Corps de l’article

Comme Montréal, de nombreuses villes nord-américaines se sont développées au rythme et en fonction de l’industrialisation. En facilitant la production, la circulation et la consommation des produits, celle-ci a assuré la reproduction et la régulation du capitalisme (Lefebvre, 1968, 1974). C’est en réaction à ce constat qu’Henri Lefebvre a articulé l’idée d’un droit à la ville (Lefebvre, 1968). Il s’agit d’un droit collectif à la centralité urbaine, visant à faire de nouveau des villes le reflet des besoins réels et concrets de la population et non un produit et un instrument du développement du capitalisme. David Harvey soutient qu’encore aujourd’hui, le droit à la ville « est beaucoup trop limité et, la plupart du temps, seule une petite élite politique et économique dispose du droit de façonner la ville conformément à son désir le plus cher » (Harvey, 2011 p. 31). Le système patriarcal influence l’exercice du droit à la ville et la production de l’espace : les rapports sociaux de sexe produisent des villes qui, en effet, sont conçues et gouvernées par et pour les hommes (McDowell, 1999; Valentine, 1989). Conséquemment, divers obstacles au bien-être, à l’engagement et au sentiment d’appartenance font en sorte que les femmes exercent leur droit d’appropriation et de participation de façon différenciée (Fenster, 2005).

La deuxième moitié du 20e siècle a vu le déclin des quartiers centraux des villes occidentales dont l’économie était basée sur le secteur manufacturier. Ces quartiers centraux ont perdu leur vitalité, notamment en raison du déplacement du capital immobilier, commercial et industriel vers des espaces – situés en périphérie ou à l’étranger – offrant davantage de liberté pour la construction de vastes zones résidentielles, industrielles et commerciales (Morin, 1987). Ils sont donc entrés dans une phase de dégénérescence, en raison du « ralentissement des activités économiques, [de la] paupérisation, [de la] diminution de la population et [de la] dégradation du cadre bâti » (Benali, 2005, p. 2). Ces transformations ont engendré d’importantes injustices sociospatiales pour les résidents et résidentes.

La ville de Montréal, tout comme plusieurs villes européennes et américaines, élabore et met en oeuvre des politiques publiques pour réhabiliter ses secteurs dévitalisés et en tertiariser l’économie (Morin, 1987). Lors du Sommet de Montréal de 2002[1], elle a adopté des moyens pour développer une ville plus égalitaire. Dans cette perspective, une stratégie de revitalisation urbaine intégrée (RUI) a été élaborée pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale dans les secteurs à forte défavorisation sociale et matérielle (Pampalon et Raymond, 2003). Cette démarche territorialisée, intégrée et participative consiste à intervenir simultanément sur les plans physique, économique et social, afin d’insuffler un changement durable dans ces mêmes secteurs. La RUI propose de mener à bien le développement urbain en instaurant une gouvernance ouverte et participative ayant pour objectif d’habiliter et de responsabiliser les populations locales. En sus, cette démarche vise à accroitre leur potentiel individuel et collectif, pour faire en sorte qu’elles prennent en main leur milieu de vie sur le long terme (Cloutier, 2009). La stratégie de RUI semble ainsi représenter la promesse d’un élargissement du droit à la ville de certains groupes, telles les femmes, qui entretiennent des rapports différenciés envers l’espace.

Lorsqu’en 2003, la Ville sélectionne le quartier Sainte-Marie pour participer au projet-pilote de RUI, son objectif est d’en faire un quartier où il « fait bon vivre ». L’arrivée de ce projet fait émerger chez des membres du Centre d’éducation et d’action des femmes de Montréal (CÉAF) des préoccupations et des questionnements concernant les changements et les transformations que leur quartier est appelé à connaitre (Béchard, 2008). En s’inspirant de la Charte européenne des femmes dans la cité[2], elles s’engagent dans la rédaction d’une la Déclaration citoyenne des femmes de Ste-Marie (CÉAF, 2006b), dont l’objet est d’identifier les principes et valeurs nécessaires pour faire de Sainte-Marie un quartier « où il ferait bon vivre » en tant que femme. Sur leur lancée, elles forment un Comité d’action locale (CAL) afin de promouvoir une perspective féministe du développement local et de donner aux femmes les moyens de devenir des actrices de la sphère publique locale. D’autres structures de mobilisation voient le jour en réaction à, ou en complément de la démarche de RUI, comme les Comités d’action citoyenne pour les parcs, soutenus par l’Éco-quartier Sainte-Marie.

Dans quelle mesure la stratégie de revitalisation urbaine intégrée permet-elle aux Montréalaises d’accéder à un plus grand droit à la ville? Notre travail vise à démontrer que la stratégie de RUI et les structures de mobilisation qu’elle met sur pied amènent ces femmes à participer au mode de gouvernance instauré pour la revitalisation du milieu et, de cette manière, leur permettent d’exposer leurs difficultés et de développer un engagement et un sentiment d’appartenance envers leur milieu de vie. Afin de vérifier notre hypothèse de travail, nous nous sommes penchées sur l’expérience du quartier Sainte-Marie, qui met en oeuvre depuis 2003 une démarche de RUI (Figure 1). Notre étude de cas s’intéresse au Comité d’action locale comme structure de mobilisation formée en marge de cette stratégie de revitalisation pour favoriser l’élargissement et l’exercice du droit à la ville. Nous abordons la RUI comme un élément déclencheur de la mobilisation du Comité d’action locale, et la Déclaration citoyenne des femmes de Ste-Marie (CÉAF, 2006b) comme la réclamation d’un droit à la ville. La première partie de cet article aborde les différentes formes d’oppression patriarcale et leurs répercussions sur l’exercice du droit des femmes à la ville. Cette théorisation de la justice sociospatiale constitue notre cadre de référence pour analyser la portée des mobilisations du CAL dans Sainte-Marie. Nous présentons ensuite notre approche méthodologique, les modes de collecte de données et le contexte de notre étude de cas. Enfin, nous discutons des apports du CAL pour accroitre le bien-être, l’engagement et le sentiment d’appartenance des militantes, et favoriser le plein exercice de leur droit à la ville.

(In)justice sociospatiale et droit à la ville

Pour aborder la question des injustices sociospatiales induites par le système patriarcal, il faut commencer par introduire la notion de production de l’espace. Le monde urbain constitue une projection et une matérialisation des rapports sociaux (Lefebvre, 1974). Les pratiques sociales produisent les frontières définissant à qui appartiennent les lieux et qui en est exclu (McDowell, 1999). L’espace, par sa forme, son contenu et ses dynamiques, pose les possibilités et les limites de ce que l’on peut y réaliser. Pour Edward Soja, cette dialectique sociospatiale engendre et reproduit différentes formes d’injustices (Soja, 2010). À l’instar des féministes matérialistes, nous considérons que le capitalisme et le patriarcat sont deux systèmes de rapports de pouvoir consubstantiels ayant leurs exigences propres et exerçant une influence dans l’émergence et le maintien d’injustices (Delphy, 2009; McDowell, 1999).

Figure 1

Localisation du quartier Sainte-Marie sur l’île de Montréal

Localisation du quartier Sainte-Marie sur l’île de Montréal
Source : Marie-Ève Desroches, 2014

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Nous utilisons le concept d’injustice pour qualifier l’inscription de l’oppression vécue individuellement dans un rapport global où des groupes mouvants et hétérogènes entretiennent des rapports différenciés à l’espace (Soja, 2010). Ces injustices caractérisent les expériences vécues par des groupes d’individus partageant une différence donnée, qui peut être liée, entre autres, à leur sexe, à leur statut socioéconomique ou à leurs origines. Pour aborder les femmes comme un groupe, nous reprenons la notion de structure sérielle (Young, 2007). Les femmes subissent différentes formes d’oppression, d’intensité variable selon leur position sociale, avec un impact sur la façon dont elles utilisent, perçoivent et apprécient l’espace. Nous nous penchons principalement sur les injustices liées au patriarcat, puisque telle est la perspective adoptée par le Comité d’action locale, afin de mettre en relief l’influence de ces violences structurelles sur la formation d’injustices sociospatiales. Pour ce faire, nous reprenons les cinq formes d’oppression théorisées par Young, soit l’exploitation, la marginalisation, l’absence de pouvoir, l’impérialisme culturel et la violence (Young, 1990).

L’exploitation consiste en un contrôle et une distribution inégale des résultats du travail. La répartition inégale du travail domestique constitue la base économique du patriarcat (Delphy, 2009), rendant les femmes économiquement dépendantes des hommes et plus à risque de vivre dans la précarité. Elles ont par conséquent moins accès aux ressources urbaines, comme le logement et le transport (McDowell, 1999; Wekerle, 1984). La marginalisation se produit lorsqu’il y a exclusion d’un groupe en raison d’une différence qui le caractérise. Cette exclusion fait en sorte que les personnes « différentes » éprouvent une difficulté à participer aux diverses sphères de la vie en société. En raison des rôles sociaux de sexe, les femmes sont traditionnellement cantonnées au « travail du care » (Paperman, 2004). Les domaines liés à la création et à l’aménagement des villes, architecture, ingénierie, construction et urbanisme, sont généralement associés aux hommes (Adams et Tancred, 2002; Wekerle, 2000). On parle d’absence de pouvoir lorsque certains groupes ont une faible influence dans les prises de décision affectant leur quotidien. Ces groupes sont donc voués à suivre l’ordre établi par d’autres. L’exclusion historique des femmes de la citoyenneté universelle et de la sphère publique se traduit encore aujourd’hui par leur faible présence dans les espaces décisionnels (Lamoureux, 2002; Tremblay, 1996). L’impérialisme culturel procède d’une généralisation des pratiques, usages et valeurs du groupe dominant à l’ensemble de la société. L’androcentrisme constitue la forme d’impérialisme culturel propre aux rapports sociaux de sexe. Tant la théorie que la pratique de l’aménagement du territoire, en omettant de prendre en compte les valeurs, les positions et les vécus particuliers des femmes au nom de l’universalité, de la neutralité, ou même de l’intérêt général, véhiculent un tel androcentrisme (Descarries, 2003; Masson, 1984; Parker, 2011; Wekerle, 2000). Ces expressions et pratiques nient les différences et l’oppression, favorisant la reproduction de structures inégalitaires relatives à la mobilité et au logement : en effet, les réseaux de transport et le marché immobilier ne sont pas conçus pour répondre à leurs besoins (Wekerle, 1984). Enfin, la violence est un phénomène systémique auquel certains groupes sont exposés. Diverses sources d’information construisent et renforcent l’idée selon laquelle les femmes constituent un groupe vulnérable, ce qui se traduit par un sentiment d’insécurité et une peur constante de subir des violences dans les espaces publics (Lieber, 2008). Pour y circuler, de nombreuses femmes développent des tactiques allant de l’isolement presque complet à l’autodéfense (Lieber, 2008; Valentine, 1989; Wekerle, 2000).

Plusieurs auteurs qui s’intéressent à la question de la justice sociospatiale s’appuient sur la notion du droit à la ville comme moyen permettant de passer de la justice normative aux réalités du terrain (Harvey, 2011; Soja, 2010). Nous nous appuyons ici sur l’analyse de Tovy Fenster sur l’influence du patriarcat sur le droit à la ville (Fenster, 2005). Selon Fenster, les rapports sociaux de sexe amènent les femmes à développer un sens différent du bien-être, de l’engagement et de l’appartenance à leur milieu de vie. En vertu de ces rapports différenciés, les femmes vivent quotidiennement des blocages à l’appropriation de la ville et à la participation sociopolitique en milieu urbain, éléments cruciaux de l’expression de leur droit à la ville.

Nous retenons également quatre approches de la justice et tentons d’évaluer dans quelle mesure le CAL parvient à les mettre en pratique. Premièrement, l’approche par la distribution remédie aux situations de répartition inégale des ressources liées notamment à l’existence de mécanismes d’exploitation (Fraser, 1998; Young, 1990). L’approche par la reconnaissance envisage l’impact de l’oppression subie au quotidien par différents groupes sociaux dans le but d’empêcher la reproduction des structures d’inégalité (Fraser, 1998; Young, 1990). L’approche par la participation vise à mettre fin à l’exclusion institutionnalisée, à la culture de non-reconnaissance et aux modèles de distribution inégalitaires, et à promouvoir au contraire l’inclusion de tous les groupes sociaux, et particulièrement des plus vulnérables, dans les mécanismes de prise de décision (Fraser, 1998; Schlosberg, 2007). Enfin, l’approche par les aptitudes (capabilities) prône que l’ensemble de la population puisse utiliser les biens et ressources, selon leur disponibilité, en un fonctionnement permettant à chacun de s’accomplir au quotidien (Jarvis, Cloke et Kantor, 2009; Schlosberg, 2007; Sen, 1992).

Méthodologie

L’approche féministe adoptée pour notre recherche répond à l’intention de produire des connaissances utiles pour identifier et tenter de diminuer les inégalités liées aux rapports sociaux de sexe (Ollivier et Tremblay, 2000; Ramazanoglu et Holland, 2002). Le but de cette recherche est d’analyser les actions que ces femmes mènent depuis dix ans pour faire reconnaitre leur rôle sociopolitique dans le quartier. S’inscrire dans le courant du féminisme matérialiste signifie pour nous accorder une large importance à l’expérience quotidienne des femmes. Nous utilisons trois modes de collectes de données, dont deux sont interactifs, dans le but à la fois de réduire la séparation entre la chercheuse et l’objet de sa recherche et de favoriser une compréhension en profondeur du CAL et des dynamiques locales. Les résultats de notre recherche sont le fruit de sept mois d’observation participante lors des réunions et activités du CAL et du CÉAF. Les données collectées nous renseignent premièrement sur les perceptions qu’ont ces femmes de la transformation de leur quartier et du rôle du CAL dans la gouvernance locale. Deuxièmement, un questionnaire, administré à douze participantes du CAL, mesure des éléments relatifs au quartier, au rôle du Comité et au droit des femmes à la ville. En troisième lieu, l’analyse documentaire d’une vingtaine de documents datés entre 2003 et 2014 nous donne une perspective historique sur le rôle du CAL dans leur droit à la ville.

Mise en contexte

Réorganisation du quartier Sainte-Marie

La réorganisation de Sainte-Marie ne date pas d’hier : depuis plusieurs décennies, des politiques publiques visent à rendre ce quartier ouvrier plus attrayant. La construction de nouveaux axes de circulation et de grands projets urbains est au centre de la stratégie déployée par les pouvoirs publics pour réorganiser l’économie locale et changer l’image des quartiers centraux, laquelle ternit la réputation de la ville en général. Ces opérations visent à faire passer Sainte-Marie d’une économie manufacturière à une économie de services axée sur la culture. Ces opérations marquent profondément Sainte-Marie, dont l’un des traits majeurs est la présence de grands axes de circulation quotidiennement empruntés par des milliers d’automobilistes pour se rendre au centre-ville. En 2012, le Pôle de création des Faubourgs, situé dans Sainte-Marie et Saint-Jacques, regroupait plus de 450 organismes, entreprises et lieux de diffusion, employant dix mille personnes dans le secteur de l’économie culturelle.

Certaines de ces politiques engendrent d’importantes reconfigurations de la structure sociodémographique des quartiers visés et occasionnent ainsi leur gentrification, soit un remplacement des populations défavorisées préexistantes par des ménages mieux nantis (Atkinson, 2004). Comme Sainte-Marie est situé dans la portion est du centre-ville de Montréal (Figure 1), il nous apparait crucial de prendre en considération les modèles de rénovation des quartiers centraux des villes modernes. Plusieurs métropoles procèdent à de telles rénovations pour se démarquer à l’international en transformant l’image de ces quartiers (Le Galès, 1995), même si cela a pour effet leur gentrification.

Renouvellement de la gouvernance locale pour la revitalisation

Depuis le début des années 2000, différents espaces de concertation ont été créés par le milieu pour amener divers acteurs, dont les habitants du quartier, à s’impliquer pour revitaliser Sainte-Marie, renforcer leur sentiment d’appartenance et améliorer leur qualité et leurs conditions de vie (Laurence, 2007). Le CÉAF, notamment à travers son Comité d’action locale, s’implique dans certaines initiatives comme Sainte-Marie en Action (SMA) et le Groupe d’intervention Sainte-Marie (GISM). En 2003, la Ville de Montréal entame l’implantation de la RUI en suivant le chemin tracé par certaines de ces initiatives. Dans la foulée, d’autres mécanismes de gouvernance sont mis sur pied ou consolidés, comme les Tables de concertation sectorielle et la Table de développement social (intersectorielle), pour répondre aux besoins et enjeux locaux. Comme cette concertation se déroule principalement entre le milieu communautaire, le milieu politique et le milieu institutionnel, d’autres espaces et structures cherchent à favoriser la participation citoyenne. Deux formes principales sont à distinguer parmi les initiatives de participation citoyenne recensées dans Sainte-Marie. Il existe premièrement des espaces d’information et de consultation, tels que les forums citoyens, le Programme particulier d’urbanisme (PPU) et les projets de logements sociaux, permettant de présenter des projets pour le quartier et d’obtenir une rétroaction de la part de la population. La deuxième forme est celle d’espaces d’implication continus au sein desquels on cherche à impulser une mobilisation sur certains enjeux comme le logement, l’environnement, les parcs, etc. Les participants à ces espaces d’implication continus se réunissent régulièrement et mènent des projets à la hauteur de leurs capacités et de leurs ambitions. Le CAL correspond à cette deuxième forme : il s’agit en effet d’implication continue visant à encourager la participation des femmes dans la sphère publique locale. Notons que ces espaces et ces structures ont principalement des liens indirects avec la RUI.

Création du Comité d’action locale

Au début des années 2000, des résidentes du quartier Ste-Marie s’inquiètent de l’accélération de la transformation de leur quartier, et notamment de l’arrivée de nombreux projets de construction de condominiums sur des terrains vacants. Préoccupées par les enjeux liés au développement de leur milieu de vie, elles font face à un sentiment d’impuissance. Le Centre d’éducation et d’action des femmes (CÉAF) décide de travailler avec elles afin de renforcer leur capacité à prendre part au développement de leur communauté. Pour y parvenir, un travail d’accompagnement par un comité d’action est réalisé selon une approche d’éducation populaire. Cette approche permet de se réapproprier une capacité d’agir et vise le renforcement et/ou le développement de nouvelles aptitudes (CÉAF, 2004, p. 1).

En se lançant dans l’aventure de la rédaction d’une Déclaration citoyenne des femmes de Ste-Marie (CÉAF, 2006a), ces résidentes développent une vision commune orientant leur mobilisation sur les enjeux suivants : le logement et l’aménagement, la mobilité, la sécurité, le développement social et économique, la vie communautaire et la qualité de vie, les ressources naturelles et historiques et, enfin, la culture. De plus, elles cherchent à se positionner comme actrices du développement local. Leur Déclaration n’a pas la prétention de représenter les besoins et aspirations de toutes les femmes du quartier; toutefois le portrait qu’elle dresse semble généralement partagé puisque le texte a reçu l’appui de centaines de personnes, groupes communautaires et élus du quartier.

La constitution du Comité d’action locale consolide cette initiative en favorisant une mobilisation continue sur les enjeux identifiés dans la Déclaration. Celles qui s’impliquent de façon assidue au CAL ont un profil similaire, celui de femmes qui n’occupent pas d’emploi à temps plein (retraitées, employées à temps partiel, femmes sans emploi, en congé de maternité, en arrêt de travail, etc.). Cette homogénéité peut engendrer des problèmes de représentativité lorsqu’il est question de faire valoir le point de vue et le vécu des femmes. Comme il s’agit de femmes vivant durement les répercussions de la crise urbaine notamment en raison de leur situation socioéconomique, celles-ci portent des enjeux et points de vue qui sont généralement marginalisés. Différents efforts sont déployés pour diversifier l’âge, l’occupation ainsi que l’origine des participantes. En sus, le CAL recueille des témoignages de participantes ou d’autres femmes pour illustrer les situations dénoncées et faire reconnaitre leur caractère oppressif. En guise d’exemple, lors d’une assemblée publique sur la question des femmes et du logement tenue au printemps 2014, un panel diversifié livre des témoignages et dresse des portraits de situations difficiles vécues par les femmes. Ce panel expose le vécu de femmes pour lesquelles l’immigration, l’absence de statut juridique, la rupture conjugale, la pauvreté, les handicaps, l’itinérance ou la responsabilité d’enfants rendent difficile l’accès à un logement sûr et adapté à leurs besoins. Comme la notion d’accessibilité universelle est au coeur de leur vision, les participantes du CAL aspirent à vivre dans un quartier qui prenne en considération les situations particulières vécues non seulement par les femmes mais par les aîné(e)s, les personnes handicapées, les mères, etc. Les actions du CAL n’abordent pas la condition de « la Femme », mais bien des femmes dans leur pluralité. En ce sens, les participantes se mobilisent régulièrement sur des enjeux qui ne les concernent pas directement, mais dont elles se sentent pleinement solidaires.

Le CAL : une vision féministe du développement local

Difficultés identifiées par les participantes du CAL

Dans leur Déclaration (2006b), les militantes proposent des axes d’intervention et des mesures qui ne figuraient pas dans le premier plan d’action de la RUI, Sainte-Marie mon quartier! (Gendron et Thibault, 2004). L’accès à la nature et au fleuve, l’amélioration de la desserte des transports collectifs, l’appui aux initiatives des résident(e)s, l’harmonisation des relations de voisinage et l’appropriation des espaces culturels par la population sont quelques exemples des requêtes formulées, et dont l’intention est de faire de Sainte-Marie un quartier où il fasse bon vivre en tant que femme. Au fil des années, le CAL intervient pour faire reconnaitre les difficultés vécues par les femmes.

L’évolution de la situation du logement inquiète de nombreuses participantes puisque la construction récente de condominiums transforme globalement Sainte-Marie, ce qui a pour effet d’en chasser progressivement la population existante. Elles constatent le rétrécissement du marché locatif au profit des condominiums et l’inadaptation de la majorité des projets d’habitation en cours aux besoins et aux capacités financières de cette population dont elle font partie. Partout au Québec, la fin des conventions d’exploitation avec la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) pourrait mettre en péril l’accessibilité au logement social[3]. Cette situation inquiète particulièrement le CAL puisque, dans le secteur Centre-Sud, environ 5 000 unités de logements sociaux pourraient ne plus recevoir d’appui financier de la SCHL pour assurer leur fonctionnement. L’une des principales causes du malaise ressenti par les participantes face à la question du logement est l’absence de pouvoir des résident(e)s sur le marché immobilier. Elles dénoncent le fait que, bien que le logement soit considéré comme un bien essentiel, le marché immobilier est de plus en plus laissé aux mains d’entrepreneurs privés qui n’y investissent que dans le but de générer des profits. « On est piégé dans un parc de logement qui s’est privatisé, il faut reprendre le pouvoir sur le logement! » (Participante).

Le CAL développe des revendications féministes en regard du logement car, pour les femmes, le lieu d’habitation représente un espace de sécurité et d’intimité; les différents enjeux matériels et de violence liés au logement influent fortement sur leur qualité de vie. Nous notons que les participantes impliquées ont un lieu d’habitation stable et répondant à leurs besoins, ce qui nous amène à penser que la stabilité dans le logement, leur procure la force nécessaire pour se mobiliser ce qui favorise l’expression de leur droit à la ville. Durant notre observation, les participantes se sont prêtées à un exercice d’écriture anonyme dont le but était de nommer des situations vécues par rapport au logement. Nous en présentons ci-dessous quelques extraits :

J’ai peur, car mon proprio me menace de me mettre à la porte si je n’accepte pas de lui rendre des petits services […]
Mon proprio a pris son passe-partout, il est entré chez moi, c’était un dimanche matin, il a violé tout ce que j’avais de plus intime : ma vie, mon corps et mes murs de sécurité. Je n’arrive plus à retrouver la paix intérieure et à me sentir en sécurité. Ce jour-là, une grande partie de moi est morte. J’ai constamment peur.
Quand j’étais dans un autre appartement, le loyer était super cher, je coupais dans mon alimentation et aussi dans l’eau chaude, je me lavais à l’eau froide […]
Quand je suis arrivée pour la visite d’un appartement avec mes enfants, le proprio m’a regardée d’un air haineux : « Tu en as d’autres? Ici les locataires n’aiment pas entendre chialer les enfants ». C’était pourtant pour un 5½, pas besoin de vous dire que je n’ai pas eu le logement […]
« Je suis une mère monoparentale et j’ai deux enfants, je travaille au salaire minimum, je vis des conditions d’habitation vraiment horribles, la chambre de mes enfants est tellement remplie de moisissures que j’ai dû la condamner, mes enfants ont développé des problèmes respiratoires chroniques. Mon médecin m’a dit de déménager, mais je n’ai pas d’argent pour payer les coûts liés au déménagement ».

CÉAF, 2014, p. 1

Les participantes travaillent régulièrement sur la question de la sécurité car il s’agit d’une entrave importante au droit d’appropriation des espaces publics. Manque d’entretien, insuffisance de l’éclairage et du mobilier urbain, faiblesse de l’affluence constituent quelques-uns des facteurs réduisant la lisibilité de ces espaces et engendrant un sentiment d’insécurité. Ce sentiment d’insécurité est renforcé par différents comportements comme le harcèlement de rue, les incivilités et l’accaparement des parcs par certains groupes. « On sent que les hommes nous considèrent comme des objets sexuels » (Participante). Plusieurs participantes considèrent que les espaces publics ne leur appartiennent pas, et un certain nombre d’entre elles adoptent des tactiques d’autodéfense ou d’isolement pour se sentir davantage en sécurité et réduire leur sentiment de vulnérabilité (Lieber, 2008). « Il n’y a que le jour que je me sens en sécurité. Moi, ça me fait peur de sortir le soir, ça ne me gêne pas de me priver de certaines activités » (Participante). Les transports collectifs sont également une source d’insécurité pour plusieurs femmes qui subissent du harcèlement ou des comportements inappropriés lors de l’attente, à bord, ou à la sortie du bus ou du métro.

Enfin, Sainte-Marie est connu pour son manque de commerces de proximité; les résidents et résidentes doivent parcourir une distance considérable pour accéder à des services médicaux, bancaires ou alimentaires. Le CAL identifie différentes difficultés liées à la mobilité ayant des répercussions sur leur sécurité mais aussi sur leur accès aux ressources urbaines. Comme Sainte-Marie est un lieu de transit vers le centre-ville, la population locale vit quotidiennement les répercussions du trafic lourd sur les artères du quartier. Les participantes notent également le manque d’entretien de la chaussée, des trottoirs et des pistes cyclables, mettant en péril la sécurité des déplacements en transport actif. En sus, l’orientation des circuits de transport collectif vers le centre-ville engendre une faible desserte à l’intérieur du quartier et complique l’accès des résidents et résidentes aux services et commerces, notamment en dehors des heures de pointe. Enfin, l’augmentation continuelle de la tarification des transports collectifs réduit la mobilité des catégories de la population les plus pauvres, comme les femmes, et engendre des situations d’immobilité forcée. Les participantes aspirent à l’adoption d’une tarification sociale des transports collectifs : « Il est injuste que les pauvres de vingt-cinq à soixante-cinq ans n’aient pas accès au tarif réduit!» (Participante).

Pour le CAL, les inégalités économiques et les violences perpétrées à l’égard des femmes (sécurité) sont les deux principales causes structurelles d’un exercice différencié du droit d’appropriation par ces dernières. Dans la majorité des cas, les injustices liées à la violence et à l’exploitation sont peu reconnues par des instances de représentation de la population telles que les élus et les structures de concertation. En guise d’exemple, l’interpellation de ces instances par le CAL au sujet des enjeux relatifs aux femmes et au logement s’est heurtée à une grande incompréhension. « On avait l’impression d’être des extraterrestres (…) Ils et elles n’avaient jamais entendu parler des violences vécues par les femmes dans le logement » (Participante). Depuis 2003, le CAL initie ou participe à plusieurs projets – marches exploratoires, actions de visibilité, réalisation de courts documentaires, assemblées publiques – pour faire reconnaitre ces enjeux qui ne sont généralement pas abordés dans la sphère publique locale. En plus d’agir contre les injustices liées à l’exploitation et à la violence, le CAL cherche à combattre l’impérialisme culturel qui relègue au second plan les expériences et les besoins des femmes; il propose de nouvelles perspectives pour les discussions et débats menés dans les espaces de concertation et de participation citoyenne. Les sections suivantes abordent les actions entreprises par le CÉAF et le CAL pour intervenir sur les enjeux identifiés.

Les interventions du CAL en matière de sécurité et de lutte aux inégalités économiques

Les participantes aspirent à vivre dans un quartier où les femmes puissent circuler librement à toute heure, quelles que soient leurs façons de s’habiller ou leurs capacités physiques. La revitalisation du quartier est vue par ces dernières comme une excellente opportunité pour faire disparaître toute forme d’insécurité. Le Comité d’action locale est reconnu pour promouvoir les intérêts des femmes en matière de sécurité; il s’agit de sa principale motivation pour intervenir dans les enjeux locaux. Comme nous l’avons fréquemment entendu en réunion : « Si ce n’est pas le CAL qui porte ce dossier, personne d’autre ne le fera » (Participante). Que ce soit en comité ou en public, on encourage la prise de parole des participantes afin d’arriver à faire reconnaitre les violences vécues par les femmes. Par leur implication au sein du CAL, les participantes développent un ensemble de connaissances sur les sources d’insécurité, les lacunes d’intervention et l’aspect systémique de la peur éprouvée au quotidien par les femmes : « Il y a un système de peur et on le reproduit dans l’éducation de nos enfants. En fait, c’est principalement à nos filles qu’on (…) explique les dangers et qu’on (…) impose des règlements pour les protéger » (Participante).

Pour plusieurs participantes, s’impliquer dans le CAL permet de déconstruire la peur et de se sentir en confiance : « Le fait de parler de sécurité avec vous et d’agir pour améliorer la situation m’aide à me sentir mieux » (Participante). Nous constatons que l’implication dans le CAL apparait comme un moyen pour les femmes de développer un désir d’exercer leur droit à la participation, ce principalement pour faire reconnaitre les enjeux liés à la sécurité.

Le fonctionnement du CÉAF, et donc de son Comité d’action locale, repose sur l’approche de la justice par la distribution, se traduisant notamment par différentes mesures pour favoriser la participation de toutes les femmes, quelle que soit leur situation économique, à l’ensemble des activités qu’il organise. Le CÉAF fournit, par exemple, des titres de transport, une halte-garderie et des repas. Afin d’agir de façon structurelle, le CÉAF milite pour une meilleure redistribution de la richesse, non seulement en luttant contre les politiques d’austérité, mais également en cherchant à obtenir l’engagement par les élus d’intervenir sur différents enjeux comme l’itinérance au féminin.

À partir d’un sentiment d’impuissance éprouvé face à l’accélération de la transformation de leur milieu de vie, les participantes du CAL, en se rassemblant pour rédiger la Déclaration citoyenne des femmes de Ste-Marie, ont élaboré différents moyens pour accroitre le sentiment de bien-être des femmes dans leur quartier et développer une vision féministe du développement local. Ce travail d’expression et d’analyse des formes d’oppression qu’elles subissent (exploitation, violence et impérialisme culturel) leur a donné l’occasion de s’allier, malgré leurs différences, dans une même lutte pour réclamer leur droit à s’approprier la ville. Les participantes s’accordent à dire que le Comité d’action locale promeut les besoins et le vécu des femmes dans la façon dont il aborde les projets de revitalisation. Cela devrait, ajoutent-elles, favoriser la reconnaissance des difficultés qu’elles éprouvent par rapport à ces projets et d’autres interventions, et permettre une redistribution plus équitable des ressources.

L’engagement des femmes dans leur quartier

L’approche d’éducation populaire du CAL : pour l’engagement des femmes dans leur milieu de vie

À travers leur Déclaration citoyenne, les femmes expriment leur aspiration à une démocratie active permettant aux résidentes d’être au coeur des débats concernant le développement local. Le CAL s’emploie à faire mieux connaitre aux femmes les espaces décisionnels et de concertation afin qu’elles se les approprient. En ce sens, il cherche à mettre fin à la marginalisation et à l’absence de pouvoir des citoyennes dans la gouvernance locale. Son action se concentre sur le soutien aux actions entreprises par les femmes dans la sphère publique locale pour faire reconnaitre les enjeux qui les préoccupent. Tout un travail d’« habilitation » (empowerment) individuelle et collective est réalisé dans ce but.

Au niveau individuel, l’équipe du CÉAF propose aux participantes des activités, des formations et un accompagnement leur permettant d’accroitre leur pouvoir, leurs habiletés et leur confiance. Ce processus a d’importantes retombées, notamment pour celles qui s’engagent dans la sphère publique locale ou qui veulent développer des aptitudes pour s’exprimer en public. « Je viens de réaliser que je commence à vivre et ça, c’est parce que j’ai brisé le silence » (Participante). Ce processus d’habilitation apparait comme un moyen pour amener les femmes à contester leur marginalisation dans la sphère publique et à revendiquer leur légitimité à être présentes et écoutées.

Au point de vue collectif, les activités du CAL permettent d’échanger sur le sentiment d’inconfort et sa source. Cela donne lieu à des réflexions stratégiques sur des questions telles que l’échelle à laquelle il importe d’agir : les militantes identifient les difficultés qui sont propres au quartier et celles qui existent aussi au-delà des limites de Sainte-Marie ou de l’arrondissement Ville-Marie. Lorsqu’il est question d’enjeux locaux tels que l’amélioration de l’accès au fleuve ou l’accroissement de l’offre de services de proximité, les efforts sont déployés localement avec le concours d’alliés du quartier ou de l’arrondissement. Lorsqu’il est question de la hausse de la tarification des transports collectifs, d’enjeux liés aux violences envers les femmes, ou du manque de financement des logements sociaux, problématiques qui outrepassent les limites de Sainte-Marie, le CAL opte pour des moyens d’action moins spatialisés et trouve ses alliés auprès de coalitions comme le Mouvement collectif pour un transport public abordable (municipal), L’R des centres de femmes du Québec (provincial) ou le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) (fédéral). L’espace du quartier demeure, malgré tout, au centre de leurs mobilisations, puisqu’un important travail de sensibilisation à l’oppression vécue par les femmes reste à faire auprès des élus et des Tables de concertation.

D’après les résultats de notre questionnaire, toutes les participantes considèrent que leur implication au sein du CAL favorise leur engagement dans les espaces de participation citoyenne et que cela leur permet d’avoir une influence sur la transformation et la revitalisation du quartier. « Avec le CAL, mon implication est plus grande grâce à la connaissance de mes droits et des lieux pour citoyennes et citoyens » (Questionnaire 7). À titre d’exemple, les participantes du Comité d’action locale représentent le CÉAF dans des concertations, des réunions et d’autres événements. Elles désignent collectivement celles d’entre elles qui iront représenter le Centre lors de ces événements, munies de la Déclaration citoyenne qui identifie les positions qu’elles doivent défendre pour le développement local. « La [D]éclaration citoyenne est un outil extraordinaire, car il nous permet d’intervenir facilement sur plusieurs dossiers dans le quartier lors d’assemblées régulières ou spéciales ayant trait au développement local (CÉAF, 2005, p. 4) ». Celles qui ont représenté le CÉAF partagent à la réunion suivante les informations pertinentes ainsi que leurs impressions générales sur leur expérience de représentation. Ce retour leur permet d’une part de discuter de leur vécu, et d’autre part de suggérer des modifications aux responsables de l’activité de manière à favoriser une participation paritaire lors d’événements futurs.

Pour le CAL, l’engagement dans la sphère publique ne se limite pas à la participation aux différentes instances de concertation et de participation citoyenne. Chaque année, les participantes retournent à la Déclaration citoyenne pour faire un bilan de l’évolution du quartier et déterminer les axes de leurs prochaines actions. Le CAL rassemble les femmes autour d’intérêts communs afin de réaliser des actions concrètes et transformatrices pour leur milieu de vie. Par leur connaissance des organisations locales, elles font en sorte d’agir en complémentarité ou en collaboration avec les initiatives existantes. Ainsi, au fil des années, elles sont intervenues dans plusieurs dossiers, dont l’accès au fleuve, la sécurité dans les transports collectifs, les femmes et le logement, et le harcèlement de rue.

En résumé, le CAL apparait comme une structure de mobilisation au sein de laquelle les participantes développent diverses capacités individuelles et collectives leur permettant de contester leur marginalisation dans la sphère publique, et ainsi de revendiquer leur légitimité à être présentes et écoutées. Par cette implication, les militantes s’approprient les principes du développement local dans une perspective féministe. L’engagement du CAL dans la sphère publique permet de promouvoir une vision féministe du développement local rompant avec l’androcentrisme habituel. Les efforts déployés permettent-ils une réelle participation paritaire des femmes à la reconfiguration de Sainte-Marie?

Les transformations de la gouvernance locale et l’exercice du droit de participation

Selon les résultats de notre questionnaire, les participantes du CAL n’ont pas l’impression que les femmes prennent part aux décisions concernant l’avenir de leur quartier. Elles mettent en cause l’absence de pouvoir réel des élues et la marginalisation des femmes dans les espaces de concertation et de participation citoyenne. À l’exception du Maire de Montréal, qui est aussi celui de l’arrondissement Ville-Marie, toutes les personnes élues pour représenter Sainte-Marie au printemps 2014 étaient pourtant des femmes. L’absence de pouvoir des élues s’explique notamment par le fait qu’elles sont généralement minoritaires ou ont très peu d’influence au sein de leurs formations politiques. Bien qu’une représentation paritaire des sexes existe dans la plupart des espaces de concertation et de participation citoyenne, nous observons que les hommes prennent une place prépondérante dans les discussions, marginalisant ainsi les femmes. « [Au conseil d’arrondissement de décembre,] [i]l y avait peu de femmes qui ont parlé et les sujets abordés par les hommes dans la période de questions ne concernent pas les femmes » (Participante).

Initialement, la stratégie de RUI incitait à la mise en place d’une gouvernance ouverte et participative visant, par exemple, la participation de la population résidente aux différents comités de travail. Il s’avère que, dans Sainte-Marie, cet objectif n’a été atteint que pour un faible nombre de partenaires, dont le CÉAF ne fait pas partie. De plus, la Société d’investissement Sainte-Marie (SISM), qui a été le mandataire du programme de RUI jusqu’en 2014, a consacré une large part de ses ressources à la reconnaissance et à la consolidation du Pôle de création des Faubourgs, avec comme objectif de faire de la culture le moteur du développement économique des quartiers Sainte-Marie et Saint-Jacques. Selon des intervenants et intervenantes du quartier, la situation géographique de Sainte-Marie pourrait expliquer le manque d’ouverture de la démarche et les orientations préconisées par les partenaires.

Selon des représentants et représentantes d’organisations, le développement et la consolidation d’espaces de concertation sont les principales améliorations que l’on peut attribuer à la RUI. Grâce à ces espaces de concertation, les milieux politique, institutionnel et communautaire agissent de concert pour répondre aux enjeux locaux conformément à une vision globale et durable. Mais, malgré la volonté affichée d’impliquer la population locale dans les prises de décision qui la concerne, « les espaces de concertation ne semblent pas conçus pour que les citoyen(ne)s y prennent part. Les participantes du CAL en dénoncent le manque d’accessibilité et l’hermétisme. « Il y a peu de participation des citoyen(ne)s aux Tables de concertation du quartier » (Questionnaire 4). « On nous dit qu’on veut de la participation citoyenne, mais comment vous voulez que l’on s’implique si on n’est pas informées, les structures sont fermées et complexes » (Participante). Ni les espaces de participation citoyenne, instances de consultation et d’information au pouvoir très limité, ni les espaces d’implication agissant sur un faible nombre d’enjeux comme le logement, les parcs et la sécurité alimentaire, ne paraissent en mesure d’influencer réellement la transformation du quartier. En définitive, la réforme de la gouvernance locale et les espaces de concertation et de participation citoyenne qu’elle a institués ne semblent pas avoir permis aux militantes du CAL d’exercer leur droit de participation.

Néanmoins, la réforme de la gouvernance locale a favorisé certaines réalisations, notamment en matière d’aménagement. Il s’agit par exemple de l’aménagement de ruelles vertes, de rénovations de parcs, de l’amélioration de l’accès au fleuve, et de l’implantation du marché solidaire Frontenac. Ces réalisations, principalement d’ordre physique, rompent-elles avec l’androcentrisme habituel de la production de l’espace? Comme les inégalités économiques et les violences envers les femmes persistent, cela signifie que certains enjeux pourraient demeurer ou même être accentués au terme de la revitalisation. Nous allons maintenant nous pencher sur le jugement que porte le CAL sur les transformations concernant les services de proximité, le logement et les espaces publics à Sainte-Marie.

La construction de l’appartenance au quartier par la mobilisation

Évolution de Sainte-Marie et réponses du CAL

Plusieurs des opérations de réaménagement mentionnées précédemment ont pour effet de diminuer l’insécurité engendrée par la conception des espaces publics et l’incidence de gestes d’intimidation verbale et physique. En ce sens, ces opérations favorisent l’appropriation de ces espaces par les femmes. Toutefois certains lieux – viaducs, parcs, stationnements et autres lieux mal éclairés et peu fréquentés – demeurent porteurs d’insécurité.

Comme le suggèrent les réflexions menées collectivement sur la sécurité urbaine, les participantes du CAL conçoivent que les violences perpétrées envers les femmes ne sont pas propres à Sainte-Marie. Pour elles, les structures patriarcales, qui prévalent bien au-delà des frontières du quartier, cantonnent les femmes dans une position de vulnérabilité et de peur face à d’éventuels actes de violence. Elles soutiennent que ce climat de peur est associé aux secteurs défavorisés, comme Sainte-Marie, en raison de la stigmatisation dont fait l’objet la population marginalisée qui y habite ou les fréquente. L’implication dans le CAL apparait ainsi comme un moyen pour déconstruire les violences perpétrées envers les femmes et la stigmatisation à l’égard de leur quartier.

Comme mentionné précédemment, l’évolution de la situation du logement inquiète ces femmes car, selon elles, le développement immobilier s’effectue aux dépens des plus pauvres. « On déporte les pauvres du quartier pour faire de la place pour les riches! ». Les condos poussent comme des champignons, alors que les logements sociaux croulent sous les champignons. (Participante) Pour le CAL et d’autres groupes locaux, le quartier se gentrifie dans la mesure où l’amélioration du stock de logements a pour effet de chasser la population pauvre par le biais des hausses de loyers et des reprises de logements. Rappelons que les femmes sont surreprésentées dans cette population pauvre puisque les processus d’exploitation qui se traduisent en inégalités économiques les atteignent tout particulièrement.

L’accès aux services de proximité et particulièrement aux ressources alimentaires est un problème persistant; les marchés d’alimentation sont peu nombreux et ont la réputation d’offrir des produits non seulement onéreux mais de piètre qualité. Plusieurs espéraient que cette situation changerait avec l’arrivée dans le quartier de ménages plus fortunés. Toutefois, le mode d’habiter généralement pratiqué par ceux-ci implique un faible intérêt pour les commerces de proximité.

« On manque d’épiceries dans le quartier et l’arrivée des condos ne changera rien : ces gens-là ne vivent pas dans le quartier, pour eux Sainte-Marie c’est juste un pied-à-terre!  ».

Participante

On peut mentionner, malgré tout, quelques initiatives communautaires visant à améliorer l’offre de services de proximité, comme le Carrefour alimentaire Centre-Sud, qui comprend le Marché solidaire Frontenac et les Rencontres-cuisines (cuisines collectives). Cependant, ces projets peinent à se développer et à se pérenniser en raison du manque de financement des initiatives communautaires et de la hausse des prix des terrains.

Cette brève analyse de l’évolution du quartier nous amène à conclure à la persistance de la violence et de l’absence de pouvoir des femmes sur les transformations affectant les services de proximité et le logement, l’un et l’autre largement sous l’influence du secteur privé. Comme ces transformations n’ont pas pour but de répondre directement aux enjeux de la défavorisation, l’évolution du quartier semble avoir pour effet de marginaliser encore davantage la population défavorisée. Les discussions qui ont lieu au Comité d’action locale amènent les femmes à comprendre que plusieurs des changements en cours ne visent pas directement l’amélioration des conditions de vie de la population existante, mais bien plutôt à renouveler l’image du quartier afin d’y attirer de nouveaux ménages et investisseurs. Le Pôle de création des Faubourgs est un exemple de réalisation qui s’inscrit dans la stratégie de RUI, mais qui ne s’adresse pas directement aux populations défavorisées du quartier. En sus, plusieurs militantes perçoivent que les différentes opérations exécutées au nom de la revitalisation font disparaître peu à peu l’identité de Sainte-Marie comme quartier populaire. Intervenant sur cette question, elles ont, au fil des années, réalisé différentes contributions artistiques pour rappeler l’histoire du quartier de Sainte-Marie. De cette façon, l’implication au CAL permet aux femmes de jeter un regard critique sur l’évolution de leur quartier et sur les projets réalisés au nom de la revitalisation.

Comité d’action locale, aptitudes et sentiment d’appartenance

Bien que les transformations décrites semblent engendrer la persistance ou même l’accentuation des injustices sociospatiales contre lesquelles elles se battent, les militantes du CAL n’indiquent pas vouloir quitter ce quartier qu’elles s’approprient au fil de leurs mobilisations. Elles considèrent que Sainte-Marie se distingue par des caractéristiques positives telles que son milieu communautaire, sa population, ainsi que par les attributs du territoire que sont sa centralité et l’accès qu’il donne au fleuve. Elles y ont des points d’ancrage variés : organisations communautaires, lieux publics, institutions et habitations. Elles apprécient la proximité et la diversité des fonctions du territoire qui leur apportent un certain dynamisme et agrémentent leur quotidien. Sainte-Marie constitue pour elles un milieu de vie complet qui répond à des besoins primaires comme le logement, mais également à un besoin d’épanouissement assouvi, entre autres, par leur implication sociale et politique.

Il s’avère que les participantes et même les travailleuses qui s’investissent dans le Comité d’action locale du CÉAF développent un sentiment d’appartenance à leur quartier. Nous notons que ce sentiment d’appartenance peut varier selon les expériences d’engagement. Puisque l’échelle des projets qui suscitent une mobilisation est variable et qu’une certaine confusion règne quant à la délimitation géographique du quartier de Sainte-Marie (notamment pour ce qui concerne sa limite ouest), le sentiment d’appartenance des participantes peut être associé soit à Sainte-Marie, soit à Centre-Sud, soit encore à Ville-Marie (Figure 2). L’implication dans le CAL apparait cependant comme un moyen de favoriser la construction d’un sentiment d’appartenance locale. Cette retombée de l’implication semble refléter l’approche de la justice par les aptitudes préconisée par le CÉAF. Son but est d’accroitre la liberté des femmes en mettant à profit les ressources et opportunités disponibles pour s’accomplir dans leur milieu de vie. À titre d’exemple, l’une des revendications principales du CAL porte sur l’accès à la nature, à partir du constat que les parcs et espaces verts, lorsqu’ils deviennent un objet d’appréciaton et d’appropriation pour les résidentes, sont perçus comme des extensions du chez-soi et même comme des supports identitaires.

Figure 2

Sainte-Marie, le secteur Centre-Sud et l’arrondissement Ville-Marie

Sainte-Marie, le secteur Centre-Sud et l’arrondissement Ville-Marie
Source : Marie-Ève Desroches, 2014

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Pour redonner une fenêtre sur le fleuve à la population, le CAL s’est impliqué dans le comité du projet d’aménagement du Parc Bellerive lors de sa formation en 2012. L’appui offert par le CÉAF aux participantes du CAL leur a permis de devenir des actrices de ce projet. Plusieurs réaménagements sont prévus pour le Parc Bellerive dans les prochaines années et plusieurs organisations, dont le CÉAF, y tiennent maintenant des activités. Pour les militantes, ce parc apparait comme un lieu symbolique puisqu’il s’agit de leur seul accès au fleuve et qu’il concrétise le succès de leur mobilisation.

Ce sentiment d’appartenance locale motive les femmes à se mobiliser sur les enjeux qui touchent leur milieu de vie. Face à l’inaction de leurs représentants et représentantes, en constatant leur manque de connaissances et d’influence sur tel ou tel enjeu qui concerne les femmes – par exemple le logement –, les membres du CÉAF décident d’utiliser leur pouvoir collectif pour mettre sur pied un comité spécial qui doit intervenir sur cet enjeu. Ce genre d’initiative est salué par de nombreux groupes qui oeuvrent en matière de logement et de prévention des violences faites aux femmes. Ainsi, l’approche du CAL misant notamment sur l’action collective réussit à amener les femmes à s’accomplir et à devenir actrices du développement local au sein des structures existantes, mais également en lançant leurs propres initiatives.

Cet examen théorique et empirique de l’exercice du droit à la ville confirme notre hypothèse que les structures patriarcales induisent différents blocages et que ces blocages amènent les femmes à exercer leur droit à la participation et à l’appropriation de l’espace de façon différenciée. En ce qui concerne le droit de participation à l’égard de la conception de l’espace, la marginalisation et l’absence de pouvoir des femmes dans la gouvernance locale apparaissent comme des facteurs favorisant la reproduction de l’androcentrisme (impérialisme culturel). La prise en compte des besoins et des réalités vécues par les femmes dans la production de l’espace n’est pas mieux assurée, bien au contraire. S’ajoutant à l’influence de milieux de vie qui ignorent les réalités vécues par les résidentes, l’insécurité (engendrée par les violences et la peur d’en être la cible) et les inégalités économiques (résultant des processus d’exploitation) constituent des facteurs supplémentaires d’un exercice différencié du droit d’appropriation par les femmes des ressources et des opportunités que représente la ville.

Nos résultats démontrent que le Comité d’action locale du CÉAF favorise la conscientisation des femmes du quartier, condition nécessaire de la revendication et de l’exercice de leur droit à la ville. Comme les visées et le fonctionnement du Comité d’action locale sont ancrés dans une perspective de justice sociospatiale, leur implication au sein d’une telle structure de mobilisation amène les femmes à agir sur trois obstacles à l’exercice de leur droit à la ville : exprimer les difficultés qu’elles ressentent, développer un engagement dans la sphère publique locale et forger un sentiment d’appartenance locale. Nous en concluons que l’implication dans le CAL permet aux femmes de se prévaloir des deux composantes vitales du droit à la ville : la participation et l’appropriation du milieu de vie.

Nous constatons qu’un accès aisé aux ressources urbaines – le logement par exemple – est un déterminant important de l’implication des femmes et qu’inversement, un accès déficient à ces mêmes ressources constitue un blocage à l’appropriation par les femmes de leur quartier et à leur participation sociopolitique au niveau local. En décrivant les composantes d’un quartier idéal et en identifiant les difficultés vécues par les femmes en lien avec la mobilité, les espaces publics et le logement, le CAL vise à contrecarrer l’androcentrisme habituel de la production de l’espace et à améliorer les processus de redistribution de la richesse. De la même façon, des mécanismes redistributifs sont mis en place au CÉAF pour inciter la participation des femmes, quelle que soit leur situation financière. Des moyens sont également déployés pour reconnaitre et représenter les femmes dans leur pluralité.

Ensuite, pour mettre fin à la marginalisation et à l’absence de pouvoir des citoyennes sur la reconfiguration de leur milieu de vie, un travail d’habilitation individuel et collectif est réalisé qui leur fournit des outils pour s’informer, se mobiliser et briser le silence sur les enjeux qui les interpellent. Elles apprennent ainsi à développer collectivement une nouvelle forme d’engagement envers leur quartier, qui se concrétise dans la participation à la gouvernance locale (concertation et participation citoyenne) et la réalisation d’actions autonomes. Par leur engagement dans la sphère publique, les femmes du CAL promeuvent une perspective féministe du développement local.

La transformation du quartier de Sainte-Marie n’a pas eu d’effet sur toutes les injustices sociospatiales dont il a été question dans cet article. Ainsi, la prise en compte des besoins et réalités des femmes dans la production de l’espace n’est toujours pas assurée, et les participantes du CAL constatent que l’évolution du quartier tend à marginaliser la population existante. L’approche de la justice par les aptitudes mise en oeuvre par le CÉAF permet malgré tout aux femmes qui s’y impliquent de développer un sentiment d’appartenance envers leur milieu de vie. Apprivoisant leur quartier, elles y découvrent un espace favorisant la mobilisation et la construction de solidarités. Leur sentiment d’appartenance les motive à mener une action collective visant à résoudre des enjeux qu’elles identifient.

Bien que tant d’efforts soient déployés, la question demeure : est-ce que le Comité d’action locale permet réellement aux femmes d’exercer leur droit à la ville? Notre recherche nous amène à conclure que les structures de gouvernance de Sainte-Marie ne sont pas conçues pour que les citoyens et citoyennes exercent leur droit à la participation. La gouvernance semble être exercée uniquement par les organisations, les institutions et les personnes élues qui représentent la population. Les citoyens et citoyennes de Sainte-Marie voient ces mécanismes de concertation comme un nouveau palier de planification dont l’existence les éloigne encore davantage des prises de décision concernant leur milieu de vie. Les citoyens et citoyennes sont consultés seulement de façon périodique ou appelés à se mobiliser uniquement sur des enjeux précis et, ainsi, ces derniers ont peu d’occasions d’exercer leur droit à la ville.