au monde, à la société, à l’amour, à la justice, à l’avenir » (DA, p. 210). Cette crise du rapport à l’autre en est aussi une du croire « dans un de ses rôles majeurs, celui d’ouvrir un horizon possible » (DA, p. 211).

Il s’agirait également d’une crise de la transcendance dans sa fonction de fondation d’une « communauté de destin avec le défi d’assumer ensemble les tâches fondamentales, les limites des situations et le profond désir d’affranchissement de nos diverses finitudes » (CG, p. 272). Cette « opacité de la transcendance », conséquence de la déculturation qui bloque aux jeunes l’accès aux grandes traditions humanistes et religieuses, renverrait « à la vie privée tout ce qui peut faire sens ». Dans cette foulée et en reprenant les propos de Fernand Dumont, Grand’Maison en appelle à la reconnaissance d’une « transcendance commune dont chaque être humain est la figure, et qui fonde une même communauté éthique » (CG, p. 274).

Crise de la transmission

La crise de transmission a pour noeud le rapport à la mémoire. Une des originalités de la recherche est d’ajouter à la problématique la dynamique intergénérationnelle. Solange Lefebvre[6] met en lumière l’effet des tensions entre les générations tout autant que des solidarités intergénérationnelles. Sur ces questions, il faut nécessairement situer la recherche dans son contexte. Rappelons que parmi les jeunes rencontrés à l’époque se trouvent les soeurs et frères cadets des boomers qui disaient souffrir d’un vacuum identitaire quasi inévitable chez ceux qui suivent de si près une génération importante du point de vue historique. Cette situation particulière provoque des tensions entre une cohorte qui a bénéficié de l’effervescence de l’après-guerre et une autre qui paie le prix de la saturation du marché de l’emploi, de la récession et de la faiblesse de son poids politique ; d’où le titre du second dossier : vers un nouveau conflit de générations. Grand’Maison prévient :

Trop de diagnostics aboutissent au constat d’une société bloquée pour que nous cédions à un optimisme de convenance. […] Bientôt s’instaurera un terrible procès de cette génération. Il s’inscrira précisément dans le rapport intergénérationnel. Combien d’éducateurs nous ont dit comment le fossé entre eux et les jeunes a grandi au cours des dernières années. […] Même constat chez des professeurs aux niveaux secondaire, collégial ou universitaire. Un contentieux sourd comme un sous-marin qui ne répond plus. La coexistence pacifique de surface entre les générations ne doit pas nous leurrer ; ni l’apparent accommodement des jeunes à leurs difficiles conditions présentes. Il y a en dessous un immense baril de poudre trop ignoré.

CG, p. 139.

Nous reviendrons sur ce conflit latent. Il indique, par ailleurs, que la transformation de la famille, du rapport à l’autorité, du marché du travail, de l’engagement politique sont autant de composantes qui induisent une nouvelle configuration des rapports de générations. En les identifiant, la recherche évite de demeurer en surface en accusant simplement les boomers de ne pas avoir transmis l’héritage religieux reçu. Elle rend compte des effets pervers de l’indifférenciation générationnelle (parents et enfants partageant le même univers culturel) et de la ségrégation des générations (chaque groupe d’âge vivant isolément dans ses groupes affinitaires ou ses pratiques sociales) sur la transmission. Cette « révolution culturelle » éclipsant « toutes les relations verticales » (parents / enfants ; maître / apprenti ; maître / disciple) et remettant en question « les traditions, l’autorité, la mémoire, etc., au profit des valeurs du présent, de l’innovation, de la spontanéité, de l’émotion, etc. » carburerait, selon Lefebvre, à deux grandes utopies :

L’utopie égalitaire et paradisiaque selon laquelle toute différence de rôle, de statut, de classe sociale, d’âge et de sexe devait disparaître ; et l’utopie de l’auto-enfantement de soi qui espérait abolir toute perspective de savoir, de morale, de coutumes et autres à transmettre. Cela ne s’est jamais réalisé pleinement dans l’expérience concrète des gens et des sociétés occidentales. Dans les faits, les différences subsistaient, mais elles étaient occultées, refoulées. Nos pratiques familiales, professionnelles et éducatives en furent cependant effectivement transformées : « Il est interdit d’interdire » ; « Plus personne ne transmet rien à personne » ; « Don’t trust anyone over 30 » (Jerry Rubin), etc.

DG, p. 132.

Si les propos sont généralement nuancés alors que la recherche tire à sa fin et que l’heure est à la synthèse, ils sont particulièrement tranchés dans la deuxième publication portant sur les 20-35 ans :

Il y a chez nous au Québec une profonde déculturation dont nous ne soupçonnions pas l’ampleur et la profondeur avant de commencer notre recherche, il y a quatre ans. Nous avons fait le pari de nouvelles cultures en émergence, à tout le moins d’une certaine re-culturation, mais nous sortons de cette recherche avec trop d’indices sur cette déculturation fondamentale pour ne pas y voir une hypothèque telle qu’il ne peut être question de nouvelle culture, pour le moment en tout cas. Tout simplement parce qu’il n’y a plus d’assises minimales pour une re-culturation ! Selon nous, il y a là un formidable drame humain et spirituel que nous avons déjà pointé dans nos résultats de recherche sur les adolescents. Ceux-ci en sont des victimes particulières. On le comprend facilement si on accole ce phénomène global de la déculturation à l’échec fréquent de toutes les transmissions.

CG, p. 123-124. Italiques de l’auteur.

Le « cas québécois » ?

Déculturation, crise de la transmission, passage de la transcendance à l’immanence, ces composantes du rapport des jeunes à la religion sont confirmées par plusieurs enquêtes d’ici et d’ailleurs. À tout le moins, les résultats des enquêtes quantitatives ne contredisent pas les interprétations de Grand’Maison et de son équipe. En fait, les jeunes semblent poursuivre sur la lancée de leurs parents : ils pratiquent peu, font de moins en moins baptiser leurs enfants bien que cette pratique n’ait pas connu de chute dramatique, se marient moins à l’Église et maintiennent majoritairement une appartenance au catholicisme (Meunier, Laniel et Demers, 2010). Le quart des jeunes catholiques affirment n’avoir jamais feuilleté la Bible et 81 % ne connaissent pas le nom de leur évêque[7], seulement 35 % savent ce que signifie la Sainte Trinité et 22 % connaissent l’utilité du ciboire[8]. Ces indices laissent croire à un effritement relativement récent de la paradoxale stabilité du catholicisme culturel chez les plus jeunes générations (Meunier, Laniel et Demers, 2010).

Le rapport des jeunes Québécois est-il exceptionnel ? Participent-ils du « cas » québécois, c’est-à-dire de cette situation jugée distincte en raison de l’intensité et la rapidité du passage de la très catholique priest-ridden province à une société « hypersécularisée » ?

Certes, lorsqu’on compare ce rapport à celui du Rest of Canada (ROC), les différences sont notables. Pour ne prendre que le taux de pratique religieuse, il se situait à 4,1 % en 2006 chez la génération de Québécois nés entre 1976 et 1990 alors que dans le ROC, pour la même génération et la même année, ce taux est de 10 points supérieur (14,7 %) (Meunier, Laniel et Demers, 2010, p. 125-126)[9]. Même si l’analyse force à la nuance selon les indicateurs étudiés, une constante s’impose : les jeunes Québécois sont, de manière générale, moins fortement mobilisés par les pratiques traditionnelles (célébrations et rites) que leurs compatriotes canadiens.

L’écart avec les jeunes Américains est encore plus significatif. À titre comparatif, notons que différentes études situent le taux de pratique hebdomadaire chez les adolescents américains entre 30 % et 40 % à la fin des années 1990 (Smith et al., 2002 ; Regnerus et al., 2003). Rappelons qu’au Québec, en 1998, le taux de pratique de la génération Y (née entre 1976 et 1990) se situait à 8,3 % alors qu’il était à 28,8 % pour les jeunes du ROC (Meunier, Laniel et Demers, 2010, p. 125-126)[10]. En 2007, 45 % des Américains âgés entre 18 et 29 ans considéraient la religion comme très importante dans leur vie (Pew Forum on Religion & Public Life, 2010, p. 10). Au Canada, pour les 15-29 ans en 2002, 34 % sont du même avis. Au Québec, toujours en 2002, seulement 14 % des jeunes sondés[11] soutiennent que Dieu[12] est très présent dans leur vie. Est-ce pour autant dire que les jeunes Américains et les jeunes Québécois suivent des trajectoires opposées ? Mieux vaut sans doute demeurer prudents. La forte prégnance du religieux dans la vie des descendants de l’Oncle Sam cache un mouvement dont seul le temps permettra de mesurer l’ampleur : entre 1990 et 2008, la proportion d’Américains affirmant être sans religion  (nones) a augmenté de 138 % (Kosmin et Keysar, 2009, p. 4). Ces nones représentent alors 23 % des hommes et 18 % des femmes âgés de 18 à 34 ans alors qu’ils ne sont respectivement que 10,5 % et 5 % chez les 65 ans et plus (Kosmin et Keysar, 2006, p. 72 et 73). Pendant ce temps au Canada (Québec et ROC), le nombre de citoyens affirmant n’avoir aucune appartenance religieuse a augmenté de 27 %, passant de 15 % à 19 %. Chez les 15-29 ans, 30 % mentionnent cette « non-appartenance » comme réponse aux enquêtes de Statistique Canada en 2004. Nous n’avons pas les données concernant les jeunes Québécois. Cependant, à titre indicatif, mentionnons que les « sans religion » représentent 5,6 % (une augmentation de 55,6 % depuis 1991) de l’ensemble de la population au Québec en 2001[13] alors qu’ils en représentent plus du double (14 %) aux États-Unis (Kosmin et Keysar, 2009, p. 3).

En Europe, la situation varie grandement d’un pays à l’autre. De la France qui obtient le plus fort taux de non-pratique de l’Europe de l’Ouest (7,5 % de l’ensemble de la population affirme assister à un culte par mois en 1999[14], 6 % chez les 18-29 ans catholiques[15]) à la très religieuse Irlande (70,1 % de l’ensemble de la population affirme assister à un culte par mois en 1999[16], 78 % chez les 18-29 ans catholiques[17]), aujourd’hui en pleine mutation. À partir des enquêtes européennes sur les valeurs, Pierre Bréchon et ses collaborateurs arrivent à mesurer l’intensité de l’identité religieuse des jeunes Européens à l’aide de neuf indicateurs objectifs et subjectifs. Bien que les interprétations de ces données soient limitées, la comparaison générationnelle est convaincante. En regard des repères utilisés, 35 % des jeunes n’ont pas d’identité religieuse ; 29 % répondent à un ou deux critères ; 21 % entre trois et cinq ; 15 % entre six et neuf. Chez les 60 ans et plus, les pourcentages sont pratiquement inversés : dans le même ordre, 12 %, 17 %, 24 %, 47 % (Bréchonet al., 1997, p. 58). Dans une perspective plus subjective, l’enquête ARIS (American Religious Identification Survey) de 2001 demandait aux répondants américains s’ils se percevaient comme 1) séculiers, 2) un peu séculiers (somewhat secular), 3) un peu religieux (somewhat religious), 4) religieux. Ici aussi les différences générationnelles apparaissent : chez les 18-34 ans, 27 % se considèrent comme religieux, 43 % comme un peu religieux, 9 % comme un peu séculiers et 14 % comme séculiers. Chez les 65 ans et plus, les données sont respectivement 47 %, 34 %, 3 %, 7 % (Kosmin et Keysar, 2006, p. 80).

La situation des différents groupes religieux aux États-Unis suggère également un état du religieux plus contrasté qu’il n’y paraît de prime abord. Si, d’une part, la religiosité des jeunes issus des courants évangéliques et black Protestants semble stable ou en croissance en regard de certains repères (croyances, pratiques, appartenance, etc.), il en va autrement pour les jeunes adultes appartenant aux Églises protestantes « traditionnelles » (mainline)[18] et à l’Église catholique romaine. Plusieurs indicateurs montrent une distance institutionnelle qui n’est pas complètement étrangère au Québec. Ainsi, alors que le pourcentage des 18-25 ans black Protestants et évangéliques affirmant une appartenance forte augmente significativement (plus de 10 % entre 1972 et 2006), chez les jeunes catholiques du même âge, on note une diminution de plus ou moins 5 points. Sur le plan de la pratique religieuse hebdomadaire, les données sont encore plus parlantes. Alors que le pourcentage de jeunes adultes assistant à des offices religieux une fois par semaine ou plus augmente sans cesse chez les évangéliques (de plus ou moins 28 % à 31 %) et les black Protestants (de plus ou moins 17 % à 19 %) entre 1974 et 2006, ils passent de 25 % à 15 % chez les catholiques et de 15 % à 10 % chez les protestants mainline (Smith et Snell, 2009). En somme, les jeunes adultes américains sont généralement moins religieux que les générations précédentes et le sont différemment d’elles (Smith et Snell, 2009, p. 102). Surtout, au cours des années qui les mènent de l’adolescence au seuil de la vie adulte, un nombre important de jeunes (entre 28 % et 50 % selon la tradition d’origine) transitent d’un type d’affiliation religieuse à un autre. Certains adhèrent à une autre Église ou mouvement pour des raisons essentiellement théologiques et de foi. En revanche, plusieurs (entre 11 et 37 %) deviennent « purement et simplement non religieux » (Smith et Snell, 2009, p. 141).

Cela dit, plus que les États-Unis ou la France – souvent citée comme seconde référence en raison du modèle différencié du rapport au religieux qu’elle offre –, ce serait, selon le sociologue É.-Martin Meunier et son équipe, du côté de la Grande-Bretagne, des pays scandinaves, mais surtout de l’Espagne qu’il faudrait se tourner pour mieux comprendre le Québec.

[L’Espagne] présente l’une des configurations les plus analogues à celle du Québec. […] Ainsi, le rapport québécois particulier entre appartenance et baptêmes, d’un côté, et faible participation à la messe, de l’autre, renvoie à une configuration religieuse apparemment présente dans des cultures où existaient historiquement des liens forts, voire une certaine intrication, entre l’Église et l’État.

Meunier, Laniel et Demers, 2010, p. 113-114.

Les auteurs suggèrent d’appliquer au Québec l’hypothèse de Raymond Boudon, lui-même inspiré par David Martin : le rapport particulier des Québécois au catholicisme serait tributaire d’une histoire nationale marquée davantage par l’homogénéité religieuse que le pluralisme. Du coup, la religion « pourrait être le lieu de rassemblement d’une nation, mais aussi engendrer l’éloignement de la pratique religieuse, car en cas de désaccord avec son Église, le membre n’aurait d’autre choix que d’en sortir et de ne plus y participer. » (Meunier, Laniel et Demers, 2010, p. 114). En revanche, la situation religieuse américaine s’expliquerait, globalement, par l’instauration, aux fondements mêmes de la société et de la nation, d’un pluralisme et d’un « marché » du religieux garantissant la liberté de conscience et reconnaissant la religion comme un bien public[19] (Kosmin et Keysar, 2006). Et il faudrait croire que dans ce marché, l’Église catholique et les Églises protestantes « traditionnelles » seraient moins performantes que leurs soeurs conservatrices et évangéliques.

Si cette hypothèse peut expliquer les rapports paradoxaux aux institutions religieuses qui ont été dominantes ici et ailleurs, elle demeure toutefois trop silencieuse sur les transformations plus globales du religieux. La baisse de la pratique religieuse au Québec n’est pas l’exclusivité des catholiques. Les grandes Églises protestantes ont connu un mouvement semblable, voire même plus marqué. En 1961, le Québec compte 462 428 protestants, ce qui représente 8,7 % de la population. En 2001, ils sont 335 590, soit 4,7 %. Les trois grandes Églises (anglicane, méthodiste, presbytérienne) qui ont été centrales dans l’histoire du protestantisme au Québec, réunissaient encore, en 1971, 8 protestants sur 10. En 2001, elles en rassemblent moins de 5 (43,8 %).

L’effondrement des grandes Églises est un phénomène beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, soutien Frédéric Castel, et il faut se garder des interprétations rapides limitées à l’émigration […]. Cette chute est aussi grandement imputable au mouvement de désaffiliation religieuse, au flou identitaire qui en conduit plusieurs à s’identifier simplement comme « protestant » ou « chrétien », ainsi qu’au changement d’allégeance en faveur des Églises évangéliques en pleine croissance.

Castel, 2003, p. 277.

S’il a connu une progression importante dans les décennies 1960-1970, le mouvement évangélique (baptiste, pentecôtiste, adventiste…) montrerait aujourd’hui « des signes de plafonnement » (Castel, 2003, p. 278). Plusieurs seront surpris de constater que l’Église catholique demeure le groupe religieux en plus grande progression au Québec, et ce, en raison de l’immigration qui vient compenser les effets du vieillissement et de la désaffiliation. Ainsi, parce que confronté au pluralisme en raison de son statut minoritaire et de sa diversité interne, nous pourrions penser que le protestantisme aurait su mieux gérer la « modernité religieuse ». Or, il ne s’en trouve pas moins affecté par d’importants bouleversements.

Ce que nous tenions à mettre en lumière, c’est l’apparente confirmation de ce que nous pourrions appeler « le recul du christianisme » chez les jeunes Québécois. Que la crise de la transmission soit « soulignée par toutes les observations portant sur le rapport des jeunes à la religion » (Hervieu-Léger, 1999, p. 67) fait en sorte que nous assistons « à un éloignement croissant des jeunes par rapport à la religion institutionnelle. » (Lambert, 1992, p. 38) Nos modestes comparaisons avec d’autres sociétés, qui demanderaient davantage d’application et de sagacité pour être sérieuses, invitent à saisir la situation autrement : en étant particulier sans être exceptionnel, qu’implique ce recul du christianisme dans l’imaginaire religieux des jeunes Québécois ? N’y a-t-il pas un corollaire, un autre côté au miroir, un autre versant à la présente situation ?

L’autre versant

Revenons à l’enquête de Grand’Maison. Entre le Drame spirituel des adolescents et Vers un nouveau conflit de générations, un changement dans le regard est perceptible. À la lecture du premier, il est difficile de ne pas ressentir la lourdeur de l’impasse que vivraient les jeunes et que l’équipe a tenu à souligner tout le long de l’ouvrage. Dans le second, une place significative, bien que subtile, est accordée aux « nouvelles pousses », aux « nouvelles requêtes », aux « quêtes de cohérence ». On propose une dialectique entre un « versant critique » et un « versant dynamique ».

D’un côté, les auteurs de la RASJ affirment sans ambages que la crise du croire et de l’altérité, conséquence de la déculturation, entraîne un « refoulement du tragique ». L’individu se projetterait dans le « parareligieux » où il aurait recours à un universalisme et à des croyances ésotériques considérées comme les « nouvelles formes d’aliénation », « décrochage le plus inquiétant du pays réel » (CG, p. 239). Le jugement est lapidaire. Le religieux y est considéré comme « sauvage », « sans culture historique », « sans tradition », « sans mémoire », « sans validation dans la pratique de vie », « régression foetale dans la sécurité du sein maternel » (CG, p. 254 et 257). Ce faisant, est paradoxalement mise en évidence la production religieuse de la modernité québécoise et de la sécularisation. « Absurde », ce religieux n’en existe pas moins et la RASJ le décrit particulièrement bien.

Dans ce magma des croyances apparemment dérégulées, on admet la légitimité de la « quête d’un ordre nouveau après des décennies où se sont imposés une idéologie du changement permanent, une libéralisation sans balises des moeurs, un rejet global de toute tradition reçue et plus largement de toute expérience historique, un procès de la morale d’hier sans remplacement, une dévalorisation de l’idée même d’institution, de rite, etc. » (CG, p. 239). Refusant de les considérer comme des victimes ou de les cloîtrer dans un individualisme narcissique, on accorde aux jeunes une capacité de penser autrement les enjeux :

Des jeunes choisissent non plus le procès, la contestation, mais des voies autres pour se démarquer du monde adulte et chercher leur propre identité. Ils le font par de longs détours, par de longs moments de latence, par de très larges horizons symboliques du genre : « J’ai besoin d’un cosmos pour respirer, ici j’étouffe ». L’imaginaire, les croyances sont mis à forte contribution.

CG, p. 244.

Au conflit de générations annoncé, la recherche propose elle-même une contre-hypothèse : « Par-delà la diversité de leurs situations et de leurs positions, nous avons rencontré chez la plupart [des jeunes] une bouleversante lucidité empreinte de dignité et d’une sourde résolution à ’passer au travers’, et cela même dans les conditions les plus difficiles. ’On n’abat pas les murs, on les contourne […]’ La jeunesse n’a plus de corps social. Mais elle a plus d’âme qu’on ne le dit. » (CG, p. 382.)

Après « une déculturation religieuse », « il y a autre chose », pour reprendre deux sous-titres consécutifs du tome synthèse (DG, p. 77 et 78).

Le récit des histoires de vie nous laisse souvent soupçonner que sous les bribes du discours religieux, il y a souvent des convictions de foi plus profondes qu’on ne le pense. Moins d’indifférence qu’on ne le dit. […] Après une histoire où tout était religieux, comment ne pas comprendre que l’on ait vécu une période de distanciation, de décomposition, sinon de latence avant une nouvelle structuration ?

DG, p. 78.

Dans les pages suivantes, nous présenterons les déplacements du religieux : de l’obligation à la liberté, de l’au-delà à l’ici et maintenant, du pour les autres au pour soi, d’une religion constituée à un religieux qui se construit et d’une transcendance par en haut à une transcendance par en bas, vers les profondeurs de soi.

Dans le même esprit, le chapitre deux du Défi des générations cerne le « nouvel intérêt pour le spirituel » en dégageant neuf chemins privilégiés et dix traits marquants. Une simple énumération permet d'en déceler les enjeux : expérience spirituelle, autonomie spirituelle et subjectivité, spiritualité affective, positivation, spirituel inscriptif, spirituel expressif, relationnel plus que rationnel, spirituel aventuré, nouvelle quête de totalité, du désenchantement du monde à une spiritualité vocationnelle. Après avoir conclu au désert de la déculturation dans les premiers dossiers, ce même désert semble finalement moins sec et plus habité.

Ce déplacement du religieux est confirmé par différentes enquêtes d’ici et d’ailleurs. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le recul du christianisme (ou la déculturation) chez les jeunes de pays où ce dernier fut la religion dominante n’équivaut en rien à un déclin des croyances. Au contraire, l’observation de l’évolution d’un certain nombre de « croyances repères » a permis à plusieurs chercheurs d’endosser les thèses d’un redéploiement de la religion (Delestre, 1997) et d’une recomposition des croyances et du religieux (Lambert, 1993 ; Campiche, 1997). Ces études partagent avec celle qui nous occupe un vocabulaire évocateur : il est question de « parareligieux », de « croyances hétérodoxes », de « croyances parallèles », de pratiques « néo-religieuses », d’un religieux « hors-piste ». On comprend que si ce religieux est placé à la marge, dans l’esprit des sociologues, le christianisme demeure le centre, sécularisation ou non.

Discussion à vingt ans de distance

Quel regard est-il possible de poser sur ces résultats vingt ans plus tard ? Nous l’avons évoqué, aucune investigation de pareille envergure n’a été menée sur le rapport des jeunes à la religion au Québec depuis les recherches de 1990. Peu de points de comparaison donc, bien que certaines données statistiques nous permettent de dégager des tendances et de formuler de pertinentes questions. Par contre, notre compréhension de l’évolution du religieux dans les sociétés modernes n’a cessé de se préciser au cours des dernières décennies. À telle enseigne que certains penseurs de la sécularisation en sont venus à réviser leurs positions (Berger, 2001)[20]. Relisons les conclusions de la recherche de Grand’Maison à la lumière de ces avancées afin de proposer quelques réflexions où s’entremêlent des constats sur les rapports de jeunes à la religion, des considérations épistémologiques et des pistes de recherche qu’il nous semble nécessaire d’approfondir.

De la complexité de l’étude du religieux chez les jeunes

Trois postures suffiront à résumer les enjeux de l’étude du religieux chez les jeunes.

1. La première est une posture « simple ». La sécularisation entraîne non seulement une laïcisation des structures sociales, mais le pluralisme culturel : « l’Occident moderne a produit de plus en plus d’individus qui réfléchissent sur leur propre vie sans recourir à des interprétations religieuses » (Berger, 1971, p. 174). Considérant que les jeunes forment une génération d’« hypersécularisés », l’enjeu serait de saisir les effets de ce processus inéluctable, de cerner en quoi et comment la culture des jeunes se soustrait à l’autorité des traditions. L’étude du religieux chez les jeunes se résumerait ainsi à l’étude du processus de sécularisation. Elle viserait à comprendre le changement et la perte. Et là où la religion persiste ? Il s’agirait d’anomalies.

2. La deuxième posture est « double ». Tout en reconnaissant la nécessité d’étudier les conséquences de la sécularisation, la recherche permettrait d’en interroger les théories. Elle viserait ainsi à cerner la place de la religion dans les sociétés de la modernité avancée. Ce faisant, elle viserait à dépasser les limites de la première posture. Car limites, il y a. Si la baisse de la participation aux offices religieux dominicaux confirme la perte d’influence des Églises, il en va tout autrement lorsqu’il est question des croyances, de l’appartenance à une tradition religieuse ou de certains rites de passage (mariage, baptême, funérailles). Persiste un catholicisme culturel (Lemieux, 1990) dont l’évolution est complexe puisqu’elle concerne le rapport des Québécois à la mémoire, à la culture, à l’identité. Plus encore, la « vitalité paradoxale » du catholicisme (Lemieux et Montminy, 1992) résiste à une lecture simpliste des théories de la sécularisation. Cette deuxième posture serait davantage compréhensive dans la mesure où elle accorde aux institutions religieuses un dynamisme et une capacité d’inculturation. Tout comme pour la première, le point de départ est la situation des religions de tradition. On cherche à mesurer les mutations et à expliquer l’état actuel en enfourchant l’écart qui semble se creuser entre les religions confessantes et la culture ambiante ; écart que l’on explique précisément par la sécularisation et le régime de la modernité. Ainsi a-t-on recours à différents termes et concepts pour nommer les transits entre ces deux solitudes : déculturation, exculturation, retour au religieux, religion à la carte, etc.

Nous pourrions situer les travaux de l’équipe réunie par Jacques Grand’Maison dans cette perspective. La problématique est claire : comment être solidaire des quêtes des Québécois en leur offrant les richesses d’intelligence humaine et spirituelle du christianisme. Les repères s’en trouvent définis : en amont, un imaginaire religieux structuré, donnant de la profondeur à l’expérience humaine, et ce, malgré les dérives obscurantistes que l’on est prêt à reconnaître ; en aval, un univers dérégulé, vide où l’individu serait plongé en pleine crise d’orientation. Bien sûr, cette vision « manichéistement » présentée ici n’est jamais pleinement partagée ni par ceux qui réfléchissent de l’intérieur d’une tradition religieuse, ni par ceux qui abordent le phénomène religieux de l’extérieur. Toutefois, une certaine intériorisation des théories de la sécularisation amène à penser la religion chez les jeunes en étant beaucoup plus attentif aux ruptures qu’aux continuités.

En soi, ce postulat paraît juste pour nombre de raisons, la plus importante est que la sécularisation a bel et bien eu lieu et ses conséquences sont incontournables. Néanmoins, si nous anticipons le point de chute indiqué par cette trajectoire, force est d’en constater les limites. Dans certains cas, les travaux de recherche menés sous cette égide réduisent le religieux à la religion. Au final, c’est au sort des religions que l’on s’intéresse et non pas à l’imaginaire religieux des jeunes. Bien que l’on pourfende une compréhension de la sécularisation qui conclut à la disparition du religieux, en pratique, de vigoureux efforts doivent être déployés pour ne pas glisser vers un comparatisme : chercher, au sein de sociétés sécularisées, des relents religieux d’une période pré-sécularisation. Des défis se posent incontinent. Comment définir un religieux qui n’aurait pas connu la sécularisation sans sombrer dans une relecture mythique ou déformée du passé ? Comment saisir « l’innovation religieuse » alors que le religieux est défini en regard de ce qu’il n’est vraisemblablement plus ?

L’étude du religieux et l’étude de la jeunesse – desquels nous avons précédemment dit qu’ils étaient pour ces raisons des faits sociaux instables – se rencontrent dans un enjeu épistémologique commun : le risque persistant de projeter sur les jeunes et sur leur religiosité des catégories qui appartiennent à d’autres générations. C’est à tout le moins l’avertissement que sert Jacques Hamel : « On est en droit de se demander si les sociologues de la jeunesse n’envisagent pas les jeunes en fonction de catégories et concepts qui, en définitive, trahissent leur propre âge » (Hamel, 1999, p. 33)[21]. On est tout aussi en droit de se demander si la sociologie de la religion n’envisage pas le religieux en fonction de catégories et de concepts qui trahissent une intériorisation à ce point profonde de la sécularisation qu’elle se réduit à une sociologie « de la sortie de la religion », pour reprendre la formule consacrée de Gauchet. D’une part, il serait de plus en plus difficile pour elle de penser le religieux, ses repères s’évanouissant dans les transformations des religions de tradition et de leurs institutions. D’autre part, absorbée par la question de la perte (des repères, de l’identité, de la culture, du sens…), il serait également plus ardu de penser les dynamiques contemporaines qui concourent à l’évolution des traditions religieuses et à la recomposition constante des rapports de ces traditions avec la culture. Et les transformations de ces rapports ne sont pas circonscrites au strict champ d’une vie religieuse qui ne serait plus l’affaire que d’une minorité. L’actualité des dernières années nous rappelle, notamment, la vitalité persistante de l’articulation religion / identité / nation.

En somme, une sociologie qui éprouverait des difficultés à saisir son objet, celui-ci étant devenu en partie soluble dans les théories qu’elle a elle-même construites. Bref, retour à la première posture formulée ci-haut.

3. La troisième posture est « triple » en ce qu’elle joue simultanément sur trois plans. Comme la première, elle prend acte de la sécularisation. Comme la deuxième, elle interroge les théories de la sécularisation en étant attentive à ce religieux qui persiste et se transforme. Mais, contrairement à celles-ci, elle chercherait dans la situation actuelle non pas des signes d’une dérégulation du religieux, mais des axes globaux de (re)composition. L’argument principal justifiant une telle investigation est fort simple : ce qui apparaît paradoxal, ambigu, inconséquent dans l’univers religieux des jeunes générations ne peut l’être que dans l’esprit des observateurs. Pour celui qui participe de cet imaginaire, il y a nécessairement cohérence, condition élémentaire pour que le tout fasse sens.

À ce stade, nous nous risquons à formuler quatre paris qu’il faudrait relever dans l’étude du religieux chez les jeunes :

  1. Avoir comme matériau premier « le religieux-vécu » d’une « jeunesse-vécue ». Non que les recherches précédentes manquent de rigueur empirique, tant s’en faut. Il s’agit simplement de renouveler l’écoute et le regard en s’intéressant à la manière dont les jeunes construisent la cohérence de leur imaginaire. Comprendre pourquoi et comment des jeunes chrétiens affirment croire en la réincarnation[22] avant de conclure au commode libéralisme de « la religion à la carte ». Élucider le rôle de l’appartenance catholique des jeunes Québécois francophones[23] dans la structuration de leur identité alors qu’ils n’assistent pas aux services religieux hebdomadaires. Saisir la signification de leurs affirmations croyantes (« il existe sans doute quelque chose au-dessus de nous »), du rapport particulier à leur tradition religieuse (« du christianisme, j’ai gardé les valeurs ») et des défis de construction de sens qui sont les leurs (« je dois choisir ce qui est bon pour moi ») avant de conclure à l’anomie. Il en va tout autant pour ce qui est de la jeunesse que du religieux. Au-delà de l’enjeu politique et de la projection fantasmatique, définir la jeunesse c’est nommer une réalité vécue par ceux qui sont jeunes aujourd’hui.

  2. Passer d’une définition substantive à une définition fonctionnelle du religieux. Au risque de paraître radical, nous pourrions dire que de ne définir le religieux qu’en substance n’est rien de moins que de se piéger dans une pensée circulaire. On se trouve ainsi prisonnier d’un analogisme qui dévalue nécessairement les affirmations des jeunes. « C’est comme de la religion, mais… », laissant entendre qu’il y a là quelque chose de moins vrai, de plus superficiel, de moins légitime et qu’il vaut mieux nommer le tout par des pseudonymes : parareligieux, pseudoreligieux, système de sens, etc. Or, il existe bien des différences entre l’imaginaire religieux des jeunes et celui de leurs grands-parents, tout autant qu’entre les propositions dogmatiques d’une institution multimillénaire et le dernier courant pop-philosophique à la mode. Dès lors que l’on constate que la doctrine d’une tradition ne fait plus partie de l’univers d’un jeune, on peut le regretter, soit, mais ne s’en trouve pas pour autant nommé ce qui fait sens pour lui aujourd’hui. On est tout juste arrivé à dire ce qui n’y est pas. En adoptant une définition plus fonctionnelle – sans pour autant sombrer dans un fonctionnalisme réducteur – et moins substantive, on peut saisir le rôle du religieux, et identifier des dynamiques qui permettent de reconnaître le sujet dans l’acte même du croire. La critique n’est en rien évacuée. Elle demeure possible aux moments et lieux opportuns. Il y a fort à parier que des « drames spirituels » s’y jouent. Toutefois, cette critique repose sur la connaissance des mécanismes, des régulations, des configurations du religieux contemporain et non sur le bébé que l’on croit vidangé avec l’eau du bain.

  3. Considérer les jeunes comme des héritiers. Pas plus que de nier la sécularisation, notre prétention n’est de nier la crise de la transmission. Toutefois, une précision banale s’impose : il s’agit d’une crise de transmission de la culture religieuse catholique qui ne concerne les jeunes que par… transmission. Cette rupture n’est pas la leur. Les boomers, tout autant que les jeunes parents d’aujourd’hui, ont transmis et transmettent encore. Il va de soi que les modalités ont changé et que la transmission est plus ambivalente. Cela dit, au plan social et culturel, les jeunes sont des « héritiers institutionnels » si ce n’est que par l’accès à l’éducation (dès la petite enfance avec les CPE), aux services sociaux et de santé (Gauthier, 2003, p. 10). Au plan religieux, leurs attitudes ne tranchent pas radicalement avec celle des boomers.

    On peut faire l’hypothèse que la transmission des normes et des valeurs boomers, qui s’est effectuée par une rationalisation sans précédent et notamment par l’entremise des réseaux de communication de masse toujours plus puissants et omniprésents dès la plus tendre enfance (télévision, cinéma, publicité, Internet) a peut-être été plus efficace que tout ce qui a été mis en branle naguère comme mode de socialisation.

    Meunier, 2008, p. 55.

    Depuis les années 1970, nous serions donc dans une sorte de continuité tranquille. N’est-ce pas même l’une des conclusions que l’on peut tirer du Défi des générations de Grand’Maison alors qu’il constate l’appartenance à un univers culturel générationnellement assez peu différencié ? Dès lors que l’on prend au sérieux cette prémisse, la question n’est plus de reconnaître ce qui n’a pas été transmis, mais ce qui l’a été.

  4. En toute conséquence logique, il faut donc s’intéresser aux études qui prétendent saisir le religieux à l’extérieur des religions de tradition. Avant de les rejeter brutalement parce qu’elles instaureraient un nouveau « tabou qui dénie la pertinence de toute investigation du côté de la sécularisation, de l’incroyance et des conditions d’imperméabilité au spirituel » (DA, p. 153), il faut reconnaître, avec les réserves qui s’imposent parfois, le travail de défrichage. Seulement, ces recherches pourraient mener au même cul-de-sac que celles qui adoptent une compréhension étroite de la sécularisation si elles n’arrivent pas à mettre à jour des axes globaux de recomposition.

Dérégulation des croyances ?

La déculturation, analysée comme elle ne l’avait jamais été par l’équipe de l’Université de Montréal, permet de découvrir un espace où l’individu est bombardé par toutes sortes de propositions de sens apparemment sans unité et sans régulation. Ainsi serait expliquée l’ambivalence des jeunes face aux croyances, aux traditions, aux religions alors qu’ils n’auraient ni les mots pour dire leurs aspirations profondes ni même l’horizon pour les penser ; d’où la crise d’altérité, du croire et de la transcendance. Pour reprendre à notre compte ces constats, ne devons-nous pas revenir sur une certaine anthropologie du croire ?

Interroger quiconque sur sa croyance est une entreprise risquée. Elle commande une réflexivité inhabituelle, d’où les nombreuses hésitations des répondants. Mais il y a plus. L’ambivalence et la perplexité généralisées, notées par Grand’Maison et d’autres études de la même période (Germain, 1986 ; Gignac et al., 1992 ; Conseil supérieur de l’éducation, 1992) nous renvoient à l’économie de l’acte de croire. La croyance, comme traverse du vide et de l’écart, peut être comprise comme « une pratique de l’autre », pour reprendre la définition de Michel de Certeau. Elle sert de pont. Elle permet la traversée vers un autre figuré et vraisemblable. Demander à un participant de nommer ses croyances est un renversement : il doit donner à voir ce que la croyance couvre, de la même façon qu’un funambule, pour décrire la corde tendue qu’il emprunte, devra envisager le vide qu’il s’apprête à traverser. Affirmer croire est inéluctablement antipodal : d’un côté, on déclare un objet et on se reconnaît comme acteur d’une pratique qui fait sens ; de l’autre, on admet l’absence, le doute et le vide qui risquent à tout moment d’aspirer la croyance et la vie.

Pourtant, l’ambivalence et les hésitations, aussi fondamentales soient-elles, paraissent plus exacerbées aujourd’hui. Le vide à traverser serait-il plus grand ? Les passerelles se font-elles trop rares ou trop nombreuses ? Sont-elles moins sûres ? Sur ce point, la RASJ est éclairante : elle pose la question des ponts dans une culture sécularisée. Elle conclut à l’abandon de certains, en évoque prudemment de nouveaux et en reconnaît surtout la nécessité.

L’existence de ces passerelles relève du social et de la culture. On nous en permet l’accès à travers un endoxa, dirait Michel de Certeau. Que les jeunes croient encore et toujours – ce que les données statistiques confirment –, c’est que persiste un ordre du vraisemblable relevant d’« attendus communs » (de Certeau, 1983, p. 65) déterminés par une culture et une manière de construire des réalités. Illusions, les croyances sont nécessaires puisqu’elles fondent l’imaginaire qui permet les relations humaines en donnant sens et ouvrant les champs du possible (Lemieux, 1992).

Que les jeunes accordent de la crédibilité à l’astrologie et à ces différentes croyances « parallèles » ou « pseudoreligieuses » témoigne, certes, d’une déculturation religieuse catholique, mais non d’une dérégulation. Ces croyances s’inscrivent nécessairement dans un ordre du vraisemblable où l’épanouissement personnel, l’individualisme, l’idée de progrès spirituel, l’autonomie sont au nombre des attendus communs. Aussi laconique semble-t-il être, l’énoncé de croyance possède nécessairement une grammaire, une syntaxe, des unités lexicales. Si les jeunes paraissent spirituellement et religieusement illettrés, c’est peut-être surtout parce que le christianisme n’est plus leur langue maternelle. Et c’est dans cette perspective qu’ils forment une génération de sécularisés : non pas qu’ils participent d’une culture ayant évacué le religieux, mais d’une langue qui échappe à l’autorité des Églises. Il s’agit d’ailleurs de l’apport des études de mouvements considérés plus « à la marge » que de mettre en évidence les quêtes de cohérence et l’unité des différents univers. Qu’il s’agisse de « la stabilité dans le flou » chez les spiritualistes (Meintel, 2003), de la recherche « d’une vision globale et unifiée de l’être-dans-le-monde » chez les jeunes pratiquants d’arts martiaux (Larochelle, 2008, p. 95) ou de l’observation « d’une même matrice fonctionnelle » dans différentes sous-cultures jeunesse (Gauthier, 2008, p. 114), pour ne prendre que ces exemples. Ainsi, ce que l’on constate chez les spiritualistes pourrait être instructif pour les jeunes : « leurs croyances, vues de l’extérieur, peuvent ressembler à une « religion à la carte » (Bibby, 1990), ou même à une mystique-ésotérique (Champion, 1990) liée à leur variabilité et à la diversité de leur provenance. Pourtant, si nous écoutons les propos de nos interlocuteurs, leur foi semble solide » (Meintel, 2005, p. 146).

C’est aussi dans cette perspective qu’il nous paraît nécessaire de lire et relire les contextes de « religiosités fortes » pour éviter de confondre intensité religieuse et religiosité d’autrefois. La ferveur religieuse que l’on constate aux États-Unis, par exemple, ou celle des jeunes catholiques engagés dans des mouvances charismatiques ne signifient en rien que leur expérience soit similaire à celle de leurs parents et grands-parents, et ce, bien qu’elle se manifeste sous des formes dites traditionnelles. La culture de la quête spirituelle, introduite par la génération du baby-boom, marque tout autant ces univers souvent rapidement réduits à des mouvances traditionalistes ou conservatrices. Au sujet des États-Unis, Wade Clark Roof soutient « que tout indique que peu importe comment les jeunes générations s’engagent dans les groupes religieux, ils s’y investissent d’une manière subjective et très protéiforme qui dépasse les encadrements institutionnels ou doctrinaux »[24] (Roof, 2000, p. 9).

Ce qu’observe la RASJ est ainsi expliqué par les travaux des chercheurs de l’Université Laval :

La croyance, en tant que fait de langage, se donne ainsi non pas comme l’appropriation d’un système de solidarité mais comme l’affirmation d’une performance personnelle dans l’économie du sens. C’est d’abord en cela qu’on peut commencer à la dire moderne : elle se légitime moins d’un consensus, d’une tradition ou d’une autorité instituée que d’une expérience à laquelle le sujet peut prétendre avoir, ou avoir eu, accès. Elle fait fi, en conséquence, des médiations et des solidarités concrètes, surtout celles qui renvoient à des communautés dites « naturelles » comme la famille, la classe sociale, la nation, bref, toute forme d’« identité » imposée par la force des choses ou par l’histoire. Elle inscrit directement le sujet dans l’univers du sens.

Lemieuxet al., 1993, p. 98.

Assistons-nous pour autant à une réelle crise du croire ? La traverse du vide serait-elle plus difficile à emprunter ? Risquons une explication. Dès que la croyance se présente comme une performance personnelle et non plus comme l’adhésion à une tradition, la fragilité de l’acte de croire ne repose plus sur des institutions explicites du sens (Églises, traditions, nations), mais sur l’Individu. La majuscule n’est pas une coquille. Elle veut marquer « l’avènement de l’Individu au rang de principe ultime de sens » de façon telle que « chacun est appelé à être plus réflexif, à être plus sujet de sa participation à la vie sociale, mais cet appel est lui-même une injonction culturelle : chaque sujet particulier est en quelque sorte ’assujetti’ à l’Individu abstrait » (Bajoit, 2003, p. 96 et 97). Là où le risque de l’autre était assumé par une communauté de destin et supporté par une mémoire, le pari repose ici sur les épaules des individus soumis à eux-mêmes. Il peut paraître, subjectivement, plus difficile de croire. Toutefois, cette difficulté ne permet en rien de conclure à une détresse contemporaine qui serait causée par la dissolution du social. En cela, les questions soulevées par le religieux chez les jeunes se joignent au débat qui a cours quant au traitement de l’autonomie et de l’individualisme en sociologie. L’individu soumis à lui-même – ou autonome – « ne se fonde pas plus lui-même que l’homo hierarchicus » écrit Alain Ehrenberg dans un article sur les travaux de Vincent Descombes. « Dans les deux cas, il faut un esprit commun, un esprit social pour que quoi que ce soit de cet ordre puisse exister réellement » (Ehrenberg, 2005, p. 200).

Dans cette perspective, l’intuition de Grand’Maison au sujet d’un « mouvement transcendant par en bas » (DG, p. 79) semble particulièrement féconde. C’est dire qu’il y aurait toujours une forme de transcendance. Il s’agirait même de l’enjeu fondamental du sens : de passer à travers des ruptures et le vide. Cependant, cette transcendance – tout en demeurant nécessaire à la croyance parce que constitutive – serait dorénavant enchâssée dans l’immanence en prenant la forme de l’Individu. L’Individu et l’Autonomie ne sont-ils pas ce principe duquel nous serions tous dépendants ? Plusieurs y verront une déformation et un piège. Nous évitons de l’évaluer. Nous tenons à saisir les mécanismes à l’oeuvre.

Religieux et marché

Si l’on prend encore au sérieux la proposition centrale de l’oeuvre durkheimienne voulant que la religion soit « une chose éminemment collective » et que la société soit « l’âme de la religion » (Durkheim, 1998, p. 65 et 599), il serait aporétique de s’en tenir à une sociologie sécularisante et sécularisée qui claustrerait la religion dans le campanile du privé, de l’individuel ou de l’intériorité, telle qu’elle est couramment comprise aujourd’hui. La performance personnelle dans l’économie du sens obéit à des normes et à des injonctions. Elle est régulée et institutionnellement manipulée. Pour faire court, nous pourrions dire que la croyance est « passée de contrôles oligarchiques, dominée par les Églises et les États, à un contrôle polyarchique soumis aux lois du marché » (Lemieuxet al., 1993, p. 103). Le marché « représente le mode d’encadrement désormais commun des comportements religieux, remplaçant par sa logique d’utilité les anciennes institutions de tradition qui fondaient leur encadrement sur une logique d’autorité » (Lemieux, 2002, p. 19). Cela dit, il ne s’agit pas uniquement de reconnaître que le marché influence les religions, mais bien que le marché a une fonctionreligieuse : déterminer le vraisemblable, ce que l’on est autorisé à croire. L’individualisme, l’épanouissement personnel, le progrès spirituel, le salut (bonheur) ici bas et maintenant sont au nombre de ces déterminismes qui circulent dans la culture ambiante et qui structurent l’imaginaire.

Considérer le marché au-delà de la métaphore ne fait pas l’unanimité. Pour certains, cette perspective dénature l’expérience religieuse. Pour d’autres, en reconnaissant un fondement religieux aux sociétés contemporaines, elle ébranle trop sérieusement l’édifice de la modernité érigé en libération de la religion pour qu’elle puisse être prise au sérieux. D’autres encore reconnaîtront les traits que nous avons évoqués, mais les associeront exclusivement à une hypermodernité (Hervieu-Léger, 2003), à des systèmes de sens (Voyé, 2008) ou à des spiritualités (Lefebvre, 2008). Permettons-nous de rapides précisions.

Tel que nous l’entendons, le « religieux du marché » s’oppose aux analyses de la question religieuse reposant sur le jeu de l’offre et de la demande (Bibby, 2008 ; Stark et Bainbridge, 1985) et aux théories sociologiques construites à partir du modèle du choix rationnel. Nous sommes plutôt à la recherche d’une explication qui comprend le religieux comme un « fait social total », pour reprendre l’expression maussienne. De même, ce n’est pas au nom d’une quelconque idéologie ou entreprise normative que nous en arrivons à pointer vers une telle théorisation. Nous cherchons simplement à décrire et à expliquer avec cohérence le discours de ceux et celles qui nous font part de leur imaginaire religieux.

À cet égard, l’ « esprit du marché » apparaît comme un axe global de recomposition du religieux dans la mesure où il synthétise ce qui se noue de manière autrement plus complexe et qui a trait à l’émergence d’une société de « l’homme-individu », pour reprendre l’expression d’Ehrenberg. Contrairement aux tenants de l’individualisme méthodologique et d’un certain rationalisme, nous pensons que la régulation sociale – qu’elle soit ou non sous le mode du marché – ne doit pas être comprise strictement en termes de contraintes et d’assujettissement arbitraire. La régulation, c’est bien ce qui encadre, délimite, autorise. Néanmoins, c’est aussi ce qui rend possible, permet, engendre[25]. Sur ce point, Durkheim nous rappelle « que la société, en même temps qu’elle est la législatrice à laquelle nous devons le respect, est la créatrice et la dépositaire de tous ces biens de la civilisation auxquels nous sommes attachés de toutes les forces de notre âme » (Durkheim, 2010, p. 123). C’est dire que cette régulation de marché ne réduit en rien l’intensité et la légitimité de la quête religieuse et spirituelle ; il y a fort à parier qu’elle a le contraire pour effet. De même, l’inscription dans une tradition n’est pas pour autant obsolète ; elle pourrait même être plus que jamais désirée. Toutefois, ce rapport à la tradition trouvera sa crédibilité dans son utilité pour l’individu. Il ne s’agit donc pas d’une guerre ouverte opposant les croyances du marché aux dogmatiques des religions de tradition. D’une certaine façon, ce qui est en jeu se situe en amont : ce sont les conditions mêmes du croire. Voilà pourquoi nous avons pris soin d’utiliser le substantif religieux dans le cas du marché, et non religion[26].

Que « l’esprit du marché » soit le mode de régulation du religieux et l’axe central de sa recomposition n’est pas une conclusion, mais un constat. La proposition demeurera métaphorique et oiseuse si l’on ne s’attelle pas à la tâche de décrire comment, au coeur de cette régulation et dans une dynamique circulaire, l’individu et la société se construisent. En cela, la démarche que nous proposons pourrait fort bien s’inspirer de celle d’Alain Ehrenberg alors qu’en s’attaquant au présumé déclin de la société provoqué par l’individualisme et dont témoignerait la souffrance psychologique contemporaine, il cherche « à la fois à intégrer cette crainte [de la dissolution sociale], comme trait de nos sociétés, et la dépasser, comme sociologie de l’individualisme (Ehrenberg, 2010, p. 15) ». Dans le même esprit, nous pensons que le défi est de passer d’une sociologie sécularisée de la religion qui conclut rapidement à la perte, au déclin et à la déculturation, à une sociologie de la sécularisation qui tente de saisir la configuration contemporaine du religieux et des religions. À tout le moins, il semble nécessaire de dépasser les théories de la sécularisation qui n’arrivent que difficilement à reconnaître tant le travail du sujet dans la construction d’une existence signifiante que la vitalité des religions en nos sociétés.

In fine, reconnaître une fonction religieuse au marché n’est peut-être pas l’essentiel. En revanche, une investigation de l’ailleurs des traditions religieuses, autrement que sous la houlette de la sécularisation et de ses moutures plus récentes, s’impose comme conclusion à cette lecture des recherches des années 1990. Cette tâche incombe tant à ceux qui s’intéressent au religieux qu’à ceux qui s’intéressent aux religions. Comment comprendre l’évolution du catholicisme en faisant fi de son lieu d’inscription ? Songerait-on à faire l’histoire du christianisme sans prendre en compte la culture gréco-romaine ? À isoler le Concile de Trente de la Réforme ? À expliquer Vatican II sans considération pour les idées de la modernité ? En toute logique, comment saisir le catholicisme québécois actuel, d’autant plus chez les jeunes, en récusant l’incidence de la société de consommation sur la structuration de l’imaginaire collectif ? L’enjeu est tout autant de savoir où sont les jeunes lorsqu’ils ne sont pas à l’église que de savoir pourquoi et comment ils sont, lorsqu’ils y sont.

Considérant cet ailleurs des traditions religieuses, il nous faut dès lors ranger les postulats de la rupture et explorer l’hypothèse d’une continuité tranquille – qui n’est en rien une stase ou un immobilisme – des modes de structuration de l’imaginaire religieux depuis l’avènement de la société de consommation. Cette perspective ne fait pas que renouveler notre regard sur le religieux. Au plan culturel, le contraste et l’opposition générationnels appartiennent davantage au modèle boomers qu’aux jeunes d’aujourd’hui. Du reste, l’ailleurs semble être un espace partagé par les jeunes et leurs parents. L’originalité du temps de la jeunesse n’est donc plus à chercher dans la singularité d’une culture et d’une religiosité – bien que subsistent des différences –, mais dans les défis qui donnent corps à cet âge de la vie. Et à écouter les jeunes décrire ce qu’ils vivent, on sera peut-être étonné de constater que l’enjeu est pour eux de vieillir alors que bon nombre d’adultes veulent rajeunir, la juvénilité ayant investi la culture de masse (Galland, 1984, p. 45). De passage, la jeunesse serait devenue une impasse, ne sachant plus trop bien vers quel âge elle mène. Penser la jeunesse, c’est inévitablement penser l’adultéité et la maturité (de Singly, 2000) au temps où la disparition sociosymbolique de la mort (Ariès, 1985 ; Lafontaine, 2008) brouille les différentes étapes de la vie. Retracer l’imaginaire religieux des jeunes nous force donc à cerner ce qu’il en est des visions du monde et de l’aventure humaine lorsqu’on se situe au seuil d’entrée d’un parcours adulte qui peut paraître incertain. Ce faisant, des considérations pour la jeunesse servant à cerner l’état de la religion, nous passerions à des considérations pour le religieux servant à cerner la jeunesse. Et cela, pourvu que l’on accepte d’entrer, non sans risque, dans l’univers de représentations des jeunes pour y saisir les axes globaux de recomposition du religieux.