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«Laïcité : le mot sent la poudre » (Rivero, 1949, p. 137). La célèbre formule énoncée par le juriste J. Rivero en 1949 semble aujourd’hui sortie d’un autre temps. La métaphore associant « laïcité » et « poudre à canon » évoque un conflit guerrier qui paraît en effet désuet : l’utilisation d’armes d’une autre époque, le campement dans les tranchées d’armées opposées, prêtes à combattre pour défendre les intérêts de leur nation, une délimitation instable des frontières territoriales, amenée à évoluer au gré de l’histoire… La laïcité serait-elle un enjeu dépassé ? N’est-elle que la problématique d’un autre siècle où les États-nations devaient, pour asseoir leur pérennité, conforter non seulement leurs frontières extérieures, mais aussi les frontières intérieures délimitant le champ de leur compétence ? La notion ne renvoie-t-elle qu’à une époque où les sphères du public et du privé se confondaient, et où la religion et l’État étaient étroitement associés ?

On a en effet longtemps pensé que la religion était sortie de la société et les grands classiques de la sociologie – Durkheim, Weber ou Marx – avaient d’ailleurs été les premiers à prédire le recul du champ religieux avec les progrès de la modernité. Cette position a indéniablement marqué le champ de la sociologie des religions et les théories de la sécularisation ont formalisé ces analyses. Pendant longtemps, la « fin de la religion » semblait inéluctable et l’individualisation croissante, les avancées de la science et de la rationalisation ainsi que la différenciation des institutions devaient confirmer le « dépouillement des dieux » dans les sociétés modernes (Hervieu-Léger, 1996, p. 37).

Pourtant, ces « certitudes sécularistes » ont été ébranlées. À partir des années 1960 et 1970, de nombreuses observations ont montré que le religieux était toujours vivace et que les « structures de plausibilité du croire » (Berger, 1971, p. 87) ne s’étaient pas effondrées avec le triomphe moderne de la raison scientifique et technique (Hervieu-Léger, 1996 ; Hervieu-Léger et Davie, 1996). La modernité elle-même a en effet constitué un terreau fertile aux transformations et à la prolifération des formes de croyances. Le religieux s’est donc diversifié et les formes de croyances ont muté, se nourrissant parfois de certains attributs propres à la modernité, ou empruntant à l’inverse le chemin de la protestation contre les errements que cette dernière aurait laissés en héritage. Certes, le paysage religieux n’est pas pour autant bouleversé, mais l’apparition de nouvelles demandes de sens que la modernité n’aurait pas permis de combler en est maintenant une composante incontestable. La multiplication des groupes religieux minoritaires ayant pignon sur rue dans les grandes villes occidentales, l’attraction croissante suscitée par les groupes évangéliques, la montée des courants charismatiques, la visibilité de certaines pratiques orthodoxes de l’Islam… sont ainsi autant de phénomènes qui interrogent désormais les pouvoirs publics et leur régulation de la diversité religieuse.

Et c’est dans ce contexte que la question de la laïcité revient au premier plan et ressurgit dans le débat social. Que ce soit au Québec ou en France, rares sont les semaines où les médias ne rapportent un événement interrogeant le caractère laïque de ces sociétés, comme si les frontières séparant le champ du religieux de celui de l’État étaient aujourd’hui menacées. Pourtant, la notoriété publique du terme « laïcité » n’a pas toujours été constante ; c’est certainement l’accroissement de la visibilité du religieux dans ces deux sociétés qui a contribué à son introduction dans l’usage courant. Comme l’a montré J. Baubérot (2009), c’est effectivement pendant la première controverse sur le port de signes religieux à l’école publique en 1989 que le mot « laïcité » a connu un nouvel essor en France et que de nombreuses théories et contributions défendant une conception perfectionniste de la laïcité, souvent qualifiée de « laïcité républicaine », ont été développées. Au Québec, alors que son usage était quasiment inexistant avant 1990, c’est à cette même période, où la diversité religieuse devenait plus visible, que le mot « laïcité » a fait ses premières apparitions dans les avis et rapports gouvernementaux (Milot, 2009).

Alors que de nouveaux conflits peuvent survenir et opposer les convictions présentes dans la société, l’État n’est plus (seulement) partie, mais il devient arbitre[2]. En effet, si les démocraties libérales sont, de fait, engagées dans la protection de la liberté de conscience et de religion, les États laïques se trouvent aujourd’hui « constamment mis en demeure de trouver des solutions morales, juridiques et politiques qui soient légitimes et viables face aux problèmes qu’engendre la diversité des convictions et des valeurs » (Baubérot et Milot, 2002, p. 39). La légitimité de ces solutions est d’autant plus importante qu’elles touchent directement les citoyens dans leurs vies concrètes.

Selon cette perspective, alors même que l’État laïque est clairement séparé des Églises et ne peut ainsi s’occuper directement des affaires religieuses, c’est également parce qu’il est laïque et que s’imposent à lui les nécessités de la protection de la liberté de conscience et de religion, qu’il est amené à s’immiscer dans le champ religieux dont il va se faire l’interprète. Autrement dit, c’est le principe même de la liberté de conscience et de religion qui implique que l’État laïque n’ignore pas le fait religieux mais, à l’inverse, le prenne en compte (Woehrling, 2003) afin que les contours de cette liberté soient clairement définis. L’État est dès lors amené à déterminer a priori les contours de la religion, afin de garantir a posteriori la liberté de conscience et de religion de ceux qui s’en réclament. Pour ces derniers, l’appartenance à la catégorie « religion » devient ainsi un brevet de légitimité recherché et convoité, autant pour la reconnaissance qu’il confère que pour les avantages qu’il autorise (Roy, 2008).

Dans cet article, je propose d’explorer les conceptions de la religion véhiculées par le droit au Québec et en France. Il ne s’agit pas de présenter les conceptualisations de la religion qui ont pu être formulées dans le champ sociologique, mais plutôt de montrer comment, dans les contextes québécois et français, la « laïcité du droit » (Ferrarri, 2009) ou « laïcité juridique » (Baubérot, 2009)[3] véhicule une définition fonctionnelle de la religion comportant des conséquences pour l’expression collective des groupes concernés[4]. Les analyses ici présentées ne portent ainsi que sur l’une des facettes des aménagements de la laïcité dans les sociétés québécoise et française et ne sauraient permettre de tirer des conclusions générales sur ce que serait « la laïcité » dans ces deux sociétés. La laïcité est en effet un processus polymorphe qui peut renvoyer à plusieurs figures dans le temps, dans l’espace, et selon la nature du fait social auquel l’État est confronté[5].

La religion « saisie » par la laïcité juridique au Québec

Au Québec et au Canada, le législateur n’énonce aucune définition objective de la religion ou des croyances (Milot, 2002), et ce sont donc les tribunaux qui ont procédé à la délimitation de ce qui relève du champ religieux. Par le biais de leurs jurisprudences garantissant la liberté de conscience et de religion, ceux-ci ont peut-être toujours évité de se prononcer sur la nature des croyances invoquées par les citoyens (Woehrling, 1998), mais ils ont toutefois énoncé des éléments substantiels de ce qui entre dans la catégorie « religion ».

La religion dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada

Tout en énonçant le principe de séparation des Églises et de l’État dans sa décision Chaput v. Romain[6] de 1955, la Cour suprême du Canada s’immisçait également dans le fait religieux en le qualifiant expressément. Ce faisant, elle ne contrevenait pas pour autant au principe qu’elle venait d’édicter, mais veillait à assurer la protection de la liberté de conscience et de religion qui, à l’instar de la séparation des Églises et de l’État, correspond à l’un des principes constitutifs de la laïcité (Milot, 2008). Dans cette décision qui se prononçait sur la légalité de l’arrestation d’un ministre du culte témoin de Jéhovah alors qu’il présidait une cérémonie religieuse à domicile, le juge Taschereau estimait ainsi que le culte des témoins de Jéhovah correspondait à une religion[7]. Cette décision ne saurait s’apparenter à un cas d’espèce, une qualification similaire ayant été ultérieurement réitérée dans l’arrêt Saumur et al. c. Procureur général du Québec du 28 janvier 1964[8] : la Cour suprême y affirmait que « le demandeur-appelant [faisait] partie d’une secte religieuse connue sous le nom des ‘témoins de Jéhovah’. Ces derniers évidemment ont le droit de pratiquer cette religion ». Dans des contextes où la liberté d’expression collective – l’exercice du culte et le prosélytisme[9] – d’une religion minoritaire avait été limitée par les pouvoirs publics, les tribunaux qualifiaient ainsi le religieux, lui accordant la protection dont il pouvait bénéficier en vertu de la loi.

En observant les causes sur lesquelles ont porté ces premières décisions de la Cour suprême, et au regard du contenu qu’elles confèrent à la liberté de conscience et de religion, on peut relever que la religion est appréhendée comme un système de références (élément subjectif caractérisé par les croyances) et de pratiques (élément objectif qui correspond à un culte célébré par un groupe d’individus). Les linéaments de cette conception de la religion ressortent également des modalités par lesquelles la Cour suprême a ensuite défini la liberté de conscience et de religion dans la décision R. c. Big M Drug Mart Ltd. du 24 avril 1985[10] :

Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation.

S’inscrivant dans cette même perspective, le juge en chef Dickson évoquait diverses composantes de la religion dans la décision R. c. Edwards Books and Art Ltd. du 18 décembre 1986, faisant référence aux « pratiques religieuses », ainsi qu’au « culte religieux ». Il ajoutait que la liberté de conscience et de religion devait également s’appliquer aux « croyances intimes profondes qui régissent la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans certains cas, d’un être supérieur ou différent. Ces croyances, à leur tour, régissent notre comportement et nos pratiques »[11]. Selon cette lecture, tout en englobant « un large éventail de convictions, les croyances protégées […] se distinguent des ‘opinions’ de nature politique ou philosophique » (Milot, 2002, p. 133). Les tribunaux ne préjugent donc pas a priori d’une doxa et évitent d’ailleurs l’écueil d’une conception déiste de la religion, laquelle aurait pu exclure du champ de protection de la liberté de conscience et de religion certaines confessions religieuses telles que la scientologie, le taoïsme ou le bouddhisme. Dans cette optique, certaines correspondances entre la position de la Cour suprême du Canada et la définition de la religion qu’Émile Durkheim proposait au début du 20e siècle peuvent être soulignées. Le sociologue écrivait en effet : « Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent » (Durkheim, 1912, p. 51). Insistons en particulier sur le parallélisme entre cette conception durkheimienne de la religion et la définition de cette même notion que la Cour suprême énonçait expressément, et cela pour la première fois, dans sa décision Syndicat Northcrest c. Amselem[12] de 2004 :

Selon une définition générale, une religion s’entend typiquement d’un système particulier et complet de dogmes et de pratiques. Essentiellement, la religion s’entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l’individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit et s’épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l’individu de communiquer avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de cette foi spirituelle.

Dans ce contexte, les modalités par lesquelles les tribunaux se saisissent du religieux renvoient à une véritable posture de neutralité de l’État. En effet, ce n’est qu’à partir des nécessités de la garantie de la liberté de conscience et de religion que les juges définissent ce phénomène… et ils le définissent le plus largement possible afin que le champ de protection de la liberté qui lui est associée puisse inclure le plus large éventail de conceptions du monde présentes dans la société. D’ailleurs, c’est précisément dans des contentieux liés à des religions minoritaires et souvent mal acceptées socialement que les juges ont été amenés à élaborer leur position. Et alors qu’ils qualifiaient parfois les groupes litigieux de « sectes »[13] ou de « sectes religieuses »[14], l’usage de ces termes traduisant probablement la persistance de préjugés négatifs des juges à l’endroit de certains groupes minoritaires, ils n’en tiraient pas pour autant de conséquence juridique quant à la garantie de la liberté de conscience et de religion et leurs décisions ne défavorisent pas ces systèmes axiologiques pourtant étrangers à la culture de société.

La religion dans le dispositif juridique québécois

Si le législateur québécois ne définit jamais directement la religion, une conception de ce que recouvre ce terme peut néanmoins être dégagée de la lecture des textes de lois qu’il a adoptés… et il s’agit là d’une conception qui s’éloigne de la position de la Cour suprême du Canada que je viens de mentionner. En effet, c’est principalement lorsqu’elles en régulent l’expression collective que les lois québécoises abordent le fait religieux. Ce faisant, elles donnent ainsi la prépondérance à l’élément objectif caractérisant la religion, en l’occurrence le culte, plutôt qu’elles ne prennent en compte son élément subjectif.

Le texte de la Loi québécoise sur la liberté des cultes de 1964[15], qui garantissait à toute personne vivant sur le territoire du Québec le libre exercice du culte, est éloquent à cet égard. Cette loi, qui s’appuyait principalement sur une conception objective de la religion, n’évoquait jamais les croyances religieuses en tant que telles, et elle a d’ailleurs essuyé la critique en ce que nombre de ses dispositions semblaient essentiellement destinées à protéger l’Église catholique (Zylberberg, 1986). Les articles 3 à 10 de la loi, qui s’appuient ainsi sur une terminologie spécifiquement catholique (« paroisse », « presbytère », « marguillier », « curé », « fonctions ecclésiastiques dans une église »…), sont assez évocateurs d’une telle volonté et ne semblent effectivement être destinés qu’à garantir la liberté de culte de cette religion en particulier.

De plus, la Loi québécoise sur les corporations religieuses, qui donne le statut de personne morale à ces corporations, se positionne également, de par son objet même, dans une conception objective de la religion : elle définit en effet l’« Église » comme « un ensemble de personnes formant une société religieuse »[16]. Enfin, l’article 366 du Code civil du Québec relatif à la célébration des mariages civils précise que sont autorisés à procéder à de telles célébrations :

les ministres du culte habilités à le faire par la société religieuse à laquelle ils appartiennent, pourvu qu’ils résident au Québec et que le ressort dans lequel ils exercent leur ministère soit situé en tout ou en partie au Québec, que l’existence, les rites et les cérémonies de leur confession aient un caractère permanent [je souligne], qu’ils célèbrent les mariages dans des lieux conformes à ces rites ou aux règles prescrites par le ministre de la Justice et qu’ils soient autorisés par ce dernier.

Une conception objective de la religion transparaît à nouveau dans cet article selon lequel peuvent être habilités à célébrer des mariages civils les ministres de cultes dont les rites et cérémonies ont un caractère permanent. Bien que la rédaction de cet article ait pu permettre à la direction de l’État civil de restreindre le nombre d’habilitations accordées, près de 10 000 ministres du culte représentant quelque 200 confessions religieuses seraient aujourd’hui habilités à célébrer des mariages civils au Québec[17]. Alors même que l’on pourrait considérer que cette disposition porte atteinte au principe de séparation des Églises et de l’État, tel n’est pourtant pas le cas, parce que ce procédé ne permet pas aux groupes religieux d’intervenir dans la gouvernance politique, mais simplement de collaborer avec les pouvoirs publics. Ces groupes ont en effet l’obligation de transmettre la déclaration de mariage « sans délai » (article 118 du Code civil du Québec) au directeur de l’État civil, lequel est « le seul officier de l’État civil […] chargé de dresser les actes de l’état civil et de les modifier, de tenir le registre de l’état civil, de le garder et d’en assurer la publicité » (article 103 du Code civil du Québec). Sans qu’elles portent donc atteinte au principe de séparation des Églises et de l’État, ces dispositions ont plutôt pour effet de rejoindre une pleine posture de neutralité de l’État : elles ne visent ni à avantager ni à discriminer des groupes religieux particuliers, dans la mesure où ceux-ci répondent à une définition minimale de la religion… qui ne correspond toutefois pas exactement à celle proposée par la Cour suprême du Canada.

À l’inverse, les modalités selon lesquelles la laïcité juridique issue de la jurisprudence de la Cour suprême définit le religieux trouvent écho dans les décisions des tribunaux québécois, et principalement dans la jurisprudence québécoise relative à l’interprétation des lois qui confèrent des avantages fiscaux aux institutions religieuses. Dans une décision du 10 septembre 1996[18], la Cour d’appel du Québec a jugé que l’aumisme était une religion afin d’en déduire que la Congrégation de l’aumisme était bien une institution religieuse, et pouvait bénéficier des avantages que confère cette qualification juridique. En première instance, la Cour du Québec avait pourtant estimé que « pour qu’il y ait institution religieuse, il [fallait] que l’institution se réclame d’une religion [Or, ajoutait-elle] ici, il ne s’agit pas de croyants d’une même religion à l’intérieur d’une institution, puisque chaque adepte est libre de conserver sa religion ». En Cour d’appel, le juge Philippon n’a pas souhaité suivre ce raisonnement et a procédé à un catalogue des éléments constitutifs de l’aumisme pour en déduire que c’était bien de religion qu’il s’agissait en l’espèce[19]. Rejetant notamment la conception déiste de la religion qui avait été retenue en première instance, le juge a ainsi énoncé que « l’unicité dans les figures de la divinité n’[était] pas essentielle à la notion de religion et [qu’il fallait] retenir qu’en l’espèce, l’appelante reconnai[ssait] un Être absolu tout en admettant la dévotion à plusieurs divinités ».

En outre, tout comme le fait la Cour suprême du Canada, c’est bien en déterminant l’étendue de la protection de la liberté de conscience et de religion garantie par les Chartes que les tribunaux québécois se saisissent du religieux et en retracent les éléments objectif et subjectif afin d’en protéger la libre expression. Le 18 novembre 1991[20], le tribunal des droits de la personne a ainsi renvoyé directement à la décision R. c. Big M Drug Mart Ltd. de 1985 pour juger de l’atteinte à la liberté de religion dont il était saisi. Une position similaire a ensuite été adoptée par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec qui, conformément au principe posé par la décision Syndicat Northcrest c. Amselem de 2004, a autant pris en compte les croyances dont sont porteurs les individus que les formes d’expression collective qu’implique la liberté de conscience et de religion. Dans un avis rendu en 2005, elle énonçait ainsi que « la religion, au sens de l’article 10 de la Charte [québécoise], s’entend non seulement des religions établies mais aussi des religions non traditionnelles ou minoritaires. Elle s’entend aussi des pratiques et croyances rattachées à une religion »[21].

La liberté de conscience et de religion et l’expression collective des convictions religieuses

La notion de religion émerge donc en droit canadien et québécois de la garantie par les tribunaux de la liberté de conscience et de religion. Il s’agit là d’une liberté dont le plein exercice suppose une double protection contre la conformité.

Premièrement, l’expression du religieux minoritaire doit être protégée face à la majorité. Comme l’énonçait ainsi le juge Taschereau en termes identiques dans les arrêts Chaput v. Romain en 1955[22] puis Saumur et al. v. Procureur général du Québec en 1964[23],

il serait désolant de penser qu’une majorité puisse imposer ses vues religieuses à une minorité. Ce serait une erreur fâcheuse de croire qu’on sert son pays ou sa religion, en refusant dans une province, à une minorité, les mêmes droits que l’on revendique soi-même avec raison, dans une autre province.

L’État fédéral tout comme les provinces canadiennes ont dès lors une obligation de neutralité, ne pouvant avantager ou désavantager une religion parce qu’elle serait celle d’une minorité ou qu’elle ne serait pas bien acceptée socialement par la majorité. Le juge ajoutait en effet dans l’arrêt Chaput v. Romain que dans « les circonstances de la présente cause, on ne faisait qu’exposer des doctrines religieuses, sans doute contraires aux vues de la majorité des citoyens de la localité, mais l’opinion d’une minorité a droit au même respect que celle de la majorité [je souligne] »[24]. Les juges majoritaires adoptent le même raisonnement en 1985 dans la décision R. c. Big M Drug Mart Ltd.[25] relative à la Loi sur le dimanche, en estimant que

dans la mesure où elle astreint l’ensemble de la population à un idéal sectaire chrétien, la Loi sur le dimanche exerce une forme de coercition contraire à l’esprit de la Charte. La Loi paraît discriminatoire à l’égard des Canadiens non chrétiens. Des valeurs religieuses enracinées dans la moralité chrétienne sont transformées en droit positif applicable aux croyants comme aux incroyants [je souligne].

Par ailleurs, la juge L’Heureux-Dubé ne faisait d’autre constat quand elle déclarait, dans la décision Young c. Young du 21 octobre 1993[26], que « les libertés de religion et d’expression ont un caractère public et [qu’]elles englobent la liberté de l’individu contre la coercition ou les contraintes de l’État ». C’est d’ailleurs en se fondant sur cette argumentation que la Cour d’appel du Québec a invalidé le 27 août 2003 le règlement municipal de la ville de Blainville qui imposait l’obtention d’un permis restrictif de deux mois non renouvelables à toute personne voulant faire du « porte-à-porte ». La Cour estimait en effet que cette disposition, qui visait directement les témoins de Jéhovah, engendrait une atteinte injustifiée à la liberté de conscience et de religion de ces derniers par la municipalité[27].

Outre la protection face aux pressions de la majorité, la liberté de conscience et de religion suppose, deuxièmement, que les croyances personnelles d’un individu soient protégées, cela même si elles s’écartent du dogme dont celui-ci se réclame (Landheer-Cieslak, 2007). Dans ce sens, les juges ne contrôlent pas la validité de la croyance mais bien la sincérité de celui qui demande la garantie de la liberté de conscience et de religion. Dans la décision La Reine c. Jones du 9 octobre 1986[28], la Cour suprême du Canada indiquait en effet ceci :

Un tribunal n’est pas en mesure de mettre en question la validité d’une croyance religieuse, même si peu de gens partagent cette croyance. Cependant rien n’empêche un tribunal d’examiner la sincérité d’une croyance religieuse qu’une personne invoque en demandant d’être exemptée de l’application d’une loi valide. En fait, il a le devoir de le faire.

La Cour précise dans la décision Syndicat Northcrest c. Amselem de 2004 qu’ « une croyance sincère s’entend simplement d’une croyance honnête et le tribunal doit s’assurer que la croyance religieuse invoquée est avancée de bonne foi, qu’elle n’est ni fictive ni arbitraire et qu’elle ne constitue pas un artifice ». Ainsi, ce qui relève de la protection de la Charte canadienne des droits et libertés n’est pas conditionné par la conformité du comportement de l’individu à l’orthodoxie du dogme. Pour cette raison, et alors même que l’invocation d’un précepte faisant d’ores et déjà partie d’un corpus religieux traditionnel facilite le travail de qualification des juges, ceux-ci acceptent néanmoins qu’un individu en donne une interprétation personnelle qui s’éloigne du dogme établi (Woehrling, 1998). Dans ce cadre, tout en constatant que « personne ne conteste que la religion sikhe orthodoxe requiert de ses adhérents qu’ils portent en tout temps leur kirpan », la Cour suprême a estimé, dans la décision Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys de 2006[29] que « le fait que plusieurs personnes pratiquent la même religion de façon différente n’invalide pas pour autant la demande de celui qui allègue une violation à sa liberté de religion ».

La sincérité de la croyance est donc appréciée in concreto selon les circonstances de chaque espèce (Woehrling, 1998). Les tribunaux ont ainsi parfois estimé qu’ils pouvaient vérifier la réalité des pratiques antérieures du requérant, même si cet élément ne saurait à lui seul être déterminant. Suivant cette logique, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse avait estimé, dans une résolution du 31 mai 1991[30], que la pratique religieuse antérieure d’un requérant n’était qu’une « indication de la sincérité de la croyance », mais qu’elle ne pouvait en « constituer l’unique critère ». Elle ajoutait que « la sincérité d’une croyance religieuse – quelle qu’ait été la pratique antérieure d’un [individu] – [devait] suffire à fonder le droit à un régime particulier ». La Commission se réservait néanmoins la possibilité de recourir à l’appréciation d’éléments objectifs dans son évaluation de la sincérité, en précisant que « le recours à d’autres moyens (par exemple, l’avis du rabbin) susceptibles de démontrer la sincérité [de l’individu, devait] demeurer possible[31] ». Dans la même veine, le Tribunal des droits de la personne a jugé le 18 novembre 1994 que le fait qu’une requérante n’avait pas encore été baptisée ne permettait pas d’en déduire que la croyance invoquée n’était pas sincère[32].

Si ces jurisprudences s’avèrent donc résolument libérales, la liberté de conscience et de religion n’est pas pour autant une liberté absolue. D’ailleurs, la Cour suprême du Canada exposait déjà dans la décision R. c. Big M Drug Mart Ltd. de 1985[33] que « la liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l’ordre, la santé, les moeurs publiques ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui, nul ne peut être forcé d’agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience ». Et il s’agit là de possibilités de limiter la liberté de conscience et de religion que les juges prennent également en considération. À titre d’exemple, la juge L’Heureux-Dubé estimait dans l’affaire Young c. Young de 1993 que « la liberté de religion est intrinsèquement limitée par un certain nombre de considérations, dont les droits et les libertés d’autrui. Bien que les parents soient libres de se livrer à des pratiques religieuses, ces activités peuvent être limitées lorsqu’elles nuisent à l’intérêt de l’enfant, sans pour autant enfreindre la liberté de religion des parents »[34]. La Cour suprême a également jugé en 2009 que des impératifs de sécurité s’opposaient à ce que des huttérites soient dispensés de photographie sur leur permis de conduire, cela même si leur demande relevait de leur croyance sincère selon laquelle le deuxième commandement leur interdit de se faire photographier volontairement[35].

Sous réserve qu’elle ne porte pas atteinte à l’ordre public ou aux droits des tiers, l’expression de toutes les convictions religieuses est donc protégée à la fois dans ses dimensions collective et individuelle. Dans cette optique, les jurisprudences de la Cour suprême et des juridictions provinciales renvoient à une position de neutralité confessionnelle que l’on pourrait qualifier d’intégrale. En effet, les diverses confessions religieuses sont traitées de façon égalitaire, sans que soient évalués leur corpus de croyances ou leur ancienneté, et sans que soient jugés déterminants le nombre de leurs adhérents et la nature des rites qu’elles proposent. Les fondements sur lesquels ces jurisprudences reposent correspondent donc à des principes de justice – la liberté de conscience et de religion et l’égalité – et les juges ne cherchent pas à établir la compatibilité de la conviction et de la pratique religieuses avec le système culturel dans lequel elles se déploient, ni l’orthodoxie de la croyance invoquée par rapport à un dogme établi.

La religion « saisie » par la laïcité juridique en France

À l’instar du législateur québécois, le législateur français ne définit pas directement la religion (Rolland, 2005). Le juriste Alain Boyer (2005) a même montré que le terme « religion » est très rarement employé par les pouvoirs publics français. Toutefois, comme dans le contexte québécois, c’est au regard des modalités par lesquelles l’État garantit la liberté de conscience et de religion que la notion apparaît en droit français (Landheers-Cieslak, 2007).

Avant d’entrer dans le développement, il me faut préalablement rappeler un élément de contexte constituant la trame de fond des différences franco-québécoises dans les modalités dont l’État se saisit du fait religieux. Au Canada, la notion de liberté de conscience et de religion a émergé dans un contexte où il n’y avait pas de religion officielle d’État. À l’inverse en France, la Loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 met précisément fin au système des cultes reconnus qui prévalait sous le régime concordataire. Dans ce cadre, si la loi envisage bien la protection de la liberté de conscience dans sa dimension individuelle, elle met aussi fortement l’accent sur cette liberté dans sa dimension collective afin de permettre aux Églises de s’organiser selon leurs règles propres[36] (Boussinesq, 1994). La loi crée également le régime particulier de l’association cultuelle, un régime sur lequel je reviendrai, parce que c’est en interprétant les conditions d’accès à ce statut que le Conseil d’État a été amené à définir la notion de culte (Schwartz, 2007), et donc indirectement celle de religion.

La religion au prisme du culte dans la jurisprudence du Conseil d’État

La Loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 dispose dans son premier article que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes […] ». La République respecte donc également toutes les croyances et assure la liberté du culte, tout en définissant un cadre juridique encadrant les activités cultuelles.

En 1905, le législateur met en place le statut d’association cultuelle. Ces associations devaient se substituer aux anciens établissements publics des cultes – une catégorie juridique particulière au régime concordataire – et avaient pour but de subvenir aux frais, à l’entretien ainsi qu’à l’exercice public d’un culte (Basdevant-Gaudemet, 1998 ; Conseil d’État, 2004). En 1905, la création du statut de l’association cultuelle renvoyait dès lors à une véritable position de neutralité confessionnelle de l’État, ce dernier ne reconnaissant plus certains cultes désignés mais les plaçant tous à égalité. Les cultes israélites et protestants y ont d’ailleurs très rapidement adhéré (Boussinesq, 1994 ; Durand-Prinborgne, 2004) et les Églises évangéliques qualifiaient même ce régime organisant la séparation effective des Églises et de l’État d’« acte de la Providence » (Fath, 2005). Seule l’Église catholique a refusé ce régime, n’acceptant un statut d’association cultuelle spécifique – celui de l’association diocésaine – qu’en 1924, après de nombreuses tractations diplomatiques entre la France et le Vatican (Basdevant-Gaudemet, 1998) et un assouplissement du cadre juridique par le Conseil d’État (Portier, 2005).

Les associations cultuelles bénéficient d’un régime juridique particulier qui leur confère des avantages significatifs, notamment sur le plan fiscal[37]. Ces avantages se justifieraient selon plusieurs par le fait que les anciennes traditions religieuses françaises « participent au patrimoine historique et à la vie du pays depuis suffisamment longtemps pour que certains traits de leur statut les différencient des nouvelles croyances qui n’ont pas la même inscription historique » (Le Vallois, 2003, p. 187).

Si le législateur de 1905 poursuivait des objectifs de neutralité confessionnelle, les effets de la loi tendent pourtant aujourd’hui à introduire des traitements différenciés entre les confessions, cela parce que ce régime dérogatoire au droit commun des associations profite principalement aux anciens cultes reconnus, c’est-à-dire aux grandes traditions religieuses françaises. En effet, la loi de 1905 ne définissait pas le culte, ni ne précisait les conditions d’octroi du statut avantageux de l’association cultuelle pour les confessions religieuses. Dès lors, et encore aujourd’hui, tout nouveau groupe religieux qui souhaite être qualifié de la sorte doit s’autodésigner en tant qu’association cultuelle, puis recevoir a posteriori l’agrément de l’administration afin de percevoir les avantages que ce statut confère (Rolland, 2005). Face aux « religions révélées », les nouveaux groupes religieux présents sur le territoire français se trouvent donc désavantagés de fait.

En l’absence de définition législative de la religion, la jurisprudence s’est longtemps prononcée sur l’existence effective d’un culte sans pour autant en déterminer les contours[38]. À titre d’exemple, sans définir le culte, le Conseil d’État a jugé que l’Union des athées n’était pas une association cultuelle parce que cette association « [avait] pour ‘but le regroupement de ceux qui considèrent Dieu comme un mythe’ [et] ne se [proposait] pas de subvenir aux frais, à l’entretien ou à l’exercice public d’un culte »[39].

La situation n’a été clarifiée que par un avis du Conseil d’État du 24 octobre 1997[40] par lequel les juges ont précisé les conditions d’octroi du statut de l’association cultuelle, et donné indirectement une définition de la religion[41] :

Les associations revendiquant le statut d’associations cultuelles doivent avoir exclusivement pour objet l’exercice d’un culte, c’est-à-dire, au sens [des dispositions des articles 18 et 19 de la loi de 1905], la célébration de cérémonies organisées en vue de l’accomplissement, par des personnes réunies par une même croyance religieuse, de certains rites ou de certaines pratiques [je souligne].

Dans cet avis, le Conseil d’État définit donc ce qui relève du culte, s’appuyant ce faisant sur la proposition du juriste Jacques Robert pour qui la religion se définit par un élément objectif et un élément subjectif :

L’élément objectif est donné par l’existence d’une communauté. Une communauté, ce n’est pas un simple agrégat d’individus ; c’est un groupe cohérent, un ‘être moral’ […] Le second élément, l’élément subjectif, c’est la foi. La foi a son siège dans la conscience individuelle. Néanmoins, ce n’est pas une conscience solitaire mais la réciprocité des consciences qui fait la religion.

Robert, 1994, p. 639

C’est ainsi en se prononçant sur un régime juridique particulier (celui de l’association cultuelle), qui emporte des conséquences sur la liberté de conscience et de religion en aménageant des facilités dans l’expression collective du religieux, que le Conseil d’État s’empare de la religion pour en énoncer les éléments constitutifs. Tout comme pour les juridictions canadiennes, il adopte une position qui s’apparente à la conception durkheimienne de la religion et ne porte pas de jugement de valeur, mais bien un jugement en droit, sur les groupes religieux auxquels il est confronté. Dans ce sens, et cela même si elle proposait ultimement de rejeter la demande de l’Association cultuelle du Vajra triomphant de bénéficier du régime juridique des associations cultuelles, la commissaire du gouvernement S. Boissard estimait que

l’aumisme constitue sans doute une religion […] Vous [c’est-à-dire les magistrats du Conseil d’État] refusant à porter un quelconque jugement de valeur sur les croyances individuelles ou collectives, vous regardez en effet comme un culte ou comme une religion toute pratique ou tout rite qui rassemble des fidèles autour d’une même croyance dans une divinité ou une puissance surnaturelle[42].

Selon cette même lecture, par deux décisions du 23 juin 2000[43], le Conseil d’État avait ainsi accordé le statut d’association cultuelle à plusieurs associations locales de témoins de Jéhovah posant alors « le principe d’une reconnaissance, de l’apposition d’un label qu’il [avait] lui-même contribué à définir à un groupement qui, en lui-même, ne contrarie pas l’ordre public » (Gonzalez, 2001, p. 1212).

Si Rémy Schwartz (2007, p. 18) se félicite que ces jurisprudences reflètent « la portée universelle de la notion de culte », on dira plutôt qu’elles se révèlent libérales dans l’interprétation du culte et indirectement de la religion. Sur ce plan, elles renvoient véritablement à une posture de neutralité confessionnelle. En effet, elles n’appréhendent le fait religieux qu’au prisme d’un régime relatif à l’expression de la liberté de conscience et de religion. Elles en donnent une définition large permettant d’inclure sous le label de « culte » un très grand nombre de groupes religieux et ne visent donc pas à désavantager les confessions les plus minoritaires pourvu qu’elles répondent à une définition minimale de la religion : un corpus de croyances et des rituels religieux.

Par ailleurs, alors même que le Conseil d’État se prononçait sur le statut d’association cultuelle pouvant être accordé à des groupes de témoins de Jéhovah, un projet de Loi tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales[44] était débattu au Parlement. Dans ce contexte, où avait émergé une forme de « laïcité narrative » très forte dans sa dimension anticléricale[45], le Conseil d’État s’en est pourtant émancipé. Ces décisions risquaient d’être mal comprises, se plaçant en porte-à-faux avec une opinion publique et un milieu politique défavorables à ce groupe religieux (Gonzalez, 2001 ; Luca, 2010), mais elles renvoient justement à une posture de neutralité, cela parce qu’elles refusent de désavantager certaines confessions socialement moins bien acceptées.

La liberté de conscience et de religion et l’expression collective des convictions religieuses

J’ai indiqué que l’octroi du statut d’association cultuelle comportait des avantages pour les groupes religieux concernés. Ces avantages, qui sont de nature fiscale ou touchent à la gestion des lieux de culte (Durand-Prinborgne, 2004 ; Schwartz, 2007), ont ainsi des effets directs sur l’expression collective des croyances de ces groupes. À cet égard, si la jurisprudence du Conseil d’État fait preuve de neutralité confessionnelle lorsqu’elle définit la religion, elle en organise toutefois les modalités d’expression collective à partir de critères qui, à l’inverse, ne renvoient qu’imparfaitement à cette posture. En effet, en dépit de cette définition juridique du culte (et indirectement de la religion), la jurisprudence relative aux associations cultuelles semble cantonner le fait religieux à son expression collective, c’est-à-dire au strict rituel.

Le premier critère de l’association cultuelle découle directement des dispositions de l’article 19 de la loi de 1905 : l’association doit avoir pour objet exclusif [je souligne] l’exercice du culte[46]. Le deuxième critère renvoie à l’exercice d’un véritable culte que les juges définissent comme la célébration de cérémonies rituelles qui rassemblent un groupe de fidèles réunis par une même foi dans une divinité[47]. Un troisième critère est ajouté par l’avis du Conseil d’État de 1997 mentionné plus haut. Il tient au respect de l’ordre public[48].

Plusieurs juristes estiment que ces critères seraient problématiques, laissant une marge d’appréciation importante aux juges, et ne permettant pas d’assurer réellement que l’État ne « confonde la définition de la religion et la définition des bonnes religions » (Woehrling, 2003, p. 24). Dans cette optique, Patrice Rolland considère en effet que le statut de l’association cultuelle comprendrait les « éléments d’un statut de ‘religion reconnue’ [qui] déroge[raient] au principe de séparation et au droit commun des droits et libertés » (Rolland, 2003, p. 186). Ces juristes sont rejoints dans cette argumentation par plusieurs sociologues, dont Jean-Paul Willaime (2004) ou Raphaël Liogier (2010) qui évoquent respectivement « le régime implicite des cultes reconnus » ou la consécration de « la notion de religion reconnue », pour désigner l’utilisation que fait l’administration de ces critères afin de catégoriser des groupes religieux controversés. Les démographes Jeanne-Hélène Kaltenbac et Michèle Tribalat (2002, p. 110) affirment même que l’État « utilise ainsi le titre d’association cultuelle comme un label d’État », ce qui reviendrait au final à une forme de « reconnaissance concordataire ».

Il me semble toutefois difficile d’adhérer à ces positions. En effet, l’article 2 de la Loi de séparation des Églises et de l’État pose clairement que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». L’on ne peut donc parler de reconnaissance, même indirecte, parce que « les Églises ne sont plus de droit public, et qu’elles n’interviennent pas comme telles dans le fonctionnement politique de l’État » (Boussinesq, 1994, p. 39). En effet, le régime de l’association cultuelle ne relève pas d’une telle logique qui associerait des groupes choisis au projet politique. Il n’a pour but que d’encadrer l’expression collective du religieux par un dispositif juridique qui offre des avantages aux groupes remplissant les critères définis par les pouvoirs publics.

S’il est vrai que plusieurs de ces critères, en particulier ceux du respect de l’ordre public ou de l’exclusivité dans l’exercice du culte, sont larges et pourraient masquer des justifications défavorables à certains groupes permettant d’écarter a priori du champ d’application de la loi des confessions religieuses dont les formes d’organisation ne seraient pas acceptées socialement, il n’a pourtant pas été possible de déceler de telles appréciations dans les décisions du Conseil d’État analysées. En effet, cette juridiction ne fonde jamais ses décisions sur le rôle qu’auraient joué certaines religions dans l’histoire nationale, ni n’interprète des systèmes axiologiques pourtant étrangers à la culture de société au regard de leur présumé degré d’acceptation sociale, lorsqu’elle contrôle le respect des critères de l’association cultuelle.

En revanche, lesdits critères ne renvoient que partiellement à une posture de neutralité confessionnelle de l’État dans la mesure où l’agrément du statut d’association cultuelle pour les religions les plus récentes sur le territoire français dépend de ce qu’elles remplissent ces critères législatifs et jurisprudentiels, alors que les anciens cultes reconnus ont pu former de telles associations de façon automatique. Dans ce sens, si le critère d’exclusivité dans l’exercice du culte ou celui du respect de l’ordre public sont problématiques, c’est parce que l’on peut douter que toutes les associations cultuelles catholiques, juives ou protestantes s’y conforment pleinement aujourd’hui. Par ses effets, la loi impose donc une obligation restrictive aux nouvelles confessions ou aux confessions minoritaires sur le territoire français dans leurs formes d’expression collective. De ce fait, la neutralité de l’État est mise à mal par les transformations de la société, et le cadre juridique égalitaire de la loi de 1905 produit aujourd’hui des ruptures d’égalité que la jurisprudence, pourtant libérale du Conseil d’État, ne permet pas toujours de corriger.

C’est à partir de la nécessité de protéger l’expression des convictions de groupes minoritaires, et notamment les témoins de Jéhovah, que la notion de liberté de conscience et de religion a été élaborée par la jurisprudence de la Cour suprême au Canada. Toutefois, comme je l’ai indiqué précédemment dans ce texte, la laïcité est bel et bien un processus polymorphe et la posture de neutralité qui émerge de ce travail de qualification du religieux peut, à l’inverse, s’avérer difficilement repérable dans le traitement par l’État d’un autre fait de nature religieuse.

Une position de neutralité similaire est observable dans le contexte français où la définition juridique de la religion s’apparente à une même conception durkheimienne de la religion que celle que l’on a pu déceler dans le cadre canadien. Malgré ces fortes similarités, quelques différences peuvent néanmoins être relevées, celles-ci ayant trait aux modalités par lesquelles l’expression collective du religieux est favorisée dans ces deux sociétés.

D’abord, j’ai rappelé que tout en procédant de la volonté de mettre fin à un système de cultes reconnus, la loi française de séparation des Églises et de l’État de 1905 a garanti la liberté de conscience et de religion. Mais c’est justement parce qu’elle s’inscrit dans cette histoire particulière qu’elle appréhende fortement l’expression de cette liberté dans sa dimension collective. Pour cette raison, elle tend plus largement qu’au Canada à encadrer l’exercice de cette liberté. En effet, les aménagements laïques français moulent l’expression collective du religieux dans le format spécifique de l’association cultuelle et exigent que les groupes religieux qui souhaitent bénéficier de ce statut remplissent des critères que l’on ne retrouve pas pour la formation des « sociétés religieuses » au Québec.

Ensuite, s’il est possible de constater que les groupes religieux minoritaires, et principalement ceux que l’on qualifie sociologiquement de sectes, sont saisis de façon indifférenciée par la laïcité juridique, aussi bien en contexte québécois que français, une forme de laïcité narrative particulièrement anticléricale a néanmoins émergé à leur endroit au cours des années 1990 dans cette dernière société (Koussens, 2010). Cette laïcité narrative empreinte d’une rhétorique très républicaine a même tenté d’infléchir les positions de la laïcité juridique. Elle n’y a pourtant réussi que dans une moindre mesure, cela parce que le Conseil d’État est en effet resté hermétique à ses arguments et parce que la Loi tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales adoptée en 2001 n’a fait l’objet que d’une application très limitée par les pouvoirs publics.

Mais, à nouveau, la laïcité est un processus polymorphe et les aménagements laïques découlant du travail de qualification du religieux par l’État ne peuvent, à eux seuls, permettre de conclure que celui-ci fait toujours preuve de neutralité dans la régulation de la diversité religieuse.

La forme de laïcité narrative qui a émergé en France en 1989 a pris un essor important au cours des débats sur les sectes dans les années 1990 pour trouver une consécration politique (avec l’adoption du « Rapport Stasi » en 2003), puis juridique (avec l’adoption de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics) dans le cadre des controverses relatives au port de signes religieux ostensibles dans les écoles publiques.

En France, alors même que ce discours idéalisé sur la laïcité n’a peut-être pas été très efficace pour justifier de nouveaux aménagements laïques dans la régulation française de l’expression collective du religieux, il a été un combustible important, favorisant l’évolution du droit relatif à l’expression individuelle des convictions. Ce discours, qui a trouvé un large écho au Québec pendant la controverse sur les accommodements raisonnables, n’a toutefois pas eu la même force normative dans la Belle Province… et c’est probablement sur ce dernier aspect – celui de la régulation de l’expression individuelle du religieux – que se creuse aujourd’hui le plus grand fossé entre les aménagements québécois et français de la laïcité.