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« Entendez-vous des voix ? » Le patient ne sursaute pas, esquisse un sourire, ne répond pas. La question pourrait ne pas lui être posée. Il suffit d’être attentif. Parmi tout ce que perçoit cet homme, ce qu’il capte sous forme de langage à l’évidence l’intrigue plus que le reste. La question lui paraît stupide, en tout cas inutile. Tout le monde ne sait-il pas ce qu’il entend ou n’entend pas ? Plus tard il en parlera avec son médecin, parfois avec humour, « J’ai même pensé alors entendre des voix ! »

Depuis deux siècles qu’ils opèrent, les psychiatres ont gonflé ces phénomènes. Ils les ont poussés au premier rang de la symptomatologie. Grands éleveurs d’hallucinations auditives, ils en ont enflé la portée. Méritent-elles la place qu’on leur donne ?

La psychose naissante dans sa pureté originelle les éclaire à condition de ne pas les découper. En disjoignant cognitif, affectif et perceptif et ensuite en fragmentant le perceptif selon les cinq sens, on s’est privé d’une approche compréhensive globale.

Les hallucinations au secours des psychiatres

« Que faites-vous de l’hallucination ? », me dit un jour un ami philosophe féru de psychiatrie et surpris du peu de cas que j’en faisais. Il n’est pas question de nier ici l’importance de ces manifestations, mais de s’interroger sur l’importance que la psychiatrie leur accorde. Le terme, hallucination, doit en effet être replacé dans son contexte celui de l’histoire de la psychiatrie. Depuis le fameux article d’Esquirol en 1816 et jusqu’à nos jours on est en droit de se demander pourquoi elles sont à ce point surévaluées.

L’hallucination verbale, considérée comme un phénomène sensoriel, occupe une position stratégique. Elle sépare nettement en effet la psychiatrie de la psychologie et elle rapproche les psychiatres des médecins. Elle renfloue leur respectabilité et leur assure un strapontin dans la médecine. De ce bastion positiviste, les psychiatres défendent leur identité de médecin écornée par l’absence de toute physiopathologie. Ils exhibent l’hallucination comme l’énigme majeure de la folie et n’hésitent pas pour ce faire à en souligner le caractère sensoriel.

Les hallucinations en psychiatrie ont pourtant un statut fort différent de celui qu’elles ont en médecine. Les hallucinations, dans les psychoses, constituent souvent une épreuve accablante pour les patients, elles sont saturées d’angoisse. Comparées au recul, à la précision et à l’objectivité des phénomènes hallucinatoires neurologiques, l’analogie est donc arbitraire. On ne devrait pas utiliser le même terme. Les enregistrements cérébraux et laryngés ne prouvent rien et n’ajoutent rien. La fragmentation symptomatique des hallucinations, telle qu’elle existe depuis plus de cent ans, masque en outre la richesse, l’instabilité et parfois la pureté de leur composante subjective.

Leur composante subjective

Dans les psychoses, surtout dans les phases initiales, on ne réalise pas à quel point le sentiment de polarisation interpersonnelle et son déploiement dans un silence généralisé, est irrecevable pour le patient qui en est le centre et l’animateur involontaire. L’effervescence du monde est en effet incompatible avec le calme absolu qui l’accompagne. Que rien ne survienne, passe encore, la situation n’impose pas d’appoint phénoménal supplémentaire. Ce qui se prépare advient dans la vie quotidienne, l’absence de signe notoire alors importe peu, il est même assez cohérent puisque tout le monde y participe.

Le silence en revanche est irréel et, parce qu’il est généralisé, il devient à lui seul une preuve supplémentaire de l’universalité de l’effervescence. D’emblée le patient est saisi par la stupéfiante discordance sensorielle du monde humain. Est-il possible que nul ne prenne la parole ? À tout prendre, mais seulement à titre de comparaison, ce serait un peu comme un feu d’artifice qui sous ses yeux se déroulerait silencieux.

L’isolement sonore déborde le patient. Il est dans un tel manque qu’un rien le fait tressaillir. Le silence est monstrueux. Un complément s’impose. À titre d’illustration, on peut proposer ce monologue fictif « J’écoute. Saurais-je mieux ainsi ce qui est sur le point d’advenir ? La parole est à la foule, qu’elle la prenne, je la lui laisse. Elle est audible dès que je me tais. Ce que j’entends venant de cette foule est indistinct, c’est le reflet et l’écho du mouvement du monde. C’est insupportable, alors je parle pour ne pas entendre les cris. ». Ce monologue est ici à titre d’exemple.

L’hallucination, sous cet angle subjectif perd beaucoup de son mystère. Elle est le contenu verbal obligé du vécu généralisé de concernement.

L’hallucination verbale véritable « base fondamentale » de la psychose naissante, revêt une multitude d’aspects aussi variés qu’instables. Les patients perçoivent les rumeurs indistinctes d’un rassemblement, cris, invectives, menaces, rires. Ils ne distinguent parfois que des commentaires, courts procès-verbaux de leurs faits et gestes. Des phrases s’imposent à eux témoignant d’une situation vécue par eux et par tous les autres.

Les phénomènes hallucinatoires ne sont jamais rassurants pour les patients. L’absence de voix est aussi absurde que leur présence. En bref, il n’y a pas plus de sens à entendre des voix qu’à n’en pas entendre. Un moment moins paradoxal que le silence, la position hallucinatoire n’est jamais pour autant satisfaisante. La voix à la foule, alors même qu’elle n’a pas de corps ni de présence, ne fait qu’escamoter une discordance en la remplaçant par une autre. À la discordance négative du silence se substitue un trop plein verbal tout aussi intolérable.

Le pire est tout de même parfois de ne rien entendre. La polarisation dans le silence, est alors vécue comme une solitude absolue et tragique. Le patient est dépossédé de toute la fécondité sensorielle qu’appelle le mouvement du monde.

Entre hallucination et interprétation

L’hallucination devance l’interprétation. En d’autres termes, l’exigence perceptive crée des phénomènes verbaux qui précèdent l’exigence sémantique. Comment sortir en effet de l’autre discordance, la discordance cognitive ? Paradoxe vivant, le patient occupe une position majeure. Comme la privation hallucinatoire, l’abstinence interprétative serait surhumaine. Ephémères et chaotiques, les premières interprétations submergent le patient avant même que les questions ne se posent à lui. On pourrait parler aussi bien d’hallucinations interprétatives que d’interprétations hallucinatoires.

Des hypothèses plus élaborées surgissent, culpabilité, triomphe, sacrifice, conspiration. Elles sont d’abord plus émotives que raisonnées, machination, mission, parfois désignation d’un ou plus souvent de plusieurs organisateurs. Elles se fixent rarement. Le patient les rejette. Si la centralité persiste au delà de la psychose naissante, elles les annihilent au fur et à mesure. Dans une atmosphère générale de persécution, toujours à la recherche d’une explication, toujours tenté par le délire, le patient y échappe en ce qu’il ne systématise rien jusqu’à son terme. Il est toujours rattrapé par sa centralité. Il en proclame parfois la persistance discrète jusqu’à la fin de sa vie. Elle se manifeste aussi de façon latente, sous forme d’hallucinations verbales d’origine indéterminée mais partout ressenties.

Comment cela se propage-t-il ?

La question se pose en général plus tard. Le phénomène hallucinatoire s’il se poursuit au delà de la psychose naissante, est désormais plus stable. Il change de nature, il est possible pour le patient de prendre un certain recul. Quels procédés de communication psychologiques, physiques ou surnaturels sont en jeu ? Radio, télévision, techniques de communication en tous genres et innovations biologiques, les patients ont l’embarras du choix. En réalité, il est assez étonnant de constater qu’ils n’en font pas grand-chose, à ce stade, de tout ce que la technologie moderne met pourtant à leur disposition. Ils utilisent cela à titre de comparaison.

Les modèles d’action à distance n’éclairent pas les sentiments de transcendance qui inondent toujours l’expérience. Les versions laïques de centralité, qu’elles soient politiques ou technologiques, sont vite délaissées. Centre, number one, président, pivot ou fil directeur du monde, échangeur routier, baliseur multimédia, star, ces termes figurent trop bien la centralité à notre époque. Ils sont en réalité impuissants, ce n’en sont que de très pâles images. Le divin par son anthropomorphisme, son universalité et son absence même s’accordait parfaitement avec le vécu de centralité. Mais Dieu est mort et la psychose est toujours là. Le risque, en évoquant Dieu, d’être condamné voire envoyé au bûcher a disparu. Les patients recourent moins à Dieu, la référence n’est plus disponible, elle est épuisée.

Le patient tend l’oreille, essaie de comprendre, à l’écoute de lui-même comme à celle du monde, mais sa pensée et celle des hommes ne se dissocient plus. Qui parle, qui pense ? D’où vient le mouvement ? Il n’a jamais de réponse durable à ces questions et le système parfois s’inverse, mettant les hallucinations et donc les voix au premier plan. À qui sont les paroles qui font irruption dans le silence, sont-elles privées ou publiques, sont-elles à moi ou à d’autres ? Elles sont l’une et l’autre.

« Toutes mes voix c’est moi », dit Rachid accablé, mais il ajoute aussitôt « moi, c’est tous les autres qui parlent. »