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Introduction

Cet article a comme objectifs de décrire et de faire une première analyse de la procédure qui amène à la construction de l’espace européen d’enseignement supérieur en 2010. Cependant, pour bien saisir l’importance de cette entreprise, il faut tout d’abord faire un bref historique de la mise en oeuvre de l’Union européenne afin de comprendre le contexte de référence et, par la suite, établir une rétrospective sommaire de la mise en route d’une politique européenne en éducation qui affirme ses vraies dimensions si l’on considère l’histoire européenne et la construction de ses États-nations.

La construction de l’Union européenne 

Après la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe s’est trouvée ruinée et affaiblie démographiquement, politiquement et économiquement. En même temps, la guerre froide, qui venait de commencer, a constitué un contexte qui favorisait le regroupement des pays occidentaux de l’Europe [1].

Plus spécialement, à la fin de la guerre, deux courants opposés étaient déjà mis en place sur la question de l’unification européenne. Le premier comprenait les « fédéralistes » qui avaient comme objectif la constitution immédiate des États-Unis d’Europe. Ils proposaient la mise en forme d’un État fédéral tout en acceptant ses conséquences sur les droits souverains des pays participants. Le deuxième courant avait l’adhésion des partisans d’une confédération d’États souverains qui ne perdraient pas leur autonomie.

Après de longues discussions, des tentatives sans succès, voire des échecs notoires, on en est arrivé à la première instance d’intégration européenne qui a été la Communauté européenne du charbon et de l’acier : résultat du contexte historique (fin de la guerre, début de la guerre froide) et du rôle d’une personnalité, Jean Monnet, caractérisée davantage par le réalisme que par l’idéologie.

En effet, l’adoption du dogme Truman et, parallèlement, le déploiement du plan Marshall poussaient vers une unification, principalement économique, de l’Europe occidentale afin, d’une part, d’opérer une gestion plus efficace et rentable de l’appui américain et, d’autre part, de consolider les pays de l’Europe occidentale face à la menace communiste. En même temps, le gouvernement des États-Unis d’Amérique favorisait la formation d’un grand et solide marché en Europe qui pourrait être le récepteur des produits et des investissements d’entreprises américaines.

Dans ce contexte, Monnet, responsable du redressement financier de la France d’après guerre, a proposé au ministre français des Affaires étrangères, Robert Schuman, de mettre la gestion du marché du charbon et de l’acier en Europe sous le contrôle d’une instance supranationale. Cette proposition présupposait d’abord le développement de la coopération entre la France et l’Allemagne.

Le 9 mai 1950, le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schuman, s’étant auparavant assuré de l’appui des États-Unis d’Amérique, a communiqué sa proposition, inspirée par Monnet, aux premiers ministres de France et d’Allemagne, Pleven et Adenauer : placer la production et la gestion du marché du charbon et de l’acier sous le contrôle d’une institution supranationale. Parallèlement, il a encouragé l’adhésion d’autres pays européens au projet.

À l’appel de Schuman, à l’exception de la France et de l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas et l’Italie ont donné directement une réponse positive. Le Royaume-Uni a préféré rejeter la proposition, en réagissant tout d’abord au fait qu’il n’avait pas été consulté auparavant (en principe par ses alliés américains qui étaient déjà informés), mais aussi parce qu’il s’opposait à toute forme de structure supranationale. Bien sûr, on doit souligner le fait que le Royaume-Uni disposait déjà d’importantes provisions de ces deux matières premières et avait mis sur pied un marché spécialisé dans ses colonies. Par contre, la proposition Schuman a été retenue par l’Allemagne et l’Italie qui sollicitaient leur reconnaissance internationale après la guerre et par les pays du Benelux qui ne pouvaient pas rester en dehors de cette coopération franco-allemande concernant la production et la gestion du charbon et de l’acier.

Le 18 avril 1951 a été signé à Paris le traité de la « Communauté européenne du charbon et de l’acier » (CECA) par les six pays fondateurs, qui n’ont pas manqué de souligner qu’il s’agissait d’un premier pas vers une intégration européenne.

En effet, le 25 mars 1957, à Rome, sur la base du travail effectué par Spaak, ministre belge des Affaires étrangères, et par un comité de soutien qui avait été entre-temps mis en place, deux traités ont été signés. Le premier, et le plus important, se référait à la fondation de la Communauté économique européenne (CEE) et, le second, à la mise en avant de la Communauté européenne de l’énergie nucléaire. Au même titre, l’Assemblée des communautés européennes a été institutionnalisée le 19 mars 1958 ; elle a été convertie en Parlement européen avec 142 membres nommés par les parlements nationaux respectifs. Cependant, l’instance qui a joué un rôle très important a été la Commission européenne.

Les années 1960 ont été une période de stagnation. Charles de Gaulle, qui était à la tête de la France, ne favorisait pas les instances supranationales.

La période suivante a été caractérisée, sur le plan international, par les crises pétrolières et leurs effets sur l’économie. Sur le plan communautaire, on peut dire qu’elles ont deux conséquences majeures : l’adhésion de nouveaux pays, mais aussi l’introversion des pays membres.

Premièrement, de 1970 à 1986, le nombre des pays membres augmente et passe à douze (Royaume-Uni, Danemark et Irlande (1973) [2], Grèce (1981), Espagne et Portugal (1986)). Deuxièmement, quant à l’introversion des pays membres, elle est le résultat des crises pétrolières, d’une part, et, d’autre part, de la faiblesse communautaire à protéger efficacement ses membres et leurs économies. Vers la fin de cette période, deux propositions adoptées se sont révélées extrêmement importantes. La première a été l’idée d’une monnaie commune, l’écu (10 mars 1979). La deuxième a été votée par le Parlement européen et elle a suscité la fondation d’une Union européenne qui engloberait tous les domaines, politiques, économiques et sociaux (Projet Spinelli).

À partir du milieu des années 1980 et durant à peu près une décennie, la procédure d’intégration européenne a pris un nouvel élan. C’est la période où un autre Français, Jacques Delors, s’est trouvé à la tête de la Commission. Trois éléments semblent avoir joué un rôle décisif : la régression de l’influence politique des pays européens sur le plan mondial, la régression de l’influence économique des pays européens par rapport à leurs concurrents principaux, la réunification imprévue de l’Allemagne qui a déclenché de forts réflexes de défense chez les hommes politiques français, qui, par la suite, ont cherché des moyens pratiques pour rattacher la grande Allemagne au building institutionnel de la CEE.

Dans ce contexte et sur une initiative de la Commission a été signé en 1986 l’Acte unique européen, qui a désigné le 1er janvier 1993 comme date d’aboutissement de la procédure de construction d’un marché unique. En même temps ont été octroyés aux instances communautaires, grâce à l’expansion du système de prise de décisions à la majorité, les moyens pour l’adoption d’au moins 300 directives qui feront avancer considérablement l’intégration du marché intérieur.

Enfin, le 7 février 1992 a été signé le traité de Maastricht qui a donné une nouvelle dimension à la construction européenne. En effet, ce traité a joué un rôle de « constitution informelle » pour les États membres, mettant en avant son caractère supranational. Il a aussi introduit l’aspect social dans la procédure d’intégration européenne, ce qui s’est illustré par la modification de l’intitulé européen. On est passé de la « Communauté économique européenne » à « l’Union européenne ».

Le 1er janvier 1995, l’UE est devenue une communauté à quinze, avec l’intégration de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède, la Norvège ayant, pour une seconde fois, refusé l’adhésion au dernier moment.

Le 2 octobre 1997, un nouveau traité a été signé, celui d’Amsterdam. Il a apporté des modifications dans cinq aspects : liberté, sécurité et justice, l’UE et le citoyen européen, la politique extérieure, les instances de l’UE, la coopération-flexibilité (Ioakeimidis, 1998, p. 73).

Le 1er janvier 2002 marque un tournant nouveau pour l’UE, étant donné qu’à partir de cette date, l’UE est munie de sa propre monnaie (pour les 12 des 15 pays membres), l’euro, dont la mise en circulation n’a pas provoqué de confusion ou de chaos, en dépit de certains scénarios prédisant le contraire.

L’adhésion de dix nouveaux membres, dont l’accord a été signé en décembre 2002 à Copenhague, sera accomplie à Athènes en mars 2003. Il s’agit principalement des pays de l’Est européen (Estonie, Lituanie, Lettonie, Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie et Slovénie), mais aussi de Malte et de Chypre. À ce moment, l’UE comprendra 25 pays membres.

Si l’on essaie de concrétiser actuellement les deux enjeux cruciaux pour l’UE, on dira que c’est tout d’abord l’inévitable définition de son caractère (fédération ou confédération), puis la question de l’institution ou non d’une citoyenneté européenne. En rapport avec le débat sur son caractère, il y a ceux qui restent hostiles au projet fédéral (Royaume-Uni au premier rang), ceux qui promeuvent la fédération (Allemagne) et ceux qui se trouvent « au centre ». De ces derniers, un bon exemple serait la France qui, après une longue période de réflexion, a pris position pour une « fédération des États-nations ». Il est évident que la procédure de la construction européenne peut être teintée de pragmatisme, d’imagination, d’humour et est parfois soumise à des contradictions flagrantes, selon les différentes approches. Il faut aussi noter que la taille d’un pays ne détermine pas nécessairement sa position. Par exemple, le Danemark est un pays très sceptique vis-à-vis de la perspective fédérale et, à l’inverse, la Grèce s’avère partisane de cette approche. Par contre, cette procédure risque de déstabiliser et de reconstruire le tableau politique des pays membres. En effet, il ressort que les deux perspectives (fédéralisme, confédéralisme) semblent traverser les courants traditionnels des politiques nationales.

Pour finir, il faut signaler le fait qu’actuellement, une assemblée de sages est en train d’élaborer ce qui pourrait être la première constitution européenne.

La mise en oeuvre d’une politique européenne sur l’éducation : rétrospective

L’éducation était, et reste en partie, un sujet tabou pour l’UE et ses pays membres, car en dépit des changements intervenus aux plans international et national, elle continue d’être, à tort ou à raison, directement liée à une culture nationale et à un marché national, car elle est considérée comme pilier de l’État-nation.

Ainsi, ce n’est pas une surprise si, dans le traité de Rome, il n’est fait aucune référence à l’éducation. D’ailleurs, on pourrait soutenir qu’étant donné la nature de cette communauté (économique), l’éducation ne faisait pas partie de ses objectifs. Cependant, l’article 128 portait sur la formation professionnelle (vocational training) (Traité de Rome) :

Le Conseil, sur proposition de la Commission et après consultation des Commissions des Affaires économiques et sociales, déterminera les principes généraux pour l’application d’une politique commune pour la formation professionnelle, capable de contribuer au développement harmonieux tant des économies nationales que du marché commun.

art. 128

En conséquence, il s’avère d’un intérêt extrême d’analyser la procédure suivie pour arriver aux deux articles (126 et 127) du traité de Maastricht concernant explicitement l’éducation en 1992, ce qui marque un tournant dans la politique européenne.

Construire une politique européenne de l’éducation

Partons du constat que, dans le traité de Rome, la question de l’éducation est totalement absente. Il existe toutefois un article (art. 128) sur la formation. Il faut souligner d’abord l’enjeu important relatif à l’usage des mots « éducation » et « formation » : le premier est directement lié à l’Éducation nationale, alors que le second ne s’y réfère pas nécessairement, ni même en général. De plus, au fur et à mesure s’est développée l’idée de « l’éducation tout au long de la vie ». Cette idée transforme radicalement la place du système d’enseignement traditionnel dans la mesure où son rôle et sa place sont relativisés dans une procédure qui ne finit jamais (tout au long de la vie), dans des réseaux d’activités éducatives/formatives multiples, parallèles, pluriréférentielles, mais en majorité hors du contexte de l’Éducation nationale (OCDE, 1996).

En essayant de faire une rétrospective de la mise en forme de la politique européenne d’éducation (PEE), on pourrait distinguer trois périodes : 1957-1976, 1976-1992 et 1992 à nos jours. Dans la première, le besoin de sa création se concrétise. Dans la deuxième, une politique se construit sous forme de décisions politiques sur le plan international. Dans la troisième, cette politique devient officielle, se base sur un cadre juridique (traité de Maastricht) et un tissu institutionnel se met en place sur le plan supranational.

La première période : 1957-1976

Pendant cette période, les instances européennes avaient le droit de prendre des mesures concernant uniquement la formation, afin de promouvoir son intégration européenne. Cela dit, il faut reconnaître à ces instances leurs caractères lents, timides et en marge du fonctionnement communautaire. En effet, l’objectif majeur était l’intégration économique, de sorte que la question de la formation restait plutôt secondaire et, en tout cas, dépendante de l’objectif principal, l’économie.

Durant cette période, deux décisions furent prises en compte. La première fut la décision 63/266/CEE sur l’« institution des règles générales pour l’application d’une politique commune en formation professionnelle » (EEL 20/4/1963). La seconde se référa à l’adoption du règlement 1612/1968 « pour la libre circulation des employés à l’intérieur de la CEE », dont un article concernait le droit à la formation des jeunes employés, ressortissants des pays membres au sein de la CEE (EEL 25/7/1968).

Ce qui s’avère plus intéressant, c’est la procédure suivie par la CEE pour traiter la question de l’éducation, même si celle-ci restait hors de ses responsabilités. En fait, la CEE et sa Commission (son instance supranationale) avaient comme responsabilité la mise en place d’un marché commun. Mais très vite, des problèmes pratiques sont apparus. Pour promouvoir le marché commun, il fallait assurer la libre circulation des marchandises. Cependant, pour faire réussir cette démarche, il fallait aussi assurer la libre circulation des employés. D’où une double difficulté à propos du traitement, d’une part, d’éventuels besoins de formation (aussi d’éducation) de ces employés et, d’autre part, des droits de leurs enfants à l’éducation. Par là, une autre difficulté portait cette fois sur le statut des étudiants étrangers, mais ressortissants de pays membres.

La CEE a traité ces questions avec bien des précautions, tout en élargissant ses domaines d’autorité. Elle a préféré une politique à long terme et de « petits pas » (ou de « saucissonnage », selon ses adversaires). Cependant, le problème principal a été la légitimation de ses décisions. Dans un premier temps, le droit de s’en occuper et de prendre des décisions a été justifié en référence à l’objectif principal (le marché commun). Ainsi, la CEE a défendu sa légitimité en s’occupant des domaines qui ne paraissaient pas dans le traité de Rome, si cela s’avérait nécessaire pour la promotion de son objectif (d’où l’expression « compétence fonctionnelle »). Or, parallèlement et au fur et à mesure, un autre dispositif a commencé à jouer un rôle important, la Cour des communautés européennes (CCE).

Dès le départ, on doit souligner qu’une cour ne prend pas de décisions politiques, et elle n’a donc pas comme vocation de faire de la politique. Toutefois, une cour, avec ses décisions, pourrait jeter les bases d’une politique, voire la légitimer. Ce qui a été justement le rôle décisif de la CCE, sans lequel, à notre avis, la construction de l’UE n’aurait pas avancé.

Le point tournant (De Witte, 1989), qui a permis à la CEE de rendre crédible son occupation du terrain de l’éducation, a été l’affaire Casagrande [3]. Dans cette affaire, la CCE était invitée à se prononcer sur le fait que le Conseil avait dépassé ou non les limites substantielles de la compétence communautaire à propos du règlement 1612/1968 (De Witte, 1989, p. 72). Dans l’article 7 de ce règlement, il était prévu que les employés de la nationalité d’un autre pays membre de la CEE auraient un accès indifférencié aux instituts de formation professionnelle par rapport aux employés nationaux de leurs pays d’accueil. Il était aussi prévu, à l’article 12, que les enfants d’un employé de nationalité d’un pays membre, dans un autre pays membre de la CEE, auraient aussi le même accès indifférencié aux institutions d’éducation générale, de formation professionnelle ou même au statut d’apprentis, à condition qu’ils habitent le pays d’accueil de leurs parents (De Witte, 1993, p. 188-189). La CCE, dans son verdict, a confirmé la compétence fonctionnelle des instances communautaires ainsi que la possibilité d’une interprétation évolutive de la législation communautaire :

Bien que l’éducation et la formation ne soient pas, en tant que telles, domaines de la responsabilité des instances communautaires, il ne s’ensuit pas que la fonction des responsabilités attribuées à la CEE ne peuvent dans aucun cas être limitées, si leur nature influence la mise en oeuvre de sa politique, comme c’est le cas de l’éducation ou de la formation.

Mouameletzi, 1996, p. 109

De plus, cette décision a élargi considérablement le terrain des responsabilités du règlement 1612/1968, en soutenant que l’article 12, quand il se réfère à l’accès indifférencié à l’éducation générale, entend bien l’éducation primaire et secondaire, mais aussi universitaire, y compris les mesures d’aide pour la poursuite des études, par exemple les bourses (De Witte, 1993, p. 188-189).

Sur le plan politique, il faut signaler l’apparition au début des années 1970 du rapport sur l’enseignement supérieur, les constatations des ministres de l’Éducation à propos de la faible mobilité intercommunautaire d’étudiants, les communiqués des ministres de l’Éducation sur la formation et l’éducation, ainsi que le communiqué du Conseil « pour la reconnaissance mutuelle des diplômes, des certificats et d’autres titres », en 1974 [4]. Il faut quand même noter qu’à cette époque, les ministres de l’Éducation se réunissent « en marge » des réunions internationales et que leurs communiqués n’ont qu’une valeur facultative/symbolique. Cependant, ces communiqués montrent un accord politique pour la mise en place d’une collaboration et la concrétisation des axes de travail. Ainsi, tous les ingrédients sont réunis pour une nouvelle étape communautaire en éducation et en formation.

La deuxième période : 1976-1992

Cette période est caractérisée par les prises de décision en matière d’éducation (et formation) sur le plan de la politique internationale.

La rencontre historique des ministres de l’Éducation, qui a marqué cette nouvelle période, a été celle du 9 février 1976 où le « premier programme d’action dans le domaine de l’éducation » a été formulé et lancé (EEC 38/1976). Il comprend six axes d’action (Tsaoussis, 1996, p. 10) :

  • formation culturelle et professionnelle des ressortissants de pays membres ;

  • amélioration des contacts entre les institutions éducatives ;

  • collecte et systématisation des données statistiques ;

  • collaboration au plan de l’éducation tertiaire ;

  • renforcement de l’apprentissage des langues étrangères ;

  • développement de l’égalité des chances.

Ces axes ont formé une base de référence pour toute décision prise sur l’éducation au moins jusqu’en 1983. À partir de là, le tissu d’une politique européenne en éducation (PEE) a commencé à prendre une taille non négligeable, bien qu’il fût encore sous un contrôle quasi absolu des États membres, donc d’un caractère international.

En 1980, les étudiants communautaires qui faisaient leurs études dans un autre pays membre ont obtenu le statut des étudiants nationaux. En 1983, les ministres de l’Éducation de la CEE ont décidé de développer la coopération européenne dans le domaine de l’éducation (en portant l’accent sur les conventions internationales et la coopération des institutions de l’éducation tertiaire). La création de centres d’information a été souhaitée afin de faciliter la reconnaissance des diplômes dans tous les pays membres. Les États membres étaient invités à reconnaître les études avec « autant de souplesse et de générosité que possible ».

En 1984, comme action supplémentaire, le Parlement européen a adopté la « décision pour la reconnaissance des diplômes et des périodes d’études » (décision composée de 25 points qui essayait de promouvoir des mesures concrètes pour faciliter les études dans un autre pays membre pour une période limitée d’études, mais relatives à la discipline d’étude de chaque étudiant). La nouveauté se trouvait aussi dans la suggestion d’existence d’un fonds (supranational) susceptible d’aider directement les étudiants.

En 1985, la CCE, en se prononçant sur l’affaire Gravier, a fait avancer davantage l’intérêt communautaire, en donnant une définition, désormais classique, à la « formation professionnelle » : tout programme d’enseignement qui prépare à une profession concrète ou travail ou encore fournit l’éducation ou la formation nécessaire pour cette profession ou ce travail, indépendamment de l’âge et du degré d’enseignement des élèves et des étudiants ou encore indépendamment du fait qu’il puisse contenir des éléments d’une éducation générale (Gravier, 293/1983, verdict 13/12/1985, p. 593). Le verdict comprend explicitement tout type d’enseignement universitaire ou de programmes d’études d’éducation tertiaire, en consi- dérant que ceux-ci font partie de la notion de formation professionnelle comme elle est envisagée par la Communauté (Mouameletzi, 1996 ; De Witte, 1993 ; Barnard, 1989).

Le grand événement de l’année 1986 (février) a sans doute été l’Acte unique européen, qui peut être admis comme la première révision du traité constitutif de la CEE. Il déterminait comme objectif « une Europe sans frontières » et proposait des mesures qui donneraient davantage de responsabilités aux instances communautaires dans les domaines de l’environnement, de la recherche et du développement. Certes, l’Acte ne faisait pas référence directe à l’éducation, mais celle-ci était sous-jacente à la recherche et au développement. Ainsi, ce secteur restait encore dans une « zone grise » entre la responsabilité nationale et communautaire (Mouameletzi, 1996, p. 90).

En effet, l’éducation a dû attendre l’année suivante, pour prendre un nouvel élan. C’est le moment de l’annonce de l’adoption du principe de lancement des premiers programmes européens (donc supranationaux) avec un raisonnement plaidant pour une meilleure efficacité des politiques annoncées.

L’année suivante voit l’adoption du programme Erasmus pour la mobilité des enseignants, des enseignés, et pour la reconnaissance d’une période d’études limitée dans une autre institution de l’éducation tertiaire au sein de la CEE. Ce programme a été adopté en vertu des articles 128 et 235 du traité de Rome.

Une autre affaire, affaire Blaizot (24/1986, verdict 2/2/1988, Tom.jur, 1988, p. 379), spécialise davantage la relation entre l’article 128 du traité de Rome et la définition de la formation professionnelle. Ce verdict réaffirme que l’éducation universitaire relève, en fonction de l’article 128, de la formation professionnelle tout en posant quelques limites relatives à des programmes d’études d’une nature spécifique vers lesquelles se dirigent les étudiants qui souhaitent améliorer leurs connaissances générales dans un domaine d’études, sans qu’ils soient préparés pour une profession précise ou un travail. Encore mieux, à propos d’une autre affaire (affaire Brown) et grâce aux réactions suscitées, la CCE a assoupli davantage sa position. À cette occasion, elle a décidé que malgré le caractère professionnel des programmes universitaires, l’université ne peut pas être considérée comme une école professionnelle selon la conception de l’article 7, paragraphe 3 du règlement 1612/68 (197-1986, verdict 21/6/1988, t.j., p. 3204).

À notre avis, les décisions Gravier [5] et Blaizot sont d’une ampleur historique dans la mesure où elles rompent avec une tradition universitaire européenne de cinq ou six siècles (Renaut, 1995). C’est la fin de l’Universitas et l’introduction d’une nouvelle ère pour les universités d’Europe, dont désormais, la vocation serait directement liée aux besoins à court terme du marché du travail, et dont le fonctionnement reposerait davantage sur l’efficacité économique que dans le domaine du social et du culturel. Ce qui me paraît quand même étonnant, c’est le fait que ces décisions soient passées inaperçues.

En 1989 est apparue la directive 89/48 sur la « reconnaissance mutuelle des diplômes ». Ce texte marque un nouveau tournant, car il essaie d’établir un dispositif de reconnaissance des diplômes à l’échelle communautaire sans pour autant mettre en difficulté les systèmes d’enseignement nationaux. Son objectif est de faciliter l’entrée en fonction professionnelle des salariés et des membres des professions libérales qui résident dans un pays membre autre que celui où ils étaient titulaires. La directive porte ainsi sur le principe de la « confiance mutuelle » selon laquelle les formes d’éducation qui contiennent les qualifications nécessaires pour l’exercice d’une profession sont pertinentes dans n’importe quel pays membre où elles ont été acquises. Ainsi, le système général de reconnaissance des diplômes, établi par la directive 89/48, ne s’intéresse plus à l’harmonisation des systèmes d’enseignement, puisque, dans un sens, il la contient (Gordon, 1999 ; Mouameletzi, 1996). Dans la réalité, la directive 89/48 introduit un système horizontal de reconnaissance des diplômes de l’éducation tertiaire, dont le fondement se trouve dans l’identification du contenu de l’activité professionnelle tant dans le pays d’origine que dans le pays d’accueil. À vrai dire, la directive couvre seulement la reconnaissance professionnelle, laissant de côté la reconnaissance des diplômes (Gordon, 1999 ; Mouameletzi, 1996 ; De Witte, 1993). Pour le cas où il y aurait des différences majeures dans la formation ou la structure d’une profession entre les pays membres, l’article 4 prévoit des mécanismes compensatoires (par exemple, expérience professionnelle) (Mouameletzi, 1996) [6].

En 1990, Eurydice (le réseau d’information sur l’éducation en Europe) a été fondé (EEC 329/1990) : son rôle s’est avéré très important pour une meilleure connaissance mutuelle des systèmes d’enseignement des pays membres. Les buts fixés sont le renforcement des liens des systèmes d’enseignement des pays membres, l’échange d’informations, la coopération des institutions d’éducation tertiaire, la coopération entre ces institutions et des entreprises du marché du travail, les échanges des jeunes, les échanges sur des sujets d’actualité, la promotion des programmes d’études communs (mobilité d’enseignants, d’étudiants, reconnaissance des diplômes).

En 1991 paraissait le mémorandum sur « l’Éducation tertiaire de la CEE » (COM (91)349 final, 5/11/1991). Ce texte, fondamental, établissait la politique communautaire pour ce degré d’éducation. Or, dès le départ, nous avions signalé le fait que le mot « université » n’apparaissait nulle part. À sa place était utilisée l’expression, vague et confuse, d’éducation tertiaire ou d’enseignement tertiaire. Les conséquences de ce mémorandum s’avèrent, à notre avis, très graves présentement.

En 1991 était aussi publié le mémorandum de la Commission sur les traits directeurs pour une politique de formation professionnelle dans les années 1990 (COM (91)397 final, 18/12/1991).

La troisième période : 1992 à nos jours

L’année 1992 est le moment de la mise en lumière d’une politique, jusque-là exercée à l’ombre, dans une zone grise et parfois masquée. C’est grâce au traité de Maastricht et à ses deux articles qui concernent l’éducation (art. 126) et la formation (art.127) [7] que l’institutionnalisation de la PEE a été instaurée.

L’article 126 porte sur l’éducation pour laquelle les pays membres appliquent leurs politiques et l’UE les soutient, sous le principe de « complémentarité », tout en respectant la pluralité des cultures et des traditions des pays membres. L’article 127 se réfère à la formation. Dans ce domaine, c’est l’UE qui applique sa politique et les pays membres la suivent.

Une première remarque concerne le « leadership » de chaque domaine. Ces articles ne font que mettre à jour ce qui se passait pendant la période précédente. Leurs fondements se trouvent donc sans doute dans la jurisprudence de la CCE. De plus, la définition de la frontière entre éducation et formation s’avère un sujet clé. Dans un premier temps, l’explication avancée fait référence à la distinction entre éducation obligatoire et éducation postobligatoire, explication qui paraît en cohérence avec les directives et la jurisprudence existantes : l’école obligatoire, la formation dans les États, donc, l’éducation postobligatoire à l’UE. Bien entendu, cette explication a soulevé maintes réactions et une polémique chez les adversaires de la voie fédéraliste (en faisant émerger des différences de choix à l’intérieur des partis de droite comme de gauche). Cependant, dans la pratique, on a constaté que cette interprétation était trop statique pour le chantier européen.

Actuellement, il est admis que cette séparation est dynamique plutôt que statique et traverse l’éducation et la formation, selon les cas. Bien sûr, il existe une prédominance des pays membres au regard de l’éducation obligatoire ; et de l’UE, au regard de la « formation » (y compris l’université). Il est intéressant de noter, pour une meilleure compréhension de la politique « de l’UE », que le premier document communautaire, publié après Maastricht, s’intitule Livre vert pour la dimension européenne en éducation (COM (93)157 final, 29/9/1993). Donc, il vise un domaine considéré comme « territoire national ».

À partir de 1992, les textes officiels sur l’éducation (et la formation) se multiplient en avalanche. En résumant, on pourrait soutenir que la PEE a comme objectifs (Tsaoussis, 1996)  :

  • la promotion de l’identité européenne ;

  • la lutte contre le racisme et la xénophobie ;

  • la contribution à la construction d’une citoyenneté européenne ;

  • la préparation des jeunes gens pour leur intégration à la construction de l’espace unique européen ;

  • la lutte contre l’exclusion sociale ;

  • la protection des conditions de circulation et d’installation libre des citoyens des États membres, pour des raisons professionnelles ;

  • la promotion de la coopération des institutions éducatives ;

  • la liaison de l’éducation avec la société et la production ;

  • la formation d’un personnel de haute qualité et flexible par rapport aux technologies nouvelles ;

  • la production et l’utilisation des nouvelles technologies (concurrence financière internationale).

On pourrait également distinguer deux pôles de référence : formelle/informelle et générale/spécifique. En ce qui concerne le premier pôle, la politique européenne en éducation (PEE) formelle contient les grands programmes européens (Socrates, Leonardo, etc.). La PEE informelle comprend le financement des activités éducatives/formatives des Fonds structurels européens (European structural funds) et particulièrement les fonds du programme social européen. Il s’agit d’activités non traditionnelles qu’on peut imputer à l’éducation tout au long de la vie et en dehors de l’éducation nationale. Leurs priorités se concrétisent auprès des diverses instances de l’UE, comme le Conseil, le Parlement européen, après proposition de la Commission et l’expression d’une opinion de la Commission économique communautaire et de la Commission des régions. Quant au second pôle, la PEE générale réside sur des actions éducatives et d’offre de services éducatifs qui trouvent leur légitimité dans les articles 126 et 127 du traité de Maastricht. En revanche, la PEE spécifique se réfère à des populations cibles (par exemple, tziganes, handicapés, chômeurs, femmes, etc.) et se base sur les articles 118 à 123 de Maastricht.

Comme idée générale, on devrait, peut-être, retenir que les PEE, informelles et spécifiques, exercent de très fortes pressions sur les systèmes de l’éducation nationale des pays membres. Cependant, dans le présent texte, insister sur ces aspects n’aurait pas de sens ; on insistera donc spécialement sur la question de l’éducation tertiaire. En donnant une idée générale des domaines où l’UE est présente, on arrivera au grand projet actuel qui porte sur la construction d’un espace unique européen d’éducation tertiaire.

Pour donner une idée du tissu communautaire qui se développe autour de l’éducation tertiaire, on peut citer des axes promus par l’UE : « espace européen de la recherche » [8], « espace européen de la formation et des qualifications » [9], « espace européen des professions » [10], « espace européen des spécialisations » [11], « reconnaissance des diplômes, des certificats et des titres d’études de longue durée en éducation tertiaire » [12], « qualité de l’enseignement supérieur » [13].

Actuellement, l’accent porte sur la procédure de Bologne, pour la construction d’un espace unique européen de l’éducation tertiaire. Cette procédure a vu le jour en 1998, après une réunion des ministres de quatre pays de l’UE considérés comme les plus grands (Allemagne, France, Italie et Royaume-Uni) et leur Communiqué, qui a mis au jour leur décision de promouvoir entre eux l’harmonisation des diplômes de l’enseignement tertiaire avec comme objectif connu désormais le « 3-5-8 », c’est-à-dire 3 ans pour le premier diplôme (bachelor), + 2 ans pour le deuxième diplôme (master), + 3 ans pour le troisième diplôme (Ph.D., doctorat). L’année suivante (1999), 28 pays européens (les 15 de l’UE et 13 autres) se réunissent à Bologne pour étudier cette perspective. Après des négociations laborieuses, les 28 ont abouti à la configuration d’un système européen de diplômes qui sera préparé et mis en oeuvre jusqu’en 2010 (Stamelos, 2001).

Ce système comprendra deux cycles d’études. Le premier devra être d’au moins trois ans d’études (bachelor). Le second contiendra deux diplômes : un diplôme de courte durée (master) et un diplôme de longue durée (Ph.D.). Le diplôme de premier cycle sera une condition sine qua non pour l’accès au deuxième cycle. La durée des deux diplômes de second cycle ne sera pas définie, et le master ne sera pas une condition indispensable pour l’accès à la thèse (Ph.D.).

Les buts de cette opération sont l’amélioration et la promotion de la comparabilité, de la compatibilité, de l’évaluation de la qualité, et de la mobilité. Ainsi, il y a, d’une part, cohérence et cohésion sur les plans de la structure, du contenu, de l’articulation et de l’évaluation de l’enseignement supérieur afin d’améliorer l’insertion professionnelle et le développement économique à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe. D’autre part, l’harmonisation intereuropéenne permet aux pays européens de mieux affronter leurs concurrents principaux sur tous les plans (y compris le marché des services éducatifs), améliorant la compétitivité et la lisibilité de ses diplômes.

Il faut souligner, après ce que nous avons vu, que cette procédure semble avoir déplacé l’orientation et les priorités de la politique européenne en éducation (PEE). En effet, depuis le début de la CEE, la question de l’harmonisation des cursus de formation et de la reconnaissance des diplômes a été posée. Or, très tôt, à cause des réactions des pays membres à propos de la protection de leurs systèmes d’éducation nationale, une distinction a été faite entre les aspects académique et professionnel, le second étant devenu, au fur et à mesure, beaucoup plus avancé, car il est directement lié au marché du travail et à la construction d’un espace économique libre et unifié. En conséquence, les déclarations de la Sorbonne et de Bologne (ensuite, la rencontre de Prague en 2001) ont déclenché une procédure qui « a redistribué les cartes » sur un terrain où l’UE était très peu présente et efficace. Il faut également signaler que leurs priorités ressemblent étrangement au communiqué du Conseil de 1974 « pour la reconnaissance mutuelle des diplômes, des certificats et d’autres titres ». Cette entreprise a plutôt échoué et a trouvé comme solution de rechange, un peu plus tard, la jurisprudence de la CCE pour faire avancer la dimension des droits professionnels à travers la notion de « produit final ». De plus, cette redistribution des cartes, dans un domaine où l’UE n’a pas beaucoup avancé, nous rappelle, de nouveau étrangement, la parution du Livre vert « pour la dimension européenne de l’éducation » (COM (93) 457 final, 29/9/1993) juste après Maastricht, à une période où tous étaient convaincus que l’éducation était définitivement laissée (en vertu de l’article 126) aux États membres. Dans ce texte, il est bien clair que l’UE fonde des droits selon le principe de « complémentarité » et sa définition est vraiment très originale [14].

Perspectives pour l’université

Le fait que l’université ait été amenée sur le terrain de l’éducation professionnelle n’est pas une surprise étant donné le contexte. Il s’agissait bien d’une communauté économique. La CCE n’a fait que pousser cette institution vers la sphère de prise de décisions communautaires, malgré un certain assouplissement intervenu par la suite. Par contre paraît étonnante la passivité, voire l’indifférence, d’une part, des pays de l’Europe continentale (étant donné que l’université, pour la plupart d’entre eux, reste le lieu de la formation de l’élite nationale) et, d’autre part, de l’université elle-même, étant donné l’enjeu et la mutation radicale véhiculée. Bien entendu, on doit lier cette politique avec le courant dominant de l’époque, c’est-à-dire la « nouvelle théologie néolibérale et ses gourous » (Hobsbawm, 1994).

Le problème ne se limite pas à cela. Avec la confusion voulue entre éducation et formation, et le remplacement du mot « université » par une expression vague et floue comme celle d’« éducation tertiaire », l’université s’est retrouvée sans signe distinctif, sans mission spécifique, et peut-être sans diplôme bien à elle, ce qui fait que l’université semble actuellement exister par inertie. Mais il y a plus. Voir l’université comme un établissement tertiaire parmi d’autres, visant la formation professionnelle pour subvenir aux besoins courants du marché du travail, c’est du coup, convertir cet établissement en une entreprise comme les autres, qui ne se préoccuperait que de sa marchandise à vendre, de sa clientèle à séduire, de son management le plus efficace et de son profit.

Or, pour toute une tradition de l’Europe continentale et pour une certaine conception de la vie sociale, ce modèle est trop étranger pour être accepté, même s’il paraît actuellement dominant.

On voit qu’ensuite cette harmonisation ne se limite pas aux périodes d’études mais que, petit à petit, elle avance vers les cursus, leurs composantes et même encore jusqu’à leurs contenus. Ce qui risque fort de faire confondre « harmonisation » et homogénéisation. À titre d’exemple, actuellement se déroule un projet-pilote européen, du nom de « Tuning », qui a comme but la définition des fondements de cinq disciplines (histoire, géologie, educational studies, business administration et mathématiques) [15].

Il faut également noter qu’une autre opération se met parallèlement en place avec l’objectif de transformer le système d’ECTS (European credits transfer system) utilisé pour faciliter la mobilité des étudiants. Le but serait de passer d’un « système de transfert » à un « système d’accumulation » de crédits. Ce système est encore en chantier, mais si l’on en juge d’après quelques expériences (voir les documents de « Tuning »), on peut le qualifier d’absurde et d’inapplicable. Bien sûr, son utilité peut se justifier ainsi : le dépassement de la discordance dans la durée d’études, le contrôle du contenu et de l’évaluation, l’homogénéisation annoncée comme « harmonisation », ou dans le langage officiel, l’assouplissement, la lisibilité, la comparabilité et l’assurance de qualité afin de promouvoir la mobilité et d’attester de la compatibilité des études.

Dans ce type de discours, la dimension sociale et culturelle est absente. Certes, on pourrait imaginer que dans la mesure où l’aspect social se développe au niveau de l’Union, passant de la fiction et de la théorie à la pratique, condition nécessaire pour la construction européenne, le déséquilibre évoqué entre le social et l’économie serait réduit. Cependant, cela reste à voir. En attendant, on pourrait évoquer quelques problèmes causés par la mise en oeuvre de l’actuelle politique.

Premièrement, considérons les activités éducatives de type « franchising ». Dans la chasse aux subventions, beaucoup d’institutions d’éducation tertiaire (en particulier au Royaume-Uni) ont mis en oeuvre des offres de programmes d’études du type « franchising ». Après une décennie d’expérience, on se trouve dans une impasse étant donné la qualité des diplômes octroyés, problème qui a vite préoccupé les instances de la Communauté (Kekmokop, 1999).

Sur le même problème, certains établissements parmi les plus renommés ont préféré la solution des subventions venant de grandes compagnies multinationales. Selon Monbiot (2000), la recherche est passée dans les mains des méga-entrepreneurs, qui décident dans quels domaines elle doit être effectuée et combien d’argent doit être investi. Leur intervention concerne aussi la manière dont les résultats doivent être formulés afin qu’ils n’affectent pas leurs intérêts (Ibid.[16].

Ainsi émerge la question de la liberté académique. Ses attentes sont telles que l’Unesco a dû intervenir. En effet, lors de sa 29e assemblée générale, 188 pays ont voté la « Recommandation concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur », considérant que sa position s’est aggravée ces dernières années. De façon caractéristique, l’article 27 se réfère « au besoin de protection de la censure institutionnelle » (Beridze, 2000).

Conclusion

On arrive au point névralgique du problème. Les institutions d’éducation tertiaire tournées vers les « connaissances professionnalisées » ne peuvent pas exprimer la culture européenne pour la science et la culture (Xanthopoulos, 2001), car cela suppose la création libre et la transmission du savoir à travers la recherche, l’enseignement et la libre circulation des idées. De plus, la culture produit science, technologie, et civilisation, tout ce qui a conduit à l’explosion de la révolution industrielle et à l’enracinement de la démocratie. Le modèle proposé semble concevoir ces établissements comme des instruments de satisfaction des besoins immédiats du marché. Or, faire fonctionner l’université comme entreprise signifie a priori la dévalorisation du développement systémique du lien enseignement/recherche, sans objectifs préalables. Dans ce cas, soit on devrait inventer une autre institution pour jouer ce rôle, soit on prend le risque de mettre en péril les deux notions clés de notre culture : l’évolution et la démocratie, conçues sous le triangle « liberté, égalité, fraternité ».

Il faut noter que la politique de l’UE ne se produit pas in vitro. Au contraire, les grands organismes supranationaux coopèrent largement ; s’ils ne sont pas des vases communicants, ils utilisent le même noyau d’idées mondialement établi. On peut ainsi mieux comprendre la politique de l’UE si l’on connaît la politique de l’OCDE, de la Banque mondiale ou même de l’Unesco. De même, on risque de ne pas saisir totalement la politique européenne en éducation (PEE) si l’on ne tient pas compte du traité du GATT, de l’Organisation mondiale du commerce et de ses obligations (signées tant par l’UE que par les pays membres).

Enfin, on doit signaler le développement de programmes éducatifs sur l’internet (à distance), qui a comme effet la transformation globale de la situation vers des orientations parfois tout à fait inattendues. Il y a là un risque d’une complète déstabilisation des systèmes d’enseignement. À titre d’exemple, on peut citer la publicité dans la revue de la compagnie aérienne Alitalia (mars, 2000) [17], dans laquelle un entrepreneur des États-Unis proposait des Ph.D. en six mois, même à des personnes qui n’auraient fait aucune étude universitaire.