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La parution récente d’une biographie romancée de la chanteuse Éva Gauthier (1885-1958) suscite plusieurs réflexions que nous souhaitons partager avec le lecteur, tant musicologue que journaliste du milieu culturel. Ce document présente en effet plusieurs citations dites originales qui induiront le lecteur en erreur s’il s’y réfère pour en extraire quelques références.

Normand Cazelais (1944), géographe de formation, a publié chez Fides en avril 2016 un ouvrage inspiré de la vie de cette musicienne canadienne hors du commun. À ce jour, cet auteur a déjà écrit 23 livres sur la géographie et le tourisme au Québec, 2 romans et 2 biographies, la première ayant été consacrée à l’écrivain Robert de Roquebrune en 2011. Cazelais précise qu’être biographe « c’est faire un travail de limier, retracer le parcours à la fois physique et mental d’une personne ; c’est vérifier et recouper les faits, ordonner le tout afin qu’en émerge un portrait conforme à une réalité qui a souvent plusieurs visages » (Cazelais 2011, 9-10). L’auteur sait donc faire preuve de rigueur dans la recherche des sources tout en présentant son sujet de manière conviviale en utilisant des dialogues imaginaires. Alors, pourquoi ne pas avoir suivi cette démarche pour présenter la biographie d’Éva Gauthier ?

Lorsqu’un auteur choisit d’utiliser le genre littéraire « biographie romancée » ou « roman historique », c’est soit pour raconter la vie d’un personnage sur lequel tout a été dit (ou presque[1]) ou, à l’opposé, lorsque la documentation sur certains événements fait défaut. Cette technique lui permet alors d’intégrer des éléments fictifs là où les données historiques sont lacunaires. Il peut ainsi imaginer des mises en scène et des décors, inventer des dialogues, assurant ainsi une continuité, un sens et un contexte à cette vie ; un choix qui lui permet aussi de s’éloigner d’une présentation strictement chronologique d’une biographie traditionnelle. Ce genre littéraire a été analysé, entre autres, par André Vanasse (2005), Bernard Andrès (2004) et Robert Dion (2007).

Dans le cas d’Éva Gauthier, sommes-nous en présence d’une vie dont la documentation serait à ce point lacunaire qu’il faille la romancer ? Ce genre qu’entend utiliser l’auteur n’est précisé que dans l’avant-propos (p. 12). Et pourquoi « romancée » ? Eh bien, parce que, nous confie l’auteur, tout de même diplômé d’une université, « je ne suis pas un universitaire de carrière ayant accès à toutes les archives disponibles et, chose qui a son importance, aux fonds de recherches idoines » (ibid.). Désolée de contredire Cazelais, mais on n’a pas besoin d’enseigner dans le système universitaire pour écrire une biographie, romancée soit, mais non moins rigoureuse dans l’établissement des faits historiques déjà documentés[2], et les fonds d’archives publics sont ouverts à tout chercheur qui souhaite se lancer dans cette entreprise.

Cazelais précise que les sources consultées qui lui étaient accessibles[3] (via le web surtout) demeuraient « surtout indirectes et peu abondantes », mais il affirme du même coup qu’il s’est fié « à des témoignages et à quelques écrits de la main d’Éva » (p. 12). Du côté des sources directes, il fait mention, dans sa brève bibliographie d’une demi-page (p. 266), du fonds Éva Gauthier déposé à Bibliothèque et Archives Canada (BAC), mais l’a-t-il vraiment consulté ? Les 23 photos et documents reproduits à la fin du livre ainsi que plusieurs citations proviennent, non pas du Fonds Éva Gauthier, mais du site Le Gramophone virtuel de BAC qui lui a consacré plusieurs pages (BAC 2010a). Parmi les sources secondaires, il ignore (volontairement ?) la thèse magistrale « de première main » de Nadia Turbide (1986[4]) pour ne retenir que trois courts articles de celle-ci (Turbide 1982 ; 1985 ; 1988), ainsi que la notice biographique qu’elle a signée en collaboration avec Gilles Potvin dans L’Encyclopédie de la musique au Canada (EMC) (2007) ; il ajoute une brochure de neuf pages publiée en 1986 par Herbert H. Sills pour le compte de la Société historique d’Ottawa ; un excellent article sur Java de Matthew Isaac Cohen (2008) ; et la thèse d’Anita Slominska (2009[5]) dont l’objectif, précise-t-elle, est de démontrer que les carrières des soeurs Gauthier (Éva et Juliette) « pourraient être décrites comme médiocres et même, à certains moments, comme une série d’échecs[6] » (Introduction, 4). Ces deux auteurs, Cohen et Slominska, citent abondamment l’ouvrage de Nadia Turbide sur lequel s’appuient principalement leurs recherches. Cazelais ne pouvait donc ignorer cette thèse.

Dans l’ensemble, l’auteur construit cette biographie sur deux éléments : des commentaires imaginaires et personnels permettant de situer le personnage et de justifier le caractère « romancé » du propos ; et de nombreux emprunts, copiés, traduits ou modifiés, sans aucune référence aux auteurs énumérés plus haut, en plus d’un nombre important de citations, toutes en italique, mais parfois inventées, parfois tirées de la correspondance et de critiques de concert, mais sans jamais les dater ni en indiquer la source. Ajoutons que plusieurs erreurs factuelles affaiblissent davantage le propos. Regardons attentivement chacun de ces éléments. 

Commentaires imaginaires

L’un des rares faits peu documentés de la vie d’Éva Gauthier est l’identité du père de son enfant « illégitime », Evan. Cazelais utilise donc ici à bon escient le récit imaginaire (p. 13) en créant le personnage « Archie » qu’il fait intervenir tout au long du récit[7] ; il devient ainsi le fil conducteur de la trame biographique.

En bon géographe et auteur de guides touristiques, Cazelais insère également des dialogues et des descriptions de lieux et de décors afin de rendre son récit plus attrayant. Mais encore faut-il que ceux-ci aient une certaine pertinence. Les dialogues inventés sombrent souvent dans un bavardage inutile qui nous éloigne de la démonstration de « l’audace », comme l’auteur le précise dans le titre de ce livre, et les nombreuses descriptions donnent l’impression que l’auteur se regarde écrire ou se complaît dans une écriture banale. Pensons aux descriptions de la voiture de Gershwin, la Duesenberg (p. 34), de l’appareil Leica du photographe Octave Lemay (p. 81-82), de la Pennsylvania Station (p. 70), de la traversée de Long Island (p. 50), d’Arthabaska (p. 74-75), de l’église Jean de Latran à Rome (p. 87), de la ville de Lowell (p. 98-99) et celle de Rotterdam (p. 134), de l’hôtel Raffles à Singapour (p. 144) et du long voyage en bateau vers Java (p. 133-151), de l’histoire du restaurant Harvey (p. 199-200), de la maison de Maurice Ravel (p. 233-234), de l’île Céphalonie en Grèce (p. 238-240), passages où le géographe s’en donne à coeur joie. Et c’est sans parler de nombreuses séances de thé[8] — en référence au métier de l’ex-mari d’Éva, Frans Knoote, gérant d’une plantation de thé à Java —, boisson que préférait Éva au café[9],[10]. Et on se demande ce qu’apporte au récit la description de la relation « aux tendances sexuelles inavouables » entre Louise Boynton et Maude Adams (p. 59-60), sinon un ajout de piquant à la sauce, tout comme la scène du suicide d’un quidam sur la voie ferrée (p. 71-72, 76). Quant au chapitre 5, qui décrit un séjour imaginaire de Juliette et Éva à Lowell (p. 85-104), n’est-il pas un peu long pour ne traiter que du seul concert qui a eu lieu lors de leur passage en cette ville, et certainement pas le plus audacieux de la carrière de la chanteuse ?

L’auteur invente aussi plusieurs lettres pour assurer la fluidité du propos, mais l’emploi des caractères italiques prête à confusion, comme l’a souligné Yves Laberge dans son propre compte-rendu (2016, 55), car ces caractères sont utilisés autant pour les textes imaginaires que pour les citations textuelles dont l’auteur tait la source. Parmi les lettres imaginaires, l’auteur invente plusieurs lettres d’Éva ainsi que trois reçues par celle-ci, une de la part de Frans et deux de sa soeur Juliette. L’auteur non seulement invente des lettres, mais les remplit d’informations erronées voire impossibles : dans la lettre qu’on trouve à la p. 40, par exemple, Juliette écrit à sa soeur qu’elle a entendu son nom à la radio de CKAC alors qu’à cette époque (1922-1925) elle demeure à New York et enseigne le chant à Greenwich House Music School (Slomniska 2009, ch. 2, 5 ; Turbide et Potvin 2007). La liste complète de ces lettres imaginaires se trouve en annexe 1.

La confusion devient cependant plus importante lorsqu’on aborde les chapitres 6 et 7 de la première partie de l’ouvrage (p. 105-129), dont 14 pages sont écrites en italique. On suppose à la première lecture qu’il s’agit d’une longue citation qui serait extraite des Mémoires non publiées d’Éva Gauthier, déposées aux Archives à Ottawa. Or, il n’en est rien. Il s’agit en fait d’un journal imaginaire inventé par l’auteur à partir des informations (parfois traduites littéralement) contenues dans le premier chapitre de la thèse de Slominska. On quitte ici la « romance » pour entrer dans les emprunts à des études publiées que l’auteur mentionne uniquement dans la bibliographie.

Emprunts copiés ou traduits ou démarqués sans référence aux auteurs

Au cours du récit, l’auteur copie ou traduit textuellement, ou utilise abondamment la technique du « démarquage », un procédé littéraire qui cherche à maquiller ou à modifier la source en en reproduisant le contenu en d’autres termes, sans altérer la pensée de l’auteur. Voici deux exemples (voir la liste complète en annexe 2) de textes copiés, traduits ou modifiés sans indication des sources et auxquels nous ajoutons la référence, incluant la thèse de Turbide que l’auteur a ignorée :

  • p. 118 : Deuxième lettre de Satie (copiée). Il s’agit d’une lettre reproduite à partir du site Le Gramophone virtuel de BAC (2010a), et également citée par Turbide (1988, 70). On cherchera cependant en vain la localisation de la première lettre à laquelle l’auteur fait allusion à la page précédente.

  • p. 119 et 258 : « Un éminent critique a écrit que... » (copiée). Citation exacte rapportée par Turbide (1986, 427-428 ; 1988, 75 ; 1982, 14) avec la référence : Irving Kolodin, « Eva Gauthier Sings At Hotel Gotham » (1936). Slominska la cite également (2009, ch. 3, 51).

Informations erronées

Tel que mentionné dans l’introduction, l’appel à l’imaginaire d’un auteur est particulièrement utile pour assurer la continuité d’une biographie « romancée » lorsque les données factuelles sont lacunaires. Mais, peut-on pour autant modifier des faits connus et documentés au nom de ce procédé littéraire ? Les cas listés en annexe 3 constituent bel et bien des informations erronées, difficilement acceptables dans ce contexte et que l’auteur aurait pu éviter en consultant la thèse de Turbide. Ainsi, si l’auteur avait consulté cette thèse, il aurait probablement nuancé l’affirmation selon laquelle cette recherche « m’a fait plonger au sein de diverses minorités : les francophones de souche en Amérique » (p. 13). La grand-mère paternelle d’Éva, née en Angleterre, était juive et ce n’est qu’après son mariage civil aux États-Unis avec le Dr Séraphin Gauthier qu’elle s’est convertie, à Montréal, au catholicisme (Turbide 1986, 12-13). D’autres informations erronées et pourtant non difficilement repérables concernent le nombre d’enfants que Cazelais attribue à Evan, le fils d’Éva (p. 13), l’adresse civique d’Éva (p. 23) ou encore des rôles qu’elle aurait joués (p. 123, deux fautes en une seule page).

Finalement, dans la section consacrée aux photos, Cazelais reproduit l’erreur d’identification de la photo 12 du site Le Gramophone virtuel (BAC 2010b). Il ne s’agit pas de 1928, mais bien vers 1905, comme le prouve la photo 2 prise au même endroit, même décor, même coiffure et à la même date alors qu’Éva a 22 ans. La photo prise au palais de Buckingham par Hay Wrightson en 1928 (Éva a alors 43 ans) a été publiée dans le New York Times du 15 juillet 1928 et n’a pas été numérisée par BAC[11].

Conclusion

Cette analyse du texte de Cazelais met en évidence l’ambiguïté du propos, alternant entre les faits réels et l’imaginaire de l’auteur. La fragilité des connaissances de ce dernier sur le répertoire musical interprété par Éva Gauthier, sur le milieu artistique dans lequel elle circulait et sur la musique balinaise de l’époque a conduit l’écrivain à devenir tributaire des auteurs spécialistes de ces questions. Il n’a peut-être pas volontairement cherché à copier ces auteurs signalés dans la bibliographie, mais il en est devenu dépendant en voulant faire oeuvre de biographe. En ignorant la thèse de Turbide et en omettant de signaler ses sources, il pouvait ainsi laisser croire au lecteur qu’il était le premier à s’y intéresser, comme le croit Yves Laberge dans son compte-rendu : « Cazelais rend justice à cette cantatrice oubliée à laquelle personne n’avait consacré d’étude approfondie » (2016, 55).

Pour être logique avec lui-même, et filer une véritable romance, il aurait fallu, après avoir pris connaissance des études de Cohen, Slominska et des quelques articles de Turbide, que Cazelais se détache ensuite de ces documents pour s’en tenir strictement, au cours de l’écriture proprement dite, à son imaginaire. Car le résultat, comme le remarque Laberge, est qu’« on ne sait jamais exactement ce qui est avéré et ce qui est imaginé ou exagéré dans des extraits de lettres, des confidences ou des pensées formulées à voix haute par le personnage central » (2016, 55).

Cette équivoque induit en erreur l’amateur de biographies et rend le document inutilisable pour quiconque souhaiterait s’y référer. La thèse de Nadia Turbide demeure à ce jour le principal, voire l’unique, repère référentiel.