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[...] il y a un moment où en quelque sorte les évidences se brouillent, les lumières s’éteignent, le soir se fait et où les gens commencent à s’apercevoir qu’ils agissent en aveugle et que par conséquent il faut une nouvelle lumière, il faut un nouvel éclairage et il faut de nouvelles règles de comportement. Alors voilà qu’un objet apparaît, un objet qui apparaît comme problème.

Foucault, 2014[1981], p. 108

L’histoire est apparemment bien connue (Bass, 2000; Bazelaire et Cretin, 2000; Garapon, 2002; Lewis, 2014; Robertson, 1999; Schiff, 2008). L’origine du projet de justice pénale internationale tel qu’il figure désormais au coeur de l’arrangement institutionnel associé à la Cour pénale internationale aurait connu ses premiers balbutiements au début du 20e siècle dans les efforts alors engagés pour humaniser les lois et coutumes de la guerre, pour prévenir les transgressions et, le cas échéant, pour éventuellement sanctionner les responsables de tels « crimes » par l’entremise d’un recours pénal.

Avant cette date, lorsqu’elles ne font pas l’objet de représailles en tant que mesures d’équité et qu’elles sont effectivement sanctionnées, les transgressions des lois et coutumes de la guerre font, parfois, l’objet de tribunaux ad hoc ou de commissions militaires nationales (Garner, 1920). Ainsi, un tribunal militaire est mis sur pied en 1268 pour juger Conradin von Hohenstaufen accusé d’avoir initié une guerre injuste et fait la guerre comme un rebelle. La manifestation la plus nette du caractère international de la sanction pénale demeure vraisemblablement la pratique de l’extradition (Billot, 1874), mais le premier exemple rapporté de tribunal à caractère international, du fait de la nationalité des juges chargés de l’affaire, est celui qui, en 1474, juge Pierre de Hagenbach et le condamne pour meurtre, viol, parjure et autres crimes commis pendant l’occupation de la ville de Breisach (Schwarzenberger, 1968, p. 462-466).

Ce n’est toutefois qu’à la fin de la Première Guerre mondiale que des accusations pour « offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités » sont formellement portées contre l’Empereur allemand, Guillaume II de Hohenzollern, dans le cadre du Traité de Versailles (article 227). Restée sans suite, puisque les puissances alliées n’ont jamais formellement demandé son extradition des Pays-Bas où il s’était réfugié à la fin de la guerre, cette première tentative internationale visant à sanctionner pénalement des pratiques considérées comme transgressives est relancée dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, mais avec plus d’insistance, cette fois, pour mettre en accusation les principaux responsables allemands et japonais des atrocités commises durant la guerre. Les Tribunaux militaires de Nuremberg (pour l’Europe) et de Tokyo (pour l’Extrême-Orient) créés à cette fin sont ainsi compétents pour juger les crimes contre la paix, les crimes de guerre et ces nouveaux crimes que l’on disait « contre l’humanité ».

Au-delà de la polémique qu’ils ont suscitée quant à leur identification avec une procédure pénale mise en place ex post facto et très sélectivement par les vainqueurs (Minear, 1971; Röling, 1988[1973]), l’expérience acquise lors des procès de Nuremberg et de Tokyo a constitué une étape cruciale à partir de laquelle s’organise ensuite le déploiement de divers instruments nationaux et internationaux dont les plus importants sont : la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948), la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948), les quatre Conventions de Genève (1949) et leurs deux Protocoles additionnels (1977), la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité (1968) et la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants (1984). Ces instruments portant sur le droit international des droits de l’homme et le droit international humanitaire – ce dernier assurant désormais la jonction (Pictet, 2002) entre le droit de Genève (dit « humanitaire »), qui vise la sauvegarde des militaires hors de combat (prisonniers ou blessés) et les personnes qui ne participent pas aux hostilités (civils), et le droit de La Haye (dit « de la guerre »), qui vise à limiter les excès dans la conduite des opérations militaires – forment le socle juridique fondamental sur lequel s’appuie ultérieurement le Conseil de sécurité des Nations Unies pour établir la compétence juridique des tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie en 1993 et pour le Rwanda en 1994. Ce socle juridique inspire également la mise en place de divers autres tribunaux hybrides liant droit international et droit national, tels le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, le Tribunal spécial pour le Liban, les Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens, les Panels spéciaux pour crimes graves au Timor Leste ou encore les Chambres spéciales pour crimes de guerre en Bosnie-Herzégovine (Romano, Nollkaemper et Kleffner, 2004).

La dernière étape dans le développement de ce projet de justice pénale internationale – une étape souvent présentée comme « son but ultime » (Néel, 2000, p. 153) – est la création de la première Cour pénale internationale (CPI) permanente ayant une portée potentiellement universelle, car, cette fois, elle n’est pas associée à des circonstances spécifiques comme cela a été le cas pour les tribunaux précédents. Fruit d’une importante mobilisation de la société civile internationale, des organisations non-gouvernementales actives dans le domaine des droits de l’homme et du droit humanitaire, et des nombreux États animés par le souhait de mettre un terme à l’impunité dans le cas des crimes considérés comme les plus graves, le Statut de la CPI est adopté en grande pompe à Rome en 1998. À la suite de sa ratification par 60 États, la CPI entre en fonction le 1er juillet 2002 et en opération en 2003. Depuis, la CPI est, malgré de nombreux obstacles et points de friction, la concrétisation institutionnelle et l’aboutissement doctrinal de ce projet de justice pénale internationale dont la principale finalité énoncée dans le Préambule du Statut de Rome est « de mettre un terme à l’impunité » et de punir les responsables des crimes internationaux considérés comme graves que sont le crime d’agression, le crime de guerre, le crime contre l’humanité et le crime de génocide.

C’est cette histoire continuiste de l’origine du projet de justice pénale internationale – une histoire écrite comme s’il y a là, enfouie sous les faits et les évènements, une finalité que la CPI serait finalement parvenue à exprimer – qui est problématisée dans cette note de recherche dont le caractère reste exploratoire en ce sens qu’elle cherche à proposer l’esquisse d’un cadre d’analyse qui s’inscrit dans des travaux menés depuis plusieurs années sur la formation d’un nouvel horizon d’attente en relations internationales (Thibault, 2013). Emprunté à l’historien Reinhart Koselleck, le concept d’horizon d’attente permet de mieux apprécier la manière par laquelle une communauté cherche à se comprendre elle-même sur un plan historique, grâce à l’usage qu’elle fait de certains concepts, par exemple, ici, celui de justice pénale internationale. Pour Koselleck, de tels concepts permettent de rassembler des expériences et de focaliser des attentes, contribuant ainsi à forger le caractère spécifique de la conscience historique ou du « temps de l’histoire » qui s’y exprime, tout en articulant la manière dont les hommes et les collectivités parviennent à penser leur existence au présent grâce à eux (Koselleck, 1990[1979], p. 264). En tant que catégorie formelle, le concept d’horizon d’attente est fondamentalement inscrit dans le présent et désigne un futur rendu présent, c’est-à-dire un présent qui tend comme l’écrit Koselleck « à-ce-qui-n’est-pas-encore, à ce-qui-n’est-pas-du-champ-de-l’expérience, à ce-qui-n’est-encore-qu’aménageable » (ibid., p. 311).

Ainsi cherchons-nous à saisir ce qui se joue depuis plus d’un siècle maintenant dans cette volonté de punir dont tout indique qu’elle anime aujourd’hui fondamentalement les acteurs de l’espace social international. Pour ce faire, nous adoptons une posture analytique, plutôt que normative, inspirée par la démarche critique élaborée par Michel Foucault sur l’histoire du présent et les processus de problématisation pour désigner la manière par laquelle « l’élaboration d’un domaine de faits, de pratiques et de pensées » en vient à « poser des problèmes à la politique » (Foucault, 1994[1984a], p. 593; Foucault, 1994[1984c], p. 669-670).

Cette posture relève d’un effort critique de problématisation dont la finalité est de comprendre de quelle manière le projet de « justice pénale internationale » résulte d’un processus « historique » par lequel nous en sommes venus à le décrire et à l’interpréter sous une forme singulière qui aurait toutefois pu prendre une forme différente. Cette posture analytique doit être distinguée ici d’une posture également critique, mais de type « normative » cette fois, qui s’attarde plutôt à mettre en évidence les limites, les écueils, les échecs et les débordements du processus de moralisation de la politique internationale et du droit international dont témoigne le projet de justice pénale internationale (Bosco, 2014; Clarke, 2009; De Vos, Kendall et Stahn, 2015; Mazabraud, 2012; Roach, 2006; Schwöbel, 2014; Zolo, 2009). En fait, ce sont justement les critiques aujourd’hui soulevées par ce projet qui motivent notre posture analytique et notre démarche généalogique.

Il ne s’agit donc pas de juger du développement de ce projet de justice pénale internationale ou de se prononcer sur le progrès moral que ce développement peut ou non représenter selon qu’on l’estime heureux en pariant sur la fin de l’impunité qu’il inaugurerait, ou au contraire malheureux en soulignant qu’il participe toujours d’une justice politique demeurant au fond, malgré les oripeaux légalistes dans lesquels elle se drape, celle des vainqueurs. L’objectif consiste plutôt à esquisser la présentation d’un cadre permettant l’analyse de cette attente elle-même, c’est-à-dire la manière dont des processus associés au développement de ce projet de justice pénale internationale – et à l’émergence des catégories sur lesquelles ce projet repose, par exemple, celle de crime – ont pu en venir à constituer une réponse à un problème – problème posé par la transgression des lois et coutumes de la guerre – et ont rendu possible la mise en place d’un projet fondant ensemble une raison légale, une charpente juridique, une motivation politique et un impératif moral fonctionnant comme un dispositif de savoir-pouvoir.

Après avoir exposé, dans la prochaine section, le caractère de la posture analytique et de la démarche généalogique que nous privilégions dans cette note de recherche, nous esquissons l’objet qui est le nôtre dans la section 2 et l’orientation empirique que nous prenons dans la section 3. La section 2 permet d’insister sur les transformations survenues en 1815 et 1919, et qui concernent les sanctions envisagées dans les cas de transgressions des lois et coutumes de la guerre. La section 3 lie ces transformations à une évolution du droit des gens qui, en insistant durant cette période sur la seule conduite des hostilités plutôt que sur la légitimité proprement dite de la guerre, ouvre la porte à des considérations qui avaient alors été marginalisées, mais resurgissent sous une forme pénale.

1. Histoire du présent, généalogie et dispositif

À première vue, la notion d’histoire du présent peut apparaitre comme un anathème pour l’historien (voir toutefois Chartier, 1998 et Veyne, 1979). En vertu même de sa formation, celui-ci est, en effet, incité à se méfier du « présentisme » et de la tentation qui s’y dissimule parfois d’interpréter le passé à la lumière de considérations et de préoccupations foncièrement contemporaines et possiblement étrangères au passé qui est étudié. L’erreur, fatale, est celle de l’anachronisme. Mais l’histoire du présent telle que conçue par Foucault, n’est sans doute pas suspecte ici, car il ne s’agit justement pas de projeter sur le passé un sens, une signification ou une interprétation qui soient propres au présent afin de mettre en évidence, par un retour sur ce passé, que la réalité contemporaine est inscrite ou contenue dans ses origines comme si, de toute évidence, le présent est solidement enraciné dans son passé. Ainsi, insiste-t-il dans Surveiller et punir pour avancer que s’il s’agit effectivement d’écrire une histoire de la prison, cela ne signifie cependant pas « faire l’histoire du passé dans les termes du présent », mais bel et bien de « faire l’histoire du présent » (Foucault, 1975, p. 35). Ainsi écrit-il :

[q]ue les punitions en général et que la prison relèvent d’une technologie politique du corps, c’est peut-être moins l’histoire qui me l’a enseigné que le présent. Au cours de ces dernières années, des révoltes de prison se sont produites un peu partout dans le monde. Leurs objectifs, leurs modes d’ordre, leur déroulement avaient à coup sûr quelque chose de paradoxal. C’étaient des révoltes contre toute une misère physique qui date de plus d’un siècle [...]. C’est de cette prison, avec tous les investissements politiques du corps qu’elle rassemble dans son architecture fermée que je voudrais faire l’histoire.

ibid., p. 35

Le recours à l’histoire a ici comme fonction de déchiffrer le présent et non pas de l’y retrouver dans le passé.

L’histoire du présent est donc généalogique. La démarche généalogique s’offre comme une enquête historique opposée à un strict retour à l’origine supposant une continuité sans heurt de l’histoire qui aurait une origine clairement identifiable, un développement continu et un aboutissement téléologique, pour ainsi dire déjà inscrit dans une origine. Ce qui est alors visé, c’est le « hasard des commencements » et la « singularité » des événements que Foucault oppose spécifiquement à la « chimère des origines » et au « déploiement métahistorique des significations idéales et des indéfinies téléologies » (Foucault, 1994[1971], p. 136-137). Ce qu’il s’agit de privilégier, c’est l’émergence d’un objet (c’est-à-dire d’un problème) qui n’exprime pas tant « la puissance anticipatrice d’un sens [que] le jeu hasardeux des dominations » (ibid., p. 143). Ce retour sur l’émergence correspond ainsi à la « transformation d’un ensemble d’embarras et de difficultés en problèmes auxquels les diverses solutions chercheront à apporter une réponse » (Foucault, 1994[1984a], p. 598). L’interrogation généalogique doit donc être comprise comme portant sur les conditions de possibilités des événements contemporains, soit sur « la constitution des savoirs, des discours, des domaines d’objets, etc. » (Foucault, 1994[1976], p. 147) qui définissent et constituent notre présent, celui de la justice pénale internationale.

L’utilisation de la notion de « généalogie » par Foucault permet de mieux comprendre que la démarche implique, en fait, de réfléchir à partir de ce qui pose problème au présent, plutôt que de réfléchir à partir de ce qui s’offre, ici et maintenant, comme la réponse spécifique à un problème particulier. La généalogie doit ainsi être appréciée pour ce qu’elle offre, c’est-à-dire une interrogation sur les événements passés qui résiste à la tentation de les intégrer dans un ordre homogène, dans un devenir où les faits et les événements se produisent et se développent dans un mouvement continu ou encore dans une trame interprétative dont le présent constituerait l’aboutissement nécessaire.

L’histoire du présent est au fond de l’ordre du « diagnostic » de la situation présente et de l’appréciation d’un problème tel qu’il se pose au présent, soit tel qu’il existe concrètement ici et maintenant, mais précisément sous la forme de ce qui apparaît comme une réponse. C’est cette réponse qu’il nous faut pouvoir questionner en remontant à sa source, c’est-à-dire à son entrée sur la scène sous la forme d’une réponse à un problème, lequel ne doit pas être apprécié à partir de la réponse elle-même : « [o]n aurait tort de rendre compte de l’émergence par le terme final. » (Foucault, 1994[1971], p. 143) C’est dans ce sens que Foucault juge nécessaire de procéder à une histoire du présent et d’entamer l’analyse à partir « d’un problème dans les termes où il se pose actuellement » et de la mener « à partir d’une question présente » (Foucault, 1994[1984b], p. 674). Il ne s’agit donc pas de faire un retour vers le passé en soi, mais d’envisager l’émergence d’une « expérience de ce que nous sommes » et d’une « expérience de notre modernité » (Foucault, 1994[1978], p. 44; Foucault, 2008).

À travers l’émergence de ce problème et des efforts qui sont déployés pour y apporter une réponse, le présent se problématise, en effet, lui-même comme objet de la pensée révélant ainsi la manière dont « les hommes se gouvernent (eux-mêmes et les autres) à travers la production de vérité », étant entendu que cette production de vérité ne signifie pas « la production d’énoncés vrais », mais bien « l’aménagement de domaines où la pratique du vrai et du faux peut être à la fois réglée et pertinente » (Foucault, 1994[1980], p. 27).

Dans ces circonstances, l’interrogation doit être comprise comme portant sur les conditions de possibilités qu’ouvre cette réponse et donc sur « la constitution des savoirs, des discours et des domaines d’objets » autour desquels cette réponse s’articule (Foucault, 1994[1976], p. 147). En ce sens, l’histoire du présent s’interroge pour déterminer pourquoi « un problème et pourquoi tel type de problème, pourquoi tel mode de problématisation apparaît à un certain moment » (Foucault, 2014[1981], p. 108). Là réside pour Foucault l’intérêt de la démarche généalogique qui permet un travail de problématisation du présent portant sur :

[l]’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique, etc.)

Foucault, 1994[1984b], p. 670

Plus spécifiquement, l’enjeu est d’analyser ce qui contribue à définir et à circonscrire un arrangement spécifique – un dispositif – dans lequel un domaine acquiert une visibilité, en vient à faire l’objet d’énoncés et à être soumis à des rapports de forces. Ce dispositif, c’est celui que forme un ensemble « hétérogène » d’éléments tels « des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques » (Foucault, 1994[1977], p. 299) liés les uns aux autres et formant un réseau. Ce qu’il s’agit de cerner, c’est non seulement la nature de ce réseau et des liens qui existent entre ces éléments hétérogènes, mais également l’impératif stratégique qui anime les divers éléments et qui s’offre comme la véritable « matrice » de tout dispositif (ibid., p. 299). C’est ainsi que, à l’intérieur d’un tel ensemble hétérogène, les choses se produisent, les pratiques se développent et les arrangements se forment en obéissant pour ainsi dire, mais sans qu’il ne faille toutefois y voir une forme de déterminisme, à une « logique » qu’il convient de décrire comme un dispositif (Foucault, 2014[1981], p. 106).

Formulé autrement, et ramené cette fois à ce qui retient plus concrètement notre attention dans la suite de cette note, l’enjeu consiste à analyser la manière dont les acteurs de l’espace social international ont historiquement problématisé ce qu’ils sont, ce qu’ils font et le monde dans lequel ils vivent[2] au travers de ce projet de justice pénale internationale. C’est ce projet qui en est historiquement venu à se constituer comme une réponse permettant de réfléchir au problème général posé par les transgressions des lois et coutumes de la guerre qu’il convient de se donner comme objet. Il s’agit, en somme, d’interroger le rapport à la justice pénale internationale et au dispositif qui s’est développé autour des transgressions des lois et coutumes de la guerre à partir du fonctionnement de celui-ci et non pas uniquement à partir de son fondement juridico-philosophique. Analyser à partir du dispositif qui se met alors en place, c’est-à-dire partir de l’émergence de cette volonté de punir les transgressions qui constituent ici le point de surgissement à partir duquel se développe le projet de justice pénale internationale.

2. 1814-1919, l’âge de la vindicte publique

En 1814-1815, après sa défaite à Leipzig face aux armées de la Grande-Bretagne, de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie, Napoléon est exilé sur l’île d’Elbe en Méditerranée. Moins d’un an plus tard, celui-ci tente un retour sur le continent et est à nouveau défait par la coalition. Il est alors considéré comme prisonnier de guerre, volontairement déporté par la Grande-Bretagne, exilé à l’île Sainte-Hélène et placé sous la surveillance de plus de 2 000 soldats et marins sous autorité britannique jusqu’à sa mort en 1821. La décision de sanctionner Napoléon en l’exilant est politique et a été prise de concert par les huit puissances signataires du Traité de Paris de 1814 (Autriche, Espagne, France, Grande-Bretagne, Portugal, Prusse, Russie et Suède). Informées de son « évasion […] et de son entrée à main armée en France », ces puissances estiment devoir « à leurs propres dignités et à l’intérêt de l’ordre social » de réagir fermement et, dans une Déclaration conjointe publiquement diffusée, de constater qu’en :

[…] rompant ainsi la convention qui l’avait établi à l’île d’Elbe, Buonaparte (sic) détracte le seul titre légal auquel son existence se trouvait attachée, en reparaissant en France avec des projets de trouble et de bouleversement, il s’est privé lui-même de la protection des lois, et a manifesté, à la face de l’univers, qu’il ne saurait y avoir ni paix ni trêve avec lui. […] Les puissances déclarent en conséquence que Napoléon Buonaparte (sic) s’est placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il s’est livré à la vindicte publique.

Chodźko, 1863-1864, p. 912-913

Vindicte publique, mais sans plus. Il s’est certes agit de se débarrasser d’un ennemi en le tenant responsable de ce qui serait aujourd’hui vraisemblablement considéré comme un crime contre la paix ou un crime d’agression ainsi que pour la commission de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, mais sans toutefois envisager de mesures plus radicales, par exemple, son exécution sommaire comme l’aurait souhaité la Prusse, ou une solution judiciaire, son procès par les Bourbons de retour au pouvoir en France, comme l’aurait plutôt souhaité la Grande-Bretagne (Bellot, 1923).

Un siècle plus tard, la Conférence de la paix de Paris de 1919 accorde une place importante à la question des poursuites pénales qu’il conviendrait d’adopter envers ceux qui auraient commis des crimes. La Commission des responsabilités des auteurs de la guerre et sanctions présente ainsi à la Conférence des préliminaires de paix un rapport identifiant de nombreux crimes commis par les puissances de la Triple Alliance, crimes qui apparaissent susceptibles de faire l’objet de poursuites pénales puisqu’ils contreviendraient aux « lois et coutumes de la guerre établis » ou, plus largement, aux « lois élémentaires de l’humanité » (Commission des responsabilités des auteurs de la guerre et sanctions, 1919/1920, p. 115). Les membres de la Commission proposent, de plus, que soit créé un « haut tribunal » permanent chargé de poursuivre les dirigeants responsables d’avoir usé de « méthodes barbares et illégitimes » (ibid., p. 115) et d’appliquer à leur égard, selon la formule inspirée de la « clause de Martens » que l’on trouve dans le Préambule de la Convention (IV) de La Haye de 1907, les « principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique » (ibid., p. 122).

Le Traité de Versailles ne suit pas ces recommandations. Les puissances rejettent notamment celle visant à créer un « haut tribunal » permanent. L’article 227 du Traité insiste, au contraire, sur la nature politique plutôt que pénale des accusations qui pèsent contre l’ex-empereur de l’Allemagne. Ainsi est-t-il finalement accusé d’« offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités » pour avoir initié la guerre (crime contre la paix) en envahissant la Belgique et en violant sa neutralité, ce que l’on qualifierait aujourd’hui de crime d’agression. Le Traité de Versailles prévoit qu’un « tribunal spécial » composé de juges des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Italie et du Japon soit mis sur pied « pour juger l’accusé en lui assurant les garanties essentielles du droit de défense » (article 227). Si la vindicte n’est pas ici étrangère à la volonté de publiquement blâmer ou même d’humilier Guillaume II (Bassiouni, 2000, p. 638), les principales puissances impliquées estiment néanmoins nécessaire, notamment sous la pression de l’opinion publique, d’aller un peu plus loin et d’incriminer l’ex-empereur. Cela en dépit du fait, comme le notent les Pays-Bas dans l’anticipation d’une demande d’extradition qui n’arrive cependant jamais, que le crime lui étant reproché n’existe alors pas dans le droit des gens et qu’il ne peut donc pas concrètement, en vertu du principe nullum crimen sine lege, servir de fondement à une accusation (Bassiouni, 2000, p. 638; Bassiouni, 2010, p. 302).

Sans réelle surprise, Guillaume II n’est jamais traduit devant un tribunal. Pourtant, et au-delà de l’apparent échec auquel cette expérience aura finalement et peut-être fatalement abouti (Bassiouni, 2002, p. 290; voir aussi Deperchin-Gouillard, 1996), quelque chose a néanmoins changé entre 1815 et 1919 : la volonté de lever l’impunité, de réprimer et de sanctionner pénalement les transgressions des lois et coutumes de la guerre ou du droit des gens commises dans un contexte de guerre. L’idée semble désormais s’être imposée que, même s’ils sont perpétrés en période de guerre, « la plupart des faits de guerre, si on les considère en eux-mêmes et abstraction faite de l’intention qui y a présidé, contiennent tous les éléments de faits criminels » (Renault, 1915, p. 320).

Entre 1815 et 1919 surgit donc sur le devant de la scène internationale le problème d’une transformation de la manière dont la politique des États a jusqu’alors été menée, notamment dans son rapport à la guerre qui se présente désormais comme le « problème final » (Lorimer, 1877) du droit des gens[3]. Par son ampleur et sa démesure, l’entreprise napoléonienne, que l’on peut considérer dans ce contexte comme foncièrement « criminelle » (Schroeder, 1990), contribue à conduire les hommes d’État à envisager une alternative au modèle classique du droit des gens qui s’était imposé au cours des siècles précédents et qui associait politique de puissance, injusticiabilité du principe de souveraineté et impunité absolue des dirigeants. Dans ces circonstances, le stratège prussien Carl von Clausewitz avance, en s’inspirant justement des campagnes napoléoniennes dont il a été un témoin privilégié, que les lois et coutumes de la guerre exposent des restrictions « à peine dignes d’être mentionnées » tant leurs effets sur la conduite de la guerre sont limités (von Clausewitz, 1955[1832], p. 51).

3. Vers la mise en place d’un dispositif pénal international

Un siècle plus tard, c’est-à-dire au lendemain de la Première Guerre mondiale, les linéaments de cette alternative, qui juxtapose humanitarisme et internationalisme, et qui entend civiliser la conduite de la politique internationale (Koskenniemi, 2001)[4] en marquant la différenciation entre ce qui relève de la politique et ce qui devrait plutôt relever du droit (Shklar, 1964), se laissent plus clairement discerner. Cela, même si la fonction des instruments qui ont été développés apparaît toujours moins pénale que préventive et même si la notion de crimes de guerre – en tant qu’actes hostiles pour lesquels un soldat perd ses privilèges comme membre d’une armée et peut être puni par l’ennemi en cas de capture (Oppenheim, 1906, p. 263-270) – n’apparaît pas non plus encore solidement établie et cause toujours une certaine confusion quant à sa nature et son caractère. Ainsi, même si la Convention (IV) de La Haye relative aux lois et coutumes de la guerre sur terre de 1907, qui reste l’instrument le plus élaboré de l’époque, évoque encore les « usages établis », elle met clairement de l’avant que « [l]es belligérants n’ont pas un droit illimité quant au choix des moyens de nuire à l’ennemi » (article 22) et décrit comme illicites plusieurs agissements. Dans les faits, tant son respect que, le cas échéant, la sanction d’une infraction, demeurent entièrement dépendants de la bonne volonté des États. Aucun mécanisme spécifique n’est, en effet, envisagé dans la Convention pour sanctionner, après la cessation des hostilités, une infraction et seule une mesure de droit civil est timidement évoquée pour préciser que « [l]a Partie belligérante qui violerait les dispositions dudit Règlement sera tenue à indemnité, s’il y a lieu » (article 3).

Cette apparente lacune concernant la sanction juridique peut sembler paradoxale, car la question de l’application du droit pénal aux faits de guerre avait déjà, depuis plusieurs décennies, été intégrée dans divers codes militaires nationaux afin de chercher à mieux concilier les exigences de la « nécessité militaire » commandées par la réalité des combats ainsi que par les objectifs du conflit, c’est-à-dire la victoire, et les impératifs d’une plus grande humanité commandés par la volonté de restreindre les contrecoups des combats. Ce qui s’accentue alors, c’est une sensibilité aux effets barbares de la violence des combats et de la guerre. Ainsi, par exemple, la bataille de Solférino (1859) pendant laquelle les armées française et autrichienne se sont sauvagement affrontées laissant à eux-mêmes, sans soins et sans secours, quelques 38 000 blessés et morts sur le champ de bataille motive-t-elle la création, en 1863, du Comité international de la Croix-Rouge dont le rôle est crucial pour le développement ultérieur du droit de la guerre et du droit humanitaire (Dunant, 1990[1862]). Les réactions de consternation suscitées par le carnage motivent à agir non seulement pour assurer aussitôt que possible les secours nécessaires aux blessés, mais également pour repenser les lois de la guerre afin de limiter les pratiques à ce qui est « nécessaire », comme interdire et ultimement sanctionner les débordements et les excès.

Un exemple particulièrement intéressant est celui des règles applicables aux armées des États-Unis développées pendant la guerre de Sécession (1861-1865) par Francis Lieber et qui sont explicites quant au fait que « [l]es crimes punissables par tous les codes pénaux […] s’ils sont commis par un militaire américain en pays ennemi contre les habitants de ce pays […] sont […] punissables comme dans son propre pays » (United States War Department, 1863, article 47). Le document de Lieber est officiellement adopté par la Prusse lors de la guerre franco-allemande de 1870-1871 et sert, quelques années plus tard, de document préparatoire à la Conférence diplomatique de Bruxelles convoquée en 1874 par le Tsar Alexandre II et dont l’objectif, qui avorte finalement, consiste à élaborer une Convention concernant la guerre qui doit inclure la possibilité d’établir « une pénalité commune » applicable en cas de transgression (Conférence de Bruxelles, 1874, p. 10). Plusieurs États – dont les Pays-Bas (1871), la France (1877), la Serbie (1878), la Suisse (1878), l’Argentine (1881), la Grande-Bretagne (1883) et l’Espagne (1893) – produisent ensuite des codes militaires similaires régulant la conduite de la guerre.

Inspirée du document de Lieber, la possibilité d’appliquer des sanctions pénales aux faits de guerre est également intégrée en 1880 au Manuel des lois de la guerre sur terre élaboré par Gustave Moynier dans le cadre des travaux de l’Institut de droit international. L’article 84 du Manuel stipule que « [l]es violateurs des lois de la guerre sont passibles des châtiments spécifiés dans la loi pénale » (Institut de droit international, 1881-1882, p. 174). Le même Moynier a, quelques années auparavant, dans la foulée des violations de la Convention de Genève pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne (1864) commises dans le cadre de la guerre franco-allemande, élaboré un projet d’« institution judiciaire internationale » permanente avec compétence pour sanctionner les responsables (Moynier, 1872). Il s’agit là, très vraisemblablement et bien avant l’origine auto-proclamée du projet de justice pénale internationale au lendemain de la Première Guerre mondiale, de l’une des toutes premières propositions formelles concernant la création d’une Cour internationale permanente consacrée à la sanction pénale des transgressions des lois et coutumes de la guerre.

Ces éléments qui se constituent sur différentes scènes – du champ de bataille au cabinet d’avocat, en passant par les organisations humanitaires, les associations de droit international nouvellement formées, les états-majors militaires et les conférences intergouvernementales ou diplomatiques réunissant plusieurs États – contribuent, dans leur contingence et singularité propre comme dans leurs omissions, échecs, résistances ou oppositions, à des « épisodes » de cette généalogie du projet de justice pénale internationale qu’il s’agit d’entreprendre. Or, cette généalogie est une histoire du présent, une histoire qui a produit une expérience de la justice pénale internationale – tout à la fois une expérience de la criminalisation du droit humanitaire et des faits de guerre, et de la politisation de ce droit qui devient un instrument entre les mains des puissances dominantes – au sein de laquelle, petit à petit, l’émergence de ce qui se laisse lentement discerner comme un crime international en vient à contribuer à la formation d’un dispositif exerçant une influence sur un champ d’action.

Ce qui se fait donc jour durant cette période, c’est-à-dire essentiellement durant la période 1863-1919 qui retient notre attention, c’est en quelque sorte la « banqueroute » du modèle classique du droit des gens d’inspiration vattelienne qui s’impose depuis le milieu du 18e siècle sans réelle remise en question et s’offre, à la fin de cette période, comme un « composé difforme d’hypocrisie et de cynisme, de rabâchage sur les devoirs impérieux des États et d’indulgence pour chaque péché qu’un État commet » (Van Vollenhoven, 1919, p. 58). La toile de fond de cette banqueroute et de l’impasse dans laquelle se trouve piégé le modèle classique du droit des gens doit être appréciée à la lumière d’une mutation du droit de la guerre qui, entre les 17e et 18e siècles, cesse d’être préoccupé par la légitimité proprement dite de l’entrée en guerre qui s’impose dans les doctrines de la guerre juste. Cette légitimité, qui était auparavant directement fonction des critères portant sur l’ouverture des hostilités ainsi que sur la justice des causes poursuivies, porte dorénavant sur le droit encadrant la conduite et le déroulement des hostilités en tant que faits objectifs visant à limiter les contrecoups des combats et des affrontements découlant de la compétence absolue et discrétionnaire que revendiquent désormais les États de faire la guerre.

La souveraineté de l’État qui s’impose dans le modèle classique du droit des gens marque ainsi la fin des doctrines de la guerre juste (Politis, 1927, p. 100) et c’est justement avec Vattel que le droit dans la guerre (in bello) en vient à occuper une place cruciale en établissant des limites quant aux moyens qu’un État peut, dans ce contexte de souveraineté absolue, licitement utiliser durant les hostilités. Cette nouvelle conception objective de la guerre est celle qui s’impose au 19e siècle (Haggenmacher, 1986), et la transgression des lois et coutumes de la guerre apparaît précisément comme un problème dans la foulée de cette mutation qui, en écartant du droit des gens et du droit de la guerre des considérations qui s’imposent jusqu’alors dans le contexte des doctrines de la guerre juste et en accordant plutôt une attention aux conditions et circonstances dans lesquelles se déroulent les hostilités, laisse en quelque sorte libre cours aux États pour eux-mêmes juger de la meilleure manière de défendre leurs intérêts, mais à l’intérieur de certaines limites quant aux moyens jugés licites. Or, comme le note Michael Walzer (1999[1977], p. 107-108), si cette nouvelle conception objective de la guerre mettant l’accent sur les prérogatives souveraines s’impose au 19e siècle, les considérations auparavant associées aux doctrines de la guerre juste ont néanmoins « gardé tout leur poids » durant cette période et, c’est notre hypothèse, vraisemblablement exercé une influence cruciale sur la constitution de ce dispositif pénal international dont les linéaments se mettent ainsi en place dès le dernier tiers du 19e siècle.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale et du traumatisme qu’elle a provoqué, l’impasse semble donc absolue pour le droit des gens classique d’inspiration vattélienne (Pillet, 1916, p. 6) et le recours à la guerre par des États revendiquant une souveraineté absolue est désormais plus fréquemment associé à une infraction « contre le droit » (de Louter, 1919, p. 105). Les dispositions pénales associées au Traité de Versailles (et à l’article 230 du Traité de Sèvres de 1920 qui n’a cependant jamais été ratifié) participent ainsi d’un dispositif, dont les éléments se sont constitués dans la décomposition du modèle classique et composent alors l’amorce d’une réponse au problème posé par la transgression des lois et coutumes de la guerre, c’est-à-dire l’amorce d’une pratique collectivement forgée qui entend prescrire certains effets, mais sans cependant pouvoir entièrement les déterminer (Raffnsøe, 2008, p. 61). Car ce qui est ici déterminé, ce n’est pas tant ce qui devrait arriver, mais ce qui pourra, au contraire, éventuellement advenir. C’est en somme la condition de possibilité de savoirs, de discours et de domaines d’objets que la solution envisagée pourra par la suite induire.

La question que nous nous posions donc dans cette note de recherche est de l’ordre du comment et du pourquoi un tel projet de justice pénale internationale a été développé. En d’autres mots, il s’est agi d’esquisser une analyse du « comment et pourquoi » on en vient à envisager de sanctionner et de punir les transgressions des lois et coutumes de la guerre et d’esquisser préliminairement quelques aspects de l’émergence de cet objet, c’est-à-dire la réponse à apporter à ces transgressions des lois et coutumes de la guerre, qui s’est constitué, défini et réfléchi sous la forme d’un problème.