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Ces temps-ci l’air est plein d’algues, on étouffe et on ne rit pas beaucoup.

Hélène Cixous, préface au Rire de la Méduse

Contre Beauvoir

Publié pour la première fois en 1975 dans le numéro 61 de la revue L’Arc consacré à « Simone de Beauvoir et la lutte des femmes », Le rire de la Méduse d’Hélène Cixous devait, en France, frapper durablement les esprits pour s’opposer radicalement à la pensée de l’auteure du Deuxième sexe, qui faisait précisément l’objet d’un hommage appuyé dans cette revue de petite diffusion mais de grand prestige intellectuel[1]. Alors que tous les participants du numéro saluaient le travail de Beauvoir, qu’elle-même y dialoguait avec Sartre sur « la question des femmes[2] » (et rappelait que ce dernier n’avait jamais manifesté de supériorité à son endroit), Cixous était la seule à tourner le dos au grand principe de l’égalité ontologique, ligne d’horizon utopique du Deuxième sexe, et à se faire l’avocate d’un féminin libéré, autonome, distinct du masculin dans sa tête et dans son corps, dans son rapport au monde et aux contraintes du sexe, des sexes et de l’hétérosexualité. Un an après la fondation, dans la toute jeune université Paris 8, du premier, et fort longtemps unique[3], centre de recherche inspiré des Women’s Studies (en réalité alors un Diplôme d’études appliquées), Cixous accomplissait un geste iconoclaste : dans un numéro de revue consacré à la grande dame de la cause féministe[4], elle faisait voler en éclat les positions de cette dernière, refusait les revendications liées à l’égalité entre les sexes et se proposait de donner au discours féministe une inflexion radicale en appelant à la reconnaissance explicite de la différence et à la mesure des conséquences d’une telle reconnaissance. À procéder ainsi, Cixous travaillait à rendre obsolètes non seulement des positions « canoniques », qui avaient marqué durablement la lutte des femmes et les premiers pas du féminisme d’après-guerre, mais également une figure de première importance, celle dont le portrait occupait la couverture du fameux numéro. Double audace, et parce que ce geste renversait le nouvel ordre féministe conçu par Beauvoir et ses émules (la photo de couverture de L’Arc la représente précisément, enturbannée, entre deux jeunes filles, posant comme une sorte d’icône maternelle ou, vu son âge, grand-maternelle), et parce qu’il plaçait ce renversement au coeur même d’une entreprise de célébration déférente de Beauvoir et de ses idées. Une pensée essentiellement mobile et labile se levait ainsi contre celle de Beauvoir et de toutes celles qui, à l’occasion de ce numéro en son hommage, n’hésitaient pas à mettre leur pas, un peu lourdement, dans celui du matérialisme historique (Catherine Clément comprise)[5].

Quand, aux premières lignes du texte, Cixous déclare qu’« [i]l ne faut pas que le passé fasse l’avenir[6] », elle énonce, au-delà d’une généralité bienvenue, ce qu’elle-même a en réalité cherché (aussi) à faire en écrivant Le rire de la Méduse, c’est-à-dire reléguer Beauvoir dans le passé et annoncer un avenir féministe résolument différent. Ce n’est pas un hasard si les premiers mots du texte sont au futur, futur de la voix énonciative, futur de l’écriture dans son versant féminin : « Je parlerai de l’écriture féminine : de ce qu’elle fera[7] », lit-on. Ce que fera Cixous ne ressemblera pas, on le comprend d’emblée, à ce qu’a fait Beauvoir. L’heure, ainsi que Cixous la conçoit, est au saut en avant, à la projection dans un autre temps : « il est urgent d’anticiper[8] », écrit-elle. À cet égard, Le rire de la Méduse est une prophétie, rappelée encore par l’une des dernières phrases du texte : « qu’il y ait encore un présent n’empêche pas que la femme commence ailleurs l’histoire de la vie[9]. » Demain et ailleurs se doivent ainsi de figurer l’horizon optimiste d’un ici et maintenant que tout doit oeuvrer à faire disparaître[10].

De son côté, on s’en souvient, Beauvoir concluait le deuxième volume du Deuxième sexe par une citation de Karl Marx commentée en ces termes :

C’est au sein du monde donné qu’il appartient à l’homme de faire triompher le règne de la liberté ; pour remporter cette suprême victoire il est entre autres nécessaire que par delà leurs différenciations naturelles hommes et femmes affirment sans équivoque leur fraternité[11].

Si la pensée de Beauvoir est utopique, si elle-même souhaite voir, un jour, triompher la liberté, elle n’en appelle pas moins à une réconciliation des sexes placée sous l’égide d’une valeur (républicaine) appartenant à l’« universel » (masculin). Autrement dit, Beauvoir, à la suite de Marx, privilégie in fine un rapport « fraternel » entre les hommes et les femmes. Cixous n’a jamais envisagé les choses en ces termes. Elle affirme d’emblée, dans Le rire de la Méduse : « je parle de la femme en sa lutte inévitable avec l’homme classique[12]. » Pas de fraternité, pas de camaraderie (et tout ce que peut contenir un tel champ sémantique[13]), mais une « sororité[14] » bien entendue, privilégiant avant tout, à des fins stratégiques, les rapports des femmes entre elles.

Dans Le rire de la Méduse, contre Beauvoir ou en dépit d’elle, Cixous réhabilite le corps, un corps chair, un corps matière, et le place au centre d’un dispositif de reconquête du féminin et de la féminité. L’écriture elle-même, à laquelle Cixous invite toutes les femmes à participer dans un grand mouvement de re-prise de la parole et de la plume, se doit de trouver dans le corps et par le corps un mode de libération et d’expression de soi tout à fait nouvelles. Il ne s’agit plus de demeurer prisonnier(e) de la différence des sexes, mais d’en faire varier les contours jusqu’à la disparition de distinctions qui se sont révélées extraordinairement destructrices. Encore, en-corps, en corps. En grande poéticienne de la langue, en contemporaine de Lacan et de ses innombrables jeux de mots, Cixous fait jouer les homonymies et résonner les sons, beaucoup plus attentive que Beauvoir à témoigner de la fabuleuse puissance d’une langue libérée, en partie pour le moins, des effets d’un logocentrisme dénoncé à la même époque par Jacques Derrida dans L’écriture et la différence et par Luce Irigaray dans Ce sexe qui n’en est pas un.

À cet égard, la contribution d’Hélène Cixous au numéro de L’Arc prend bien des allures de manifeste. Le Petit Robert donne au terme l’acception suivante :

Déclaration écrite, publique et solennelle, par laquelle un gouvernement, une personnalité ou un groupement politique expose son programme, justifie sa position. […] Le « Manifeste du parti communiste », de Marx et Engels (1848). Manifeste des femmes en faveur de l’avortement. 3. PAR EXT. (1828). Exposé théorique lançant un mouvement littéraire. « Le Manifeste du surréalisme », d’André Breton (1924)[15].

Assez curieusement, ce sont ici les titres d’ouvrages en réalité assez distincts dans la forme comme dans le contenu qui servent à définir le mot, et non l’inverse. Il conviendrait plutôt de réunir sous le nom de « manifestes » les textes qui, portant ou non ce titre, rendent « manifestes », expriment, déclarent, révèlent des positions fortes, nouvelles, susceptibles d’être partagées par un certain nombre de personnes et d’influencer leur manière de voir, de se comporter et d’agir. Effet performatif du manifeste qu’il ne convient pas de sous-estimer : tout manifeste entend avoir un effet, réel ou symbolique, sur le monde. Si l’on veut bien suivre une telle définition, on peut appeler « manifestes » Le deuxième sexe aussi bien que Le rire de la Méduse, ce dernier, une quarantaine de pages contre près de mille dans la première édition en deux tomes parue chez Gallimard, ayant à première vue peu de chance de rivaliser vraiment avec la grande réflexion philosophique proposée par Beauvoir. L’étonnante réception du Rire prouve le contraire. Dans l’édition en volume de son texte, Cixous livre ces souvenirs :

J’avais déjà beaucoup écrit. Des textes libres, au-delà, audacieux, sans date. Il m’arrive encore de crier, mais pas en littérature. J’ai crié. Allons. Une bonne fois. J’ai fait date. Une fois. […] C’était l’heure. Une urgence. Une dislocation. Le cri qui jaillit à l’articulation des temps. Il faut le crier par écrit. […] Le Rire […] est un appel. Un coup de téléphone au monde. On a dit : un manifeste[16].

La réception du Rire de la Méduse fut, on le sait, très différente en France et dans le monde anglo-saxon, puis ailleurs dans le monde (la plupart des traductions en langues étrangères ont d’ailleurs été faites, ce qui est pour le moins ironique, à partir de l’anglais). En France, cette réception fut limitée dans sa diffusion comme dans ses effets. Le texte ne fut d’ailleurs pas disponible en volume avant 2010, soit 35 ans après sa publication. Dans le monde anglo-saxon, grâce à la traduction qu’en donnèrent Keith et Paula Cohen dès 1976, grâce ensuite à la reprise de cette traduction dans une anthologie composée par Elaine Marks et Isabelle de Courtivron, New French Feminisms[17], elle connut au contraire une diffusion très large, dépassant le milieu universitaire et influençant non seulement le rapport à la littérature de nombre de femmes, mais aussi le domaine des arts plastiques, ainsi que l’oeuvre de Nancy Spero en témoigne exemplairement[18].

Très peu d’étudiants anglais et nord-américains ignorent aujourd’hui Le rire de la Méduse, presque aucun en revanche n’en connaît l’existence dans les universités françaises, pas plus d’ailleurs que le nom de son auteure. La dissémination extraordinaire du texte, qui continue de susciter l’étonnement d’Hélène Cixous (ce qu’elle appelle, dans les quelques pages qui accompagnent l’édition du Rire de la Méduse, son « effet d’épine rose[19] »), s’est donc opérée dans le monde entier, à l’exception de la France, pour des raisons complexes. Celles-ci tiennent notamment au caractère très limité de la diffusion de la revue dans laquelle le texte a paru, à la notoriété paradoxale d’Hélène Cixous (elle-même moins connue, lue et applaudie en France qu’à l’étranger), à la (relative) marginalisation institutionnelle de l’université à laquelle elle appartenait et qu’elle avait travaillé à fonder, mais surtout à une forte résistance de l’intelligentsia française, et de l’université, à toute forme de féminisme[20]. Ainsi, le texte-manifeste de Cixous pour un autre féminisme devait-il rencontrer un succès exceptionnel, mais hors de France surtout, et demeurer réservé dans l’Hexagone à quelques cercles féministes soucieux de se démarquer de l’héritage de Simone de Beauvoir.

Filiations

Pour radicales et ouvertement opposées à celles de Beauvoir qu’elles aient pu paraître au moment de leur publication, les positions de Cixous s’inscrivent néanmoins dans une histoire qu’il n’est pas inutile de conserver à l’esprit. À cet égard, il est significatif d’observer combien, tant au moment de la publication du Deuxième sexe qu’au moment de la publication du Rire de la Méduse, les connaissances en matière d’histoire littéraire dans son versant féminin et d’histoire du féminisme restaient en grande partie ignorées, y compris par celles qui auraient pu être les premières à s’y intéresser. Beauvoir comme Cixous manifestent une étonnante méconnaissance de ces questions et, si cette dernière s’explique en grande partie par l’état des connaissances sur ces sujets à l’époque, elle n’en reste pas moins à penser.

Soucieuse de prôner l’égalité et de lui conférer une dimension ontologique, Beauvoir ne se montre guère soucieuse d’inscrire le geste qu’elle pose dans un continuum historique : on sait qu’elle minimise, voire qu’elle dénigre, le travail des premières féministes. Elle est également peu attentive à la question des femmes en littérature (seuls deux noms, ceux de Ségur et de Colette, figurent dans la cinquantaine de noms cités dans l’introduction[21]) ; elle se rattrape un peu dans le deuxième volume du Deuxième sexe et s’explique à plusieurs reprises ensuite sur la nécessité pour les femmes de sortir d’abord de leur état de dépendance à l’égard du masculin. L’heure, pour Beauvoir, qui s’inspire sur ce point des positions de Virginia Woolf, n’est pas encore au grand talent, au vrai génie féminin ; pour cela, les conditions ne sont pas réunies.

Par ailleurs, on retrouve chez Beauvoir une position qui consiste à réfléchir sur la profonde différence de traitement entre les hommes et les femmes tout en se réservant le droit de ne pas s’inscrire dans cette dernière catégorie. Dans un passage bien connu de La force de l’âge, Beauvoir voit une sorte de « privilège » à s’être trouvée traitée en femme en même temps qu’en « écrivain[22] », croyant être la première à vivre cette bisexualité imposée par une idée, parfaitement masculine, de la littérature. Beauvoir ignore qu’elle rejoint sur ce point plusieurs femmes auteurs du passé, Germaine de Staël et George Sand, plus tard, quoique d’une autre manière, Rachilde ou Marguerite Yourcenar. Cette appartenance aux deux sexes se trouve, au début du xixe siècle, en résonance étroite avec l’état de la société — qui a clairement travaillé à distinguer et les sphères et les sexes —, et c’est manifestement toujours le cas dans la France de l’immédiat après-guerre. Elle atteste la force des vues « universalistes » sur la littérature que Beauvoir partage avec ses amis, Bosc et Sartre pour commencer ; sa culture est celle des jeunes normaliens philosophes en compagnie desquels elle s’est préparée à l’agrégation, une culture patrimoniale des grands auteurs et des grands genres. La littérature telle que la conçoit Beauvoir dans Le deuxième sexe n’est pas « genrée », et son exercice demeure clairement marqué au coin de l’universel masculin. Le paradoxe, toutefois, est que son oeuvre travaille à montrer le contraire, comme si théorie (non « genrée ») et pratique (« genrée ») étaient parfaitement indépendantes l’une de l’autre. Pas plus que les romans, la vaste fresque autobiographique ne répond au programme de discrétion, voire de rejet, du corps dans ses marques sexuées. Dans La force des choses, publié en 1963, Beauvoir fait à ce sujet des considérations qui valent d’être entendues — notamment quand elle évoque la vieillesse et ce que celle-ci signifie pour le corps et le sexe. Ses vues, étonnamment inquiètes, épousent la pensée du temps, qui fait du début de la vieillesse (Beauvoir a 54 ans au moment où elle écrit) l’âge de l’abandon des rapports sexuels et celui de la transformation irréversible du corps : « Jamais plus un homme, écrit-elle. […] c’est étrange de n’être plus un corps ; il y a des moment où cette bizarrerie, par son caractère définitif, me glace le sang[23] ». Et de poursuivre sur le « temps raréfié » et « la mélancolie[24] » qu’il entraîne. Quand elle forge le vocable « en-corps », Hélène Cixous tourne résolument le dos à cette manière de voir : elle est pleinement consciente d’une existence qui est chair et matière, corps et sensation, et le revendique comme manière première, inaliénable, d’être au monde.

S’il n’est pas sans intérêt de signaler le voisinage de position entre les vues de Beauvoir et quelques-unes des grandes femmes de la littérature avant elle, il n’est pas sans intérêt non plus de rappeler, qu’avant Cixous, il s’est trouvé des femmes auteures pour revendiquer une écriture « féminine », c’est-à-dire liée à leur condition de femmes et de mères, attitude déjà très présente chez Françoise de Graffigny, Félicité de Genlis, Claire de Duras ou plus tard chez Colette, par exemple. Que cela se traduise par une véritable attention au corps est bien entendu très variable — et directement soumis à l’histoire. Soucieuse de proclamer une féminité enfin libre et un art d’écrire au féminin, Cixous ne se demande pas si, dans ce passé qu’elle invite à « détruire, casser » dans le but de « prévoir l’imprévu, projeter[25] », il y a eu des voix (en littérature) pour préparer le chemin qu’elle entend tracer. Il y en a eu — mais leur histoire singulière reste à faire.

Après la tourmente révolutionnaire et l’évincement des femmes de toute activité politique, le début du xixe siècle illustre sans doute exemplairement les positions féministes à venir. Alors que, dans le fameux chapitre consacré aux femmes de lettres dans De la littérature, Germaine de Staël réfléchit sur la condition de ces femmes et la dénonce, elle n’en conserve pas moins sur la littérature des vues résolument « neutres », elle-même s’exprimant toujours au masculin. À l’inverse, Félicité de Genlis invite les femmes à écrire, et même à créer une littérature de femmes. Sans doute entend-elle par là la soumission aux contraintes qu’imposent aux femmes la société et le respect de la religion, ainsi qu’elle s’en explique aux premières pages de De l’influence des femmes dans la littérature française comme protectrices des lettres et comme auteurs[26]. Il n’empêche qu’il s’agit bien de sa part, et d’un encouragement explicite adressé aux femmes qui souhaitent écrire (ce à quoi ne songent ni Staël ni Sand plus tard), et d’une invite différenciée, au nom d’une expérience de la réalité qui ne se confond pas avec celle des hommes. Ainsi, et sans forcer exagérément le trait, observe-t-on chez Genlis une approche de la pratique littéraire qui ne reconduit pas les vues universalistes habituelles et qui n’hésite pas à dénoncer le monolithisme de l’institution littéraire ainsi que de la critique (uniquement masculine, remarque Genlis). Elle accorde par ailleurs au corps une place véritable dans la matière romanesque, ne se contentant pas seulement, en disciple des sensualistes, de faire sa place à l’expérience sensorielle, mais témoignant d’une attention véritable aux spécificités physiologiques du corps féminin — ainsi quand elle décrit, dans Alphonsine ou la tendresse maternelle, l’accouchement de l’une de ses héroïnes et le lien physique entre mère et fille créé par l’allaitement[27].

Ce bref détour par une histoire littéraire désormais mieux connue a l’intérêt de replacer les positions de Cixous dans une histoire singulière, celle du féminisme de longue durée, mais aussi de l’histoire littéraire quand, « genrée », elle veut bien rendre aux textes des femmes la place qui leur revient dans la mémoire collective. À cet égard, comme Beauvoir, Cixous témoigne des taches aveugles de positions qui appartiennent au temps qui les a vu naître. Rappeler la nécessité de l’historicisation de toute démarche critique, pour radicalement neuve qu’elle puisse paraître, est une manière de contribuer à la mémoire collective, en en soulignant les failles mais aussi les continuités, les ruptures mais aussi les héritages. Tantôt dissimulé, tantôt exhibé avec fierté, le corps sexué traverse ainsi de part en part, au hasard des publications, la production littéraire. Il reste, pas à pas, pièce à pièce à en faire entendre les voix, le sens, et l’histoire.