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Ces deux recueils rassemblent des textes de Normand Baillargeon à propos de l’éducation publiés au cours des huit dernières années dans Québec Science, Voir, À bâbord ! et Le Devoir. Cette présence de Baillargeon dans plusieurs médias grand public, le préfacier d’Un philosophe à l’école (Patrick Moreau, rédacteur en chef d’Argument) l’explique très bien : « [E]n raison du fait qu’il n’a jamais hésité à intervenir dans le débat public […], il fait figure d’intellectuel engagé. » Alternant d’abord entre la revue scientifique – où il fait l’éloge de l’esprit critique et la démonstration de son application à des questions d’actualité – et la revue politique – où il insiste sur le caractère inextricable de la relation entre éducation et politique –, l’auteur passera ensuite au journal généraliste qui offre à ce jour, et depuis quelques années, une tribune de choix à sa plume prolifique.

Le lexique utilisé par Baillargeon est juste assez technique pour ne pas trahir son propos, mais ne tombe jamais dans un excès qui rebuterait son lectorat. Car le public cible de ses textes, est d’abord tou⋅te⋅s les citoyen⋅ne⋅s québécois⋅es, mais aussi les enseignant⋅e⋅s, même s’il ne s’adresse pas toujours à elles·eux directement. Sans doute parce que publié par une petite maison d’édition (le nom d’aucun⋅e réviseur⋅se n’est d’ailleurs indiqué en page de garde), Devoirs d’éducation présente un nombre élevé de coquilles (surtout pour les billets initialement publiés ailleurs qu’au Devoir) qui nuisent à la lecture.

Le projet de la totalité de la chronique de Baillargeon dans Le Devoir se résume ainsi : « [D]es décennies de recherche crédible en de nombreuses disciplines (philosophie, psychologie, sociologie, sciences cognitives, économie, notamment) ont produit en éducation d’importantes données probantes sur une foule de sujets et […] ce serait courir un immense péril de les ignorer. » (Devoirs d’éducation, p. 16) Trois problèmes : la manière dont la recherche dans ces disciplines a produit des données en éducation est obscure ; les sciences cognitives chevauchent la philosophie, la psychologie ainsi que d’autres disciplines (linguistique, anthropologie, etc.) ; l’auteur lui-même ignore la recherche économique. Mais ce qu’il faut retenir de cette phrase, c’est sa multidisciplinarité, pour ne pas dire son interdisciplinarité (la même plume tendant à lier plusieurs disciplines).

Ce souhait de dépassement des murs disciplinaires se manifeste entre autres dans une chronique où il souhaite un cours collégial de culture scientifique. Ce cours ne consisterait pas seulement à enseigner les bases de sciences naturelles pertinentes à une participation éclairée au débat public contemporain. Il enseignerait aussi – voire surtout – la manière dont le savoir est produit ainsi que les façons d’en évaluer la qualité. À ce titre pourtant, la réflexion épistémologique de l’auteur présente aussi des faiblesses. Deux, surtout, sont d’ampleur significative. La première concerne l’utilisation par Baillargeon d’une pléthore de termes pour désigner les résultats de la recherche, sans que l’on sache s’ils sont des synonymes ou s’il existe des différences entre ceux-ci : « résultats de recherche crédibles » et, ailleurs, « recherche crédible », puis « philosophie et recherche crédibles », de sorte qu’on ne sait pas si ce sont les résultats qui sont crédibles, les moyens de les obtenir ou les deux ; « résultats de recherche empiriques » et, ailleurs, « résultats de recherche empirique », de sorte qu’on ne sait pas si ce sont les résultats qui sont empiriques ou la recherche elle-même ; « savoirs solidement établis » et fameuses « données probantes » – de toutes ces expressions, celle qui revient le plus souvent dans les chroniques. La deuxième se rapporte à l’incohérence entre cette dernière expression, avec tout ce qu’elle implique, et une idée fondamentale de Baillargeon. En effet, pour lui, il y a les sujets dont on dispute (logique et mathématiques) et ceux dont on discute (tous les autres, soit ceux issus des recherches empiriques, dont la recherche expérimentale), parce que « dans ce genre de sujet, on ne peut, au sens strict, prouver des choses ». Or, l’adjectif « probant » signifie, selon Le Robert, « qui prouve sérieusement » et, selon Linternaute.com, « qui fournit des preuves, c’est-à-dire des faits clairs et indiscutables ».

On pourra donner l’impression de tomber dans la tétracapillectomie. Mais Baillargeon, en son double rôle d’éducateur et de philosophe, serait sans doute d’accord pour dire que la précision d’une réflexion est proportionnelle à celle de la définition des mots qui la portent. Le fait de savoir si – tant à propos des finalités que des méthodes de l’éducation – la possibilité ou non d’apporter des preuves est un élément essentiel de ce débat. Après tout, si on peut en apporter, le débat devient donc une dispute. Si on ne peut pas en apporter, le débat reste une discussion, mais on ne peut alors parler de données probantes. Discuter avec des données probantes, c’est vouloir le beurre et l’argent du beurre : c’est hésiter à trancher. Une pensée claire et juste évite une telle mollesse.

Une troisième faiblesse, qu’un tel recueil aide à constater, est que la diversité thématique de l’auteur n’est pas aussi grande qu’elle pourrait et devrait l’être. Ainsi, des sujets de chronique reviennent à plusieurs reprises à travers les années, avec des variations trop infimes pour justifier cette récurrence. L’argumentation de Kant à propos des avantages d’éduquer d’abord la jeunesse à l’inhibition de ses impulsions est absolument pertinente, mais pas au point qu’on soit intéressé⋅e⋅s à en lire deux présentations très similaires. On serait sans doute malavisé⋅e⋅s de reprocher à un chroniqueur aussi productif d’oublier parfois quels thèmes il a déjà traité, mais la publication de ses chroniques en recueils devrait être une occasion de s’assurer de ne pérenniser que le matériel qui le mérite.

Pourtant, considérant que Devoirs d’éducation compte 51 chroniques et qu’Un philosophe à l’école en compte 63, deux ou trois redondances ne suffisent pas à gâcher l’ensemble qui offre une excellente vue d’ensemble de l’éducation québécoise et fait faire un bon tour de l’école, comme on parle de « tour du jardin » puisqu’on va des limites des usages scolaires du numérique jusqu’à, justement, l’idée d’un jardin scolaire à visée pédagogique. Des sections optimalement découpées évitent des airs de capharnaüm. Mais ici aussi, on aurait souhaité soit une diversification accrue, soit une uniformisation totale, plutôt que l’entredeux qui place dans les deux recueils une section « Sur le curriculum », puis dans Devoirs d’éducation une « Philosophie de l’éducation » qui devient dans Un philosophe à l’école « La philosophie de l’éducation ».

Ce qui rend possible la globalité de cette pensée sur l’éducation est la pluralité des sources auxquelles elle s’abreuve : les deux doctorats de l’auteur, soit en éducation et en philosophie ; ses lectures, que l’on suppose très nombreuses ; l’actualité sociopolitique, surtout québécoise ; les messages reçus de son lectorat – à qui il propose de le contacter sur Facebook et X (anciennement Twitter) et laisse même son adresse courriel ; des discussions tenues ; et même une pièce de théâtre vue. Baillargeon comprend et rappelle que l’éducation se fait aussi, voire surtout, hors des murs de l’école… ce qui autorise à faire flèche de tout bois pour réfléchir à son propos. Mais toutes ces flèches ne sont pas de la même qualité. Une anecdote, ou encore « ces petites stratégies inventées sur le tas et jugées efficaces [par les enseignant⋅e⋅s] » (Devoirs d’éducation, p. 69) ne valent pas une méta-analyse – méthode qu’il prend le temps de décortiquer lorsqu’il présente les résultats de l’une d’elles. Contenant et contenu de ses chroniques rendaient l’auteur apte à souligner cette notion de niveau de preuve qui représente la base de la science. Il aurait ainsi fait oeuvre de cultivateur scientifique – ce qu’il n’a, hélas, su faire qu’à moitié.

Globalité n’est cependant pas exhaustivité, car, même s’il se veut enseignant antidogmatique, il semble, par dogmatisme, rester fermé à la pensée économique, ce qui le fait « tomber dans cette désolante posture du gérant d’estrade, qui prend position sur des sujets mal ou pas du tout ma[i]trisés » (Devoirs d’éducation, p. 9). Il refuse son idée maitresse, à savoir que l’esprit humain calcule et compare tout, quand il parle d’« inestimables valeurs » (p. 9) et se demande « qui, ayant lu […] Balzac, Frederick Douglass, Dostoïevski ou Prévert, niera avoir vécu là une expérience […] incomparable ? » (p. 61). Puis, pire encore, il en attaque une version sursimplifiée : « L’éducation est dans cette perspective un investissement dont la rentabilité doit être prévisible pour qu’il soit justifié. » Tout économiste sait bien que la rentabilité est imprévisible. La somme des activités humaines, chaotique, rend la science économique au mieux probabiliste.

Son antiéconomisme primaire le limite à un autre endroit, là où il pourrait être le plus novateur. La réforme la plus riche en potentialités que Baillargeon propose à l’éducation québécoise est de changer sa triade de finalités centrales – instruire, socialiser et qualifier – pour une nouvelle : autonomiser, socialiser et qualifier. J’écris « réforme », mais il ne propose jamais explicitement de le faire (ce qu’il aurait dû faire, et aussi justifier). L’école autonomise en développant des citoyen⋅ne⋅s critiques. Or, ce qu’on fait actuellement entrer dans la tâche d’instruction – au premier chef lire, écrire et compter – y contribue, mais participe aussi à la socialisation et à la qualification, ce pourquoi la triade baillargeonienne départage mieux les buts que devrait se donner un système éducatif. Mais elle-même n’est pas parfaite. Après tout, se qualifier, n’est-ce pas aussi s’autonomiser ? La seule opposition qu’il reste, ultimement, est la suivante : développer des personnes (se servant elles-mêmes) et développer des citoyen⋅ne⋅s (servant leur collectivité). C’est la tension constitutive de toute éducation qu’a très bien présentée Durkheim dans son classique Éducation et sociologie (réédité aux Presses universitaires de France en 2022), car former au travail peut aussi bien former à travailler pour soi qu’à travailler pour autrui, et refuser d’emblée la formation au travail comme semble parfois le faire l’auteur, c’est faire de son esprit critique un usage limité et limitant.

On prendrait davantage de ces chroniques où Baillargeon passe par la narration pour vulgariser les résultats de la recherche – sachant que les praticien⋅ne⋅s voient les chercheur⋅se⋅s comme des personnes enfermées dans leur tour d’ivoire et pelletant des nuages. On lui sait gré de donner parfois les références des articles scientifiques dont il discute, même si peu de son lectorat les consultera sans doute. S’il fait une grande place aux travaux de Bissonnette, on s’étonne qu’il passe à côté de véritables continents de la recherche éducationnelle tels que l’apprentissage socioémotionnel, dont il ne dit rien avant mars 2021. Pourtant, son lien avec ses dites « vertus épistémiques » – au sujet desquelles il se contente de proposer que la philosophie pour enfants les développe – est évident.

On reste avec cette question : peut-on apprendre autant que Baillargeon sans exister comme lui par et pour le langage ? Car sa tâche d’éducateur, même s’il vit de et dans la discussion des idées, est de rendre ses apprenant⋅e⋅s aptes à s’accomplir au-delà de celle-ci – de s’assurer qu’elle est bonne servante plutôt que mauvaise maitresse.