Résumés
Résumé
L’article porte sur l’apport d’Adorno à l’étude du néoclassicisme avec l’oeuvre de Stravinski comme point nodal pour appréhender le courant durant l’entre-deux-guerres. Car malgré le ton critique qu’adopte le philosophe de même que sa connivence avec les compositeurs rattachés à l’école de Vienne, sa connaissance du néoclassicisme n’en est pas moins pertinente pour appréhender les enjeux à la fois musicologiques, philosophiques, sociaux et politiques que met en scène cette musique tout autant que les problèmes historiographiques qui émergent en relation avec l’histoire de la musique. Pour ce faire, la réflexion met en perspective le travail d’Adorno à titre de critique musical pour ensuite approfondir la façon dont le néoclassicisme l’interpelle lorsqu’il travaille au sein de l’Institut de recherches sociales à Francfort, puis lorsqu’il s’exile aux États-Unis. C’est durant cette dernière période que prendront forme plusieurs travaux d’envergure, dont Philosophie de la nouvelle musique, publié en 1949. C’est dans cet essai que le néoclassicisme, à travers l’objet d’étude que lui offre le modèle de Stravinski, apparaît comme une catégorie esthétique attrayante dans le contexte de la première moitié du xxe siècle, qu’il s’agit dès lors d’analyser dans une approche philosophico-musicologique. La réflexion s’attardera aux concepts mis de l’avant par Adorno pour circonscrire le néoclassicisme, tout en faisant ressortir ce qui le pousse à accorder autant d’importance à ce courant.
Abstract
This article aims to show Adorno’s contribution to the study of neoclassicism, with Stravinsky’s musical work as a nodal point to understand the path of modern music during the interwar period. Despite the critical tone of the philosopher as well as his connivance with the composers associated with the Second Viennese School, his knowledge of neoclassicism is nonetheless relevant to apprehend the musicological, philosophical, social and political issues raised by this musical movement, as well as the historiographical problems that emerge in relationship to the history of music. To do so, this reflection puts into perspective Adorno’s work as a music critic, to then deepen the way neoclassicism challenges him while he works at the Frankfurt Institute for Social Research, and when he goes into exile in the United States. Many of his major works will take shape following that emigration, for example Philosophy of New Music, published in 1949. Neoclassicism, through the object of study fostered by Stravinsky, appears in that essay as an attractive aesthetic category in the context of the first half of the 20th century, which must be analyzed following a philosophical-musicological approach. This article will focus on the concepts developed by Adorno to circumscribe neoclassicism, while also highlighting what drives him to give so much importance to this movement.
Corps de l’article
Philosophie de la nouvelle musique reste l’un des essais de style philosophico-musicologique les plus percutants du xxe siècle, qu’Adorno termine dans la seconde moitié des années 1940[1]. À la fin de l’avant-propos, il précise « Los Angeles, Californie, 1er juillet 1948[2] » (1962, 10). Comme l’essai a pour objectif de comparer Schoenberg et Stravinski à travers leur production musicale respective tout en faisant de celles-ci des archétypes de la nouvelle musique[3], Adorno propose une approche où l’un devient l’antithèse de l’autre. Et comme son titre le suggère en incluant dans une visée globale la « nouvelle musique », Adorno veut marquer un grand coup dans l’étude de la musique moderne, alors que s’achève la première moitié du xxe siècle[4]. S’il ne minimise pas l’apport des autres compositeurs ayant participé aux transformations du langage musical sous l’impulsion des avant-gardes, Adorno admet que Schoenberg et Stravinski n’en constituent pas moins les deux options les plus représentatives qui s’offrent aux compositeurs depuis les années 1920 : le dodécaphonisme d’un côté, le néoclassicisme de l’autre. C’est à une telle entreprise que s’attaque Philosophie de la nouvelle musique, là où le philosophe cherche à dévoiler la vérité qu’incarnent les oeuvres musicales au moment présent. L’intérêt que l’essai a suscité au cours de la seconde moitié du xxe siècle se mesure à la récurrence des concepts proposés par Adorno au sein des études sur Schoenberg, sur Stravinski et sur la musique moderne[5].
Or, la réception de l’oeuvre d’Adorno dans l’étude de la musique va beaucoup plus loin. D’une part, il est l’un des philosophes qui se sont le plus préoccupés de musique et qui ont acquis une réputation conséquente dans le champ musical (Paddison 2004), ce qui explique aussi pourquoi ses écrits ont connu un tel écho par rapport aux préoccupations musicologiques, esthétiques et sociologiques liées aux connaissances des musiques du xxe siècle. D’autre part, cet intérêt pour la musique n’est pas uniquement d’ordre intellectuel puisque derrière le philosophe se cache un musicien qui s’est adonné à la composition[6]. De cette activité de composition sous l’influence de l’école de Vienne[7] a découlé une conception de la musique fortement marquée par la modernité et l’idée de progrès. C’est par l’entremise de cette conception que le philosophe en vient à approfondir et critiquer le néoclassicisme comme geste artistique marqué par la répétition de ce qui a été consacré par la tradition musicale et répondant aux normes industrielles de son époque, ce sur quoi les prochaines lignes lèveront le voile. Partant de là, il y a tout lieu de se demander quel sort est aujourd’hui réservé à Adorno dans les études musicales alors que le xxe siècle est loin derrière nous et que la confrontation entre dodécaphonisme et néoclassicisme n’est plus à l’ordre du jour. Autrement dit, est-il toujours pertinent de s’intéresser aux réflexions philosophico-musicologiques d’Adorno alors que les intérêts musicaux ont évolué voire totalement changé depuis la seconde moitié du xxe siècle ?
Pour répondre à de telles questions, les prochaines lignes permettent de faire ressortir la manière dont Adorno circonscrit le néoclassicisme, plus particulièrement certaines oeuvres de Stravinski, dont l’Histoire du soldat (1918). Loin d’uniquement balayer du revers de la main cette catégorie esthétique, il offre des ouvertures heuristiques pour mieux en saisir les différents enjeux. En outre, sa réflexion montre que la musique néoclassique ne saurait être appréhendée comme un courant unifié autour de traits stables et qu’une partie de la difficulté à saisir son unicité tient dans le caractère de l’oeuvre de Stravinski. Car dans la mesure où l’idée de néoclassicisme porte un enjeu, voire une problématique temporelle comme plusieurs l’ont souligné (Taruskin 1993 ; Faure 1997 ; Dasuner 2004) — la notion de classicisme renvoyant à un passé prescrit alors que le préfixe néo tente d’en réactiver la valeur au moment présent —, il se trouve qu’un philosophe comme Adorno a été un témoin de cette réception critique du néoclassicisme dans le contexte précis de l’entre-deux-guerres. Au cours des prochaines pages, je tenterai donc de démontrer que son apport importe dans la connaissance et l’étude du néoclassicisme tout autant que pour les enjeux esthétiques entourant l’oeuvre de Stravinski.
Adorno et l’étude du néoclassicisme
Avant de s’attarder à la conception du néoclassicisme que propose Adorno, avec à l’avant-plan l’oeuvre de Stravinski, il apparaît nécessaire d’apporter des précisions supplémentaires quant au projet philosophico-musicologique à la base de Philosophie de la nouvelle musique. Car dans la mesure où le philosophe associé à l’École de Francfort a été un des critiques les plus virulents du néoclassicisme, la conséquence logique serait d’écarter sa contribution[8]. En effet, pourquoi prendre en considération les notions à la base de son essai de 1949 si Adorno n’appréhende ce courant que pour en montrer la vacuité ? Or un rejet de Philosophie de la nouvelle musique à partir de ce constat aurait pour conséquence de nous priver d’une étude importante sur le courant tout autant que de notions clés pour en saisir la portée.
Dans une approche globale, on peut émettre l’hypothèse qu’une image caricaturale se dégage de Philosophie de la nouvelle musique. En effet, la façon dont le livre est organisé en deux temps après l’introduction, soit une partie sur Schoenberg au regard du progrès et une autre sur Stravinski au regard de la restauration, ne tend-il pas vers une image binaire pour le moins dualiste, soit Schoenberg contre Stravinski ? Bien entendu, une fois que l’on tient compte de la dialectique négative comme méthode de travail afin de jeter un éclairage conceptuel sur le premier xxe siècle musical, on comprend la raison d’être de ce découpage en deux temps[9]. En outre, au modèle de Schoenberg comme moment de vérité dans le développement des musiques de la première partie du xxe siècle devait correspondre une antithèse que seule l’oeuvre de Stravinski pouvait représenter. Autrement dit, à titre de compositeur idéal au sein de la modernité, Schoenberg dévoile tout son pouvoir d’attraction dans l’image inversée de Stravinski. Tandis que Stravinski se contente, selon Adorno, de reprendre à son compte ce que ses prédécesseurs ont réalisé en matière de composition tout en cherchant à plaire au public, Schoenberg s’engage dans une voie plus difficile et complexe en proposant une musique de son temps et à l’image de sa société. Cette conception dialectique de la modernité à travers ses deux illustres représentants a contribué à l’image caricaturale que l’on peut avoir de Philosophie de la nouvelle musique.
Du reste, dans la mesure où il détaille sa méthode dans l’introduction à son essai (1962, 13-37), Adorno montre toute l’importance qu’il accorde à la dialectique négative même si la résultante en est que Stravinski devient l’antithèse de Schoenberg. En procédant de la sorte, il vient réactiver la querelle qui avait vu le champ musical de l’Europe des années 1920 se diviser entre Vienne et Paris, entre le dodécaphonisme et le néoclassicisme, bref entre les partisans de Schoenberg et ceux de Stravinski[10]. Mais à ne s’en tenir qu’à cette vision binaire, stimulée par le rejet d’un camp esthétique aux valeurs distinctes, on finit par oublier les questionnements esthétiques et les propositions conceptuelles que le philosophe place au fondement de son travail : saisir la trajectoire de Schoenberg des années 1900 aux années 1940 à travers ses oeuvres et le moment historique qu’elle circonscrit dans l’histoire de la musique, et en faire autant pour Stravinski.
Comme Adorno le précise dans l’avant-propos de Philosophie de la nouvelle musique, la première partie sur Schoenberg a été rédigée en 1940-1941 alors que la seconde sur Stravinski a été rédigée en 1947-1948 ; cette deuxième partie s’est donc imposée dans le contexte de la mise en application de la dialectique négative. Le philosophe mentionne aussi que l’essai Le caractère fétichiste dans la musique (1938) a précédé son étude sur Schoenberg et que l’ouvrage La dialectique de la raison. Fragments philosophiques (1947), coécrit avec Max Horkheimer, a vu le jour entre l’écriture des deux parties de l’essai. Au moment donc où Adorno finalise son essai en 1948, non seulement jouit-il d’une réputation comme philosophe à titre de représentant de l’École de Francfort, mais compte-t-il aussi sur une longue expérience de critique musical. En effet, il débute dans ce domaine à l’orée des années 1920, puis assume le poste de rédacteur de la revue viennoise Anbruch de 1929 à 1931 (d’abord Musikblätter des Anbruch à sa fondation en 1919, puis Anbruch de 1929 à 1937[11]). C’est ainsi que tout écrit musical ayant vu le jour de sa main au cours des années 1920 et 1930 se conjugue à sa griffe de critique musical[12]. Autrement dit, la connaissance qu’a Adorno des musiques de la période de l’entre-deux-guerres ne saurait se résumer à une simple spéculation philosophique ou sociologique : il a été critique musical, ce qui en fait un témoin privilégié de la vie musicale de son époque, comme l’ont été les Paul Bekker, Henry Prunières, Émile Vuillermoz et bien d’autres.
Par conséquent, s’il faut voir au-delà du découpage en deux temps que laisse transparaître l’organisation de Philosophie de la nouvelle musique, l’enjeu du néoclassicisme se présente comme un cas d’espèce pertinent. S’il n’est point à douter qu’Adorno se montre critique vis-à-vis de ce courant, il n’offre pas moins des clés intéressantes pour en saisir la nature et l’analyser. Les angles esthétiques et musicologiques qu’il adopte découlent d’une autre conception musicale que celle rattachée au contexte français et à laquelle les musicologues s’en remettent généralement pour délimiter les contours esthétiques du courant, par exemple les idées provenant du Coq et l’Arlequin de Jean Cocteau (1918). L’ouvrage de Scott Messing, Neoclassicism in Music. From the Genesis of the Concept through the Schoenberg/Stravinsky Polemic (1988), est à cet égard fort révélateur car le nom d’Adorno n’y figure pas, l’auteur jugeant sans doute que l’essai de ce dernier représente un autre moment de la réception du néoclassicisme. C’est pourtant une erreur que d’envisager ainsi Philosophie de la nouvelle musique. Car la conception qu’a Adorno du néoclassicisme découle de son activité de critique musical et s’ancre de la sorte dans une perception plus viennoise du développement que connaît la musique dans l’Europe d’alors, à la fois sur les plans historiques et esthétiques. C’est ainsi qu’en s’attardant au critique musical qu’a été Adorno, il est possible d’envisager ses idées philosophico-musicologiques selon de nouvelles perspectives, le néoclassicisme représentant un cas à la fois limite et probant en raison de l’image négative qu’il lui a conférée. En somme, pour autant qu’on se donne la peine d’explorer de nouvelles avenues sur le néoclassicisme, il est possible de voir en quoi la contribution d’Adorno est majeure.
Adorno le critique musical face au néoclassicisme
Le fait qu’Adorno ait vécu les événements ponctuant la trame historique des années d’entre-deux-guerres doit être pris en considération pour mieux comprendre sa relation au néoclassicisme. Son activité de critique musical qui débute en 1921 (Paddison 1993, 23-24) tend à s’intensifier à mesure que s’égrènent les années conduisant à l’établissement de sa carrière de philosophe au cours des années 1930[13]. À certaines périodes, par exemple dans les années 1929 à 1931, donc au moment où il est à la tête de la revue viennoise Anbruch, Adorno fait paraître un nombre important d’articles, par exemple 13 en 1929 et autant en 1930 (Paddison 1993, 335-336). Si la réception des oeuvres de Schoenberg et de Berg stimule son écriture, ses textes traitent aussi de Krenek, Ravel, Weill et de bien d’autres compositeurs. Sa correspondance avec Berg, qui date de cette période, plus particulièrement de 1925 (moment où il suit des cours avec celui qu’il considère comme son maître[14]) à 1935 (année du décès de Berg), contient plusieurs des indices permettant de relier l’écriture du critique musical au combat qu’il mène en faveur de l’école de Vienne : écrire dans ce contexte a pour fonction de rappeler que la musique du trio viennois « comport[e] aussi une vérité historique, et que, pour être comprise et admise du public, elle nécessit[e] analyses et explications » (Dautrey 2004, 10). Il s’ensuit qu’à titre de critique musical et dans le contexte de la circulation européenne de la musique moderne, Adorno identifie clairement les compositeurs auxquels il prête allégeance tout comme ses adversaires : ces derniers sont les « partisans d’un maintien ou d’un retour aux formes classiques ou bien les tenants du “folklorisme” » (Dautrey 2004, 11). À travers sa correspondance avec Berg, on voit le critique affûter ses armes pour mieux défendre les oeuvres associées à l’école de Vienne (ce qui comprend les siennes à titre de compositeur) et pourfendre celles qui relèvent d’une tendance différente.
Toujours dans le contexte de cette correspondance, les références à Stravinski montrent bien la façon dont la popularité de son oeuvre dans l’Europe des années 1920 dérange, par exemple en 1926 lorsque Berg insiste sur le fait que « Stravinski, en dépit d’un tapage colossal, a déçu[15] » (2004, 83) ou, en 1928, lorsqu’Adorno qualifie Oedipus Rex (1927) d’« indescriptible horreur » (2004, 174). Bien que le terme néoclassique ne soit mentionné qu’une seule fois dans cette correspondance[16], sa présence se fait néanmoins sentir dans la façon dont une ligne de démarcation s’impose entre « ennemis » et « nous », particulièrement révélateur dans cet extrait qu’Adorno écrit en 1935 : « Nous avons bien plus de choses en commun avec ce type de musique [allusion à la Neuvième symphonie (1909) de Mahler] qu’avec les Stravinski et Hindemith » (2004, 302). À cela s’ajoute le fait que, dès 1923, dans un écrit qui n’a finalement pas vu le jour, Adorno recense un concert à Francfort au programme duquel figure l’Histoire du soldat (1918). Comme le rapporte Stefan Müller-Doohm dans la biographie qu’il a consacrée au philosophe de Francfort (2005, 45), celui-ci reproche à l’oeuvre d’être en dehors des formes traditionnelles, de mettre à mal la conception de l’art occidental tout en jouant le jeu inoffensif de Dada. La première prise de distance face au compositeur russe date de ce moment, et il n’est pas fortuit de constater que l’oeuvre prise pour cible le restera jusqu’à l’écriture de Philosophie de la nouvelle musique, fait que j’approfondirai dans la seconde partie de la présente étude.
Le néoclassicisme est sous-entendu dans la correspondance par l’entremise des allusions faites aux « ennemis ». En ce sens, deux articles qu’Adorno fait paraître dans les années 1930 ont une incidence sur l’écriture de son essai de 1949. Sous le titre « Zur gesellschaftlichen Lage der Musik », que l’on peut traduire par « De la situation sociale de la musique[17] », le premier paraît en 1932 dans le Zeitschrift für Sozialforschung, l’organe principal de l’Institut de recherches sociales qui est établi à Francfort en ces années. Berg salue cet écrit avec enthousiasme dans la mesure où il permet de voir « l’état de la musique d’aujourd’hui » (2004, 265). Il se trouve que le néoclassicisme est discuté dans cet article de 1932, tout comme ce qui différencie l’approche viennoise de celle des autres compositeurs de l’époque, principalement Stravinski et Hindemith. La situation est différente dans le cas du deuxième article puisque les compositeurs de l’entre-deux-guerres y sont à peine nommés, le propos se centrant principalement sur les rapports entre musique et société tels que les donne à voir le développement du capitalisme de l’époque, dans le contexte de la culture de masse et de l’avènement de la radio. Il paraît en 1938 également dans l’organe de l’Institut de recherches sociales, sous le titre « Über den Fetischcharakter in der Musik und die Regression des Hören », et traduit par Christophe David (2015) sous le titre « Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute ».
Les deux écrits ont en commun de poser les bases de la théorie critique telle qu’Adorno l’applique au cas particulier de la musique, peu importe le genre concerné. Cette théorie loge à telle enseigne qu’elle a pour objectif de concevoir les rapports sociaux et le développement capitaliste de la société occidentale dans une perspective critique qui fait sienne l’héritage de la pensée allemande, notamment à travers une quadruple affiliation à Hegel, Marx, Freud et Weber[18]. Adorno cherche par cette théorie à dévoiler le monde social afin d’en montrer les contradictions autant que la capacité du sujet à en revitaliser les rapports, cette revitalisation opérant dans la direction d’une liberté contre l’aliénation. L’outil pour y parvenir est la raison, non plus une raison soumise aux forces techniques de la société, mais bien une raison conçue comme action à travers une portée dialectique dans le rapport aux forces sociales. De là est issu l’ouvrage que publient Horkheimer et Adorno en 1947 et qui constitue la pierre angulaire théorique de l’École de Francfort : Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente, traduit par Éliane Kaufholz (1974) sous le titre La dialectique de la raison. Fragments philosophiques. De façon à réaffirmer toute la force du sujet dans le contexte de la société moderne, la théorie critique se veut oppositionnelle. C’est pourquoi elle a pour « sujet […] la crise de l’identité » (Assoun 2012, 47) et pour objet les forces sociales qui animent l’art selon une perspective homologique (équivalence entre art et société sous forme d’analogie — voir Menger 1983, 12-18). L’implication de cette théorie est majeure dans la façon dont Adorno pense la musique dans le contexte des années 1930, plus particulièrement le néoclassicisme et l’oeuvre de Stravinski : son travail philosophique se donne pour mandat le dévoilement critique à la fois de la musique et de la société. Le bagage conceptuel qui justifie ce dévoilement se nourrit de la philosophie allemande du xixe siècle, entre autres l’esthétique de Hegel et le matérialisme de Marx. Plusieurs des concepts que développe Adorno dans sa compréhension de la musique entrent en résonance avec cet héritage.
C’est le cas de la notion d’antithèse qu’il reprend de Hegel, mais qu’il exploite à travers la méthode de la dialectique négative, telle que résumée plus haut dans le cas de Schoenberg et de Stravinski : la force de vérité d’un phénomène trouve son explication la plus adéquate dans un phénomène qui y est opposé. Or, la dialectique entre Schoenberg et Stravinski n’a de sens que si une première forme de dialectique est prise en considération, comme les deux écrits des années 1930 permettent de le démontrer : la musique sérieuse d’un côté, la musique légère de l’autre. Ce sont des concepts lourds de sens tant leur désignation découle d’un jugement de valeur à tendance manichéenne : la musique légère est dénigrée dans son fondement même puisqu’elle ne peut accéder à la même qualité que la musique sérieuse. À cela s’ajoute le fait que la notion de musique sérieuse est limitative chez Adorno : elle se résume pour l’essentiel au canon austro-allemand, de Bach à Schoenberg[19]. Ce qui sépare ces deux types de musique se décline pour l’essentiel dans leur déploiement social, c’est-à-dire ce qu’elles révèlent par rapport à la société dans laquelle elles sont pensées puis produites. Pour le formuler plus simplement, la musique légère se contente de jouer le jeu social dominé par le capitalisme tandis que la musique sérieuse tente de réaffirmer les droits de la musique en exerçant une force qui va à l’encontre du système. Les concepts clés ici sont ceux de standardisation, de marchandisation et d’aliénation, bref tout ce qui fait de la musique un objet passif au sein d’une culture de masse où seuls les intérêts mercantiles dominent. Comme le résume Paddison, la musique légère comme catégorie fourre-tout « possède un caractère objectif — un type non critique et non réflexif —, en cela qu’elle est devenue identique aux tendances collectives de la société en soi, qu’elle affirme et reflète automatiquement » (1996, 87[20]). Il en sera question plus loin à propos de l’interaction entre sujet et objet au sein du néoclassicisme.
Le constat d’Adorno quant à la musique de son époque prolonge donc celui de la théorie critique : le sujet, qu’il ou elle soit auditeur.trice ou compositeur.trice, n’a plus de pouvoir sur la situation puisqu’il ou elle subit la musique qu’on lui injecte à coup de technologies et de marchandisation. L’« écoute-marchandise » (2015, 21) est l’une des formules chocs employées par Adorno pour identifier cette rationalisation qu’opère le capitalisme dans la sphère musicale. Car la connaissance qui devrait seconder l’acte de composition, comme c’est le cas dans la musique sérieuse, s’effrite à mesure que progressent le capitalisme et la culture de masse dans notre relation à la musique. C’est la raison pour laquelle, dans la lignée du marxisme, le philosophe accorde tant de valeur au concept de fétichisme, la musique étant réifiée pour la valeur d’échange qu’elle acquiert en situation capitaliste. Autrement dit, la valeur marchande la transforme en produit, réduisant à néant son attrait comme oeuvre d’art. Car la musique peut remplir une fonction beaucoup plus importante lorsqu’elle n’est pas à la solde du capitalisme : elle peut prendre la forme d’un moment critique pour le sujet social par rapport à l’aliénation qui le guette[21]. C’est là tout le sens de l’écrit de 1938 : les premières pages sont à elles seules un manifeste qui permet de comprendre pourquoi des concepts comme industrie culturelle, bien culturel, fétichisation et valeur d’échange prennent une telle proportion dans la philosophie de l’École de Francfort[22], et plus particulièrement dans l’approche philosophico-musicologique d’Adorno.
En quoi ces considérations théoriques importent-elles dans le cas du néoclassicisme ? C’est que la conception qu’a Adorno de ce courant en découle. Un champ théorique qui doit être pris en considération est ainsi mis en lumière, soit les rapports entre musique et société comme explication de l’émergence du courant avec en arrière-plan les transformations du capitalisme dans une culture de masse. L’article de 1932 sur la situation sociale de la musique est à cet égard le plus évocateur en ce qu’il est axé sur le néoclassicisme et nous donne les clés de compréhension par lesquelles la dialectique négative fait de ce courant un moment particulier dans le développement de la musique. En ouverture, Adorno déplore la contrainte que fait subir la société capitaliste à la musique : « La musique ne sert plus de besoins directs ni de bénéfices découlant d’une application directe ; elle s’ajuste plutôt aux pressions provenant des échanges d’unités abstraites » (2002, 391[23]). En conséquence, la musique obéit au processus d’objectivation de la société, qu’Adorno rapporte au concept de rationalisation issu de la pensée de Weber (1998) à partir de laquelle il explique le développement de la société industrielle : les forces qui animent la musique sont désormais concentrées dans la médiation technique qui la fait vivre (comme objet de masse destiné à la consommation), et ce, au détriment de l’expérience subjective que chacun.e peut vivre dans sa relation à la musique. La notion que fait intervenir Adorno pour établir ce constat est celle d’art, notion entrant en corrélation avec le travail de la théorie critique (2002, 393).
C’est ainsi que le philosophe en arrive dans ce texte de 1932 à opposer les deux compositeurs qui vont inspirer son essai de 1949 : si l’oeuvre de Schoenberg incarne les problèmes et les solutions de la musique en tant qu’art au regard de la société moderne, une autre musique issue de la tradition écrite a rompu avec l’élan subjectif qui se trouve au fondement de l’acte de création. En d’autres mots, il existe une musique qui joue le jeu de l’aliénation moderne en trouvant refuge dans les formes stylistiques du passé musical ; les compositeurs qui s’y adonnent font fi de l’évolution musicale que le matériau porte en lui en tant que fait historique. Stravinski est montré du doigt au côté de Kurt Weill : le premier pour L’Histoire du soldat (1918), le second pour Die Dreigroschenoper (1928) et Austieg und Fall der Stadt Mahagonny (1930). Or, si le néoclassicisme est appréhendé comme courant opposé à la musique sérieuse portée par l’école de Vienne, il est par le fait même subsumé dans la catégorie de l’objectivisme : « Cette musique peut être appelée objectivisme, dans la mesure où — sans devenir impliquée dans aucune dialectique sociale — elle voudrait évoquer l’image d’une société “objective” non-existante » (2002, 391[24]). Le recours à la notion d’objectivisme est à la fois à mettre au compte de l’héritage de Hegel — j’y reviens dans la prochaine section — et des débats qui ont cours dans l’Allemagne des années 1920 (donc au moment de la République de Weimar), avec en arrière-plan l’idée d’une « nouvelle objectivité » (Neue Sachlichkeit) en réaction à l’expressionnisme. En musique, cette « nouvelle objectivité » s’est entre autres incarnée dans l’oeuvre de Hindemith à travers le concept de Gebrauchsmusik (c’est-à-dire une musique de type utilitaire), qui propose un retour à la musique de chambre comme dans le néoclassicisme français incarné par Stravinski, Milhaud et Poulenc. Cette « nouvelle objectivité » a aussi emprunté d’autres voies, par exemple un type d’opéra « où l’efficacité dramatique est obtenue par la force de l’autonomie musicale » (Huynh 1998, 216) et non par l’intermédiaire d’un livret, ce qui ressort autant dans les oeuvres lyriques de Weill que dans celles de Hindemith.
Dans le contexte des années 1930 où il rejoint les rangs de l’Institut de recherches sociales à Francfort (suivant son habilitation en philosophie octroyée en 1931), Adorno n’a donc pas mis de côté les débats qui ont secoué l’Allemagne musicale de la décennie précédente et la façon dont il conçoit le néoclassicisme ainsi que la musique de Stravinski. Dans son article de 1932 (« Zur gesellschaftlichen Lage der Musik »), il établit une distinction lourde de sens : dans les sociétés industrielles avancées, le néoclassicisme est une composante de l’objectivisme, tandis que dans les sociétés grégaires (c’est le terme qu’il emploie pour désigner les sociétés non industrielles), l’objectivisme se déploie sous la forme du folklore. Autrement dit, la dichotomie entre tradition écrite, soutenue par l’institution, et tradition orale, soutenue par la collectivité, s’évapore à la faveur d’un clivage entre musique sérieuse (justifiée par le progrès musical) et musique légère (découlant de la société capitaliste). Le néoclassicisme retient donc son attention durant cette période tout en étant rapporté à des considérations théoriques plus larges ; c’est uniquement à partir de l’écriture de Philosophie de la nouvelle musique (donc dans les années 1940) qu’Adorno voit dans le néoclassicisme un courant à part entière.
Adorno le philosophe face au néoclassicisme
En s’intéressant principalement à la dualité entre musique sérieuse et musique légère, Adorno commettait l’erreur de ne pas voir dans le néoclassicisme l’un des courants majeurs de la période d’entre-deux-guerres tout en négligeant l’influence des Stravinski, Ravel, Hindemith et plusieurs autres. Quelques explications historiques s’imposent pour comprendre la façon dont cette dualité cédera le pas à une prise en considération de la menace que représentera ce courant. Car Adorno n’est pas insensible au fait qu’une querelle se joue entre les partisans de Schoenberg et ceux de Stravinski, le moment le plus critique ayant lieu durant les années 1925-1926, dans la foulée de leur présence au Festival de musique de chambre de la Société internationale pour la musique contemporaine (SIMC) qui se tient à Venise en septembre 1925 — Stravinski clôt l’événement en interprétant sa Sonate pour piano (1924). Les compositeurs italiens comme Alfredo Casella jettent de l’huile sur le feu lors de l’événement en faisant de Stravinski le compositeur de l’heure (Messing 1988, 129-139 ; Trottier 2008, 248-255). La réaction de Schoenberg ne se fait pas attendre longtemps : il compose les Trois satires pour choeur mixte, op. 28 (1926 ; la deuxième parodie Stravinski en le traitant de « petit Modernski » ; Messing 1988, 139-149 ; Trottier 2008, 263-273), puis il écrit en 1926 un texte intitulé « Igor Stravinski, le restaurateur » (2002, 378-379), idée que va reprendre Adorno dans son essai de 1949.
Mais la différence entre les années 1920 et les années 1940, autant chez Adorno que chez Schoenberg, se vit sous la forme de l’exil : Schoenberg s’établit aux États-Unis en 1933 et Adorno s’y installe à son tour en 1938 ; puis, le philosophe s’établit en 1941 dans la German California[25], où se trouve également le compositeur. Le choc que les partisans de l’école de Vienne subissent en contexte américain peut se résumer en une formule : la popularité des compositeurs associés au courant néoclassique ! Dans un texte qu’il signe en 1934, « Lettre collective à mes amis pour mon soixantième anniversaire », Schoenberg relate son établissement aux États-Unis et au Conservatoire Malkin près de Boston, puis il s’attarde au fait que le chef attitré de l’Orchestre symphonique de Boston, Serge Koussevitzky, ne joue pas de sa musique. Le chef d’orchestre est, en outre, un défenseur de l’oeuvre de Stravinski (il lui a commandé la Symphonie des Psaumes de 1930). Schoenberg se lance alors dans une diatribe contre les chefs d’orchestre, et cela pour un enjeu bien précis : « Tout au plus certains ont-ils donné une exécution de ma Nuit transfigurée [1899], ou d’un de mes arrangements de Bach, mais la plupart d’entre eux n’ont pas joué une seule note de moi. En revanche, on donne constamment Stravinski, Ravel, Respighi et bien d’autres » (2002, 15). On peut aisément penser qu’Adorno en soit arrivé au même constat, et il est plausible qu’il ait eu vent de la lettre de Schoenberg ou du moins de son opinion à ce sujet.
Qu’est-ce qui permet d’opter pour cette interprétation des faits? La décision d’écrire un essai intégrant Stravinski pour en faire l’opposé de Schoenberg est encouragée en partie par la popularité que connaissent le néoclassicisme et le compositeur russe. Adorno le donne à penser dans l’avant-propos de Philosophie de la nouvelle musique en faisant allusion au public :
Les opiniâtres analyses esthétiques contenues dans ce contexte donnent trop souvent l’impression de prendre directement pour objet cette réalité qui les néglige. Mais peut-être cette entreprise excentrique jettera-t-elle quelque lumière sur un état dont les manifestations connues ne sont que le masque et dont la protestation s’élève uniquement là où la complicité du public soupçonne une simple extravagance.
1962, 9
Autrement dit, la popularité dont jouissent le néoclassicisme et Stravinski dérange. À cette popularité doit correspondre un discours qui montre comment le contenu des oeuvres est gangréné par la fausse conscience. C’est ainsi que l’essai de 1949 prend comme tremplin le travail réalisé par Adorno à titre de critique pour le faire progresser dans le domaine de la philosophie de l’histoire, ce qui explique pourquoi le propos s’en remet à l’esthétique de Hegel, le philosophe du xixe siècle étant plusieurs fois cité.
Si donc Adorno prend la musique néoclassique au sérieux cette fois-ci, le premier geste analytique qu’il propose est de ne pas subsumer le courant dans une catégorie fourre-tout comme celle de la musique légère. Il n’en conserve pas moins le spectre des interactions entre musique légère et néoclassicisme. Or, cette fois-ci, ce courant se présente comme une option qui a son poids dans le développement des musiques du xxe siècle. Le titre lui-même est à cet égard fort révélateur puisque Schoenberg et Stravinski sont réunis sous l’appellation allemande de Neue Musik. Cette catégorie de musique nouvelle ne fait sens en français que si l’on tient compte de son équivalent allemand qui, lui, a fait l’objet de nombreux débats dans la presse allemande des années 1920 (voir Huynh 1998, 127-129). La Neue Musik, c’est la façon de circonscrire l’éloignement du xixe siècle voire du romantisme musical, soit grosso modo la période où émerge l’émancipation de la dissonance (expression que le compositeur préfère à atonalité ; voir Dahlhaus 1997, 109-118) chez Schoenberg, particulièrement dans les oeuvres de la période expressionniste (1906-1914).
Comme Adorno le précise dans Philosophie de la nouvelle musique, Schoenberg et Stravinski représentent les deux principales options compositionnelles rattachées à la Neue Musik :
Pourtant l’étude de cette génération déboucherait nécessairement sur celle des deux innovateurs. Non parce que la priorité historique leur appartient et que tout le reste dérive d’eux, mais parce que, eux seuls, par leur rigueur intransigeante, ils ont porté si loin les impulsions inhérentes à leurs oeuvres, qu’elles sont apparues comme les idées de la chose même.
1962, 14
« [L]eur rigueur intransigeante » renvoie à la perspective symbiotique voire fusionnelle entre oeuvre et créateur qu’Adorno conçoit sous forme d’homologie dans sa conception subjective du matériau musical (voir Boissière 1999) : les oeuvres de Schoenberg le révèlent comme compositeur, et il en va de même pour Stravinski. Adorno ajoute cette nuance :
La vérité ou la non-vérité de Schoenberg et de Stravinski est indéterminable par le simple examen de catégories comme l’atonalité, la technique dodécaphonique, le néoclassicisme, mais par la seule cristallisation concrète de telles catégories dans la tessiture de la musique en soi.
1962, 14
C’est que, pour lui, les catégories esthétiques ne peuvent jamais expliquer totalement la substance d’une oeuvre. Au contraire, ce sont les oeuvres musicales qui donnent leur pleine mesure aux catégories esthétiques, bref, qui en montrent l’utilité.
Dans le cas de Stravinski, ce sont ses oeuvres de la période d’entre-deux-guerres qui révèlent ce qu’est le néoclassicisme au regard du matériau musical. Le fait que le compositeur soit constamment au centre des discussions musicologiques portant sur la musique néoclassique tend à donner raison à Adorno. En effet, on peut constater qu’il en est ainsi dans les études comme celles de Messing (1988), de Faure (1997), de Taruskin (tel que résumé dans le quatrième volume de son histoire de la musique, 2005, 447-494), de Danuser (2004) et de bien d’autres musicologues ou historien.ne.s. D’autres noms de compositeurs s’imposent aussi chez Adorno, par exemple Hindemith et Milhaud, mais dans une catégorie qu’il nomme « la deuxième génération néoclassique » (1962, 14). Partant de là, de quoi le néoclassicisme est-il le sujet et l’objet selon l’approche philosophico-musicologique que le philosophe privilégie ?
Un bref détour par l’histoire des idées s’avère nécessaire pour répondre à cette question. Sujet et objet, à savoir deux des notions au centre de la philosophie allemande du xixe siècle, sont au coeur de la pensée dialectique d’Adorno[26] en ce que leur maillage circonscrit la manière dont l’art est pensé et perçu, plus particulièrement dans le cas d’un.e artiste qui doit délivrer à même sa sensibilité une oeuvre sur laquelle il ou elle appose son nom. Et dans la mesure où, en bon disciple de l’esthétique de Hegel, Adorno conçoit l’art sous la double quête de l’historicité et de la représentation de la vérité, l’oeuvre nécessite un déchiffrage théorique qui passe par la connaissance, cette dernière prenant la forme d’une activité de médiation (1962, 34-37). Pour mettre en branle cette activité, des notions comme sujet et objet sont au coeur de sa quête philosophique. Ce qui constitue selon lui la grandeur de la Neue Musik est le fait que des individualités fortes, en l’occurrence des sujets historiques qui ont saisi l’action à entreprendre au moment présent pour travailler le matériau musical selon leur propre volonté, ont laissé des oeuvres qui ont fait sens pour leurs contemporains et dont l’objectivité historique (le fait d’avoir passé l’épreuve du temps) leur a permis d’acquérir une valeur de vérité. C’est pourquoi Adorno accorde tant d’importance au progrès dans ses réflexions sur la musique. Le progrès est compris chez lui dans un sens matérialiste, c’est-à-dire dans une perspective où la matière (ici le matériau musical) dépend des conditions et des moyens propres aux différents contextes historiques, de telle sorte que la musique domine la nature et révèle à la société ses propres contradictions — à nouveau on peut y voir l’influence du marxisme. Comme il l’affirme dans sa Théorie esthétique : « Le matériau n’est pas un matériau naturel, même s’il apparaît ainsi aux artistes. Il est au contraire totalement historique[27] » (2011, 210). Autrement dit, si l’objet artistique fait sens dans une perspective délimitée par une téléologie, c’est que le sujet historique livre une lutte sans merci contre les forces sociales qui animent le présent, cette lutte donnant sens à une oeuvre unique où s’affirme son individualité. C’est, pour reprendre un exemple qu’Adorno affectionne, Schoenberg qui révèle dans une oeuvre comme le monodrame Erwartung (1909) la crise de la solitude du moi en contexte moderne (1962, 52-58).
Le néoclassicisme est dès lors coupable de deux délits, sur lesquels se construit une grande partie de l’argumentation à la base de Philosophie de la nouvelle musique : mise à l’écart de la subjectivité du compositeur pour s’approprier le matériau musical et recherche de consensus sur la base d’un style commun par le recours aux oeuvres consacrées par le temps. C’est ainsi que, plutôt que de se conformer à ce qu’enseigne l’histoire de la musique, où un compositeur, par la force de sa subjectivité, moule le matériau selon ses propres desseins tout en répondant aux exigences sociales et esthétiques du présent, les compositeurs néoclassiques cherchent un court-circuit en optant pour ce qui est déjà objectivé ; ils s’en remettent donc à un matériau qui a déjà été éprouvé dans le passé, voire qui fait consensus. Si Adorno identifie deux périodes dans la trajectoire de Stravinski, à savoir une période dite infantiliste (1962, 166-171) avec les Ballets russes, puis une période néoclassique avec les oeuvres des années 1920, il y voit aussi une continuité.
C’est ainsi que l’Histoire du soldat (1918) est l’oeuvre qui fait ressortir l’ensemble de la personnalité du compositeur : elle est à la fois infantiliste de par son sujet (une histoire racontée avec un lecteur et des personnages qui parlent comme dans un conte pour enfants) et son caractère (personnages incapables de surmonter les épreuves, entre autres le soldat qui se fait prendre au jeu du diable), et néoclassique de par son style (« Marche du soldat », « Marche royale », « Petit choral » et « Grand choral ») et sa technique (usage du contrepoint, présence de rythmes militaires, travail par irrégularité rythmique, texture dominée par les cuivres, etc.) ! Le prix à payer dans cette oeuvre est l’absence d’une subjectivité pleine et entière puisque Stravinski s’en remet à des formules éprouvées plutôt que de concevoir un matériau propre à son époque. D’où l’importance pour Adorno de bien délimiter son propos dans des catégories comme celle de l’authenticité : Stravinski n’est pas authentique puisqu’il puise dans des styles musicaux qui ne lui appartiennent pas. Il s’inspire notamment de la musique du passé : influences de Bach dans plusieurs oeuvres dont l’Octuor (1923) et la Sonate, pour piano (1924) ; recours à Pergolèse pour Pulcinella (1920 ; voir Cantoni 1998). C’est aussi le cas pour le folklore comme la « Marche royale » de l’Histoire du soldat ainsi que les mélodies empruntées dans le Sacre du printemps (1913), ou pour la musique légère comme dans les trois danses de l’Histoire du soldat (« Tango », « Valse », « Ragtime ») ou le Piano-Rag-Music (1919).
Adorno en arrive ainsi au constat que le courant néoclassique est une « musique d’après la musique » (1962, 186) : le matériau musical à la base des oeuvres de Stravinski donne à voir les éléments et les traces qui l’ont généré. Produire, pour ce compositeur, comme pour les autres compositeurs néoclassiques, c’est puiser une inspiration dans ce qui est extérieur au sujet créateur. Or, c’est précisément là que se situe toute l’originalité d’un Stravinski, lui qui a toute sa carrière « dressé des archétypes, colonisé des territoires et utilisé des conventions de toutes les époques », pour reprendre les mots de Christian Goubault (1991, 367). Une telle conception de la matière musicale est étrangère aux notions esthétiques que conçoit le philosophe de l’École de Francfort.
Du moment où l’on tient compte de la dialectique entre sujet et objet et que l’on met en perspective la pugnacité à la base de sa rhétorique, on saisit mieux le reproche qu’Adorno adresse au néoclassicisme. Il dénonce la recherche d’une musique objectiviste comme l’est celle du passé, c’est-à-dire une musique qui revêt la forme du consensus social plutôt qu’une musique qui joue la carte de la confrontation avec le temps présent. Un passage de Philosophie de la nouvelle musique est particulièrement éclairant à cet effet :
Comme ceux qui rêvent d’une société gouvernée par un despotisme immédiat, ont toujours à la bouche les valeurs traditionnelles qu’ils veulent sauver contre la subversion, ainsi la musique objectiviste se présente désormais comme conservatrice et guérie. Pour elle, entre ses mains, la désintégration du sujet se transforme en formule pour l’intégration esthétique du monde.
1962, 209
La musique néoclassique est donc synonyme à la fois de dépersonnalisation et d’objectivisme[28] : plutôt que de procéder de façon réflexive pour penser le matériau musical, les compositeurs néoclassiques optent pour des formules consensuelles comme le font également les compositeurs influencés par le folklore ou ceux s’adonnant à la musique légère. C’est en cela que cette musique serait neutre : « elle entend être un style pour tous parce qu’elle coïncide avec le style de tout le monde » (1962, 208).
Il faut se garder toutefois de penser que le dodécaphonisme serait une solution salvatrice : Adorno est tout autant critique à l’égard de Schoenberg pour son excès de technicité (soit l’importance accordée à la série de douze sons), son recours aux formes (les mouvements de la Serenade, op. 24 (1923), dont la « Marsch » et le « Menuett ») et aux techniques (thème et variations, contrepoint, etc.) du passé. La méthode dodécaphonique prend donc le dessus au sein de sa démarche créatrice (1962, 122-33). Selon Adorno, la période expressionniste des années 1907 à 1913 est le seul moment où la Neue Musik s’est présentée comme une solution viable à la crise que vit le sujet moderne. La musique de Schoenberg a alors « pris sur elle toutes les ténèbres et toute la culpabilité du monde » (1962, 142) ; l’authenticité a ainsi prévalu eu égard aux exigences du matériau musical et du sujet comme agent historique. À l’inverse, Stravinski commet l’erreur de s’engager dans des voies musicales qui endossent l’aliénation et le fétichisme : sa musique attire parce qu’elle alimente la crise qui mine le temps présent !
Conclusion
Malgré les réserves que l’on peut émettre à l’endroit de la pensée philosophico-musicologique d’Adorno, notamment dans le cas de Philosophie de la nouvelle musique, du néoclassicisme et de Stravinski, on aurait tort d’écarter ses concepts. Ceux-ci devraient être pris en considération ne serait-ce que pour le regard philosophique provenant d’un milieu étranger au contexte français, entre autres parce que ce dernier est incontournable dans les discussions entourant la portée du néoclassicisme en musique. S’il y a une dimension rattachée au courant néoclassique à laquelle Adorno convie celles et ceux qui étudient cette musique, c’est bien le geste qui consiste à rompre avec une subjectivité envisagée comme seule force génératrice du matériau musical. Comme l’a identifié Messing (1988, 88-89), certaines des composantes esthétiques qui ont conduit à l’établissement de la musique néoclassique avaient bel et bien pour ultime but une séparation complète avec un xixe siècle réduit, à tort ou à raison, à un romantisme exacerbé par la subjectivité. Des concepts comme ceux de simplicité et d’objectivité sont mis en relief non seulement pour marquer une coupure avec les avant-gardes des années 1900-1914 à Vienne, à Paris et ailleurs, mais aussi avec un xixe siècle gouverné par le romantisme. C’est précisément par rapport à l’interprétation de ce qu’est le passé musical que la conception de la composition musicale diverge dans l’entre-deux-guerres. Adorno théorise dans toute leur brutalité les enjeux philosophiques de cette situation en mettant dos-à-dos les deux conceptions de l’histoire selon la perspective analytique que lui offre la dialectique négative : Schoenberg ne cesse de clamer qu’il est l’hériter de ses prédécesseurs, dans un sens où intervient une téléologie esthétique qui aboutit à lui (Dahlhaus 1997, 255-268 ; Donin 2002) ; Stravinski s’en remet à une conception du moment présent où dominent l’appropriation et le renouvellement des idiomes musicaux, qu’ils soient passés ou actuels.
Par l’entremise de tout ce qui creuse cette divergence, dès lors que l’histoire est vue comme une ultime caution ou comme une possibilité parmi tant d’autres, il ne peut y avoir que mésentente. C’est ainsi qu’Adorno questionne le sujet et l’objet de la musique néoclassique en vertu d’une histoire de la musique gouvernée par une historicité que plusieurs compositeurs de l’époque, Stravinski en tête, ne reconnaissent guère. Pourtant, le philosophe de l’École de Francfort montre toute l’incongruité réflexive ou esthétique qui découle de l’utilisation d’une catégorie comme celle de néoclassicisme au regard de l’histoire de la musique. Car là où le dodécaphonisme ne laisse planer aucun doute quant au moment historique où il apparaît comme catégorie esthétique, le néoclassicisme arrive difficilement à faire valoir l’époque qu’il engendre à titre de catégorie pleinement autonome, comme peuvent l’être à l’inverse plusieurs « ismes » de l’histoire de la musique. À cet égard, Adorno a levé le voile sur un problème historiographique que l’on rencontre dans la réception de la musique néoclassique : où, quand, comment et pour quelles raisons l’oeuvre de Stravinski est-elle déterminante ou non ? Ce sont des questions qui restent toujours pertinentes aujourd’hui et que l’on retrouve reformulées sous différents angles par les musicologues : par exemple par Richard Taruskin (1993) lorsqu’il s’agit de questionner la façon dont les compositeurs néoclassiques manipulent les formes de « retour à » pour justifier les emprunts au passé, ou par Hermann Danuser (2004) lorsqu’il s’agit de rappeler que la catégorie de néoclassicisme est polyvalente et qu’elle doit donc être envisagée de façon ouverte. Adorno a donc vu juste dans Philosophie de la nouvelle musique : la nature même du néoclassicisme fait en sorte que cette catégorie est difficile à circonscrire de façon précise à travers les traits qui la caractérisent, d’autant plus qu’elle prend la forme d’un méta-style en raison d’emprunts musicaux et stylistiques au passé musical.
Mais ce qu’a refusé de reconnaître Adorno, c’est la valeur que prend durant la période d’entre-deux-guerres une réalité que le courant néoclassique a incarnée par l’entremise de compositeurs comme Stravinski, Hindemith, Ravel, Milhaud et plusieurs autres : la popularité des oeuvres néoclassiques en salles de concert, qui se perçoit dans la programmation du répertoire et les réponses positives qui s’ensuivent[29] — popularité que Schoenberg a du reste reconnue, comme je l’ai souligné plus haut. Là où le philosophe n’appréhende que des formes de concessions stylistiques, les compositeurs néoclassiques et le public y voient une musique capable de combler les attentes de l’époque sous forme de communication et de plaisir. C’est pourtant un enjeu récurrent au sein de l’histoire de la musique et des arts : un.e artiste qui entre en communication avec son époque en répondant aux attentes du public. Le postmodernisme fera aussi de cette communication une dimension à valoriser à la fin du xxe siècle (voir Ramaut-Chevassus 1998). Si, dans une perspective historienne, le néoclassicisme comme catégorie esthétique fait sens lorsqu’il s’agit de penser la contribution de certain.e.s compositeur.trice.s comme Stravinski durant la période de l’entre-deux-guerres, c’est bien dans la mesure où des oeuvres ont suscité une forme de consensus durant leur époque.
Parties annexes
Note biographique
Danick Trottier est professeur de musicologie au Département de musique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et membre régulier de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM). Il participe également au comité scientifique des Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique et assume la direction de l’antenne OICRM de l’UQAM. La qualité de son travail a été soulignée par l’attribution de deux prix Opus pour l’article de l’année (Conseil Québécois de la Musique), soit en 2012 pour un article portant sur la pratique de l’hommage musical chez Debussy et en 2019 pour un article portant sur la création d’Another Brick in the Wall — L’opéra, de Julien Bilodeau. Il est l’un des corédacteurs du collectif intitulé Félix Leclerc : Héritage et perspectives (Septentrion, 2019). Les musiques des xxe et xxie siècles, autant dans la tradition dite populaire que dans la tradition dite classique, sont au coeur de son travail universitaire.
Notes
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[1]
Vu la portée de ses travaux et les sujets variés dont il a traité, Adorno est à la fois présenté dans la littérature comme philosophe, sociologue, musicologue et théoricien de la théorie critique. Pour des raisons de simplification, le qualificatif de philosophe est employé dans la présente étude, entre autres parce que la formation qu’il a reçue est bel et bien dans cette discipline (la note 14 apporte des précisions à cet effet). Aussi, l’ouvrage au centre de la discussion est bel et bien Philosophie de la nouvelle musique, soit une étude où se croisent considérations philosophiques et musicologiques — c’est pourquoi son style est qualifié de philosophico-musicologique.
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[2]
L’essai paraît en 1949 aux éditions J. C. B. Mohr en langue allemande sous le titre Philosophie der neuen Musik. Une seconde édition voit le jour en 1958 chez Europäischen Verlagsanstalt, et c’est de cette dernière qu’est tirée la version française qui paraît en 1962. aux éditions Gallimard sous le titre Philosophie de la nouvelle musique, fruit d’une traduction réalisée par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg. Les écrits d’Adorno qui sont convoqués dans la présente étude le sont dans une traduction française, sauf lorsque cette dernière n’a pas encore été réalisée. Néanmoins, au cours des prochaines pages, le contexte dans lequel les versions originales en langue allemande de ses écrits ont pris forme sera rappelé lorsque nécessaire.
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[3]
Cette appellation de musique nouvelle, en lien avec l’appellation allemande de Neue Musik, est discutée en dernière partie de texte en lien avec l’époque dans laquelle Adorno contribue à la critique musicale puis rédige Philosophie de la nouvelle musique. Pour le moment, on peut rattacher cette catégorie aux musiques composées dans la première moitié du xxe siècle.
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[4]
Comme il le précise lui-même dans son avant-propos : « Il s’imposait que nous analysions les procédés techniques de Stravinski, diamétralement opposés à l’école viennoise, non seulement parce qu’ils font autorité dans l’opinion publique, non seulement en raison de leur niveau de composition […], mais surtout aussi pour supprimer une échappatoire facile. Celle-ci consisterait à croire que, si le progrès logique de la musique menait aux antinomies, y changerait quelque chose la restauration du passé, la révocation consciente de la ratio musicale » (1962, 8).
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[5]
Cette réalité se mesure aux références dont l’essai fait l’objet dans les études sur Stravinski et sur Schoenberg, et plus généralement sur la musique moderne. Si je ne suis pas en mesure d’avancer de chiffre précis ou de renvoyer à une étude exhaustive quant à ces références, je peux néanmoins affirmer à partir de mes lectures que l’essai d’Adorno revient constamment dans les recherches consacrées à ces deux compositeurs et à la musique moderne.
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[6]
À cet effet, il importe de rappeler qu’Adorno a suivi des cours de composition avec Berg pendant une période de six mois en 1925 et qu’avant les années 1930, il a fortement hésité entre une carrière de compositeur et une carrière de philosophe. L’intensité que prend son activité d’écriture à titre de critique musical dans la seconde moitié des années 1920 est indissociable de la place que tient l’écrit au sein de l’école de Vienne comme acte de combat pour légitimer et défendre les idées de cette école, notamment le dodécaphonisme dans le contexte des années 1920. « La marque de l’héritage de l’école de Vienne », selon la formule employée par Marianne Dautrey (2004, 9-10), est donc incontournable dans la période de l’entre-deux-guerres, ce dont témoigne la correspondance entre Adorno et Berg de 1925 à 1935.
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[7]
Pour situer la contribution viennoise découlant de Schoenberg et de son entourage dans la première moitié du xxe siècle, la notion d’école de Vienne est celle favorisée dans la présente étude — voir Dominique Jameux (2002) pour le contexte historique qui justifie ce choix.
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[8]
L’idée d’une École de Francfort, soit un courant de pensée regroupant des philosophes comme Adorno, Benjamin et Horkheimer, a souvent été contestée. En fait, le courant de pensée correspond à une réalité si l’on prend en considération la création en février 1923 de l’Institut für Sozialforschung (Institut de recherches sociales) à Francfort, auquel ont été rattachés ces différents penseurs, à des moments différents de leur carrière — voir Paul-Laurent Assoun (2012, 11-22) pour les détails historiques.
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[9]
Adorno insiste dans son avant-propos sur la façon dont la dialectique négative s’est imposée comme la méthode incontournable dans le traitement de l’oeuvre de Schoenberg, la compréhension de celle-ci devant être complétée par celle de son principal rival (voir ci-dessus la note 4). Le choix de la dialectique négative tire donc sa pertinence de l’acte qui consiste à mettre en opposition Schoenberg et Stravinski, pour ensuite en arriver à « une théorie sociale […] qui cherche ce qui est esthétiquement juste ou injuste au coeur des objets » (1962, 35).
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[10]
Dans la thèse de doctorat que j’ai consacrée à la querelle Schoenberg/Stravinski (Trottier 2008), je situe la genèse de cette querelle dans les années 1910, puis retrace son expansion dans les années 1920 et ses conséquences sur les avant-gardes des années 1950 et 1960. Or comme je l’explique dans le chapitre 7 (2008, 356-426), il appartient à certains exégètes de l’école de Vienne d’avoir réactivé la querelle dans le contexte des années 1940, en particulier René Leibowitz et Adorno.
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[11]
Adorno étant né en 1903, il a tout juste 18 ans lorsqu’il signe ses deux premiers articles sur la musique dans la revue Neue Blätter für Kunst und Literatur en 1921. Dans une annexe insérée dans le livre qu’il a consacré à Adorno, Paddison (1993, 333-349) recense l’ensemble de ses écrits à titre de critique musical jusqu’au début des années 1930, ceux-ci se multipliant jusqu’au moment où il décide de se consacrer entièrement à sa carrière de philosophe au début des années 1930. En effet, il se tourne définitivement vers la philosophie et obtient son habilitation comme professeur en 1931, suite à la défense d’une thèse sur Kierkegaard (Müller-Doohm 2005, 119-131). À partir de cette période, les articles rédigés à titre de critique musical cèdent progressivement le pas aux articles à contenu philosophique dans la foulée des préoccupations de l’École de Francfort.
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[12]
Dans un autre article (Trottier 2018), j’ai proposé un parallèle avec Vuillermoz quant à la façon dont lui et Adorno perçoivent les lecteurs auxquels ils s’adressent, chacun à titre de critique musical dans la période de l’entre-deux-guerres.
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[13]
Les articles de critique musical ayant vu le jour durant cette période ont été regroupés dans les Gesammelte Schriften chez Shurkamp Verlag. Il s’agit de la somme de ses écrits, parue à titre posthume en 20 volumes, de 1970 à 1986.
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[14]
Voir la note 6.
-
[15]
Adorno émet ce jugement en lien avec un concert viennois où figuraient au programme la première suite tirée de l’Oiseau de feu (1911) et la version de concert de Petrouchka (1911) ainsi que le Concerto pour pianoet instruments à vent (1924).
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[16]
Adorno emploie le terme une fois dans le contexte d’un débat qu’il doit avoir à la radio avec le musicologue Heinrich Strobel, ce dernier étant identifié comme un ennemi (2004, 185).
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[17]
C’est Dautrey (2004, 359) qui propose cette traduction française dans l’index de son édition de la correspondance avec Berg. Or, à ma connaissance, cet écrit n’a jamais vu le jour en français. J’utiliserai ici la traduction anglaise, par Susan H. Gillespie, parue sous le titre « On the Social Situation of Music » dans Essays on Music (Leppert 2002).
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[18]
Dans son ouvrage sur l’esthétique d’Adorno, Paddison s’attarde aux principales influences sur celle-ci de la pensée allemande du xixe siècle et du début du xxe siècle. Intitulé « The problem of mediation » (1993, 108-148), le chapitre se divise en quatre parties, consacrées respectivement à la filiation avec Hegel, Marx, Freud et Weber. Je renvoie le lecteur à ce chapitre pour ce qui est de l’héritage philosophique que j’évoque ici.
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[19]
Il est à noter que la conception de la musique légère ne s’applique pas uniquement aux musiques extérieures à la culture germanique. À titre d’exemple, Adorno cible souvent l’opérette comme musique légère dans ses écrits (1994, 32), qu’elle soit d’origine viennoise ou berlinoise. De même, Adorno avait une piètre opinion du jazz. Des études ont montré à quel point le jazz lui posait un problème philosophique, entre autres au regard de l’autonomie de l’oeuvre d’art, de la notion de répétition, des structures harmoniques et des recours aux dissonances. Voir l’ouvrage Adorno et le jazz de Christian Béthune (2003).
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[20]
« Music of category one — the uncritical and unreflective type — has an “objective” character, in that it has become identical with the collective tendencies of society itself, which it affirms and automatically reflects ». Dans tous les cas similaires, c’est moi qui traduis.
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[21]
Dans les deux écrits dont il est question ici, Adorno reprend à son compte les concepts de valeur d’usage et de valeur d’échange, à la base de la pensée de Marx eu égard au matérialisme historique. Le stade avancé du capitalisme est celui où la valeur d’échange prend le dessus sur la valeur d’usage, ce qui explique la fascination capitaliste pour la possession des objets allant dans le sens du fétichisme propre à la modernité. Les deux concepts reviennent aussi dans ses conférences sociologiques qui sont regroupées en français sous le titre Introduction à la sociologie de la musique (1994).
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[22]
Le chapitre « La production industrielle des biens culturels » de La dialectique de la raison. Fragments philosophiques est à cet égard fort révélateur puisque le concept d’industrie culturelle y est étudié (Horkheimer et Adorno 1974, 179-247).
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[23]
« Music no longer serves direct needs nor benefits from direct application, but rather adjusts to the pressures of the exchange of abstract units ».
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[24]
« This music can be called objectivism, insofar as it — without becoming involved in any social dialectic — would like to evoke the image of a non-existent “objective” society ».
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[25]
Cette expression est due à Thomas Mann et met en lumière le fait qu’une partie de l’intelligentsia austro-allemande se retrouve à Los Angeles à la suite de l’ascension du national-socialisme et de l’Anschluss (voir Schmidt 2004).
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[26]
Dans le chapitre intitulé « Le concept d’Aufklärung » (1947, 23-76), qui constitue la partie centrale de La dialectique de la raison de Horkheimer et Adorno, il est question de l’héritage philosophique des siècles précédents à travers le binôme sujet-objet. Ce chapitre est incontournable pour saisir la relation dialectique entre sujet et objet telle qu’elle prend forme dans l’analyse d’Adorno des oeuvres d’art.
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[27]
Comme le précise Marie-Hélène Benoit-Otis dans sa traduction des Grundlagen der Musikgeschichte de Carl Dahlhaus, il est préférable de traduire la formule « geschichtlich durch und durch » par « historique de part en part » plutôt que par « totalement historique » (2013, 19-20).
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[28]
S’il est clair qu’Adorno joue sur la parenté sémantique entre objectivisme philosophique et « nouvelle objectivité » (Neue Sachlichkeit), comme le laisse sous-entendre l’article de 1932 commenté plus haut, il s’intéresse beaucoup moins dans Philosophie de la nouvelle musique à la « nouvelle objectivité » et fait du courant néoclassique une tentative d’objectivisme à part entière. La notion philosophique telle qu’elle est employée dans l’essai de 1949 va donc au-delà des débats portant sur les oeuvres de Hindemith et de Weill dans les années 1920.
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[29]
La réception enviable que connaissent nombre d’oeuvres néoclassiques durant les années 1920 et 1930 serait matière à un autre article. Je me contenterai de rappeler un fait important provenant de la trajectoire de Stravinski. Dans les années 1920, le compositeur prend la décision d’interpréter lui-même quelques-unes de ses oeuvres destinées au piano, à la fois pour des raisons pécuniaires et de fidélité à l’oeuvre. C’est dans ce contexte qu’il entreprend dans les premiers mois de l’année 1925 sa première tournée nord-américaine à titre de compositeur et pianiste. La presse américaine s’intéresse alors au musicien russe, qui fait la manchette musicale des journaux américains avec la publication de plusieurs entrevues (White 1984, 87-88). Cette réception médiatique propre au star-système témoigne de la popularité évoquée ici.
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