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Après l’attentat au camion à Nice le 14 juillet 2016, ce fut Berlin le 19 décembre, Londres le 22 mars 2017 sur le pont de Westminster, Stockholm le 7 avril, Londres à nouveau le 3 juin, Paris le 19 juin, Levallois-Perret le 9 août, Barcelone le 17 août, Edmonton le 30 septembre.

Quatre jours après l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice, le philosophe Jean-Luc Nancy publiait dans Libération un bref article intitulé Un camion lancé..., alors passé presque inaperçu, mais qui n’a rien perdu de son intérêt. En voici le début : « Un camion lancé pour écraser des enfants — entre autres — donne une image insoutenable du nihilisme. Le nihilisme lui-même nomme un aboutissement : celui de notre histoire et de notre civilisation. Qu’il s’empare de simulacres religieux ou bien d’égarements psychotiques, qu’il se veuille fou de Dieu ou de transhumanisme, il trouve à se distiller et à empoisonner partout et chez tous ceux que peuvent fasciner les puissances d’anéantir. Il ne suffit pas de lui déclarer la guerre. Il faut nous en prendre à nous-mêmes, à notre entreprise universelle de puissance jamais assouvie. Il faut arraisonner et démonter les camions fous de nos supposés progrès, de nos fantasmes de domination et de notre obésité marchande (Nancy 2016, mes italiques) ».

Le lecteur ne saura pas qui conduisait le camion (Mohamed Lahouaiej Bouhlel, un Franco-Tunisien de 31 ans) : « lancé » comme si le conducteur avait sauté en marche, il devient un « camion fou » qui échappe à tout contrôle. L’auteur ne dit pas qui a revendiqué l’attentat (Daech) ; ni que l’attentat a fait 86 morts et 450 blessés, sans compter les personnes souffrant de syndrome post-traumatique (parmi lesquelles une quinzaine d’enfants alors encore à naître et qui ont été affectés par le stress de leur mère). Les victimes ne sont pas détaillées : il n’est cependant pas indifférent que 37 soient des étrangers appartenant à 19 nationalités ; ni qu’une trentaine d’entre elles soient issues de l’immigration maghrébine — la première victime fut une grand-mère musulmane, Fatima Charrihi.

Le fait même du crime n’est pas qualifié (le mot attentat est absent de l’article), son agent reste effacé, avec l’organisation qui revendique ce crime de masse que l’éventail même des victimes caractérise comme un crime contre l’humanité. La symbolique, pourtant soigneusement choisie, échappe : le 14 juillet, il s’agissait évidemment d’atteindre la démocratie, tout aussi honnie par Daech que régulièrement tournée en dérision par Jean-Luc Nancy[1].

S’attarder sur ces détails serait indigne d’un philosophe comme Jean-Luc Nancy. Toutefois, ce preste escamotage s’apparente à une forme discrète de négation et permet une inversion des responsabilités  : le coupable du crime ayant ainsi disparu, Nancy en produit sur-le-champ un autre, le nihilisme — un concept critiqué notamment par Heidegger, penseur illustre dont il est un spécialiste prestigieux[2].

Qui est nihiliste ? Non les tueurs, mais les victimes attestées et potentielles : « Il faut nous en prendre à nous-mêmes ». Pour y voir plus clair, cherchons qui est donc ce nous, dans « notre histoire », « notre civilisation », « notre entreprise universelle de puissance », « nos supposés progrès », « nos fantasmes de domination », « notre obésité marchande ». À ce ventre ultime, on aura reconnu l’Occident ploutocrate et postcolonial[3].

L’Occident reste cependant une essentialisation confuse qui a pris une consistance médiatique avec Le déclin de l’Occident d’Oswald Spengler (1918-1922), ouvrage de référence pour toutes les extrêmes droites européennes, nazis compris, et à présent pour divers déclinistes. Bien que l’Occident soit aujourd’hui la cible de tous les auteurs majeurs de la pensée déconstructive et postcoloniale, ce protagoniste épouvantable, cette essentialisation massive ne va aucunement de soi. S’étend-il de Buenos Aires jusqu’à Vladivostok ? Qui le représenterait ? Robespierre ou de Maistre ? Marx ou Napoléon III ? Lénine ou Mussolini ? Judith Butler ou Simone Veil ? L’Occident n’explique rien, pas plus d’ailleurs que l’Orient[4].

L’essentiel reste aujourd’hui que l’Occident reste la cible commune de Daech et plus généralement des islamistes, mais aussi de nos philosophes déconstructeurs, et que l’on puisse imputer les attentats aux victimes. Trois jours après l’article de Jean-Luc Nancy, l’imam niçois Abdelkader Sadouni déclarait à Il Giornale.it : « S'il y a des attentats, c'est la faute de la laïcité des Français » (Steinmann 2016).

Dans la pensée mythique, les objets agissent d’eux-mêmes et peuvent à tout moment devenir des personnages. Le conte merveilleux de Jean-Luc Nancy se poursuit ainsi en incriminant les camions et plus généralement les machines : « Il ne suffit pas de hausser le ton : il faut aussi penser ce qu’exister peut vouloir dire d’autre que faire rouler des camions, des machines et des entreprises. Un homme politique, une femme politique aujourd’hui ne peut plus éviter de parler du sens de notre monde. Et pas seulement en récitant la devise de la République française. Car chacun de ces mots est écrasé par les camions, les machines et les entreprises » (je souligne). Faudrait-il comprendre que la liberté est écrasée par les camions, l’égalité par les machines et la fraternité par les entreprises ? C’est du moins l’industrie qui est visée et la Renault se substitue à Daech.

L’exemple vient d’en haut. Heidegger lui-même avait procédé ainsi, dans une conférence privée de 1949, où il évoquait « la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination » comme un effet de la technique mondialisée et l’assimilait à l’« industrie alimentaire motorisée ». Il avait en cela été précédé par le médecin SS Friedrich Entress, qui évoquait avec un humour caractéristique l’assassinat de masse « sur un tapis roulant ».

Or l’extermination ne fut en rien industrielle. Elle commença par la Shoah par balles, le plus grand nombre des détenus moururent de maladie, d’épuisement, de faim ; et même dans les camps d’extermination les moyens techniques restaient frustes, comme en ont témoigné les survivants des Sonderkommandos.

Peu importe, l’assimilation de la destruction des vivants à la production de cadavres, l’inversion de l’antique parallèle entre la guerre et l’agriculture, parurent si profondes que les heideggériens érigent jusqu’à nos jours leur inspirateur en penseur de l’extermination. Nimbé de son prestige, Jean-Luc Nancy a publié à ce titre une postface à un article de Robert Antelme, témoin majeur des camps, intitulé Vengeance (Nancy 2010, 39‑46). Il la conclut ainsi : « Nous devons être capables de discerner les effets sournois de la victoire sur les fascismes » (Nancy 2010, 45) ; « Nous avons connu depuis 1945 bien d’autres prétendues figures du Mal [que l’Allemagne], nous avons vu se reformer un esprit de croisade où le désir de vengeance se flatte d’agir au nom des valeurs de la démocratie, du droit et de l’humanisme » (Nancy 2010, 44). Ainsi, la date de 1945 n’est-elle pas celle d’une libération, mais d’une catastrophe rampante qui délégitime Nuremberg, la justice internationale, le rétablissement de la démocratie et des droits de l’homme, tous «  effets sournois de la victoire sur les fascismes ».

Faudra-t-il bientôt craindre les effets sournois d’une victoire sur l’islamisme ? Jean-Luc Nancy le dira certainement. Il affirmait déjà dans L’Humanité que le terrorisme islamique n’est qu’une réponse à la mondialisation : « comment ne pas remarquer qu’il [le fondamentalisme religieux] aura répondu à ce qu’on peut désigner comme le fondamentalisme économique inauguré avec la fin du partage bipolaire et l’extension d’une “globalisation” » (Nancy 2015b).

Cette « réponse » islamiste n’élude pas la complicité de l’Occident, puisque les islamistes trafiquent avec lui pour acheter leurs armes à ses industries lourdes : « D’où vient l’argent de Daech, Al-Qaida, Boko Haram… […] Mais qui achète le pétrole de Daech ? Ici se trouvent des zones très obscures. Quelles places occupent les grandes puissances économiques dans ces zones, quels rôles jouent-elles ? Je ne dis pas qu’elles payent Daech, c’est plus subtil et plus compliqué que ça. […] Maintenant il y a un vrai trafic d’armes, et pour cela il faut des trafiquants, et donc des industries lourdes, que l’on trouve en France, en Allemagne ou dans des pays similaires. Il y a dans la mondialisation une circulation d’argent et d’armes qui donne les moyens d’une violence inconnue jusqu’ici. D’où l’explosion actuelle.[5] »

Il ne faut rien attendre de l’état de droit, dont l’évanescence serait indirectement responsable des attentats : « L’État dit “de droit” représente de manière paradoxale la forme à la fois nécessaire et tendanciellement exsangue d’une politique privée d’horizon et de consistance. Notre humanisme productiviste et naturaliste se dissout lui-même et ouvre la porte aux démons inhumains, surhumains, trop humains… » (Nancy 2015b).

Ces prétendus démons semblent selon Nancy annoncer un tournant historique, une énergie nouvelle propre à sauver le monde du capitalisme occidental ? « Des contours, des tonalités, des dispositions se sont mis en place ; rien de fixe ni de définitif, bien sûr, rien sur quoi se referme un couvercle d’histoire du genre du “siècle” mais tout de même une configuration ou du moins la forme d’un tournant, l’énergie d’une inflexion, voire d’une impulsion. La force dont est chargée la soirée du 13 novembre 2015 à Paris relève de cette énergie. C’est aussi pourquoi elle semble engager aussitôt la perspective soit d’un tournant décisif, soit de l’amorce d’une nouvelle génération […] nous ne sommes pas simplement devant le déchaînement soudain d’une barbarie tombée d’on ne sait quel ciel. Nous sommes devant un état de l’histoire, de notre histoire — celle de cet “Occident” devenu la machine mondiale affolée d’elle-même[6] ». Ainsi, la violence criminelle, désignée par l’allusive mention de « la soirée du 13 novembre » devient-elle une énergie prometteuse qui marque l’émergence d’une nouvelle génération et un tournant de notre histoire.

Ce tournant révolutionnaire fut diversement annoncé. Dans son livre, L’islam révolutionnaire (Ramírez Sánchez et Vernochet 2003), Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos, invitait déjà, avec l’ardeur du nouveau converti, les « mouvements anti-globalisation » à rejoindre le combat pour «  libérer le monde de l’exploitation impérialiste et la Palestine de l’occupation sioniste ». Une telle orientation révolutionnaire a trouvé en France divers échos, notamment après les premiers attentats de 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, qui visaient tout à la fois la laïcité et le judaïsme. Il faudrait revenir sur les ouvrages d’Emmanuel Todd Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Todd 2015) et d’Alain Badiou Notre mal vient de plus loin, penser les tueries du 13 novembre, (Badiou 2016). Ce dernier crédite les criminels d’un « héroïsme sacrificiel » (Badiou 2016, 47, pensons à Mohamed Merah), pour s’en prendre lui aussi au nihilisme, « subjectivité populaire qui est générée et suscitée par le capitalisme mondialisé » (Badiou 2016, 45), puisque « c’est la fascisation qui islamise et non l’islam qui fascise ». Passons enfin sur Onfray, dont des entretiens ont été repris dans des vidéos de Daech, comme sur sa déclaration au Point, deux jours après les attentats du 13 septembre, sous le titre La France doit cesser sa politique islamophobe (Le Fol 2015) : « Si nous continuons à mener cette politique agressive à l'endroit des pays musulmans, ils continueront à riposter comme ils le font. La France devrait cesser cette politique islamophobe alignée sur les États-Unis[7] ».

À propos de ces penseurs, Boualem Sansal a parlé d’« idiots utiles », mais, pour fondée qu’elle paraisse, cette formule discourtoise de tradition léniniste néglige que leurs propos sont parfaitement concertés et même adroits si l’on en juge par leur diffusion. De fait, nos penseurs radicaux partagent avec les islamistes les mêmes ennemis, l’Occident fantasmé, la démocratie, les droits de l’homme, la justice internationale, la rationalité. Tous redoutent que l’état de droit ne désarme et ne dissipe leurs théologies politiques, qu’elles s’appuient sur Sayyid Qutb ou Hassan Al Banna, Martin Heidegger ou Carl Schmitt.

Un bon nombre de philosophes radicaux, de Nancy à Vattimo, Agamben, Žižek, Badiou récusent l’état de droit en invoquant Heidegger — qui, avant même la publication de ses écrits les plus antisémites et ouvertement hitlériens, s’attira le suffrage de divers islamistes, de Abdul Rahman Al Badawi à Ibrahim Vadillo. Ahmad Fardid en Iran s’en revendiqua pour créer une école de pensée dont est issu Mahmoud Ahmadinejad[8].

Au demeurant, les théoriciens de Daech, malgré les références occasionnelles à des penseurs d’époque mérovingienne, maîtrisent parfaitement la rhétorique postcoloniale et la mettent à profit pour recruter. S’ils sont évidemment réservés à l’égard de la théorie du genre, ils mettent sur le même plan action humanitaire, croisades et génocides, comme naguère Derrida dressant dans Le monolinguisme de l’autre la liste des méfaits secondaires de « la pulsion coloniale » en énumérant « missions religieuses, bonnes œuvres philanthropiques ou humanitaires, conquêtes de marché, expéditions militaires ou génocides » (Derrida 1996, 47).

En quoi cependant nos penseurs radicaux seraient-ils aujourd’hui utiles aux islamistes ? Le but des attentats n’est pas seulement de s’en prendre à des symboles comme Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher, le Musée juif de Bruxelles, la fête du 14 juillet à Nice. Au-delà de la sidération de la violence, il s’agit pour les islamistes de désorienter l’opinion, d’empêcher la réflexion, d’inverser les rôles des victimes et des bourreaux. En aggravant la confusion, en l’approfondissant stratégiquement, en poursuivant la violence par d’autres moyens, nos idéologues pourraient prétendre ainsi à la fonction historique de supplétifs.