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1.1 La parentalité dans le contexte de l’émergence d’un nouveau rapport au travail

Il ne fait plus de doute que le monde du travail, notamment au Québec, a connu de grandes transformations depuis les années 1960[1], engendrées notamment par l’arrivée des femmes sur le marché de l’emploi, la libéralisation des marchés, l’apparition de nouvelles pratiques managériales et la généralisation de formes de travail atypiques (Papinot et Vultur, 2010; Noiseux, 2012; Tremblay, 2008; Malenfant, Larue, Mercier et Vézina, 2002). Déjà, avec le passage à une société industrielle, le travail rémunéré était devenu l’étalon de mesure de l’intégration sociale et une condition d’accès à la citoyenneté (Malenfant et Côté, 2013; Saint-Pierre, 2001) – particulièrement pour les hommes, faut-il le rappeler. Néanmoins, suite aux changements socioéconomiques des récentes décennies au regard du travail, la question de la valeur et de la signification de l’emploi tend à se diversifier (Malenfantet al., 2002; Mercure et Vultur, 2010). Il convient de questionner cette évolution des attitudes, valeurs et croyances relatives au travail rémunéré, à cause notamment de l’émergence d’un nouvel individualisme révélant des préoccupations contemporaines davantage tournées vers l’épanouissement personnel que le devoir moral (Bajoit, 2003; Beck-Gernsheim, 2002).

Dans ce contexte, certains notent que l’importance du travail rémunéré ne surpasse plus, dans le système de valeurs des Québécois, celle de la vie familiale (Mercure et Vultur, 2010; Mercure, 2008; Foucher, Boyer et Denis, 2003; Malenfant et Côté, 2013). Les jeunes parents québécois semblent tout particulièrement refuser l’opposition habituelle qui dresse la vie familiale contre la carrière (Mercure, 2008; Gauthier, 2008). Pour ceux pouvant se le permettre, les pratiques et exigences en matière d’organisation du travail rémunéré suggèrent en effet cette tendance : les horaires de travail occupent une place prépondérante dans le choix d’un emploi, davantage que la sécurité, le salaire et les avantages sociaux, notamment. Certes, le travail rémunéré continue d’être un aspect primordial pour l’intégration sociale et d’avoir une importance cruciale dans la vie des individus (Malenfantet al., 2002; D’Amours, Soussi et Tremblay, 2015). Néanmoins, pour les personnes ayant des responsabilités parentales, l’harmonisation des différentes sphères de la vie (famille, emploi, implications personnelles, etc.) constitue un enjeu crucial dont la vie familiale serait pour plusieurs la priorité (Mercure et Vultur, 2010; Morin, Fortier et Deschenaux, à paraître; Tremblay, 2012). À n’en point douter, les femmes se retrouvent toujours au centre des questionnements concernant l’articulation famille-travail.

1.2 Hors du travail, point de salut[2]? La carrière, la maternité et les politiques

Si le travail rémunéré « libère » les femmes, comme l’énonçait Simone de Beauvoir (1949), elles ont dû le concevoir autrement pour espérer s’y épanouir. Toutefois, encore aujourd’hui, cette observation mérite d’être nuancée. Il importe d’abord de rappeler que les femmes ainsi que les mères de famille se sont trouvées de plus en plus nombreuses à intégrer le marché du travail dès le début de la seconde moitié du 20e siècle et, de façon plus importante, après les années 1970. Parallèlement, dès les années 1980, en raison du constat d’une importante baisse de natalité engendrée notamment par un accès à la contraception permettant aux couples de déterminer le nombre d’enfants qu’ils auront, les réflexions portant sur les politiques familiales ont été nombreuses (Duplin, 2010), menant le Québec à sa première véritable politique familiale en 1988 (Dandurand, Lefebvre et Lamoureux, 1998; Lemieux et Comeau, 2002).

Au cours de ces décennies-là, les enjeux relevant de l’articulation famille-travail et du partage des tâches prennent de plus en plus de place dans le débat public (Dandurand et Descarries, 1992; Lemieux et Comeau, 2002). Toutefois, au Québec, on traite spécifiquement de la conciliation maternité-travail, que l’on considère avant tout comme une affaire de femmes (Conseil des Affaires sociales et de la famille, 1981; Dandurand et Descarries, 1992). En effet, à l’époque, les politiques familiales québécoises tendent à prôner un modèle familial traditionnel, encourageant les femmes à se retirer du marché du travail salarié lorsqu’elles ont des enfants. Dans ce contexte, celles qui font le choix d’articuler la famille et le travail rémunéré rencontrent divers obstacles : frais de garderie élevés, surcharge de travail due à la double tâche, etc. (Descarries et Corbeil, 2002; Dandurand et Descarries, 1992; Lemieux et Comeau, 2002).

Il faut attendre la seconde moitié des années 1990 pour que de nouvelles politiques familiales soulignent que la fondation d’une famille est un choix individuel engageant d’importantes responsabilités, mais qu’il est aussi hautement valorisé par l’État. En effet, le nombre de familles avec enfants qui comptent un double revenu continue d’augmenter, un modèle devenu aujourd’hui la norme, voire une nécessité pour répondre aux besoins de consommation. Plus précisément, la proportion des femmes âgées de 25 à 54 ans dans un couple où les deux personnes travaillent et ayant au moins un enfant de moins de 6 ans est passée de 24,5 % en 1976 à 70,3 % en 2014 (Demers, 2015). Les femmes sont de plus en plus nombreuses à être pourvoyeurs, et il n’est plus rare que ce soit elles qui aient le plus gros ou le seul revenu dans la famille (William, 2010; Demers, 2015), et ce, tout en demeurant majoritairement responsables des travaux domestiques et des responsabilités familiales (Pronovost, 2008; MFA, 2011; Morin, Fortier et Deschenaux, à paraître; Lacroix et Boulet, 2013). Au Québec, la mise en place d’un système de service de garde à contribution réduite (1997) et d’un programme d’assurance parentale (2006) est l’illustration la plus probante de cette période qualifiée de « travailliste » (Duplin, 2010). Il s’agit là de politiques ayant comme objectif d’inciter tout particulièrement les femmes à demeurer actives professionnellement, malgré la fondation d’une famille, pour assurer leur indépendance économique. L’importance du travail rémunéré est effectivement mise en avant par ces politiques, à la suite d’actions de revendication du mouvement féministe, mais elles n’offrent toutefois pas d’appui officiel à une véritable conciliation famille-travail, ni à un véritable libre choix pour les femmes et les hommes qui désirent être plus présents auprès de leurs enfants (Duplin, 2010; Seery, 2014), sans que cela n’entraîne aussi de la précarité.

Finalement, plus récemment, l’avènement du concept de « parentalité » est venu confirmer de façon officielle que la fonction de parent n’équivaut pas à la maternité, invitant aussi à un plus grand partage des responsabilités familiales entre les parents. Au Québec, une importante littérature scientifique s’est développée au sujet des « nouveaux pères », plus impliqués au quotidien que leurs prédécesseurs auprès de leurs enfants et dans la vie domestique (Tremblay et Dodeler, 2015; CSF, 2015; Lacroix et Boulet, 2013; Dubeau, Devault et Forget, 2009; Côté, 2009; Quéniart, 2003; Van Egeren, 2001). Par conséquent, la recherche d’équilibre entre les temps professionnel, familial, conjugal et personnel s’avèrerait théoriquement partagée autant par les mères que les pères. Cependant, les pratiques concrètes des parents et des couples démontrent des différences dans les façons de faire selon le sexe. Plus précisément, des études européennes, américaines et canadiennes suggèrent que les femmes constituent toujours le socle de la conciliation famille-travail (Morin,Fortier et Deschenaux, à paraître; Seery, 2014; Pailhé et Solaz, 2009; Cresson, 2004; Descarries et Corbeil, 2005; Ferrer et Gagné, 2006; Crompton, 2006). Au Québec, l’expérience de la maternité configure aussi les parcours professionnels féminins, particulièrement pour les femmes les moins scolarisées (ISQ, 2009). Si des distinctions sont décelables selon la profession et le milieu socioéconomique (Tremblay, 2011; Fusilier et Tremblay, 2013; Kempeneers et Saint-Pierre, 1992), les femmes se montrent généralement plus enclines à faire des compromis personnels et professionnels : leur engagement dans le travail rémunéré est moindre par rapport aux jeunes pères de famille (ISQ, 2009; Tremblay, 2012) et leurs objectifs de vie et de carrière sont souvent réévalués afin de faciliter leur présence auprès des enfants (Malenfant et De Koninck, 2004; Belleau et Seery, 2013). Finalement, pour ces mêmes femmes, la maternité est souvent vécue comme une course à la performance (Seery, 2014; Moreau, Tahon et Daigle, 2010). Au Québec, notons que les mères s’avèrent proportionnellement plus nombreuses que les pères à se dire insatisfaites de l’équilibre entre leur vie familiale et leur vie professionnelle (Lacroix et Boulet, 2013).

Au regard de cette situation, l’analyse qui suit propose, dans une visée compréhensive, de s’attarder précisément aux parcours d’engagement dans la maternité à partir de témoignages de mères exprimant différentes façons de conjuguer la réalisation de leurs aspirations personnelles et professionnelles en fonction des contextes, des circonstances et des moyens dont elles disposent.

2 Présentation contextuelle et méthodologique

Les données présentées sont issues du projet de recherche Vies de familles rimouskoises[3], consistant en une sociographie de la formation, de l’établissement et des aspirations des familles avec des enfants d’âge préscolaire. Plus précisément, il s’agissait dans ce projet d’explorer les transformations et la diversité des vies familiales dans l’actuelle dynamique métropolitaine du développement des villes québécoises, notamment dans des territoires vieillissants et en décroissance démographique, et vers lesquels des politiques encouragent un retour des jeunes familles.

Dans cet objectif, quarante-neuf entretiens semi-dirigés ont été menés entre août 2011 et août 2013 avec sept pères, trente-huit mères et quatre couples de parents, âgés en moyenne de 33,2 ans, et ayant au moins un enfant d’âge préscolaire. Les participants ont été abordés dans divers lieux propices à la rencontre de parents d’enfants d’âge préscolaire : la Maison des familles, les centres de la petite enfance, ainsi que divers parcs et évènements publics de la ville de Rimouski. Les parents rencontrés vivent majoritairement en couple hétérosexuel, à l’exception d’une mère. Cet échantillon compte sept personnes séparées après la naissance du ou des enfants, dont quatre sont toujours célibataires au moment de l’entretien, les trois autres apprivoisant la vie de famille reconstituée. Ces parents ont en moyenne 2,3 enfants, sans compter quatre mères enceintes. Dix parents sont en congé de parentalité, dont un seul père. Finalement, une grande proportion des répondants détiennent un diplôme universitaire de premier cycle (n=26) ou de cycle supérieur (n=13). Les autres ont obtenu un diplôme d’études collégiales (n=11), un diplôme d’études secondaire (n=2) ou n’ont aucun diplôme (n=1). Il est intéressant de noter qu’au sein de cet échantillon, les mères sont nombreuses à être plus scolarisées que leur conjoint (n=22).

Les entretiens de recherche duraient en moyenne 90 minutes et se composaient principalement de questions ouvertes et de mises en situation visant à mieux connaître les valeurs et les priorités des parents. Tour à tour ont été abordés les parcours scolaire, professionnel et résidentiel, avant d’élaborer l’histoire familiale et relationnelle des conjoints, pour conclure sur leurs projets et aspirations. Une première analyse, portant sur l’articulation famille-travail (Morin, Fortier et Deschenaux, à paraître), a permis l’exploration de l’organisation familiale des couples rencontrés – emploi du temps, typologie des horaires quotidiens, partage des tâches ménagères, origines géographiques des conjoints, raisons évoquées pour s’établir à Rimouski –, puis de leurs parcours professionnels. De cette analyse a émergé le constat que les jeunes parents font usage d’une variété de stratégies pour passer du « temps de qualité » avec les enfants ou en famille, mais que les femmes font la majorité des concessions concernant les enfants et l’économie domestique de la famille. Peu à peu, une attention particulière a été portée sur les discours des mères au sujet de leurs parcours d’engagement dans la maternité, en relation avec la carrière professionnelle et les projets personnels.

L’analyse présentée dans cet article se concentre sur cet élément. La sélection des entretiens analysés s’est effectuée au regard de leur pertinence pour l’objet de cette analyse; c’est pourquoi nous n’avons retenu que les entretiens où les mères occupent une place prépondérante. C’est ce qui fait en sorte qu’en tout trente-neuf entretiens effectués avec des mères et un avec un couple ont été analysés dans une démarche inductive, permettant l’identification de trois catégories préliminaires. Leur mise à l’épreuve a été effectuée au moyen d’une analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2008). A posteriori, cette classification a fait émerger différentes questions qui ont orienté les réflexions des chercheurs : de quelles façons s’expérimente le désir de fonder une famille chez ces femmes? Comment expriment-elles leur engagement dans la maternité et dans la vie professionnelle? Selon quels repères et impondérables leur vie familiale s’organise-t-elle? Finalement, en fonction de quelles conditions de vie conjugale, familiale et professionnelle leurs parcours d’engagement se structurent-ils?

3 Des parcours d’engagement dans la maternité : trois modalités d’une quête de reconnaissance, d’équilibre et d’épanouissement

L’expérience de la maternité se vit de manière diversifiée, même quand les mères ont sensiblement le même âge, vivent dans des contextes et milieux de vie similaires et ont atteint à peu près le même degré de scolarité (Descarries et Corbeil, 2002; Lemieux, 1996). En effet, la valorisation de la famille, mesurée notamment par Mercure et Vultur (2010), ne se traduit pas en pratique de façon homogène, notamment pour les mères de famille. De fait, pour les mères de notre échantillon, au moins trois parcours différents d’engagement dans la maternité ont été dégagés de l’analyse en regroupant les thèmes identifiés dans l’analyse thématique des entretiens. Sans évidemment prétendre à une représentativité statistique, ceux-ci permettent d’illustrer la mise en pratique d’idéaux particuliers. Cependant, les parcours de vie étant certainement déterminés par les aspirations personnelles, ils demeurent fortement imprévisibles et complexes, influencés notamment par les conditions objectives de l’existence (Bessin, 2009; Beck-Gernsheim, 2002; Elder, KirkpatrickJohnson et Crosnoe, 2004; Carpentier et White, 2013). Certains évènements transforment et structurent les parcours de vie des individus; l’entrée dans la maternité en est un exemple. Ces parcours d’engagement dans la maternité reflètent donc ce caractère imprévisible et sont abordés tels des processus dans lesquels s’inscrit une quête de reconnaissance, d’équilibre et d’épanouissement. Ces trois éléments reflètent d’ailleurs le fait que les individus, loin d’être passifs, donnent un sens aux évènements et à leurs décisions (Gherghel, 2013; Elder, KirkpatrickJohnson et Crosnoe, 2004). Ces parcours d’engagement, considérés rétrospectivement, marquent l’intentionnalité des individus, mais aussi leur adaptation à leur contexte de vie.

Les « traditionnelles » (n=20), catégorie dont le nom renvoie au modèle de la famille et des rôles parentaux traditionnels (Dandurand, 1994; Seery, 2014), illustrent une vision classique de la maternité, et de façon plus générale, de la vie de famille, où la femme joue un rôle central. Quoiqu’ayant majoritairement un emploi, ces femmes soulignent d’emblée la subordination de leur choix de carrière au projet familial, auquel elles s’identifient. Ce type de parcours conduit à une réflexion sur le modèle de conciliation qui prédomine sur le marché de l’emploi et le partage des responsabilités familiales entre parents; nous y reviendrons en conclusion. Les « traditionnelles » valorisent grandement les compromis personnels et professionnels qu’elles font avec leur conjoint pour le mieux-être des enfants. Leur rôle de mère est au coeur de leur épanouissement, et leurs discours manifestent une quête de reconnaissance de sa valeur.

Les « contemporaines » (n=9) affirment une volonté de « faire carrière » avec laquelle il faudra au besoin concilier la vie de famille. Elles sont celles qui correspondent le mieux au modèle actuel de la performance et de la réussite sociale, personnelle et professionnelle, soit les « super femmes » de la conciliation travail-famille (Choi, Henshaw, Baker et Tree, 2005). Au sein de leurs parcours, la stabilité professionnelle s’impose avant la fondation d’une vie de famille. En quête d’un équilibre, elles expriment de manière plus prononcée une culpabilité de ne pouvoir être aussi présentes qu’elles ne le souhaitent, tant dans leur vie familiale, personnelle que professionnelle.

Finalement, un dernier groupe de femmes va souvent privilégier une conception de la qualité de vie nécessaire à leur épanouissement et à laquelle elles subordonnent parcours professionnel et projet familial, habituellement non planifiés. Elles sont ici nommées les « alternatives » (n=10), parce qu’elles expriment une vision de la vie marginale par rapport au modèle contemporain, que l’on peut considérer dominant. Elles se disent conscientes de leurs limites à jouer tous leurs rôles à la perfection et à atteindre un équilibre.

Tout en admettant que la réalité sociale peut difficilement se réduire à un nombre restreint de catégories (Lahire, 2013), cette typification s’avère utile, ne serait-ce que pour mettre à plat nos entretiens en organisant leur diversité, et en dégager une réflexion plus générale sur l’engagement dans la maternité. Si les termes choisis pour nommer les catégories identifiées peuvent donner une image simplificatrice de nos portraits de mères, ces catégories ou types de parcours servent de points d’ancrage pour l’analyse des thèmes abordés durant les entrevues, de manière à souligner les ressemblances entre des parcours en apparence idiosyncrasiques.

3.1 Rêver et planifier la maternité… ou pas

Force est de constater que pour toutes les mères interrogées, la présence d’un enfant est vécue comme un élément important de leur épanouissement personnel, même chez celles dont la maternité n’était initialement pas un projet. L’arrivée du premier enfant, selon que la mère a initialement désiré, ou non, fonder une famille, est un révélateur des différentes façons de vivre la maternité. Si les traditionnelles et les contemporaines prévoient le moment de leur entrée dans la maternité (26 femmes sur 28), les alternatives s’ajustent plus souvent à la surprise puisqu’une minorité d’entre elles (n=4) avaient prévu le moment de leur première grossesse. Au-delà de la planification du moment de l’entrée dans la maternité, les femmes interrogées ont exprimé de quelles façons le fait d’avoir des enfants était attendu comme devant participer à leur bonheur personnel.

Les traditionnelles se caractérisent fondamentalement par l’appréciation d’une vie de famille bien remplie, souvent déjà bien présente tôt dans leur parcours, même à l’adolescence. Pour elles, avoir des enfants constitue le « déroulement normal de la vie ». Fonder une famille, pour ces femmes, est vécu comme une priorité, comme la réalisation ultime de leur vie : « […] C’était comme un but dans ma vie. Je me disais vraiment que ma vie n’allait pas être réussie si je n’avais pas d’enfant » (F37, travailleuse autonome, 1 enfant). Elles manifestent d’ailleurs ce désir de façon claire et se présentent comme étant plus enclines à faire très tôt les compromis nécessaires, particulièrement en ce qui a trait à leur vie professionnelle : « […] Nos choix influencent le fait qu’on a des enfants aussi […] Pour ma part, mon cheminement, mon choix de carrière là, pour avoir plus de temps à consacrer aux enfants. […] En enseignement, par exemple, j’aurais eu une soirée à travailler tandis que là, […] quand j’ai terminé, c’est terminé » (F6, éducatrice à l’enfance, 2 enfants). En effet, elles mettent en oeuvre les conditions leur permettant de réaliser leur « idéal familial », qui se décline par une importante présence auprès des enfants : « Un papa présent, mais qui apporte du pain sur la table. Peut-être le père qui travaille pour nourrir sa famille pis la maman à la maison pour élever ses enfants. […] Puis, dans la limite du possible, avant deux ans, je n’enverrais pas mes enfants à la garderie. » (F7, mère à la maison, 4 enfants).

Sans pour autant négliger dans leurs discours l’appréciation de la présence d’enfants dans leur vie, les contemporaines expriment néanmoins l’idée que la famille et la carrière sont deux pans de la vie impossibles à hiérarchiser. Si elles s’engagent activement dans leur vie professionnelle, elles ne rejettent pas pour autant le désir de fonder une famille : « Moi, c’était clair que j’allais avoir des enfants. Bien avant d’avoir un conjoint, je voulais avoir des enfants. […] Les enfants étaient plus importants qu’avoir un conjoint » (F14, médecin spécialiste, 2 enfants). La plupart d’entre elles souhaitent fonder une famille, et ce, depuis longtemps; mais si les traditionnelles valorisent les compromis, qu’elles font volontairement pour « le bien de la famille », les contemporaines sont de celles qui vivent très concrètement l’articulation famille-travail. Elles ont pour la plupart effectué des études universitaires les menant vers des carrières souvent exigeantes en matière d’implication personnelle et temporelle : médecin, vétérinaire, psychologue, professeure d’université. D’ailleurs, quelques-unes d’entre elles questionneront en cours de route leur projet de carrière, jugé trop exigeant pour vivre « sainement » en famille, se réorientant vers des emplois selon elles moins valorisés, mais surtout moins exigeants. D’autres, au contraire, jugeaient auparavant que ces réalités, la famille et la carrière, étaient incompatibles : « Avant ça, je ne me voyais pas mère, pas du tout. […] On s’est rencontrés [mon conjoint et moi,] j’étais jeune et il m’a dit qu’il voulait 4 enfants. […] La réponse que je lui ai donnée, c’est : tu te trouveras une autrelapine! » (C3, médecin, 4 enfants).

Enfin, le même désir de fonder une famille est présent dans les discours des alternatives, mais il s’exprime autrement. D’abord, il est moins planifié. Contrairement aux autres femmes rencontrées, elle n’appréhendent ni n’anticipent les contraintes qu’engendre la vie de famille : « […] Je me voyais avoir ma trâlée d’enfants puis continuer de bouger puis de voyager, puis de faire ce que j’avais à faire, là » (F11, étudiante au doctorat, 2 enfants). En effet, les mères de cette catégorie se caractérisent par une volonté bien arrêtée d’éviter les compromis et d’adapter leur rythme de vie en cours de route : « […] Mes craintes, c’est cette difficulté de concilier les projets personnels, la vie de famille… De me faire avaler dans le système « métro-boulot-dodo-l’hypothèque », tout ça. Ça s’accumule… Le nid grossit… Pas de liberté… Perdre ma liberté » (F31, étudiante à la maîtrise, 2 enfants). D’autres soulignent d’ailleurs que, pour cette raison précise, elles ne souhaitaient pas devenir mère : « Je ne voulais pas d’enfants. J’étais en réaction face aux responsabilités […] et, pour moi, avoir des enfants, c’était une responsabilité […]. Une responsabilité, pour moi, ça empêchait beaucoup de vivre en fait » (F17, entrepreneure, 3 enfants).

3.2 Trois formes d’articulation de la maternité avec la vie professionnelle : quand la maternité devient réelle

Si la majorité des femmes interrogées affirment désirer avoir des enfants, selon diverses modalités de conciliation, ce désir se concrétise aussi selon différentes modalités. Il est fortement influencé par la carrière choisie, par l’implication du père et de la famille élargie, voire par la possibilité ou non de rémunérer une tierce personne en échange d’une aide. Mais l’arrivée d’un enfant bouleverse toutes les « façons de voir les choses » (Malenfant et De Koninck, 2004), tant chez les hommes que les femmes. Le manque de temps lié à l’articulation famille-travail est palpable chez tous les parents interrogés. Nous avons demandé comment les mères vivaient la maternité, devenue soudainement bien réelle, habituellement gratifiante, mais aussi contraignante? Plus précisément, il s’agit de cerner comment, au cours de leur parcours, ces femmes concrétisent le fait de devoir articuler les différentes sphères de leur vie : la famille, l’emploi, le couple et soi.

Les négociations temporelles relatives à l’articulation famille-travail sont vécues différemment d’une famille à l’autre, voire d’un type de mère à l’autre, et l’expérience quotidienne de la maternité repose toujours sur une ancienne tension morale, qu’on aurait cru périmée, entre la participation active à la famille et la vie professionnelle (Descarries et Corbeil, 2002). La plupart disent passer suffisamment de temps « de qualité » avec les enfants. Mais elles disent aussi manquer de temps pour leur couple, puisque tout le temps disponible est précisément consacré aux enfants. Certaines aimeraient en outre pouvoir consacrer moins de temps au travail rémunéré pour en avoir un peu plus pour elles-mêmes.

Eu égard à la priorité qu’elles accordent à la vie de famille et à leur rôle parental, les mères traditionnelles acceptent, voire valorisent, les contraintes qu’engendre la vie de famille, notamment sur les plans personnel et professionnel. La majorité travaille à temps plein, mais profite de conditions de travail plus flexibles que leur conjoint. Certaines soulignent que les compromis faits au détriment de la carrière constituent des choix conscients en accord avec leurs valeurs : « […] J’avais appliqué en médecine, puis j’avais été acceptée, puis finalement, j’ai décidé de ne pas aller en médecine […] J’avais envie d’avoir mon petit travail huit à quatre pour pouvoir m’occuper de ma famille puis avoir une qualité de vie […] » (F33, physiothérapeute, 1 enfant). Ces femmes trouvent dans la maternité un épanouissement personnel qui les comble; elles s’y engagent pleinement et valorisent la qualité de vie que leurs renoncements professionnels permettent : « […] Je réalise que ce n’est pas super réaliste comme idée… Que la maman qui veut concilier travail-famille accepte de travailler à temps partiel. Il ne faut pas que ce soit un travail à temps plein si on veut qu’il y ait une vraie conciliation parce que les enfants, c’est déjà beaucoup » (F27, éducatrice en milieu familial, 3 enfants). Bien que la plupart travaillent, elles ne remettent pas en cause le modèle familial traditionnel, qui leur permettrait d’être plus présentes auprès des enfants : « Bien, c’est sûr que moi il n’y en aura jamais assez de temps que je consacre à mes enfants » (F13, infirmière, 2 enfants).

Les contemporaines choisissent davantage une profession, comme une vocation, et cherchent les moyens d’avoir des enfants le temps venu. Ce qui signifie pour certaines de mettre leur carrière en veilleuse pour un temps : « […] De mettre la carrière au second plan, ça me faisait peur à l’époque. Mais plus maintenant. […] Bien, c’est sûr que ça met en place certaines priorités, mais on est capable de concilier les deux, ça se fait. Je sais que je n’aurai pas de Prix Nobel, mais ça m’importe moins! » (F39, professeure d’université, 2 enfants). Toutefois, sans négliger l’importance des responsabilités familiales, ces femmes soulignent ce que leur vie professionnelle leur apporte comme épanouissement personnel, une appréciation moins présente chez les mères traditionnelles. « Sortir de la maison » s’avère primordial pour elles : « […] Et en même temps, le fait que je travaille, bien, quand je suis avec eux autres, je suis disponible, dans le sens que j’ai eu du temps pour moi. Je suis épanouie dans mon travail. Donc, quand je suis avec eux autres, j’ai le goût d’être avec eux autres » (F12, enseignante au collégial, 3 enfants). La maternité se vit ici davantage dans les « moments de qualité » avec les enfants, qu’elles prennent soin d’aménager, tout en ressentant davantage que les autres les contraintes relatives à l’articulation famille-travail : «  […] Pas sûre que je serais aussi heureuse que ça de dire que je travaille trois jours au lieu de cinq. Pas sûre que je pourrais. […] Sauf que, quand même, j’ai tout le temps […] ce petit sentiment de culpabilité : "Tabarouette, elle passe plus de temps [à la garderie] qu’avec nous autres dans une journée!" » (F22, nutritionniste, 1 enfant et enceinte). Pour plusieurs, ayant étudié en région métropolitaine, l’installation dans la région bas-laurentienne constitue d’ailleurs une stratégie de conciliation, grâce à des conditions de travail considérées plus adaptées à la vie familiale ou grâce à la proximité de grands-parents.

Enfin, d’autres pour qui la carrière importe moins, comme les alternatives, tentent plutôt de trouver le point d’équilibre qui permettrait d’exister comme mère, mais surtout comme personne, figure d’un nouveau rapport au travail rémunéré qui s’institue notamment chez les jeunes générations (Mercure et Vultur, 2010; Mercure 2008; Gauthier, 2008). Elles se retrouvent au sein de ménages se distinguant de ceux des autres femmes interrogées par un revenu annuel moins élevé et par une moindre stabilité d’emploi, sans pour autant être moins scolarisées (travail autonome, travail contractuel, études). Se caractérisant par un parcours plus ou moins planifié d’avance, ces femmes disent qu’elles orientent leur quotidien en fonction des besoins, les leurs et ceux de leur entourage, et des contraintes : « […] Moi, avec les jeunes enfants, je veux dire… Si j’avais eu aucun besoin d’argent, je serais restée à maison avec! » (F21, auxiliaire de recherche, 2 enfants). Pour elles, la recherche d’une stabilité ne constitue pas une raison de faire des compromis : « […] Je travaillais entre mon baccalauréat puis [la naissance de] ma fille. […] Quand mon congé de maternité a terminé, j’ai voulu rester avec ma fille un peu plus longtemps, alors j’ai décidé : advienne que pourra, je vais me trouver autre chose » (F31, étudiante à la maîtrise, 2 enfants). Toutefois, certaines expriment aussi un besoin de s’épanouir dans des activités liées à un emploi, mais avec moins de culpabilité que chez les contemporaines : « […] Je suis contente qu’elles aillent à la garderie. […] Je ne peux pas faire le clown à la journée longue. J’ai besoin de me réaliser aussi. D’avoir du temps pour travailler, pour mes propres activités. […] J’assume pleinement le choix de la garderie » (F17, entrepreneure, 3 enfants). D’ailleurs, la plupart font en sorte de profiter d’une précieuse liberté d’action, pour laquelle elles posent leurs conditions : « […] Moi, ça été des choses que j’ai imposées à mon employeur, je lui ai dit c’est ça ou c’est rien. C’est ça. […] Je lui ai dit “c’est trois jours ou c’est rien!”. […] Pour moi, c’était clair que si mon patron n’acceptait pas ça, je restais à la maison, avec mes enfants » (F24, évaluatrice en sinistres, 2 enfants). En conclusion, ces femmes se distinguent grandement des traditionnelles par leur réalisme quant à la capacité de tout gérer, tant matérielle que personnelle : « Sûrement pas [assez de temps consacré aux enfants], par manque de temps, puis […] manque de place dans l’esprit aussi. […] » (F11, étudiante au doctorat, 2 enfants).

3.3 Le partage des responsabilités parentales : entre attentes, résignation et surprises

Le partage des responsabilités, dans les cas de parentalité partagée avec le conjoint, constitue le coeur d’une articulation famille-travail satisfaisante pour une majorité de mères. Elles profitent, de manière plus ou moins marquée, d’un meilleur partage des tâches domestiques et des responsabilités parentales entre conjoints de sexe opposé que celles des générations précédentes (Tremblay, 2012; MFA, 2011; Pronovost, 2008; Seery, 2014). Tel que relevé dans les témoignages des mères rencontrées, ce partage dépend en pratique d’un ensemble de facteurs, notamment la personnalité et l’engagement du père, ainsi que de la mère (Van Egeren, 2001; Quéniart, 2003). Dans notre échantillon, l’implication des pères varie d’une famille à l’autre, quoiqu’ils participent généralement à part égale aux soins aux enfants, selon ce qui est déclaré dans les entretiens. Si les représentations qu’ils se font de leur participation s’analysent difficilement en raison du faible nombre d’entretiens effectués avec des pères, on peut néanmoins noter que ce que les mères expriment à leur sujet et au sujet de leur implication varie en fonction de l’engagement dont elles font elles-mêmes preuve dans la maternité. Plus que la participation des pères et le partage concret des responsabilités familiales, le thème abordé ici concerne davantage l’appréciation féminine de la capacité masculine à expérimenter les contraintes « imposées » par la parentalité.

Si les traditionnelles font de nombreux compromis pour être présentes auprès de leurs enfants, elles affirment que leurs conjoints ont des conditions d’emploi permettant peu ce choix (moins de flexibilité, nombreux déplacements professionnels, etc.) : « Mon conjoint a la priorité sur le travail entre guillemets. S’il y a quelque chose qui se passe, c’est maman. Puis mon conjoint va travailler. Comme je dis, le lendemain de l’accouchement, il était déjà au travail, là! » (F7, femme à la maison, 4 enfants). Cette situation débouche sur un partage inégal des responsabilités parentales et domestiques, sans pour autant sembler problématique. En effet, les conjoints sont considérés par ces femmes comme un soutien d’appoint et, comme le souligne Geneviève Cresson, « […] parler d’aide est un indicateur significatif : on a quitté le registre de l’égalité » (Cresson, 2004, p. 121). Toutefois, ce partage plus traditionnel des rôles parentaux ne constituait pas le modèle espéré par l’ensemble de ces femmes. Certaines aspiraient à un partage égalitaire des tâches et ressentent un certain mécontentement : « […] J’ai réalisé que, dans notre société, on avait l’impression que les [hommes] en faisaient beaucoup plus que ce qui était la réalité, en fait. Qu’avant d’avoir des enfants, on pense qu’il y a beaucoup de partage des tâches, puis que c’est la réalité dans très peu de familles… [Cela] [f]ait que j’ai [diminué] mes attentes » (F27, éducatrice à l’enfance, 3 enfants). D’autres, moins nombreuses, feront des efforts personnels afin de laisser plus de place à un conjoint qui souhaite s’impliquer : « […] j’ai appris à laisser plus de place à [mon conjoint]. Avant, je faisais tout, beaucoup, beaucoup. […] J’avais tendance à être un peu […] contrôlante […]. Il a autant sa place et ça a autant d’efficacité » (F32, éducatrice spécialisée, 2 enfants).

Contrairement aux mères traditionnelles, les contemporaines se caractérisent par une volonté plus forte de s’épanouir professionnellement, ce qui oblige le couple à organiser la vie de famille en conséquence. Plusieurs de ces mères profitent de la présence d’un conjoint qu’elles confirment être « naturellement impliqué » dans la vie familiale : « […] Mon conjoint voulait faire sa part. Déjà, il y a peu d’hommes qui vont faire le quart [du congé de parentalité] […] Je trouvais important qu’il en bénéficie et qu’il voit ce que c’est » (F39, professeure d’université, 2 enfants). D’autres expriment l’idée qu’elles ont laissé à leur conjoint la place que les femmes occupent habituellement : « C’est un père très impliqué. Je lui ai comme laissé de la place, donc c’est un père impliqué. […] J’ai beaucoup d’amies qui m’envient d’ailleurs. Parce que c’est un père très impliqué qui accepte de passer en deuxième » (F12, enseignante au collégial, 3 enfants).

Néanmoins, dans ce même groupe, d’autres mères expriment une certaine déception face à la faible participation de leur conjoint, ce qui les oblige à réviser le parcours professionnel initialement espéré. Elles sont nombreuses à faire, par la force des choses, des compromis professionnels afin d’assurer une présence auprès de leurs enfants. De plus, le partage des tâches domestiques et des soins aux enfants ne se concrétise pas nécessairement selon leurs aspirations de départ : « […] je pense qu’avant [d’avoir un enfant] on était plus comme égal à égal puis là, maintenant, c’est plus moi qui s’occupe de la maison puis [de notre enfant] […]. Puis, c’est quelque chose que je ne savais pas de lui » (F9, vétérinaire, 1 enfant). Les priorités ne s’avèrent pas toujours les mêmes chez les deux conjoints. En effet, si elles vivent une certaine culpabilité à prendre du « temps pour soi », en plus du temps de travail rémunéré, plusieurs soulignent au contraire la facilité des hommes à le faire : « Lui, il se sent quand même moins coupable de ne pas voir les filles. […] Comme là, il aurait quand même du temps pour les garder plus souvent [puisqu’il ne travaille pas]. Mais il est peut-être moins motivé […] » (F16, professionnelle de recherche, 2 enfants).

Se caractérisant précisément par leur volonté et leur capacité d’établir un certain équilibre entre les différentes sphères de leur vie (emploi, famille, temps pour soi, temps de couple), les alternatives expriment une satisfaction générale quant à l’implication de leur conjoint. Contrairement aux mères des groupes précédents, elles ne mentionnent pas de déception ni de résignation, ni non plus de surprise face à la présence « parentale ou domestique » du conjoint au quotidien, et soulignent volontiers faire partie d’une « équipe ». Leurs discours se conjuguent notamment à la première personne du pluriel : « C’est un bel équilibre entre le service de garde, le temps qu’on passe ensemble […]. C’est important pour nous d’avoir un travail, d’avoir des enfants, d’avoir des loisirs et une vie de couple » (F17, entrepreneure, 3 enfants). Pour elles, les membres de l’équipe partagent les mêmes objectifs de conciliation et de participation. Si pour certains couples, l’organisation du temps est problématique en raison des contraintes liées à l’emploi, elle s’avère plus harmonieuse pour d’autres, laissant place à l’improvisation et à l’adaptation aux opportunités : « Quand [mon conjoint] travaillait à temps plein, moi j’étais à trois jours par semaine. Et quand [mon conjoint] a pris cette décision-là [de rester à la maison], moi je fais quatre jours par semaine […] » (F24, évaluatrice en sinistre, 2 enfants).

Certains chercheurs avancent qu’un nouveau rapport au travail rémunéré s’institue peu à peu, et que les Québécois ayant des responsabilités familiales, hommes et femmes, sont plus enclins à faire une place prépondérante à la vie de famille dans l’ordonnancement de leurs valeurs (Mercure et Vultur, 2010; Mercure, 2008; Foucher, Boyer et Denis, 2003; Malenfant et Côté, 2013; Gauthier, 2008). D’ailleurs, depuis quelques décennies, les hommes progressent dans la concrétisation de cet idéal en se faisant plus actifs dans les soins aux enfants (Tremblay et Dodeler, 2015; CSF, 2015; Lacroix et Boulet, 2013; Dubeau, Devault et Forget, 2009; Côté, 2009; Quéniart, 2003; Van Egeren, 2001). Toutefois, les données récentes démontrent que l’articulation entre les sphères familiale, professionnelle et personnelle est un enjeu qui touche d’une manière toute particulière les mères de famille (Tremblay, 2012; Morin, Fortier et Deschenaux, à paraître; Seery, 2014). Plus précisément, pour ces femmes, une ambivalence se fait toujours sentir entre la place que devrait occuper, dans leur vie, une quête d’épanouissement dans l’emploi et leur présence auprès des enfants. Néanmoins, si les termes utilisés ont évolué afin de souligner que les parents tiraillés ne sont pas tous des mères, les études actuelles suggèrent que cette ambivalence est encore vécue, pour les mères de famille tout spécialement, sous forme de tensions, de compromis et de pressions diverses (Seery, 2014; Moreau, Tahon et Daigle, 2010; Tremblay, 2012; Descarries et Corbeil, 2002).

La description des formes d’engagement dans la maternité, résultant de l’analyse de trente-neuf entretiens semi-dirigés avec des mères rimouskoises ayant au moins un enfant de moins de cinq ans, confirme ces résultats, tout en suggérant que l’expérience de la maternité constitue un parcours marqué par une attitude devant l’alternative d’avoir ou non des enfants qui s’ajuste aux contraintes et aux opportunités rencontrées. Le portrait ainsi tracé confirme aussi l’hétérogénéité de l’expérience de la maternité. En effet, les besoins et les désirs des mères interrogées sont divers et changeants : ces femmes ont en commun d’être mères, mais témoignent que cette réalité a de multiples visages. Cependant, qu’elles soient traditionnelles, contemporaines ou alternatives, leurs discours, ponctués d’aveux de culpabilité, suggèrent que ces figures de la maternité se détachent rarement des tensions héritées d’idéaux tels que la vocation maternelle honorée, la figure de la « mère parfaite », ou de la femme de carrière émancipée (Descarries et Corbeil, 2002).

Notre analyse souligne la pertinence de l’étude de l’expérience de l’articulation famille-travail au moyen d’une entrée par les groupes professionnels (Fusilier et Tremblay, 2013; Kempeneers et Saint-Pierre, 1992). En effet, les discours des femmes rencontrées suggèrent l’existence d’éthos professionnels encourageant, de manière plus ou moins marquée, l’équilibre et l’épanouissement dans ces deux sphères de vie. Toutefois, chez certaines d’entre elles, un engagement fort dans la maternité oriente leurs décisions professionnelles devant le constat d’une « impossible conciliation » : elles révisent alors leur idéal de carrière. Chez d’autres, ce dilemme conduit plutôt à une tentative d’aménagement des temps consacrés aux différentes sphères de vie, selon les contraintes associées aux choix professionnels qu’elles ont faits et assument. Si l’éthos professionnel a une influence importante sur le sens et la forme de l’articulation famille-travail, nos entrevues montrent qu’il n’est pas le seul facteur déterminant. Néanmoins, il importe de souligner que, par leurs conditions socioéconomiques, les femmes rencontrées profitent d’un luxe que d’autres n’ont pas, celui d’avoir une certaine prise sur l’articulation entre la vie familiale et le travail rémunéré. Il s’agit d’une situation qui n’est pas partagée par les mères monoparentales ou les mères de famille à faible revenu, par exemple.

Par la suite, il y aurait lieu de réfléchir à la présence importante des « traditionnelles » dans notre échantillon. Le mode de recrutement des participants a pu influencer leur représentation dans l’échantillon, tout comme celle des « contemporaines », relativement peu nombreuses au regard du taux d’activité des mères sur le marché de l’emploi et du modèle dominant de conciliation (ISQ, 2015). En effet, la participation volontaire a entraîné le recrutement de parents disponibles et intéressés à discuter de leur vie familiale. Toutefois, puisque la représentativité statistique ne constitue pas l’objectif d’un échantillonnage qualitatif, nous concluons, à la lumière de l’analyse des entrevues, que la valeur heuristique des témoignages recueillis n’est pas compromise.

Cependant, la présence importante des « traditionnelles » dans notre échantillon, tout comme celle des « alternatives », est d’autant plus étonnante qu’elle semble contredire d’autres écrits québécois, canadiens et européens sur la conciliation famille-travail (Tremblay, 2011, 2012; Pailhé et Solaz, 2009; Cresson, 2004; Ferrer et Gagné, 2006), notamment chez des femmes scolarisées. Toutefois, dans son étude sur les discours de jeunes féministes québécoises au sujet du « travail de reproduction », Annabelle Seery (2014, 2015) souligne une remise en question de la place du travail rémunéré dans les témoignages de ces femmes au sujet de leur « émancipation », ce que suggèrent aussi les propos des « alternatives » et des « traditionnelles » de notre enquête. Seery explique que, si l’importance du travail salarié est reconnue, notamment pour garantir une indépendance économique, et qu’est reconnu aussi le caractère historiquement oppressif de la sphère domestique pour les femmes, les jeunes féministes rencontrées font le constat d’une tension non dénouée entre l’emploi et la vie familiale, particulièrement pour les mères, et du caractère invisible, mais pourtant exigeant, du travail de reproduction (tâches ménagères, soins aux enfants, organisation de la vie familiale). Ce discours fait écho aux témoignages étudiés ici, qu’ils s’inscrivent dans une volonté de reconnaissance de la maternité (et de la parentalité) ou dans une quête d’harmonisation des différentes sphères de la vie – notamment par la réorganisation du travail rémunéré – qui en appelle à la reconnaissance d’un libre choix réel pour les parents quant aux manières de le faire.