Numéro 3, 2011 Identités européennes
Sommaire (7 articles)
Présentation
Articles
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Scènes d’Empire : représentation des spectacles ethnographiques dans la littérature et les arts visuels européens au temps des conquêtes coloniales
Fanny Robles
p. 1–23
RésuméFR :
Au cours des dernières décennies du 19e siècle, le partage du continent africain coïncide avec l’apogée des spectacles ethnographiques en Europe. En tournée dans les zoos, les cabarets et les champs de foire européens, ainsi que dans les expositions coloniales et universelles, ces représentations mettent en scène des groupes d’individus indigènes des régions récemment colonisées ou sur le point de l’être. Alors que la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne s’affrontent à l’étranger pour affirmer leur pouvoir colonial, ces pays accueillent les mêmes spectacles dans leurs capitales respectives comme dans leurs villes de province. Notre étude se propose d’examiner la façon dont ils ont été représentés dans la littérature et les arts visuels européens, à partir d’exemples empruntés à la France, à l’Angleterre, à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie. Si ce type de spectacle conduit à l’exposition d’une grande variété de peuples, et ne se limite en aucun cas à des groupes en provenance d’Afrique, notre article se cantonne à des œuvres mettant en scène des exposés originaires de ce continent. En traitant les créations en question comme autant de « signaux culturels », pour reprendre l’expression de Jean Devisse, il cherche à dégager les types de consommation visuelle ou littéraire que ces productions artistiques semblent susciter. Nous adoptons une optique essentiellement rhétorique pour tenter de déterminer les différents types d’identification sollicités chez le lecteur/consommateur, qu’il s’agisse d’une consommation impérialiste naïve du « sauvage » animal, d’une forme de compassion civilisatrice qui peut en temps de guerre se changer en méfiance, ou encore d’une complicité érotique qui va jusqu’à esquisser une contestation de l’ethnocentrisme.
EN :
In the last decades of the 19th century, the colonization of the African continent coincided with the popularity of ethnographical spectacles in Europe. On tour in European zoos, cabarets, fairs, as well as in colonial and universal expositions, these representations displayed indigenous groups of individuals from recently or soon-to-be colonized regions. While France, Great Britain and Germany competed overseas to affirm their colonial power, these countries welcomed the same spectacles in their respective capital cities and provincial towns. Drawing on examples borrowed from France, England, Germany and the Austro-Hungarian Empire, this study examines the ways these spectacles were represented in European literatures and visual arts. Although these spectacles “displayed” a wide variety of peoples, not only groups from Africa, this article focuses exclusively on works which depict peoples from this continent. In treating the works in question as “cultural signals”, to use Jean Devisse’s expression, it aims to identify the types of visual or literary consumption that these artistic productions elicit. The article adopts an essentially rhetorical perspective in order to attempt to determine the types of identification which the reader /consumer is encouraged to assume. These may be a naïve, imperialist consumption of the “savage” animal, a form of civilizing compassion that can change to suspicion during war times, or an erotic complicity that can go as far as sketching out a challenge to ethnocentrism.
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Visions et représentations d’une Europe unifiée à la veille de la Première Guerre mondiale, dans Jean-Christophe de Romain Rolland
Sarah Katrib
p. 1–8
RésuméFR :
Écrit entre 1904 et 1912, ce roman de Romain Rolland présente la vision idéale d’un lien entre la France et l’Allemagne qui repose sur le dialogue et les échanges artistiques. Le lecteur voit la société française de l’époque à travers le regard d’un compositeur allemand forcé de quitter son pays et de s’exiler en France. Les tableaux successifs de l’Allemagne et de la France tendent à mettre l’accent sur les similarités entre les deux pays, au delà des différences politiques, sociales et culturelles. Le lien entre les deux pays qui se haïssent depuis 1870, est matérialisé par l’amitié entre le héros éponyme et un écrivain français, mais aussi par la figure du compositeur allemand elle-même : Jean-Christophe aspire à créer une symphonie qui célèbrerait la force de la civilisation européenne. En outre, grâce à son art et à sa conception d’un rapport harmonieux entre l’homme et le monde, il restaure à différentes échelles les relations entre les personnages, entre les nations et les différentes idéologies. Ce roman offre une vision intéressante de l’histoire européenne et insiste sur l’absurdité des conflits qui ont mené à la Première Guerre mondiale. Il s’agit dans cet article de voir comment le genre du Künstlerroman, ou roman d’artiste, permet de critiquer la notion d’identité nationale.
EN :
Written between 1904 and 1912, Romain Rolland’s novel presents an ideal vision of a link between France and Germany which relies on dialogue and artistic exchanges. The reader sees French society through the eyes of a German composer who is forced to leave his country and go to France. The successive depictions of Germany and France at the beginning of the 19th century tend to shed light on the similarities between the two countries, beyond the political, social and cultural differences. This link between the two countries, adversaries since 1870, acquires material form in the friendship between the German composer and the French writer Olivier, but moreover in the artist Jean-Christophe Krafft himself, who not only aims at creating a symphony which celebrates the strength of European civilization, but also restores to different degrees the relations between the characters, the nations, and different ideologies through his art and his conception of a harmonious connection between man and the universe. This novel offers an interesting vision of European history and of the succession of eras, and insists on the absurdity of the conflicts which led to World War I. This article aims to show how the genre of Künstlerroman, the artist’s novel, is used to critique the notion of national identity.
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Grand écart identitaire. Le politique et l’esthétique dans le surréalisme français. Trois moments : 1935, 1947, 1969
Jacqueline Chénieux-Gendron
p. 1–9
RésuméFR :
Sous la désignation de « grand écart identitaire », on s’est proposé d’analyser -- du point de vue de l’histoire des idées, à trois époques précises : 1931, 1947, 1969 et sur des citations précises, souvent peu connues -- les positions politiques et esthétiques du groupe surréaliste français qui entoure André Breton. Loin de l’image pourtant ingénieuse employée par Régis Debray (« l’honneur des funambules »), ces analyses font apparaître le détail de stratégies complexes, parfois un certain déni de réalité mais aussi une leçon poétique de grande facture et l’esquisse d’une anthropologie politique – apte à faire réfléchir bien des politologues aujourd’hui.
EN :
From the position of the history of ideas, and using the concept of “important divisions of identification”, this article will analyze the political and esthetic positions of the French surrealist group surrounding André Breton at three precise periods: in 1931, 1947 and 1969. Far from the albeit ingenious image used by Régis Debray (“l’honneur des funambules”), these analyses highlight the details of complex strategies, sometimes a certain refusal of reality, but also an important poetic lesson and the trace of a political anthropology – apt to give pause to many political scientists today.
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Le groupe surréaliste de Bucarest entre Paris et Bruxelles, 1945-1947 : une page d’histoire
Monique Yaari
p. 1–13
RésuméFR :
Le conflit qui eut lieu en 1947, par voie épistolaire et à coup d’expositions, entre—d’une part—le groupe surréaliste de Bucarest et le peintre surréaliste bruxellois, René Magritte, et—d’autre part—celui-ci et André Breton, chef de file du groupe surréaliste de Paris, est considéré ici comme révélateur d’une des multiples tensions qui ont traversé le mouvement surréaliste international. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, par l’affrontement de sensibilités divergentes et de rhétoriques fort marquées, ce bref épisode témoigne d’un des moments les plus névralgiques de l’histoire européenne. En reconstituant cet épisode à partir du groupe bucarestois, encore peu connu, l’article le présente aux lecteurs.
EN :
The conflict waged in 1947, through letters and exhibitions, between the surrealist group of Bucharest and the Belgian surrealist painter, René Magritte on the one hand, and, on the other, Magritte and André Breton, the leading figure of the French surrealist group, is being considered here as typical of the multiplicity of tensions that traversed the international surrealist movement. In the aftermath of the second world war, this conflict bears witness, through the confrontation of divergent sensibilities and strong rhetoric, to one of the most nevralgic moments of European history. By reconstituting this episode from the position of the little-known Bucharest group, the article introduces it to the readers.
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Gherasim Luca, poète d’après Auschwitz
Iulian Toma
p. 1–4
RésuméFR :
Cet article explore l’oeuvre inédite et publiée du poète Gherasim Luca afin d’y repérer, pour la première fois, les références à la signification de l’Holocauste. Les traces identifiées, quoique éparses, permettent d’être regroupées en fonction de quelques vecteurs tels la conscience juive du déracinement, la récusation de l’idée de revendication nationale, la remise en cause du rationalisme et de l’humanisme.
EN :
This article explores both published and unpublished works by the poet Gherasim Luca in order to identify, for the first time, references to the significance of the Holocaust. The evidence, while sparse, fits within certain themes such as the Jewish consciousness of displacement, the dispute of nationalist ideologies, the reappraisal of rationalism and of humanism.
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Construire son identité européenne grâce à l’Autre : le cas des légendes urbaines
Aurore Van de Winkel
p. 1–15
RésuméFR :
Dans la société européenne actuelle, les individus ont tendance à effectuer un repli identitaire sur l’un de leurs groupes d’appartenance. Chacun d’entre eux veut devenir autonome par rapport aux autres et en même temps, s’homogénéiser. C’est seulement en refusant de s’identifier à un « Autre », à l’étranger, que ce « nous » pourra se construire en une entité auto-suffisante. Par leur narration, les légendes urbaines permettent, aux Européens, la réaffirmation de leurs normes et de leurs valeurs, et ainsi la clarification de l’une de leurs identités.
L’analyse sémio-pragmatique de centaines de légendes nous a permis de montrer les intentions, les représentations, la relation et les rôles de leurs diffuseurs européens. Ces récits mettent tous en scène la confrontation de deux protagonistes et ses conséquences : l’un représentant la communauté des sujets-transmetteurs, l’autre une entité opposée jugée « négative ». Cette opposition permet d’associer certains individus à des actes ou des événements renvoyant à la peur, l’interdit, le mystère et l’espoir.
Même si l’approche interactionnelle nous a montré que les situations de construction ou d’affirmation d’une identité sont plus complexes et ne peuvent se résumer en une stricte et permanente opposition entre deux groupes, le contenu des légendes urbaines européennes se construit sur une simplification de la réalité qui facilite la représentation du monde et de soi. Comme cette désignation de l’Autre n’est pas reliée à des faits mais à des croyances et des stéréotypes, cet Autre devient un bouc-émissaire qui permet par opposition de savoir comment les Européens s’identifient aujourd’hui.
EN :
In European society, individuals tend to fall back on their communal identity. Each community wants to be autonomous vis-à-vis all other communities and at the same time wants to be homogeneous within in itself. Only through a refusal of identifying with the " Other", the "Foreigner" can "We" be asserted, and thus build up a self-sufficient communal identity. Over the years, the exclusion principle of the "Other" considerably intensified in Europe with the introduction of new divisional factors, such as ethnicity, continental and institutional, which have been used to define "Us". Through their narration, urban legends allow Europeans to reaffirm their norms and values as a means of clarifying one of their identities.
The semio-pragmatic analysis of hundreds of urban legends allows us to show the intentions, representations, connections and roles of their subjects/transmitters. All of these stories explain the confrontation of two protagonists and its consequences: one protagonist represents the community that includes the subjects/transmitters, the narrator and the hero, all sharing the same moral values and humorous complicity; the other represents an opposing group considered "negative". This opposition allows the adherents to the urban legend to associate individuals with frightening, forbidden or mysterious acts or events.
If the interactional approach shows that situations of identity construction or affirmation are complex and cannot be summarized by a strict and unchanging opposition between two groups, the content of the European urban legends nevertheless builds on a simplification of reality that facilitates the representation of the world and of oneself. As the designation of the " Other" does not rely on facts but rather on beliefs and stereotypes, the "Other" becomes a scapegoat which, by opposition, enables us to understand how Europeans identify themselves today.