Corps de l’article

1. introduction

La laïcité n’est plus ce qu’elle était au Mexique, du moins, elle ne l’est plus depuis une vingtaine d’années. Pour autant, sur le plan juridique, la République et l’État laïque restent inchangés, preuve que la culture peut introduire de nouvelles interprétations sur le phénomène laïque sans que le cadre constitutionnel s’en trouve modifié. Néanmoins, l’inertie du cadre juridique suppose qu’une certaine culture laïque historiquement établie subsiste malgré tout. Dans ce cadre sociopolitique, il s’agit de savoir ce qui se maintient et ce qui a changé en termes de laïcité de l’État. Les acteurs changent également ; chez les nouveaux acteurs de la laïcité comme chez les plus anciens, les circonstances font évoluer leurs positions, ainsi que leur perception du sens et de l’utilité de la laïcité. Dans ce texte, nous présenterons ces changements, leurs causes et leurs répercussions les plus importantes. Nous pouvons prendre pour point de départ les changements politiques et religieux qui ont, en Amérique latine et plus particulièrement au Mexique, considérablement modifié la conception de la laïcité et des relations de l’État avec les croyants et les groupes religieux. Les acteurs sociaux ne sont plus les mêmes qu’il y a deux décennies. Le paysage religieux a changé, affectant à la fois l’Église catholique, qui reste majoritaire, et les groupes religieux minoritaires, notamment les évangéliques. De même, le régime politique a subi des changements substantiels, modifiant le type de relations des institutions religieuses avec l’autorité politique et des fidèles avec leurs propres institutions religieuses. De plus, sous l’effet de la sécularisation, de nombreux croyants génèrent leurs propres narratifs religieux et s’éloignent de leurs institutions de croyance, faisant en sorte que le rôle de l’État laïque subit d’importants ajustements ; tout ne passe pas par sa relation avec les institutions religieuses. Les droits des individus, des minorités, se situent au premier plan politiquement, obligeant à repenser la conception traditionnelle du rôle de l’État en matière de croyance et à jouer un rôle différent dans la défense des droits d’une nouvelle génération, même si ceux-ci (avortement, mariage égalitaire, etc.) ne sont qu’indirectement liés au religieux. S’il est vrai que le cadre juridique général du système politique n’a pas changé, il en va autrement pour la culture politique. L’arrivée du populisme a substantiellement modifié les relations des gouvernements avec les groupes religieux, mais plus encore avec les croyants qui sont de plus en plus nombreux à ne pas souscrire systématiquement aux diktats doctrinaux des Églises auxquelles ils appartiennent, si tant est qu’ils l’aient déjà fait. Dans un pays comme le Mexique, comme dans d’autres pays en Amérique latine, ladite religiosité populaire est l’expression la plus importante de la majorité des croyants. Phénomène complexe, elle mérite d’être étudiée pour comprendre une grande partie du comportement social et politico-religieux de la population. C’est dans ce cadre de populisme politique et de religiosité populaire que s’inscrivent les principales questions qu’abordera ce texte : Qui sont les nouveaux acteurs de la laïcité en 2022 au Mexique ? Comment les relations de l’État avec les groupes religieux et les croyants ont-elles évolué au cours des dernières décennies ? Quel type de laïcité est actuellement pratiqué au Mexique ? Ce ne sont là que quelques-unes des questions que nous nous posons et auxquelles nous espérons répondre dans ce texte.

2. à quoi ressemble la laïcité mexicaine ?

Au Mexique, la laïcité s’est construite tôt et, contrairement à d’autres pays d’Amérique latine, sa prééminence ne s’est pas interrompue depuis le milieu du xixe siècle. On peut dire que la laïcité mexicaine a commencé avec la promulgation de la Constitution de 1857, dans laquelle, pour la première fois de son histoire indépendante, le modèle de protection de l’Église catholique et d’intolérance envers tout autre culte a été abandonné[1]. Ce n’est pas que la séparation entre l’État et l’Église ait été décrétée, mais plutôt que la Constitution ne mentionnait tout simplement pas la question. Dans la pratique, cependant, l’absence de cette mention signifiait une séparation de fait et était un élément essentiel pour que les secteurs conservateurs dirigent un soulèvement armé, qui deviendrait une guerre, appelée plus tard la « Guerre de trois années » ou « Guerre de Réforme », entre 1857 et 1860 (Blancarte Pimentel, 2015). Le surnom de Réforme a été donné précisément parce que, au milieu de ladite guerre, le président Benito Juárez a décrété une série de réformes libérales (plus tard appelées Lois de Réforme), parmi lesquelles figuraient la séparation entre l’État et l’Église, la nationalisation des biens ecclésiastiques et la liberté de culte. Le régime libéral instauré après cette guerre et celle de l’intervention française (1862-1867) a maintenu ces mesures de laïcisation de l’État au cours des décennies suivantes, pendant la période appelée du « Porfiriato » (tenant son nom de Porfirio Díaz, qui a gouverné presque sans interruption de 1876 à 1911). Les Lois de Réforme, incorporées dans la Constitution en 1873, sont maintenues et les relations diplomatiques avec le Saint-Siège ne sont pas rétablies. La Révolution mexicaine, débutant en 1910, visait initialement la démocratisation de l’ancien régime libéral oligarchique, mais a fini par secouer tout le système social. Cette révolution (à laquelle ont participé tant les paysans que les classes moyennes) est caractérisée par un mélange de revendications sociales radicales et libérales, s’alliant à une posture fortement anticléricale, qui se refléterait dans les réformes de la Constitution de 1917 (Blancarte, 2017). Les révolutionnaires voulaient empêcher toute possibilité d’ingérence politique de la part de l’Église catholique et ont établi l’inexistence légale de tous « groupes religieux appelés Églises ». Par conséquent, les révolutionnaires ont interdit à ces groupes de posséder des biens, d’administrer des écoles et ont empêché leurs ministres du culte d’exprimer leur opinion sur les questions politiques. Les députés de 1917 ont également interdit aux partis politiques d’avoir des affiliations confessionnelles (il ne pouvait donc y avoir de parti catholique ni de parti chrétien-démocrate) et même la constitution d’ordres religieux conventuels. En somme, les mesures anticléricales des révolutionnaires étaient radicales et visaient à éliminer le pouvoir politique des Églises, en particulier de l’Église catholique. Ces mesures sont restées inchangées pendant pratiquement tout le reste du xxe siècle. Au cours des deux premières décennies de leur promulgation, les mesures anticléricales ont été appliquées de manière radicale, ce qui a provoqué la « guerre des Cristeros » de 1926-1929[2]. Mais à partir de 1938, l’État et l’Église entretiennent un pacte informel. L’Église catholique s’est mise à soutenir les idéaux de justice sociale de la Révolution ainsi que le contrôle de l’État sur les organisations de masse (par exemple, par la dissolution des syndicats catholiques), en échange de la tolérance de l’État envers les activités de l’Église, en particulier dans le domaine de l’éducation, et ce, sans qu’il y ait de changement formel dans la juridiction. Le moment décisif de cet accord implicite s’est produit lorsque l’épiscopat catholique a soutenu en 1938 l’expropriation des compagnies pétrolières promulguée par le président Lázaro Cárdenas (1934-1940).

Au cours des décennies suivantes, ce modus vivendi s’établit dans la durée et les lois anticléricales restèrent lettre morte. Demeurait cependant « l’épée de Damoclès » de l’éventuelle application stricte des lois et de l’esprit anticlérical qui les avait fait naître. L’école publique était une institution centrale dans la construction de cette laïcité anticléricale, notamment parce qu’elle enseignait une histoire nationale dans laquelle le libéralisme et la Révolution étaient présentés comme des leviers pour l’obtention de plus de libertés individuelles, à l’inverse des conservateurs, parmi lesquels figurait (pour une raison quelconque) l’Église catholique[3].

La conjoncture nationale et internationale a cependant changé dans la seconde moitié du siècle. Dans les années 1970, il était déjà clair que le régime de la révolution s’était idéologiquement usé et politiquement affaibli, ce qui nécessitait des changements adaptés à la nouvelle réalité. Dans ce contexte, le besoin de démocratisation des institutions politiques et de reconnaissance des droits de la personne, y compris ceux liés à la liberté religieuse des individus et des organisations dans lesquelles ils sont regroupés, s’est revêtu d’une nouvelle saillance. Pour les mêmes raisons, la présence publique des Églises, surtout celles majoritaires, s’accroissait, notamment par des interventions dans la sphère politique. Tout cela a conduit à l’appel lancé par le président Carlos Salinas de Gortari en 1988, dans son discours inaugural, à faire pression pour un État moderne qui établirait des relations transparentes et respectueuses des droits des institutions religieuses. Le résultat, après trois ans de débats, fut un ensemble de réformes constitutionnelles et juridiques qui, en somme, rendirent à la Constitution son esprit libéral originel de 1857.

La principale réforme concernait le rétablissement de la capacité juridique des Églises et des groupes religieux qui, grâce à la catégorie des « associations religieuses », ont retrouvé leur existence légale et, avec elle, d’autres capacités, dont celle de posséder ou d’administrer des écoles confessionnelles, bien que toujours en suivant des programmes officiels. Le vote actif des représentants religieux a également été autorisé et les restrictions qui leur étaient imposées à l’expression publique de leurs positions politiques ont été éliminées, bien qu’ils n’aient toujours pas le droit de participer aux compétitions électorales. D’une manière générale, ces réformes ont été bien accueillies par les institutions religieuses et par la population car, en fait, de nombreuses interdictions étaient déjà lettre morte depuis des décennies. En particulier, les minorités religieuses en bénéficiaient davantage, puisque l’absence légale n’empêchait pas l’Église catholique de continuer à avoir une présence sociale, culturelle et politique importante, tandis que les religions minoritaires avaient du mal à se faire entendre ou à revendiquer leurs droits. Dans le même temps, les réformes de 1992 ont réaffirmé ce qu’on appelait le « principe historique de séparation de l’État et de l’Église », la laïcité initiale des écoles publiques a également été réaffirmée et la loi respective mentionnait que l’État mexicain est laïque. Une interdiction importante qui est restée est celle de posséder ou de gérer des moyens de communication électroniques (c’est-à-dire la radio ou la télévision). En tout cas, il était clair que, en général, il ne s’agissait pas d’une régression vers des schémas confessionnels, mais d’un retour à l’esprit libéral de l’État. Malgré cela, l’environnement politique, qui subissait d’importantes transformations, allait pousser à deux réformes supplémentaires dans les décennies suivantes, avec lesquelles la laïcité mexicaine serait encore mieux définie. En effet, en 2000, le régime politique instauré par la Révolution mexicaine, grâce à la construction d’un parti majoritaire (appelé paradoxalement le Parti révolutionnaire institutionnel), connaîtra pour la première fois une défaite aux urnes nationales. Le premier président issu de l’opposition de droite fut un populiste catholique et pratiquant, qui brisa pour la première fois la tradition laïque de l’État mexicain établie depuis le xixe siècle, violant l’esprit plutôt que la norme de la Constitution. La démocratie, normalement liée à la laïcité, a ainsi entraîné des changements dans la manière de concevoir le rôle de la religion dans la sphère publique, qui ne remettraient pas nécessairement en cause la laïcité de l’État, mais plutôt sa manière de la concevoir par différents secteurs de la société. Les réactions des groupes laïques n’allaient pas attendre et, vers la fin de la première décennie du deuxième millénaire, la Chambre des députés avait déjà approuvé une nouvelle réforme consacrant formellement pour la première fois la laïcité de la République. Cette réforme sera achevée par le Sénat en 2012, en même temps que l’adoption d’une autre, par laquelle « la liberté des convictions éthiques, de conscience et de religion » est consacrée. Ainsi, un cycle s’est fermé, à travers lequel une nouvelle conception de la laïcité a été plus clairement définie juridiquement (Blancarte Pimentel, 2015 : 254-255).

En bref, on peut dire que la laïcité mexicaine actuelle a pour base juridique la définition d’une république laïque à l’article 40 de la Constitution, le principe historique de séparation de l’État et des Églises établi à l’article 130 de la Constitution, et la laïcité de l’enseignement public consigné à l’article 3 de la Magna Carta cité plus avant. En outre, la laïcité de l’État est stipulée dans la loi sur les associations religieuses et le culte public et l’article 24 de la Constitution établit la liberté de convictions éthiques, en plus de celle de conscience et de religion, marquant ainsi une forme de liberté de conviction laïque, pas nécessairement religieuse. Ces piliers juridiques de la laïcité mexicaine se reflètent dans une culture laïque qui insiste essentiellement sur la séparation entre la religion et la politique, entre l’État et les Églises, et entre le public et le privé, en particulier dans la distinction entre fonction publique et croyances personnelles. Ce cadre juridique et culturel ne signifie pas que les conceptions de la laïcité ont été exemptes de changements. En effet, tant le cadre politique que d’importantes transformations sociales sur le plan religieux ont fini par influencer les manières dont les anciens et les nouveaux acteurs laïques l’assument.

3. anciens et nouveaux acteurs de la laïcité

La laïcité a principalement à voir avec l’État. Par conséquent, il est important de partir de l’ensemble des institutions politiques qui le composent : les différents ordres de gouvernements (fédéral, des États et municipal, en ce qui concerne le Mexique), mais aussi les organes législatifs (fédéral, des États, en plus des conseils municipaux), le judiciaire, de même que les partis et les associations politiques. Dans certains cas, d’autres types d’organisations participent à l’action de l’État, comme les syndicats ou les groupes religieux. En tout cas, celles-ci, comme de nombreuses organisations civiles (de défense des droits de la personne, féministes, groupes LGBTQIA+, etc.) agissent dans leurs relations avec l’État. Le régime laïque, bien que clairement établi sur le plan juridique, fait l’objet d’une réinterprétation permanente. D’où l’importance de faire le point sur les transformations récentes de ces acteurs, ainsi que sur l’émergence de nouveaux acteurs et de nouvelles actrices de la laïcité.

a) Les catholiques militants

La société mexicaine n’a pas une longue tradition d’organisations civiques. Symptomatiquement, sur le plan historique, la plupart de ces associations étaient liées à l’Église catholique, en réponse aux organisations de masse (paysans, ouvriers et bourgeois) du parti majoritaire issu de la Révolution. Les plus importantes de ces associations étaient le Secrétariat Social Mexicain, l’Action Catholique Mexicaine et l’Association Nationale des Pères de Familles. Elles étaient liées entre elles, en tant qu’organisations civiques catholiques, avec plus ou moins d’indépendance face au clergé (Loaeza, 1988). Parmi leurs principales revendications figuraient la liberté religieuse, les droits de l’Église (limités depuis les réformes de la Constitution de 1917) et en particulier le droit des parents de choisir l’éducation de leurs enfants (par opposition à l’éducation laïque). Ces revendications historiques des groupes civiques catholiques se sont transformées au fil du temps, mais elles ont surtout subi un changement important par rapport aux réformes constitutionnelles de 1992 qui, en reconnaissant à nouveau la capacité juridique des groupes religieux, ont rendu moins nécessaire l’intermédiation des organisations de laïcs dans la revendication de la liberté religieuse ou des droits de l’Église. Ces organisations se sont alors concentrées sur la bataille autour des questions morales liées à la sexualité, clairement exprimées dans la lettre encyclique Evangelium Vitae de Jean-Paul II (1995)[4]. Ainsi, depuis les années 1990 et au moins jusqu’à l’arrivée du pape François en 2013, les organisations catholiques se sont concentrées sur la lutte contre les nombreuses initiatives qui seraient qualifiées « d’idéologie du genre » et qui revendiquaient essentiellement les droits des femmes et des minorités sexuelles. Le premier grand affrontement sur le plan international, avec des répercussions au Mexique, fut celui qui eut lieu lors de la Conférence internationale sur la population et le développement, tenue au Caire en 1994 (Fonds des Nations Unies pour la population, 2014 [1994]). Un an plus tard, la Conférence mondiale sur les femmes à Pékin introduisit également la discussion sur le concept du genre. À partir de ce moment, les débats sur le rôle de l’État laïque tournèrent, d’une part, autour des revendications du féminisme et des groupes LGBTQIA+ et, d’autre part, autour de ce qu’on appelle la « défense de la vie » : contraception d’urgence, sexualité et santé reproductive, interruption volontaire de grossesse, droits des minorités sexuelles se heurtant à une conception hétéronormative de la sexualité (et de la famille), le développement intégral de la famille, la reproduction et la défense de la vie « dès la conception à la mort naturelle ». Dans le cas mexicain en particulier, une partie des débats ont tourné autour du curriculum d’éducation à la sexualité des manuels scolaires des écoles primaires et secondaires de premier cycle (de 6 à 15 ans). L’Union nationale des pères de famille (UNPF) a été le principal acteur contre cette poussée de l’éducation laïque au Mexique. Cependant, cet ancien acteur s’est renouvelé au cours des deux dernières décennies, en même temps que d’autres organisations ont articulé les anciennes revendications des groupes catholiques conservateurs avec les nouvelles critiques envers ce qu’ils appellent « l’idéologie du genre ».

Le Front national pour la famille (FNF) est l’une des expressions récentes de ce conservatisme. Cette organisation a été créée en mai 2016, en réponse à une grande réforme constitutionnelle à l’initiative du président de l’époque, Enrique Peña Nieto. Cette réforme était appuyée par quelques décisions de la Cour suprême de justice de la Nation (SCJN), qui ont permis d’intégrer à la Constitution un ensemble de mesures antidiscriminatoires sur le plan fédéral, dont le droit des homosexuels au mariage et à l’adoption (Vera Balanzario, 2018). Finalement, en raison du contexte politique, la proposition de réforme n’a pas été adoptée, montrant la force relative du conservatisme catholique. Question qui pourtant n’a pas empêché les droits des femmes et des groupes LGBTQIA+ de continuer à progresser dans les années suivantes, soit par des décisions de la SCJN, soit par certaines initiatives dans diverses législatures des États fédérés.

b) Les mouvements féministes et de défense des minorités

Le féminisme au Mexique a connu quelques moments importants dans les premières décennies du xxe siècle. Mais c’est dans les années 1970 autour des premiers programmes de planification familiale, de contrôle des naissances et de distribution massive de contraceptifs de la part du gouvernement et de son parti majoritaire (le PRI) que s’articulent les premières forces féministes (Galeana, 2017). La promulgation de la Loi générale sur la population en 1974 et la tenue de la première conférence internationale de l’Organisation des Nations Unies sur les femmes en 1975 à Mexico ont été des moments décisifs à cet égard. Dans les Conférences du Caire et de Pékin mentionnées plus haut, la participation des femmes des groupes officiels ou des secteurs gouvernementaux était notoire. Dans les décennies suivantes, l’émergence de partis de gauche a permis aux plateformes politiques de défense des droits des femmes et des minorités sexuelles de s’y développer. Parallèlement, de nombreuses organisations non gouvernementales, laïques ou religieuses, dans le cadre du développement d’une culture des droits de la personne, ont également commencé à mener leurs activités. Pour tous, le rôle de l’État laïque dans la défense de ces droits est devenu plus clair et, par conséquent, s’est révélée la nécessité de le défendre parce qu’on pourrait y recourir pour nombre de revendications pour l’égalité et que ça permettrait du même coup aux organisations concernées de mieux orienter leurs requêtes sur le plan politique. Des organisations telles que Católicas por el Derecho a Decidir, fondé au début des années 1990 sous l’égide de Catholics for Choice aux États-Unis[5] ou le Groupe d’information sur le choix reproductif (GIRE)[6], ont concentré leurs efforts sur le droit des femmes de décider de ce qui advenait de leur propre corps, que ce soit en matière d’interruption légale de grossesse ou dans d’autres domaines liés à la santé sexuelle et reproductive. Ces dernières années, d’autres féminismes, encore plus combatifs, se sont ajoutés à ces luttes, parvenant à positionner, dans une perspective laïque, bien des revendications des femmes.

Des trajectoires tout aussi importantes ont été suivies par de nombreux groupes LGBTQIA+. Luttant aux côtés d’organisations féministes et de défense des droits de la personne, elles ont réussi à porter leurs revendications sur la place publique. Dans de nombreux cas, ces organisations ont remporté des victoires importantes, principalement grâce à des décisions de la Cour suprême, mais aussi grâce à certaines législatures locales ou d’État fédéré. Tous ces groupes, aussi bien féministes que ceux qui défendent les droits des minorités sexuelles, sont assurément de nouveaux acteurs centraux dans les débats relatifs à la laïcité mexicaine. À la base de leurs revendications, on trouve la même raison d’être que celle de la laïcité : la défense de la liberté de conscience. Ce n’est plus seulement la possibilité de croire autrement, mais également le droit d’exister autrement qui sont mis de l’avant.

c) Les partis politiques

i) Le Parti révolutionnaire institutionnel

Au xixe siècle, l’État laïque au Mexique était lié au Parti libéral. Cependant, au fil du temps, alors que le régime se transformait en une oligarchie, les libéraux radicaux ont accusé les élites dirigeantes d’avoir été trop tolérantes envers les forces conservatrices et d’avoir permis le retour politique de la hiérarchie catholique. La révolution qui éclate en 1910 et qui porte à la présidence un démocrate libéral (spiritualiste), Francisco I. Madero, conduira à l’exacerbation des conflits, à une véritable explosion sociale et à une guerre à la suite de l’assassinat du président. Les révolutionnaires « constitutionnalistes » qui ont remporté cette révolution, après avoir vaincu l’usurpateur et les autres révolutionnaires dans une lutte interne, ont conclu (à juste titre, comme le montrent de récentes recherches d’archives) que le Parti national catholique nouvellement formé et l’archevêque du Mexique avaient participé au complot visant à renverser le président Madero. Pour cette raison, comme on l’a déjà souligné, les réformes de la Constitution de 1917 avaient un ton anticlérical marqué, en plus de l’interdiction des partis à références confessionnelles. En 1929, après de longues luttes internes, les dirigeants révolutionnaires ont décidé de s’unir dans un parti qui mettrait fin aux conflits ouverts et canaliserait les préoccupations politiques (et les ambitions) de tous. Ainsi naquit le Parti national révolutionnaire, qui devint le Parti de la révolution mexicaine, pour finalement s’appeler, à partir de 1946, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI)[7].

Ce parti de nature corporatiste rassembla tous les secteurs sociaux (paysans, ouvriers, militaires, hommes d’affaires et classes moyennes) et il devint, avec la présidence de la République changeant tous les six ans, le pilier politique du nouveau régime, dont il hérita de quelques caractéristiques. L’une d’elles était la laïcité dure, imprégnée de l’anticléricalisme inscrit dans la Constitution. Malgré cela, au fil du temps, bien que des motifs de différence surgissent sporadiquement (comme les manuels scolaires officiels dans les années 1960 ou le programme de planification familiale dans les années 1970), la tendance fut au modus vivendi et à la dilution des affrontements ; les normes constitutionnelles et juridiques elles-mêmes furent été ignorées. Le PRI perdit également son caractère révolutionnaire et devint de plus en plus un instrument des élites technocratiques au pouvoir. Ceux-ci, souvent scolarisés dans des écoles catholiques, avaient du mal à maintenir les positions officielles, participant ainsi au déclin de la légitimité du régime. Pendant ce temps, le clergé catholique assumait un rôle de plus en plus important, notamment dans la sphère politique. Effectivement, il était devenu habituel pour les candidats des partis importants de rendre visite aux évêques des régions où se tenaient les élections. La réforme de 1992 susmentionnée a éliminé les mesures anticléricales et donné lieu à des relations plus ouvertes (ou plutôt moins honteuses) entre les politiciens et les représentants religieux. Aussi, dans la mesure où le système politique devenait plus démocratique et donc plus compétitif sur le plan électoral, les groupes religieux (tant les groupes majoritaires que les minoritaires) devenaient des niches électorales convoitées par les partis.

En 2000, le PRI a perdu pour la première fois la présidence de la République, aux mains de Vicente Fox, un populiste de droite qui, en pleine campagne, malgré l’interdiction de la loi électorale, a utilisé des symboles religieux et manifesté dans les rues à plusieurs reprises en faveur d’un programme de concessions aux revendications traditionnelles de l’Église. Le PRI n’étant pas au pouvoir, on a assisté à une dérive idéologique de ses positions, qui deviennent plus conservatrices. Cela s’est traduit par l’opposition aux lois en faveur de l’interruption volontaire de grossesse à Mexico et par le vote presque simultané dans de nombreux États de la République pour instaurer « le droit à la vie, de la conception à la mort ». Au cours des années suivantes, lorsque le PRI a repris la présidence de la République et est resté au pouvoir dans plusieurs régions, au moins deux gouverneurs du PRI ont tenu des cérémonies publiques en présence des évêques catholiques de leurs États où ils ont déclaré qu’ils remettaient leurs États « au Seigneur Jésus-Christ et à la Vierge Marie », pour leur protection. Il n’y a pas beaucoup d’espace dans ce texte pour développer le sujet. Force est cependant de constater que le PRI, identifié depuis des décennies au régime de la révolution, au-delà d’être un pêle-mêle de positions unies par des intérêts communs, a cessé d’être l’un des bastions de la laïcité traditionnelle et s’est plutôt fait le champion de causes plus conservatrices.

ii) Le Parti d’action nationale

Le Parti d’action nationale (PAN) a été créé en 1939, en grande partie en réaction à l’écrasante machine partisane et étatique de la Révolution mexicaine. Il est issu pour l’essentiel d’une coalition de forces conservatrices catholiques, sorties des secteurs en désaccord avec la laïcité révolutionnaire, d’une part et, d’autre part, issues de secteurs de la classe moyenne, notamment de professionnels libéraux (avocats, journalistes, universitaires) mécontents de la radicalité sociale de l’époque (Loaeza, 1999 ; Reynoso, 2014). Pendant plusieurs décennies, le parti a dû se contenter de petites victoires locales, puisqu’il a été tenu à distance du pouvoir en raison de manipulations frauduleuses des résultats électoraux, en particulier dans les zones rurales. Mais avec l’urbanisation croissante, l’étiolement de la légitimité du PRI (surtout après 1968) et la généralisation des revendications sociales en lien avec la démocratisation, le PAN commençait à gagner du terrain dans la chambre des représentants et même, à partir des années 1990, dans certains gouvernements. La nécessité de moderniser les structures de l’État a conduit le régime du PRI à accepter de nouvelles règles du jeu, notamment avec la création d’un institut électoral autonome (actuellement l’Institut national électoral). La création de ce dernier a permis à un parti politique de gauche de gouverner la ville de Mexico à la fin de la décennie et, en 2000, au PAN d’obtenir la présidence de la République.

Il est important de mentionner que pendant des décennies, le PAN a été associé, à juste titre, à l’Église catholique. Dans ses premières années d’existence, nombre de ses dirigeants locaux et nationaux étaient, même simultanément, des dirigeants de l’Action catholique mexicaine. Avec eux, un nombre croissant de citoyens ont recherché la démocratisation du pays : hommes d’affaires, professionnels libéraux, commerçants et population urbaine, cette dernière étant de plus en plus associée à certaines positions libérales-conservatrices et à des implantations dans le centre et le nord du pays. Les victoires croissantes du parti en ont fait aussi nécessairement un parti plus pluraliste, en même temps que la sécularisation de la société l’a poussé vers des positions plus modérées, bien que toujours à droite de l’échiquier politique. Pour la même raison, la plupart de leurs positions ont été critiquées ou ouvertement opposées à de nombreuses revendications sociales désormais abritées par l’idée d’État laïque, comme le droit à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’aide médicale à mourir. Bref, le PAN n’est pas anti-laïque, mais dans la pratique, la plupart de ses militants continuent de s’identifier à des positions issues du conservatisme religieux. La laïcité que ce parti soutient finalement est celle où l’État doit non seulement être respectueux de la liberté religieuse, mais doit également établir une certaine forme de collaboration avec l’Église catholique, tout en se montrant aussi ouvert à la participation d’autres groupes religieux. En somme, dans le contexte actuel, comme depuis sa fondation, le parti est tiraillé entre une tradition libérale et une position conservatrice issue de conceptions religieuses en ce qui concerne les libertés modernes.

iii) PRD et MORENA

S’il est de plus en plus difficile de classer les partis dans l’éventail classique entre gauche et droite, certains défendant les revendications progressistes traditionnelles proches des idéaux de divers types de socialisme ou mettant l’accent sur les questions de justice sociale, il demeure que plusieurs partis et mouvements sociaux peuvent être regroupés sous cette catégorie. Le plus important d’entre eux était le Parti de la révolution démocratique (PRD), formé à la suite d’un important mouvement de démocratisation autour des élections présidentielles de 1988 (Cadena-Roa et López Leyva, 2013). Au cours de ses vingt premières années d’existence, le PRD, composé d’anciens membres du PRI et de membres de différents partis de gauche, a articulé une plateforme de revendications sociales et citoyennes, dont l’établissement d’un État laïque. Depuis 1997, lorsque ledit parti a remporté les élections dans le district fédéral (aujourd’hui ville de Mexico, avec 19 millions d’habitants), une lutte pour les droits des femmes et des groupes LGBTQIA+ a commencé. Celle-ci a connu des moments clés dans la première décennie du millénaire, d’abord avec la reconnaissance du contrat civil entre personnes du même sexe, après avec le droit d’interruption de grossesse volontaire, puis le mariage dit « égalitaire » (entre personnes du même sexe), ainsi que leur droit à l’adoption. Pareillement, jusqu’à aujourd’hui, on pourrait dire que ce parti est celui qui maintient le plus fermement le drapeau (et les principes) de l’État laïque. Cependant, une grande part de sa base militante s’est redirigée vers la nouvelle formation politique du Mouvement de régénération nationale (MORENA) à partir de la fin des années 2010, conduisant au démembrement presque total du PRD.

Le PRD a perduré en tant que formation minoritaire de gauche, en dépit des prévisions pessimistes concernant son existence. Ce parti a effectivement maintenu son registre comme parti politique national et conservé comme point focal de son agenda politique la défense de l’État laïque, les libertés et les droits de la personne qu’il défend, en particulier les revendications citoyennes autour des droits des femmes et des minorités sexuelles (Partido de la Revolución Democrática, 2010).

Même si le Mouvement de régénération nationale (MORENA) a été fondé en 2014, il avait déjà remporté la présidence de la République en 2018. C’est son leader le plus en vue, l’ancien membre du PRI Andrés Manuel López Obrador (plus connu en tant qu’AMLO), qui a orchestré la scission du PRD, assurant ainsi la victoire électorale du parti. Ce leader populiste s’adonne à promouvoir une politique nostalgique du nationalisme révolutionnaire du PRI qu’il a quitté à la fin de la décennie des années 1980 et qui a prévalu au Mexique jusqu’aux années 1970. Ce faisant, MORENA rassemble des secteurs traditionnellement alignés sur le nationalisme révolutionnaire du PRI et d’autres groupes insatisfaits de l’orientation « néolibérale » du régime, issus de la scission du PRD et d’autres nouvelles forces politiques (Heredia et Gómez Bruera, 2021)[8].

De manière paradoxale, le gouvernement de MORENA est un pur produit du populisme rejoignant la religiosité populaire, bien que ses racines et son idéal national révolutionnaire mélangé à des positions de gauche devraient le placer dans une position plutôt laïque. Dans la pratique, les positions du parti se heurtent directement aux actions de son chef et président de la République, Andrés M. López Obrador, qui apparaît publiquement davantage comme une figure messianique qu’un leader politique laïque. Le nom même du parti, comme l’ont noté de nombreux observateurs, est un clin d’oeil à la ferveur populaire pour la Vierge de Guadalupe, la principale icône religieuse du pays, puisque les Mexicains l’appellent « la Vierge brune » (morena, en espagnol). Bien que López Obrador évoque continuellement la figure de Benito Juárez, le président qui a établi la séparation entre l’État et l’Église au xixe siècle, il ne s’empêche pas d’emprunter fréquemment des expressions plus typiques d’un prêtre que d’un homme politique, et son programme politique lui aussi contient maintes propositions brouillant les frontières de l’État et de l’Église. Pour être plus exact, il s’exprime de la manière classique qu’ont les leaders populistes (surtout en Amérique latine) de mêler positions politiques et religieuses (Barranco et Blancarte, 2019), de telle sorte que, bien que le cadre juridique de la laïcité mexicaine soit resté inchangé, l’influence de ce populisme « de gauche » sur la politique et la culture populaire aura certainement une incidence sociopolitique dans un avenir proche.

iv) Autres partis et candidats indépendants

Dans le paysage politique mexicain, il existe d’autres partis sans définition idéologique claire en termes de laïcité. D’une manière générale, même ceux d’origine confessionnelle, suivant la culture séculière de la majeure partie de la société, sont en faveur d’un État laïque. Cependant, il est évident qu’une fois leur adhésion à ce cadre juridico-politique exprimée, leur interprétation de celui-ci peut être très variable et même s’aligner sur les positions les plus conservatrices, normalement associées aux personnes s’opposant à la laïcité d’État. C’est le cas du Parti de la rencontre sociale, dorénavant nommé Parti de la rencontre solidaire (PES), qui fut fondé dans les années 2000, essentiellement à partir de congrégations évangéliques du nord du pays. En effet, au même titre que MORENA, le PES évoque le poisson (pez, en espagnol), qui identifie les chrétiens évangéliques. Les positions de ses dirigeants et représentants populaires sont généralement ultraconservatrices, s’opposant par exemple au droit à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’aide médicale à mourir. En 2018, le PES a rejoint une alliance électorale nationale avec MORENA, leur permettant de compter sur un nombre plus grand de législateurs fédéraux. Malgré cette alliance, l’électorat mexicain ne lui a pas donné les 3 % nécessaires pour maintenir son registre en tant que parti national. Cela pourrait être un signe du rejet de la population mexicaine du brouillage de la frontière entre religion et politique.

D’autres partis sans affiliation idéologique spécifique, ou avec un enjeu central à leur agenda politique (comme le Parti vert écologiste), n’ont pas nécessairement une position claire sur la laïcité de l’État bien que, suivant la culture politique générale, ils aient tendance à s’exprimer en sa faveur, de manière abstraite. Peut-être que la marque commune de certains d’entre eux est qu’ils ont tendance à pencher vers des candidats populaires plutôt que vers des plateformes idéologiques. Cela les rend parfois plus attrayants pour le public, mais aussi plus susceptibles de tomber dans des positions personnelles, autour d’un leader qui peut changer d’avis au sujet de la laïcité du jour au lendemain. Le parti « Mouvement citoyen », qui se présente comme « social-démocrate », a ainsi conquis deux des trois entités étatiques les plus importantes de la République (Jalisco et Nuevo León), sans établir de définition claire de la laïcité ni faire de propositions concernant la laïcité ou les libertés civiles susmentionnées qui y sont associées. De cette manière, ce sont les personnalités et les convictions personnelles des dirigeants qui guident finalement la politique (au-delà des lois), et non les plateformes gouvernementales.

Cette tendance se renforce avec l’apparition croissante de candidatures « indépendantes », qui s’articulent autour de personnalités surgissant en dehors du cadre des partis politiques établis. Si ce type de candidature tend à « citoyenniser » la politique, il converge en même temps à « désinstitutionnaliser » les décisions gouvernementales. L’interprétation du cours que doivent suivre les affaires publiques s’avère fréquemment une question de décision personnelle. Parfois, la remise en cause de la politique traditionnelle peut conduire à la réinterprétation des lois. Des exemples de cela ont été observés avec une fréquence croissante dans la sphère politique mexicaine, dans la mesure où le populisme a pénétré le système.

c) Les populismes

Vicente Fox, le premier président (2000-2006) à émerger de l’opposition de l’ancien régime du PRI, était un exemple manifeste de la vague populiste. Ses positions sur la laïcité ont remis en question les pratiques traditionnelles en la matière, ouvrant des espaces progressifs aux manifestations publiques de la religiosité par la classe politique, mais sans pouvoir pourtant modifier les règles juridiques de l’État concernant l’action sociale des groupes religieux. Cependant, Fox ne représentait que le début d’une tendance grandissante au sein de la classe politique populiste à brouiller la frontière entre politique et religion. Les exemples ne manquent pas.

Plus récemment, le gouverneur « indépendant » de l’État de Nuevo León, Jaime Rodríguez Calderón[9], surnommé « el Bronco » (le cheval sauvage), a soutenu lors de la signature d’un accord entre des associations civiles et des agences gouvernementales pour prévenir la toxicomanie et la criminalité (en présence de divers représentants d’Églises) que « le gouvernement doit aussi travailler sur la foi, ne plus s’occuper de ces différences idiotes entre croire ou non en quelque chose parce que nous sommes laïques, [parce que] cela nous a détruits » (Carrizales, 2017). El Bronco a également remercié « l’opportunité que Dieu me donne de pouvoir vous parler, de pouvoir sensibiliser votre coeur et votre âme, de résoudre le problème qui nous concerne tous : la consommation de drogue ». Le gouverneur était conscient du ton religieux de son discours, ajoutant que « peut-être que je parle comme un pasteur ou un père, comme un curé, mais je ne suis qu’un simple citoyen qui gouverne cet État ». Dans un mélange populiste désormais classique chez les autorités civiles empruntant un registre religieux, le gouverneur a déclaré : « Si nous croyons à quelque chose, que Dieu est grand, nous pourrons changer l’attitude de plusieurs, même si nous sommes peu nombreux, et ainsi, comme aujourd’hui, avec les Églises et associations civiles, nous allons faire joindre tous les enseignants, tous les policiers et tout le gouvernement. » Et le public présent a répondu : « Amen » (Carrizales, 2017).

Mais l’exemple le plus clair de la dilution du concept et de l’esprit de séparation est sans aucun doute l’actuel président du Mexique, Andrés Manuel López Obrador. Ce n’est pas un phénomène isolé, comme nous l’avons déjà vu. Il est un représentant typique du populisme contemporain : nationaliste, altermondialiste, nativiste et protectionniste, il flirte avec le facteur religieux, en joue et l’utilise à ses propres fins, soit par conviction personnelle ou par calcul politique. Comme je l’ai déjà décrit ailleurs, bien que López Obrador aime se présenter comme un homme de gauche, en réalité, c’est un homme conservateur, qui s’oppose à l’avortement, au mariage homosexuel et même au divorce, en tant que l’un des « fruits pourris de la période néolibérale » (Arrendondo Sibaja, 2019). Ses conceptions politiques sont imprégnées d’éléments religieux, raison pour laquelle on peut affirmer qu’il est un homme politique « intégriste », c’est-à-dire qu’il ne sépare pas sa vision religieuse de ses activités politiques et sociales et a essentiellement, en ce sens, une conception religieuse du monde antimoderne et anti-laïque (Barranco et Blancarte, 2019). Lors d’un discours conservateur, le président a déclaré que c’est seulement avec la promotion et la défense des valeurs familiales que « nous pourrons sauver le Mexique » (Belmont, 2019). Selon lui, dans la mesure où le modèle néolibéral a provoqué la hausse des divorces dans le pays, les problèmes de violence et de forte consommation de drogue seraient montés en flèche. López Obrador parle continuellement comme un ministre du culte, du bien et du mal, de l’aspect positif de fréquenter des églises ou des temples, et de l’importance des valeurs morales et spirituelles. Il se réfère à Dieu et au diable comme agents actifs au Mexique et souligne que « pour atteindre le bonheur, le bien-être matériel et le bien-être de l’âme sont nécessaires » (Belmont, 2019). Il veut faire du Mexique une puissance non seulement politique, sociale et économique, mais aussi morale (López Ponce, 2019). Dans cette logique, il s’est engagé publiquement à « épurer » la vie publique du pays (La Jordana, 2019). Il s’est également allié au PES (comme on l’a déjà dit, d’origine évangélique) et au moment de forger sa coalition électorale, il a proposé une « Constitution morale » (Muñoz, 2012). Or, si ces propositions moralisatrices ne se sont pas traduites par des politiques publiques réussies (par exemple, en matière de sécurité ou de réduction des inégalités), elles ont probablement eu une incidence sur la perception traditionnelle que les citoyens mexicains ont du strict principe de séparation entre religion et politique. En effet, écouter le président de la République s’exprimer en tant que ministre du culte rompt complètement avec la perception de la laïcité qu’avait la population mexicaine depuis plus d’un siècle et demi. La question évidente qui se pose à cet égard est la suivante : dans quelle mesure l’introduction d’un discours politico-religieux a-t-elle affecté ou influencé les politiques publiques et la laïcité de l’État mexicain ? Pour donner une première réponse, même approximative, il faut comprendre le rapport entre pratiques populistes et religiosité populaire.

d) Le peuple et sa religiosité

Dans le cas de l’Amérique latine et en particulier du Mexique, le lien entre populisme et religiosité populaire fait du « peuple » un acteur politique central et donc un facteur déterminant de la transformation de la notion de laïcité jusqu’alors hégémonique. La notion de « peuple » est, bien sûr, évasive et difficile à analyser (Boel, Jensen et Sonnichsen, 2017)[10]. Mais dans un pays où la moitié de la population est sous le seuil de pauvreté, la corrélation entre cette couche de la population et une religiosité spécifique (à laquelle nous essaierons de donner un contenu précis plus tard) permet de comprendre les positions des secteurs majoritaires, pas nécessairement identifiées aux revendications des classes moyennes décrites ci-dessus (Martin, 2021 ; Parker Gumucio, 2021 ; González, 2002). Les indicateurs, jusqu’à présent, sont flous. À propos de la laïcité, le signe le plus visible qu’au Mexique les choses peuvent changer est manifeste dans les cotes d’approbation élevées dont bénéficient le président de la République et d’autres politiciens populistes, malgré cette confusion évidente des rôles politiques et religieux. En d’autres termes, il n’y a (apparemment) pas de vote de sanction contre ce genre d’homme politique, bien que l’opinion publique, observable dans les colonnes éditoriales et les fortes réactions des médias, soit nettement critique et contraire à ce type d’expression politique, et que le résultat électoral catastrophique du parti d’origine évangélique pourrait être un indicateur de ce rejet. Il n’y a pas non plus, il faut le dire, une manifestation significative d’approbation et de soutien populaire à cet égard. On observe plutôt une certaine indifférence en la matière. Comme si la question n’était plus d’actualité pour la population. Cela oblige à repenser de manière critique la question de la religiosité populaire et son incidence éventuelle dans le cadre de la sécularisation de la sphère politique.

Dans le cas de l’Amérique latine et en particulier du Mexique, le lien avec la religiosité populaire fait de ces nouveaux acteurs politiques un facteur déterminant de la notion de laïcité jusqu’alors hégémonique. Il faut se rappeler que le populisme est essentiellement une forme de politique morale. Puisqu’il tend à diviser le monde en deux (un peuple bon, qui doit être protégé et dirigé par un chef honnête, contre une élite corrompue et discriminatoire), il n’y a pas de place pour des positions intermédiaires. On est du côté du bien ou du côté du mal ; les politiciens populistes sont des politiciens moralistes. Pour cette raison, ils ont tendance à recourir à des formules religieuses, tout en se tenant à distance des institutions ecclésiales traditionnelles. Le discours politique nationaliste et altermondialiste devient ouvertement nativiste, avec une revendication des cultures et des religions indigènes (préhispaniques) et parfois même mélangé avec des éléments New Age, ouvertement ésotériques. C’est, au fond, la manifestation de tendances sécularisantes, si l’on entend par là l’individualisation des croyances, le développement de rituels alternatifs et, comme le souligne Hervieu-Léger (1999 : 42), « l’ensemble des processus de réaménagements des croyances qui se produisent dans une société dont le moteur est l’inassouvissement des attentes qu’elle suscite et dont la condition quotidienne est l’incertitude liée à la recherche interminable des moyens de le satisfaire » (Hervieu-Léger, 1999). C’est cette recomposition des croyances qui permet au populisme de concevoir des formes d’adhésion politique liées à de nouvelles expressions laïcisantes de la croyance, mais surtout, de renouer avec les manières de croire de la majorité de la population, dans ce qu’on a appelé la « religion populaire ». Ce concept est extrêmement complexe, ce qui a donné lieu à de nombreuses interprétations, y compris de son inutilité interprétative. Mais, ce qui rend cette interprétation constatable, c’est que ce genre de religiosité est prédominant en Amérique latine et le Mexique ne fait pas exception. La religiosité populaire a été expliquée par divers binômes qui tournent autour des biens de salut, des différents modes de médiation desdits biens, du contrôle des rituels et des sacrements, ainsi que des luttes pour les façons distinctes de croire. On a ainsi le duo antagoniste contrôle institutionnel et autonomie religieuse. Dans ce cas, on observe la lutte entre le contrôle de l’institution ecclésiastique et les pratiques autonomes d’autorégulation religieuse. En Amérique latine, comme le christianisme est une religion imposée par la force aux populations indigènes, la question du contrôle doctrinal des pratiques syncrétiques est centrale tout au long de la période coloniale (1521-1821), mais aussi dans les deux siècles suivants. Un deuxième couple d’interprétation opposée de ce phénomène est celui de religion dominante et de religion subordonnée. Dans ce cas, l’accent est mis sur l’existence de types de contrôle et de résistance qui passent par les conditions sociales de ceux qui cherchent une certaine façon de croire et de ceux qui cultivent leurs propres règles pour les adapter à ces conditions. Dans la même logique, on parle de religion des classes dominantes ou de religion des classes marginales (mais aussi, paradoxalement, des masses, qui peuvent être majoritaires, bien qu’elles maintiennent leur position marginale). Un autre binôme antagoniste possible est celui de la religion orthodoxe et de la religion hétérodoxe. Dans ce cas, l’accent est mis sur les « réminiscences païennes » et d’autres manières de classer les constructions permises de la dissidence religieuse. Un quatrième binôme met l’accent sur la relation du centre par opposition à la périphérie. Ici, « le centre » a plus d’un sens, puisqu’il s’agit d’observer les différents centres d’une certaine religion (par exemple, Rome et Madrid à l’époque coloniale, mais aussi Mexico ou les provinces, soit les régions urbaines ou rurales). Les manières de croire changent selon les contextes géographiques et culturels. D’autres binômes à partir desquels la religiosité populaire a été examinée sont ceux de la religion éclairée par rapport à la religion spontanée ou émotionnelle. La même chose quand on parle de religion cultivée par rapport à la religion primitive. Il en va de même lorsque l’on parle de religion ou de foi rationnelle et consciente par rapport à la religiosité primaire ou intuitive. À de nombreuses reprises, toutes ces options sont simplifiées dans le binôme religion moderne versus religion traditionnelle. Bref, le phénomène est complexe et nécessite une analyse dont la profondeur dépasse les limites assignées à ce texte. Nous nous intéressons seulement à approfondir certaines des caractéristiques indiquées, qui nous permettent de trouver les raisons et la logique de l’identification à un type de politique (populiste), ainsi que les conséquences que cela entraîne pour la laïcité au Mexique. Dans ce cas, nous mettons l’accent sur un sujet (le peuple) qui est au centre des deux phénomènes (populisme et religiosité populaire) et qui pourrait modifier (ou non) le type de régime qui s’est construit jusqu’à présent au Mexique. En guise de rappel, la religiosité populaire en est une subalterne qui, depuis des siècles, résiste aux contrôles institutionnels faisant la promotion de l’orthodoxie et est mue par l’intuition et les émotions de ses tenants plutôt que par l’érudition d’une élite religieuse désignée comme la plus éclairée en la matière. En ce sens, on pourrait faire l’hypothèse selon laquelle le succès du populisme en Amérique latine et plus précisément au Mexique s’explique par le rejet d’une élite tant dans la sphère religieuse que politique et que ces sphères tendent, dans les débats publics, les expressions des élus et les programmes électoraux, à s’enchevêtrer de plus en plus. On comprend ainsi le retour de positions traditionalistes, bucoliques, antimodernes, nostalgiques du passé, typiques du populisme, ancrées dans une forme de religiosité qui privilégie l’espoir sur les résultats, l’émotion sur la raison et, surtout, les revendications du peuple sur celles des élites et du savoir éclairé. Fondamentalement, le populisme est essentiellement un phénomène similaire, créant un « mysticisme séculier » autour de projets politiques énoncés de manière prophétique ou ouvertement messianique n’est donc pas surprenante. L’espoir de rédemption ou de salut l’emporte sur la promesse d’un changement terrestre, au-delà de l’évidence matérielle ou de la preuve qui valide les attentes politiques. L’espoir, toujours renouvelable, centré sur la promesse de changement autour d’une figure charismatique, constitue souvent le matériau principal sur lequel se construit l’antidote à l’incertitude de l’avenir. Le succès du populisme latino-américain n’est rien d’autre que la sécularisation des formes traditionnelles de religiosité populaire. Malgré ce qui précède, ce serait une erreur de supposer que cette identification entre populisme et religiosité populaire est nécessairement négative pour la laïcité. La raison en est que, du moins dans le cas mexicain, cette religiosité populaire n’a jamais été un obstacle à l’établissement et à la consolidation de l’État laïque. Bien au contraire, on pourrait dire que la distance est grande entre le modèle catholique promu depuis Rome et le catholicisme effectivement pratiqué au sein de la majorité de la population mexicaine. La laïcité mexicaine avait une base militante précisément grâce à la résistance des catholiques eux-mêmes et à l’anticléricalisme issu d’une organisation religieuse populaire qui rejetait largement l’ingérence de l’institution et se méfiait de sa vigilance. Il est vrai qu’une partie des catholiques mexicains respectaient le clergé et suivaient ses recommandations (surtout dans la région de Bajío) mais une autre partie, probablement majoritaire, trouvait dans cette « religiosité populaire » le moyen de résister et d’échapper aux contrôles politiques religieux de l’ancien régime. La religiosité populaire a participé à l’expansion du libéralisme, alimentant ainsi les luttes contre la domination sociale et politique de l’Église catholique.

conclusion

Dans la laïcité mexicaine, comme nous avons pu le constater, il y a d’anciens acteurs reconvertis et de nouveaux acteurs qui ont donné un nouveau sens et des finalités diverses (plus larges que celles d’origine) à la laïcité mexicaine. Au centre des nouvelles batailles et revendications se trouve la liberté de conscience. Mais aujourd’hui, la laïcité n’est pas seulement promue pour garantir le droit de penser et de croire autrement que la majorité ; elle est recherchée et défendue pour garantir aux femmes le droit de décider de leur propre corps et aux minorités sexuelles d’avoir les mêmes droits que la majorité hétérosexuelle. C’est pourquoi les principales batailles autour de l’État laïque n’ont la religion (et particulièrement les institutions religieuses) qu’en guise d’arrière-plan qui, bien qu’important, n’est pas central dans les discussions qui concernent des groupes religieux. La décision sur la moralité publique est en effet beaucoup plus large et englobe plusieurs secteurs de la vie sociale.

Les nouveaux acteurs sont alors les féministes, les groupes LGBTQIA+, les partis politiques, les politiciens indépendants, les nombreuses organisations impliquées dans la défense des droits de la personne ainsi que cette masse informe que nous définissons comme « le peuple ». Le nouveau cadre politique, celui du populisme, s’est imposé dans les dernières décennies et conditionne nombre des actions de ces acteurs. Le populisme interagit avec la religiosité populaire traditionnelle, de laquelle il s’alimente. D’abord parce que le populisme est essentiellement une forme de politique morale et les populistes se présentent comme des leaders à la tête d’une lutte du bien contre le mal. Par conséquent, ils ont fréquemment recours à des formules religieuses, tout en se tenant à distance des institutions religieuses traditionnelles, en rejoignant ainsi le côté anticlérical de la religiosité populaire. La recomposition des croyances permet au populisme de produire de nouvelles formes d’adhésion politique basées par exemple sur la traditionnelle résistance de la religiosité populaire envers les institutions religieuses, en même temps que les politiciens populistes font face aux institutions politiques traditionnelles. En d’autres mots, la résistance de la religiosité populaire rencontre la résistance politique, ouvrant ainsi les portes au messianisme populiste.

La question que l’on peut se poser aujourd’hui, si l’on suppose que ce lien existe, est la suivante : quelle sorte de laïcité peut émerger de la rencontre contemporaine entre populisme et religiosité populaire ? La réponse que l’on peut risquer, à partir de contextes similaires, est la suivante : le retour de la religion dans l’espace de l’État, c’est-à-dire de la politique, sera fluctuant, puisqu’il dépendra davantage des goûts et centres d’intérêt personnels du leader politique que d’un nouveau cadre institutionnel. En ce sens, le type de laïcité promu par l’État peut aller d’une laïcité autoritaire à une coopération ouverte entre l’État et les Églises, puis devenir anticlérical si les frictions politiques augmentent, ou libertaire si les groupes au pouvoir en décident ainsi. Mais tout cela se traduira vraisemblablement par un processus croissant de sécularisation, entendu comme recomposition des croyances, dans le cadre d’une détérioration de la légitimité des groupes religieux traditionnels. Ce processus peut avoir une incidence négative sur l’esprit de séparation entre l’État et les Églises, mais en même temps, cela augmentera l’autonomie des croyants par rapport à leurs propres institutions religieuses. En ce sens, la définition des politiques publiques deviendra probablement plus chaotique, alors que l’incertitude sur les garanties des droits de la personne pour les minorités deviendra un problème fréquent. Il est alors fort probable que la religion revienne dans l’espace public, en même temps que s’accentuent les signes de sécularisation, sous forme d’individualisation des consciences, de perte de légitimité des institutions religieuses elles-mêmes et de l’apparition de nouvelles formes de spiritualité. Tout cela peut s’accompagner de façons différentes de sacraliser le pouvoir. Cependant, dans la mesure où, dans la société mexicaine, la religiosité populaire n’est pas la seule qui existe, mais doit plutôt coexister avec d’autres manières plus modernes et sécularisées de croire, typiques des classes moyennes ou des groupes qui revendiquent des droits pour tous. La tension entre les formes populaires et les conceptions religieuses les plus modernes de la croyance continuera à façonner les manières de faire de la politique. En somme, les nouveaux acteurs de la laïcité au Mexique devront trouver de nouveaux schémas et cadres politico-juridiques qui donnent de la certitude pour répondre à la fois aux anciennes raisons d’être de la religiosité populaire et aux exigences en termes de droits des secteurs modernes de la société.