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Le lecteur appréciera cette recension à la lumière du fait que mes travaux y sont cités et que je puis ainsi donner l’impression de manquer de neutralité. Il s’agit d’un ouvrage intéressant et utile qui servira de tremplin à d’autres publications sur cette période cruciale de notre histoire. Il n’est jamais facile de tracer une ligne de cohérence à travers les productions diversifiées d’un colloque, comme c’est le cas pour celui (tenu en 2013) dont cet ouvrage résulte, et surtout de couvrir un sujet sans émettre trop de réserves.

Les dix chapitres sont regroupés en cinq parties selon une division chronologique qu’a souhaitée M. Marcel Masse, ex-haut fonctionnaire et ministre important à son époque. Chaque section fait l’objet de commentaires personnels et d’ajouts de la part de hauts fonctionnaires de premier plan.

C’est une décision judicieuse d’avoir confié l’introduction de l’ouvrage à James Iain Gow, auteur de la fondamentale Histoire de l’administration publique (P.U.M., 1986)et de moult articles et ouvrages sur la période post-1970. Les commentaires de Gow sur les origines modestes de l’histoire administrative en général et de celle du Québec en particulier témoignent de son érudition. Le néo-institutionnalisme historique illustre qu’il n’y a pas de rationalité dans les décisions mais plutôt des programmes et pratiques à la recherche de problèmes à résoudre. Gow fait une excellente présentation-synthèse de l’histoire administrative du Canada et de l’histoire contemporaine de la fonction publique du Québec. Son propos faisant coïncider l’avènement du managérialisme au Québec avec le programme électoral du Parti québécois (PQ) de 1976 étonne cependant.

La première partie de l’ouvrage porte sur la Nouvelle-France. Marie-Ève Ouellet présente judicieusement l’intendant du Canada, numéro deux de l’administration coloniale après le gouverneur, informateur principal du Secrétaire d’État à la marine et conseiller d’État du Roi, comme un grand commis. L’intendant exerce les missions de justice, de police et d’administration des finances. Il initie peu : son rôle de récepteur des requêtes pour dédommagements le fait réagir au moyen d’ordonnances qui ont aussi une fonction régulatrice sur des questions locales, et dont l’impact est assez faible vu leur accumulation et la faiblesse des moyens de contrainte pour leur application. Le chapitre, fort utile, situe bien le contexte historique et opérationnel et présente des éléments peu connus des observateurs contemporains.

Le chapitre de Geneviève Tellier propose un survol sélectif mais instructif de la gestion des finances. Elle revient sur les « échecs » (terme restant à définir) du Planning Programming Budget System, de la rationalisation des choix budgétaires et se montre peu optimiste au sujet de la gestion axée sur les résultats. S’il est vrai que les recettes précises n’ont pas survécu, la culture en a durablement marqué les gestionnaires publics.

Commentant la première partie, Yves Martin met à profit son expérience en rappelant la distinction entre l’intendant et le gouverneur, et suggère qu’au fil des ans la distance s’est creusée entre hauts fonctionnaires et ministres. Il note une coloration politique importante des départs et arrivées à la haute fonction publique depuis 1970. M. Martin semble redouter une possible symbiose toxique entre la crainte et la complaisance car chacun, ministre et haut fonctionnaire, a un rôle distinct à tenir.

Placée dans la deuxième partie de l’ouvrage, qui porte sur les grands commis, la contribution de Claude Couture traite surtout de l’homme public Étienne Parent et de ses idées politiques. De son rôle de grand commis au Québec ou au Canada, il n’est que peu question car il aurait laissé peu de réalisations dans le cadre de ses fonctions. Le chapitre suit longuement les pistes de la généalogie, des fratries et des réseaux politiques, mais on cherche la pertinence de ce matériel dans l’ouvrage.

Le long chapitre quatre qu’a rédigé Gilles Gallichan retrace l’évolution des grandes missions de l’État québécois de 1792 à 1867, revenant sur les héritages de la Nouvelle-France. Si on regrette certaines redites avec d’autres chapitres, il trace très utilement l’évolution des formes et compétences parlementaires et du pouvoir judiciaire et passe en revue l’évolution des principaux secteurs de l’administration pré-confédérative, précurseur de notre actuelle administration.

Dans ses commentaires sur la deuxième partie, Louis Bernard évoque la corruption sous le régime français et la taille modeste de son administration au Canada. Il considère ensuite l’évolution de l’administration québécoise à travers les perturbations politiques du 19e siècle et rappelle, avec toute la sagesse de l’expérience, quelques idées d’Étienne Parent comme l’importance de l’éducation, l’équilibre entre l’intérêt individuel et collectif, la séparation de l’Église et de l’État ainsi que la célébration par Parent des succès canadiens-français.

La troisième partie (fin du 19e siècle) débute par un chapitre de l’historien Marc Vallières décrivant le haut fonctionnaire Siméon Le Sage, qui a déjà fait l’objet de nombreuses publications. Les commentaires de Vallières sont fort justes (mise en contexte historique et réalisations de Lesage en immigration et colonisation). Le texte se penche ensuite sur l’ensemble des grands commis. Le tableau 1 (p. 117), qui contient cinq erreurs, est déjà disponible dans un meilleur format dans un ouvrage de Bourgault (1983) auquel il est d’ailleurs fait référence à la note 4. Le spécialiste trouvera pour le moins aberrante l’utilisation de sources approximatives pour établir des dates de nomination alors que des dates précises ont déjà été repérées à partir des décrets (alors appelés Arrêtés en conseil), et cela, dans un ouvrage auquel Vallières se réfère pourtant!

Le chapitre 6, d’Harold Bérubé, traite des misères de la municipalisation du territoire, redoutée et découragée par les autorités coloniales mais devenue inévitable avec l’urbanisation croissante. Les Chartes municipales du 19e siècle sont suspendues puis réinstaurées sous une tutelle centralisée. L’auteur présente les intéressants travaux d’Isin selon qui cette administration pré-confédérale sert d’antidote à la révolte contre le pouvoir central. Il rappelle l’âge d’or de cette administration entre 1855 et 1939. Encore aujourd’hui le modèle de gouvernance locale resterait à inventer : modestie de moyens et problèmes sociaux aggravés, diversité des cultures politiques produisant l’organisation.

André Trudeau commente cette troisième partie en rappelant des observations de Vallières sur la haute fonction publique de l’époque et sur Le Sage en particulier. Au sujet de l’administration municipale, Trudeau revient sur les défis contemporains du pouvoir territorial et les réformes plus ou moins récentes touchant l’intervention de l’État.

La dernière partie de l’ouvrage couvre le début du 20e siècle. Le chapitre de Fernand Harvey situe bien le Secrétariat provincial comme institution supplétive dans l’évolution du rôle de l’État entre 1868 et 1970. Traitant des officiers publics, ministres, sous-ministres et autres dirigeants, l’auteur mentionne plusieurs français d’origine, des titulaires administratifs occupant leur poste pendant une longue période, les dates de fin d’affectation coïncidant avec les élections. Le chapitre se fonde sur des références valables, tant sur le rôle de l’État (Gow ou Linteau) que dans chacun des secteurs étudiés. C’est un travail de recherche adéquat mais qui ne comporte pas de conclusion.

Le passionnant chapitre de Benoît Gaumers et Georges Desrosiers survole l’évolution des missions en santé. Le rappel de l’évolution des institutions est bien fait. Les commentaires sur Emmanuel Persillier Lachapelle illustrent la présence précoce des gourous en politiques publiques. Les auteurs rappellent l’importance de la proximité des services de santé, laissant au palier provincial un rôle d’appui aux unités locales. Ils couvrent brièvement l’évolution du secteur jusqu’à la Commission Castonguay-Nepveu et le fusionnement des deux secteurs, « malgré la bureaucratie ». La conclusion n’en est pas une et porte surtout sur les perspectives d’avenir.

Gérald Grandmont souligne la difficulté de faire des politiques publiques quand les maîtres politiciens s’intéressent surtout au cas par cas. Les contrôles des organismes centraux québécois, par leur cadre de gestion, déresponsabiliseraient les gestionnaires. Grandmont fait d’intéressantes remarques sur le pouvoir de proximité, en en oblitérant les inconvénients.

La dernière partie couvre la fin du 20e siècle. À partir d’une excellente recherche documentaire, Stéphane Savard traite de la carrière de Michel Bélanger, qui jouissait d’une grande renommée auprès de toutes les catégories d’acteurs. Influent dans tous les grands dossiers de l’époque, il ne semble pas être question de lui dans le chapitre sur la commission Bélanger-Campeau. Serial server comme il n’y en a plus, Bélanger a contribué à étendre le champ de l’État québécois.

S’appuyant sur une recherche documentaire fort complète, Luc Bernier traite de l’aspect collectif de l’entrepreneuriat durant la Révolution tranquille, divisée en trois époques. Bernier identifie quelques leaders pour chaque période et soumet de bonnes pistes de recherche. Pour les deux premières périodes, cet entrepreneuriat comporte une connotation nationaliste assez forte, mais sans objectifs très précis. L’époque de consolidation débute après 1980 et la manière d’intervenir est alors plus financière que directe : l’État n’a plus à se substituer aux entrepreneurs. Suit un plaidoyer pour plus de marge de manoeuvre dans les organismes autonomes capables d’innovation au prix d’efforts continus. L’État cherche comment se réinventer pour accompagner l’évolution des besoins de la société.

Dans ses commentaires, Diane Wilhelmy cite Louis Bernard et souligne de manière judicieuse que ce qui caractérise les années soixante est que tout était à faire, ce qui donnait beaucoup de marge aux grands commis. Le contexte contemporain leur aurait rendu la vie plus difficile avec l’avènement des technologies de l’information, des nouvelles en continu et de l’obligation de transparence. Elle identifie des défis contemporains pour l’État québécois : recruter en fonction des compétences, (i.e. former de bonnes équipes); accentuer le travail interministériel et reconnaître le rôle primordial de la mission économique.

J’ignore pourquoi le texte signé par le directeur de la publication Michel Sarra-Bournet est qualifié de conclusion. Il s’agit d’une intéressante monographie sur les aléas de l’émergence de la planification durant la Révolution tranquille. La réduction du management à la seule gestion est erronée. L’auteur suspecte une origine anglaise de ce « néologisme », qui n’en serait pas un selon Mintzberg. La chronologie met en relief l’échec du modèle de planification à la française. Roland Parenteau avait bien entrevu les difficultés liées à ce modèle peu prisé des politiciens, notamment à cause de son ambition irréaliste et du peu de précisions pour sa mise en oeuvre. Le contexte n’aidait pas car il était nouveau que l’État québécois agisse en orienteur de l’économie et à cause des limites qu’imposerait tôt ou tard le cadre fédéral. Dans l’ensemble, ce sont des pistes de recherche intéressantes.