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Je suis restée dubitative à la lecture de ce livre, même si j’ai beaucoup apprécié la mise en contexte international permettant de cerner la spécificité du Québec et de ses transformations dans les années 1960 et 1970. Mon malaise vient de ce qu’il s’agit davantage d’une histoire de l’État entre 1959 et 1983 que de la Révolution tranquille, pour trois raisons. La première est que la période 1959-1983 est trop longue et manque de cohérence. Deuxièmement, on n’y croise pratiquement pas ceux qui « voulaient changer le monde », pour reprendre le titre d’un livre de Jean-Philippe Warren (2007), et on ne voit que des « agents », comme Martin Pâquet et Stéphane Savard l’écrivent à quelques reprises. Corrélativement, en troisième lieu, cette Révolution semble partir d’en haut dans une démarche top-down, centrée sur les structures et les institutions. Bref, le livre raconte les quelque 25 glorieuses de l’État québécois, le moment où selon les auteurs il constitue une référence unificatrice pour les Québécois. Il y aurait alors eu « un consensus social » voulant que « l’épanouissement individuel des citoyens passe par le renforcement de l’État, un État envisagé comme un instrument d’émancipation collective » (p. 16). Si le lien entre l’individuel et le collectif, entre le Je et le Nous comme on dit dans les années 1960, entre le privé et le politique selon la formulation des années 1970, est clair dans la période étudiée, il n’est pas pour autant évident que le collectif, le Nous ou le politique, repose sur l’État. Reprenons.

La problématique unité de la période étudiée

La Révolution tranquille s’ouvre selon Pâquet et Savard avec la mort de Duplessis, ce qui va plutôt de soi, mais se termine au début des années 1980, 1982 marquant la fermeture de Schefferville, mais surtout 1983 étant l’année d’une loi spéciale obligeant le retour au travail des enseignants en grève. En fait, la période étudiée dans le livre est encore plus longue car le chapitre 2 évoque les sources de la Révolution tranquille et notamment la « première Révolution tranquille », celle des années 1930, ainsi que le duplessisme, ce qui met bien en évidence que s’il y a équipe du tonnerre en 1960, il n’y a pas pour autant de coup de tonnerre dans un ciel bleu. Cette mise en perspective historique, avec l’internationale évoquée plus haut, constitue un point fort du livre.

Cela dit, la période 1960-1983 est trop longue pour être prise comme un tout, sauf du point de vue de l’État. Les auteurs n’établissent pas de différence marquante entre les décennies 1960 et 1970, en ce qui concerne les transformations de l’État, les projets de société, la prise de parole et les modes d’engagement. Ainsi, le chapitre 4, sur la prise de parole et la participation, est très centré sur les années 1970, alors que les années 1960 sont à la fois un moment d’espoir chanté par les poètes mais aussi d’impatience (FLQ). Pour les auteurs, « les années 1968 sont le moment d’une prise de parole au Québec » (italiques dans le texte, p. 138), mais il y eut parole avant. Ainsi, les étudiants universitaires réclament la cogestion dès 1963, ce qu’évoquent trop brièvement les auteurs (p. 144), avant de rappeler que les leaders étudiants se nommaient alors Bernard Landry, Gilles Duceppe et Louise Harel. D’une certaine façon, il y a là une vision rétrospective qui ne rend que très imparfaitement justice à la dynamique des années 1960.

Le livre évoque trop brièvement Expo 67 (p. 149), événement qui constitue un moment exceptionnel du point de vue de l’identité collective, voire une catharsis identitaire selon les travaux de Curien (2006 et 2008), plus encore que les États généraux du Canada français (p. 159-160), moment généralement reconnu comme celui où l’identité collective passe de celle de Canadiens français à Québécois. C’est cette identité québécoise que chantent et qu’écrivent les poètes, par exemple, Paul Chamberland dans « Dire ce que je suis » (Parti pris, 1965). La prise de parole des années 1960 est expressive, et l’objectif, tant à Parti pris que dans les comités de citoyens qui se développent à partir de l963, est la conscientisation. Comme le soulignent Pâquet et Savard, les années 1960 sont celles de la décolonisation en Afrique, mais ils n’en tirent pas toutes les conséquences : les intellectuels québécois lisent Franz Fanon, Albert Memmi et Sartre, et en retiennent que les transformations globales passent par un changement de conscience[1]. « Dire ce que je suis » n’est que le premier moment de la Révolution tranquille avant de dire le monde pour le changer. Dans le livre on n’entend que de très loin l’écho des comités de citoyens, des artistes, de tous ceux qui « voulaient changer le monde ».

Dans les années 1970, la parole devient analytique et militante : féministe, marxiste ou nationaliste, et elle cherche non plus à dire « ce que nous sommes », mais à convaincre : elle cherche l’adhésion, elle propose l’organisation. Désormais, c’est Marx qu’on lit, pour y trouver la « juste ligne ». À cela sont liés des modes d’engagement différents, de la « douce anarchie » (Warren, 2008) et de la participation (Fortin, 1991) au marxisme-léninisme (Warren, 2007).

Les changements tant espérés dans les années 1960 tardent à se concrétiser, et les Événements d’octobre cassent l’élan; l’espoir passe désormais soit par la théorie révolutionnaire et la formation, soit par la contreculture. Alors que les chanteurs, dans les années 1960, célébraient le pays, le Nous (pensons à Gilles Vigneault ou Pauline Julien), ceux des années 1970 sont plus près de la contreculture, pensons à Harmonium, Offenbach ou les Séguin, et amalgamer ces deux périodes (p. 148), sans souligner le hiatus dans le propos est plutôt risqué. Dans le même sens, parmi les écrivains marquants de la période, Pâquet et Savard citent les plus « vieux » mais à part Nicole Brossard, ceux et celles des années 1970 sont largement absents (p. 149).

Les préoccupations environnementales (p. 48), pour leur part, se font entendre surtout dans les années 1970, voire 1980 (p. 188). Les luttes féministes sont aussi essentiellement apparues dans la décennie 1970; elles ont beaucoup contribué à redéfinir les sphères publiques et privées (p. 49), mais le public dont il est ici question, s’il est très politique, ne relève pas uniquement de l’État. Les femmes réclament le droit à l’avortement et l’équité salariale, certes, mais aussi un nouveau partage des tâches domestiques, ce qui impulse la fondation de garderies « populaires ». Les auteurs parlent toujours des femmes et des hommes quand ils discutent de la Révolution tranquille mais, comme ils l’indiquent, les figures féminines des années 1960 ne se trouvent pas dans le monde politique, mais bien dans les médias. Ils nomment à juste titre Lise Payette et Aline Desjardins, pour leurs émissions de télévision et de radio, ils auraient pu ajouter Jeannette Bertrand : la télévision n’est pas que vecteur ou objet de consommation (p. 34) à une époque où il n’y avait que des chaines généralistes (Radio-Canada, Télé-Métropole à laquelle bientôt se joint Radio-Québec). Il y a aussi bien sûr Fernande Saint-Martin, rédactrice en chef de la revue Châtelaine (p. 177). Les femmes dans les années 1960, dans les médias, mènent elles-aussi un travail de conscientisation. « Ces protagonistes considèrent que la véritable égalité ne s’acquiert pas seulement par des textes législatifs » (p. 140), soit, mais l’identité de ces protagonistes demeure floue, et peu d’entre elles et eux sont nommés, même si « parmi des groupes qui prennent la parole, les femmes sont au premier rang », (p. 140). En fait, tout le chapitre sur la prise de parole demeure assez abstrait. Passe ainsi trop rapidement la phrase : « Au cours des années 1970, plusieurs groupes de pression doivent par conséquent se doter de structures professionnelles avec des experts dans leur domaine d’intervention » (p. 154), ce qui comprend plusieurs groupes communautaires, et il n’est pas évident qu’ils constituent pour autant des groupes de pression. Les femmes, à travers un processus d’organisation qui les conduit sur les voies de l’autonomie de leurs groupes et « collectives », récusent les discours englobants, fussent-ils de l’État ou des partis politiques dits progressistes.

Quant à la Crise d’octobre, si elle a bien conduit au marxisme-léninisme (p. 162 et 173), elle a aussi ouvert la porte à la contreculture d’une part et à la réélection de Jean Drapeau en novembre 1970 d’autre part, ce que ne relèvent pas les auteurs (p. 174), malgré les amalgames faits à l’époque entre le FLQ et le parti d’opposition à Drapeau, le FRAP.

La Révolution tranquille : certains auteurs ne la font durer que 6 ans, c’est court, mais plus de 20, c’est long, surtout si on traite la période comme un tout. S’il y a de 1960 à 1983 « consensus autour de l’État », ce consensus demeure pour le moins fragile du point de vue des mouvements sociaux.

La participation au changement

Changer le monde, mais comment? Même si le thème de la participation est abordé dans le livre, ce n’est que rapidement. D’autres l’ont placée au centre de la dynamique politique de la Révolution tranquille :

L’idéologie de la participation s’est épanouie au printemps de la Révolution tranquille. Elle a inspiré des comités de citoyens, les tentatives de réaménagement régional et certains partis politiques.

Dumont, 1979, p. 14

Cet idéal de la participation, nous en avons discuté pendant des heures et des jours, entre sociologues plus ou moins engagés, économistes, travailleurs sociaux, ingénieurs. Nous avons cherché à l’instaurer dans certaines formules d’animation et dans des propositions d’organisation politique et administrative.

Fortin, 1974, p. 266

Cette nouvelle culture politique des années 60-70 va être axée sur l’égalitarisme, nécessaire à la société démocratique, et sur la participation.

Rocher, 1997, p. 22

Pour Fernand Dumont, c’est une idéologie, pour Gérald Fortin, un idéal assorti de propositions, et pour Guy Rocher rien de moins que la culture politique des années 1960 et 1970; les trois sociologues s’entendent pour faire de la participation un trait caractéristique des années 1960 et de la Révolution tranquille. En ce sens, il apparait réducteur d’assimiler la participation à celle aux instances étatiques comme tendent à le faire Pâquet et Savard (p. 151-155).

Sans réduire la Révolution tranquille au nationalisme, il y a eu dans les années 1960 et 1970, un formidable moment identitaire, qu’on ne peut réduire à des idéologies et qui est tenu par de nombreuses personnes et de nombreux groupes; on n’est pas encore dans une « société des identités » au sens de Beauchemin (2004), mais ces décennies sont traversées par des redéfinitions identitaires, celle du Nous québécois, puis celle des divers groupes de femmes ou autres, aux identités plus circonscrites, qui veulent contribuer à la redéfinition du monde et de la politique, en dehors de l’État et de ses instances, et passent pour ce faire par la conscientisation, la participation et l’auto-organisation.

La perspective top-down

Si on ne peut reprocher aux auteurs d’avoir voulu se centrer sur l’État, il demeure que cette histoire est trop « brève » en regard de tout ce dont elle ne parle pas et surtout des acteurs de cette révolution qui demeurent largement dans l’ombre. Martin Pâquet et Stéphane Savard affirment en introduction leur intention de porter « une attention particulière aux protagonistes » (italiques dans le texte, p. 18) et notamment aux « élites définitrices », lesquelles comportent les hommes politiques[2], les technocrates, les intellectuels et les leaders d’opinion, mais ces élites semblent emportées par le développement de l’État et cantonnées dans un rôle plus d’« agents » que d’« acteurs ». Ce qui manque cruellement dans cette Brève histoire, c’est la perspective démographique. On n’entend dans le livre ni la génération lyrique (Ricard, 1992), ni l’écho du conflit de génération qui faisait chanter à Pierre Lalonde « Nous on est dans le vent ».

Somme toute, comme l’annoncent Pâquet de Savard, leur livre est à la fois « essai et synthèse » (p. 15), et la part d’essai y est importante. Les auteurs ont choisi de ne pas mettre de notes de bas de page ou de fin de chapitre, avec pour résultat que certains auteurs sont évoqués dans le texte comme Jean-Jacques Simard (p. 89), sans apparaitre dans la bibliographie sélective de la fin de l’ouvrage. Les références sont faciles à trouver grâce aux moteurs de recherche, sans doute, et l’ouvrage se lit mieux ainsi, mais cela compromet un peu sa dimension pédagogique.

La Révolution tranquille irait de la mort de Duplessis à Schefferville en 1959 à la fermeture de Schefferville, en 1982. Il est intéressant de prendre cette ville comme repère, ce qui renvoie au développement nordique, une utopie qui court dans l’histoire du Québec depuis le Curé Labelle (Dussault, 1983; Morrisonneau, 1978) jusqu’à nos jours avec le chantier de La Romaine, et en ce sens l’exergue du chapitre 3, extrait de la chanson « Fer et titane » de Gilles Vigneault est particulièrement bien choisi. S’il y eut « consensus social » (p. 16) dans ces quelque 25 années, c’est sans doute autour d’une utopie de changement, largement portée par la parole tant des artistes que des intellectuels et dans ses dimensions nationaliste, contreculturelle et marxiste-léniniste ainsi que par les grands chantiers de développement nordique.

Cette Brève histoire est très centrée sur l’État et parle assez peu de ceux et celles qui ont fait cette révolution d’une part, et de la culture d’autre part. On sent peu le ou plutôt les vents de changement « révolutionnaire » qui soufflaient alors.