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Ein Blick — und die Neese sitzt hinten[1]
Nous étions assis dans le hall du grand hôtel, dans un de ces halls dans lesquels on se sent toujours comme dans un film — le film n’eût pas été différent. Il était cinq heures vingt-cinq. Mon partenaire de discussion était psychanalyste ; ses heures de consultation terminées, nous buvions un petit thé. Son prix était si élevé qu’on aurait pu dire : nous prenions le thé.
« Regardez, dit-il, ce n’est qu’une question d’exercice. Ils vont et ils viennent, hommes, femmes, Allemands et étrangers, clients de l’hôtel, visiteurs…, et personne ne les connaît. Je les connais. Un regard suffit ; c’est chic d’avoir fréquenté un peu la psychologie. Je lis les gens comme des livres ouverts. »
« Que lisez-vous ? » lui demandai-je.
« De petits chapitres tout à fait intéressants ». Les yeux plissés, il regardait autour de lui. « Il n’y a pas de mystère ici. Je les connais tous. Allez, posez-moi des questions. »
« Eh bien, par exemple : qu’est-ce qu’il fait, celui-là ? »
« Lequel ? »
« Le vieux monsieur… avec les favoris… non, pas lui… oui, celui-là… »
« Lui ? » Il n’hésita pas une seconde.
« C’est… l’homme, comme vous le voyez, a une ressemblance frappante avec le vieil empereur François-Joseph. On pourrait dire qu’il est le portrait craché de l’empereur ; il a l’air de… il a l’air d’un vieux facteur que l’on considère bienveillant parce qu’il apporte des mandats d’argent. Sa posture, ses allures… Je pense que l’homme est un ancien fonctionnaire de la cour de Vienne, un très haut fonctionnaire même. L’effondrement de l’empire l’a touché de près, de très près même. Oui. Mais regardez seulement sa façon de parler avec le garçon : c’est un aristocrate. Il n’y a pas de doute. Un aristocrate. Regardez-le, on voit en lui la chancellerie, Vienne, toute l’ancienne culture de l’Autriche, la grande école de cavalerie — tu, Felix, Austria… C’est assurément une Excellence, un quelconque personnage très haut placé. Voilà. »
« Épatant. Vraiment épatant. Mais comment faites-vous ? »
Il sourit, trop flatté pour être véritablement flatté. Quel homme vaniteux ! « Comme je vous le disais, c’est une question d’exercice. J’ai développé cette aptitude au fil de mes consultations. Je ne suis certes pas Sherlock Holmes. Je suis, comme beaucoup d’autres, psychanalyste, mais j’ai un oeil aiguisé. J’ai l’oeil. » Et il fumait, satisfait.
« Et la dame là, derrière ? Celle-là, assise à la table et qui a l’air d’attendre quelqu’un. Vous voyez, elle regarde toujours en direction de la porte. »
« Celle-là ? Cher ami, détrompez-vous. La dame n’attend pas. Du moins, elle n’attend personne en particulier. Elle attend… oui, en effet, elle attend. Elle attend le miracle. Attendez… un moment… »
Il tira un monocle de la poche de sa veste, le mit en place. Le monocle ne s’ajustait pas bien, et il le remit en place.
« C’est… Il s’agit donc d’une des dernières grandes cocottes de ce pauvre monde. Comme vous le savez, les cocottes disparaissent au même rythme que leur appellation. La concurrence bourgeoise… Oui, en d’autres mots : une reine du désir vénal. En termes moins pathétiques : une dame du grand monde, du très grand demi-monde. Dieu, grand Dieu… vous avez vu ce geste de la main ? Elle dévore les hommes. Elle les dévore. C’est une… Et dans ses yeux, regardez attentivement ses yeux, regardez-les attentivement… Dans ses yeux, il y a tout un trouble de deuil, un jardin entier de saules pleureurs. Cette femme rêve ; elle rêve de tant d’accomplissements qui n’en étaient pas ; elle en rêve. Là, il n’y a pas de doute. Il reste à voir si elle trouvera un jour ce qu’elle cherche. C’est très difficile, ce dont elle rêve, très difficile. Cette femme a tout eu dans sa vie, tout. Et maintenant, elle en veut plus. Ce n’est pas facile. Cette mélancolie voilée ! C’est possible qu’un homme se soit enlevé la vie pour elle. C’est possible, je ne saurais le dire. Je ne suis pas omniscient, je ne suis qu’un simple médecin de l’âme… Je voudrais avoir aimé cette femme. Comprenez-moi bien, pas aimer ! Avoir aimé. Il est dangereux d’aimer cette femme. Oui, très dangereux. »
« Docteur… Vous êtes un Cagliostro… Rien ne vous échappe, vos patients doivent vous redouter. »
« On ne peut pas me raconter d’histoires, dit-il. Pas à moi. Que voulez-vous encore savoir ? Pendant que nous y sommes… »
« Celui-là ! Oui, le gros qui vient de se lever, il s’en va, non, il revient. Celui au teint rougeâtre. Que peut-il être ? »
« Alors, que pensez-vous ? »
« Ma fois, mmmh, aujourd’hui, tout le monde se ressemble… peut-être… »
« Tout le monde se ressemble ? Vous ne voyez pas — avoir l’oeil, c’est la clé. C’est pourtant si simple. »
« Alors ? »
« L’homme est négociant en vin. Soit le chef lui-même, soit le fondé de pouvoir d’une grande maison de vin. Un homme énergique et cultivé, un homme doté d’un fort caractère, un homme qui ne rit pas souvent et qui, en dépit du vin, n’apprécie pas l’humour. Un homme sérieux. Un homme d’affaires, impitoyable. Il ne supporte pas les grands rassemblements. Un homme du sérieux. Voilà. »
« Et celle-là ? Cette petite dame à l’air un peu quelconque ? »
« Panter, comment pouvez-vous dire une telle chose ? C’est (monocle) une brave femme, une bourgeoise convenable de province (monocle, dans son étui), une brave femme, mère d’au moins quatre enfants, socialisée dans la pure tradition de la famille petite bourgeoise ; elle se rend chaque dimanche au service, cuisine pour son mari, raccommode les pantalons et les robes de ses enfants ; tout est en ordre. Elle est fidèle et honnête et elle ne déroge pas à l’ordre, pas elle. »
« Et celui-là, doctor ? »
« Regardez, celui-là est l’homme d’argent typique de notre époque. Voilà le capitaliste en personne. Je pourrais vous raconter l’histoire de sa vie tellement son âme s’ouvre à moi. Un vautour. Il sait encaisser les coups. Il ne se laisse pas vaincre. Il ne perd pas son temps avec des pacotilles, ne lit pas de livres, se fout de tout ce qui ne touche pas ses affaires. Vous avez ici l’Européen américanisé. Avec les femmes, grand ciel ! Il est six heures. Ne m’en voulez pas, mais j’ai encore un rendez-vous urgent. Je dois tout de suite sauter dans une voiture. Eh ! Je paie ! » Il s’est corrigé : « L’addition… » Le garçon vint, prit et partit. Le docteur se leva.
« Qu’est-ce que je vous dois ? » lui ai-je demandé à la blague.
« Ça n’a pas de prix, pas de prix. Portez-vous bien ! Allez, à bientôt. » Il disparut.
La curiosité m’a saisi ; à ce moment, elle m’a saisi. Les victimes analysées étaient toujours là, toutes. Je me suis faufilé vers le portier de l’hôtel qui, depuis son poste, pouvait bien observer le hall. Et je lui ai parlé. J’ai fait glisser quelques pièces dans sa main. Et j’ai demandé. Et il a répondu. Et voilà ce que j’ai entendu :
Le courtisan autrichien était un commerçant de machines à coudre de Gliwice. La grande prostituée affligée par son deuil était une certaine Mrs. Bimstein de Chicago ; entre-temps, son compagnon s’était assis à sa table, de toute évidence, Mr. Bimstein. Le fondé de pouvoir de la grande maison de vin était le clown Grock[2]. La rondelette maman était tenancière d’une maison close de Marseille ; l’impudent homme d’argent était un poète appartenant à l’un des mouvements les plus récents.
Et seul le psychanalyste était psychanalyste.
Parties annexes
Notes
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[*]
« In der Hotelhalle », reproduit dans Tucholsky, K. (1985). Gesammelte Werke 1930 (tome 8), Gerold-Tucholsky, M. et F. J. Raddatz (dir.), Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, p. 181-184 [Original : Vossische Zeitung, 10 août 1930].
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[1]
En dialecte berlinois, « un regard et je te démolis la gueule » (NdT).
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[2]
Clown musical suisse, 1880-1959 (NdT).