Feuilleton

« Le style kitsch et l’ère du kitsch »Kitschstil und Kitschzeitalter[Notice]

  • Norbert Elias

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  • Traduction :
    Barbara Thériault

  • Norbert Elias

Qu’au cours du xixe siècle des couches bourgeoises en Occident aient combattu pour la domination est connu. L’importance de l’emprise de la bourgeoisie pour le destin politique et social des nations a aussi été assez souvent considérée et évaluée. La transformation de tout l’univers des formes, le changement par exemple des styles architecturaux ou des vêtements qui s’est opéré à cette époque, a souvent été mentionnée et décrite. Mais le lien entre ces deux types de changements, social et esthétique, a à peine été étudié de façon approfondie et porté à notre attention. On sent une coupure plus profonde entre le style du xviiie et du xixe siècle que pour les styles que l’on qualifie de baroque et de rococo. Cette différence de types de changement des formes esthétiques n’apparaît cependant de façon nette que si l’on l’appréhende du point de vue de la situation de la société en question. Le changement de style du baroque au rococo, du style Louis XIV au style Régence, constitue un changement au sein de la même couche sociale. La coupure profonde entre l’univers des formes du xviiie et celui du xixe siècle est l’expression de l’ascension au pouvoir d’une nouvelle couche sociale, de la bourgeoisie capitaliste industrielle. Au style et au goût de la cour s’imposent un style et un goût bourgeois capitalistes. On a parfois affirmé que le xviiie siècle avait été le dernier qui ait eu un « style ». Et, en effet, à peine avait-on osé penser à un style capitaliste que s’installait le doute : peut-on parler dans ce cas d’un « style » ? L’émergence de la société bourgeoise de type professionnel et industriel n’a apparemment pas que remplacé une esthétique, un « style », par un nouveau, mais a de toute évidence contribué à la dissolution d’une certaine unité des formes d’expression. Pour cette raison, on tend davantage à décrire les productions esthétiques de la société capitaliste en relation à des individus créateurs ou, tout au plus, à des écoles et tendances. L’existence et le développement unifié de formes et de structures de base communes et typiques, en bref le « style » des oeuvres artistiques dans le monde capitaliste, restent plus ou moins dans l’ombre. On dispose tout au plus de termes pour qualifier des épisodes de ce développement, par exemple le soi-disant « art nouveau ». Une désignation plus précise fait défaut et le problème même est à peine présent à notre esprit. Recourir ici à l’expression « style kitsch » pour combler ce vide pourrait passer pour une excentricité ou encore pour le témoignage d’une attitude malveillante et hostile découlant d’une attitude de mépris. En vérité, le choix de cette expression est tout sauf arbitraire et tendancieux. Lorsque, après maintes recherches dans un répertoire de mots empreints de jugements de valeur positifs ou de mots sans vie, on cherche des concepts qui expriment l’unité du langage esthétique capitaliste au-delà des caractérisations générales « capitalistes » ou « libérales », on arrive à un des seuls concepts qui exprime un trait caractéristique et constant de la forme de production capitaliste. Dans son usage général, le concept de « kitsch » est certes chargé de confusion. S’il peut et doit cependant indiquer quelque chose de plus précis qu’un quelconque ramassis de curiosités sans goût, s’il doit condenser en un phénomène concret une généralité vague pour fonder son actualité de nos jours, alors il faut en chercher le contenu et les limites dans l’évolution des formes esthétiques de la société bourgeoise. Que la spécificité d’une époque soit d’abord visible par une …

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