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Introduction

Dans un contexte de plus en plus marqué par le souhait de dépasser les clivages dans le monde scientifique, notamment en sciences sociales et humaines (Morin, 2005), porter un regard critique sur la recherche qualitative en équipe s’avère pertinent. Suivant cette perspective et en s’inspirant de deux expériences vécues dans deux contextes de recherche différents, les auteurs de ce présent article soulèvent des questionnements en lien avec la démarche qualitative collective. Pour ce faire, l’article propose d’aborder certains enjeux liés à cette approche. Cela est d’autant plus important que la suppression des frontières disciplinaires afin de favoriser l’unicité de la science dans la résolution des problèmes de société devient une nécessité.

Ainsi, à partir de leur vécu expérientiel dans deux équipes de recherche où la complicité et la mutualisation des ressources et des pratiques existaient au moins entre deux membres de l’équipe, les auteurs interrogent la recherche qualitative dans un cadre collectif impliquant des chercheurs poursuivant un but commun. Pour approfondir leur compréhension de cette pratique collective, les auteurs s’appuient sur quelques écrits dans le domaine. Ainsi, cet article s’articule autour de trois points principaux. Le premier situe la problématique, le second présente la démarche méthodologique mise de l’avant et le troisième met en lumière les résultats obtenus.

1. Problématique

Avec la mondialisation des politiques et des pratiques d’enseignement et de recherche, la recherche en sciences sociales et humaines tend à devenir une entreprise collective. Pour MacQueen et Guest (2008), le besoin d’intégrer de multiples perspectives culturelles, politiques, disciplinaires et scientifiques à des échelles variées pour comprendre certaines réalités serait tributaire de la mondialisation. Pour arriver à cela, les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont déterminantes (MacQueen & Guest, 2008). Pour ces auteurs, l’émergence de la recherche qualitative en équipe serait à rechercher dans ce sillage. Cependant, les écrits portant sur la recherche collective ne sont pas légion (Amiotte-Suchet, Laferté, Laurière, & Renahy, 2016).

Pourtant, le souci de mener des recherches en équipe préoccupe depuis longtemps les chercheurs en sciences humaines et sociales, même s’ils travaillent individuellement dans la plupart des cas. Des chercheurs, notamment Morin (2005), ont insisté dans leurs travaux sur les avantages qu’engendre un décloisonnement de la science en allant jusqu’à parler d’indiscipline scientifique. Ces chercheurs publient ainsi leurs travaux dans des ouvrages collectifs thématiques s’apparentant à des résultats de travaux de recherche collective même si chaque chercheur y joue une partition particulière.

De ce point de vue, l’interdisciplinarité, la transdisciplinarité et même le réseautage tendent à devenir des critères appréciés positivement dans de nombreux contextes de recherche et/ou de formation. Les organisations de comité de recherche doctorale, par exemple, s’inscrivent dans cette perspective de recherche collective. De même, les organismes publics ou privés subventionnant des recherches favorisent de plus en plus des projets multidisciplinaires engageant plusieurs chercheurs, confirmés ou en formation. Les organismes subventionnaires incitent même souvent les chercheurs postulant à leurs fonds de se mettre en collectif au-delà de leur institution d’appartenance à travers des équipes de recherche interuniversitaires, voire internationales (Conseil national de recherches du Canada, 2017).

En s’inscrivant dans cette logique de mutualisation d’expériences et de ressources, l’objectif de cet article est de mettre en lumière les particularités de la recherche qualitative collective. Pour atteindre cet objectif, la démarche suivante a été utilisée.

2. Méthodologie

Afin de mieux circonscrire les particularités de la recherche qualitative collective, deux vécus expérientiels distincts ont été étudiés et enrichis par une mobilisation d’écrits dans le domaine. Ce processus s’est déroulé en quatre phases. Concernant la première, chacun des deux chercheurs a été amené à retracer son vécu expérientiel au sein de son équipe distincte. Les auteurs de cet article se sont partagé leurs récits respectifs avant d’en discuter. Durant l’analyse critique de chaque récit, des commentaires ont enrichi la compréhension du phénomène et le contenu de l’article. En quelque sorte, ce projet de recherche et l’écriture de cet article ont été une expérience supplémentaire de recherche qualitative collective. La démarche a été inspirée par l’autoethnographie collaborative (Chang, Ngunjiri, & Hernandez, 2013), la duoethnographie (Sawyer & Norris, 2009) et la co-ethnographie (Ellis & Bochner, 1992).

3. Résultats

Cette section se divise en trois sous-sections. La première aborde les expériences distinctes des deux auteurs de l’article et relève des aspects de la recherche collaborative qui sont ressortis à la suite des échanges sur leur vécu. La seconde présente les analyses issues du croisement entre les expériences individuelles des deux auteurs de l’article et les écrits recensés dans le domaine. La troisième aborde des dimensions épistémologiques ayant émergé des volets précédents.

3.1 Premier niveau de théorisation

Cette sous-section met l’accent sur les résultats issus des vécus expérientiels distincts des auteurs de l’article.

3.1.1 Expérience 1

Cette première expérience correspond à un stage de recherche doctorale réalisé par un des auteurs de cet article dans un centre interdisciplinaire et interinstitutionnel de recherche. Le projet de stage s’intitulait approche qualitative de collecte et d’analyse de données en éducation et avait comme objectif d’analyser des données d’entretiens individuels en lien avec l’impact des activités de pédagogie universitaire sur la transformation des pratiques à l’aide de logiciels de traitement de données qualitatives en vue de contribuer à l’élaboration d’un rapport de recherche en équipe.

Durant ce stage, il devait collaborer avec le professeur agissant comme directeur de stage et une autre doctorante ayant une quinzaine d’années d’expérience en enseignement. Celle-ci était chargée de réaliser des entretiens individuels avec des enseignants de l’UQTR. Dans cette collaboration, le stagiaire devait transcrire et analyser les entretiens qu’elle réalisait et chacun d’entre eux fournissait à l’autre des rétroactions afin d’améliorer le processus interactif de collecte et d’analyse. Pour optimiser le processus inductif dans le traitement des données, au départ, les deux assistants avaient seulement identifié la catégorie principale qui était l’impact des activités de pédagogie universitaire sur la transformation des pratiques des enseignants. Par la suite, il est revenu au doctorant la tâche d’identifier des catégories émergentes en fonction de l’évolution simultanée du processus de collecte et de traitement de données. Ces catégories émergentes étaient ensuite discutées en équipe. En plus de ces rencontres formelles en équipe, d’autres rencontres étaient organisées, selon les besoins manifestés par l’un ou l’autre membre de l’équipe de recherche. Ces rencontres formelles et informelles favorisaient ainsi la mutualisation des expériences et la triangulation.

De l’analyse de ce vécu expérientiel en équipe où chacun jouait un rôle défini dans l’atteinte de l’objectif commun, la diversité des points de vue se révèle comme un moyen d’enrichissement important. De plus, le rôle de chaque membre du trio a été déterminant dans la réalisation du projet collectif. Cette complémentarité s’est avérée profitable en ce sens qu’elle a permis d’ajuster les interprétations respectives, non seulement les uns par rapport aux autres, mais aussi au fur et à mesure de l’évolution du processus inductif de recherche qui acquérait comme une certaine autonomie, fruit de la synergie entre les chercheurs. Cela traduisait, en quelque sorte, un processus de triangulation continue, souvent loué dans les recherches qui mettent de l’avant une démarche inductive (Guillemette & Lapointe, 2012; Luckerhoff & Guillemette, 2012).

La circularité dynamique de la Figure 1, réalisée au moyen du logiciel VUE, montre l’évolution dialectique notée dans les échanges sous-tendant le processus de recherche de la première expérience relatée. Ce processus de recherche collective apparait à travers un cercle circonscrit à un triangle à trois pôles instables et dynamiques. C’est de ce vécu formant une sorte de spirale effectuant un mouvement longitudinal suivant l’évolution du processus de recherche qu’émerge en partie cet article.

Figure 1

Illustration du processus évolutif de la recherche issue de la première expérience

Illustration du processus évolutif de la recherche issue de la première expérience

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3.1.2 Expérience 2

La seconde expérience dont il est question résulte de la réalisation d’enquêtes de terrain au cours d’une recherche liée à des études de deuxième cycle en éducation. Lors de ces enquêtes réalisées à Dakar, au Sénégal, le second auteur de cet article, alors étudiant de deuxième cycle, a effectué la collecte des données avec l’un de ses pairs. Le but de leur recherche était de recueillir le point de vue de jeunes décrocheurs ou de jeunes n’ayant pas fréquenté l’école formelle. Le choix des participants avait été longuement discuté entre les deux pairs et le chercheur principal du projet, ce qui avait ainsi conduit les deux étudiants dans les marchés de Dakar.

Lorsqu’il rapporte son expérience, l’auteur souligne que les échanges en équipe ont été pour lui des moments ayant servi à apprécier l’importance de la diversité et de la complémentarité qu’il vivait avec son collègue. Sur le terrain, il se souvient de la possibilité de dépasser les moult problèmes rencontrés en prenant le temps de les poser et d’en discuter, parfois en des termes conflictuels, mais dans un climat sain sans à priori. Il se rappelle encore leur première journée à l’un des plus populaires marchés de Dakar :

Nous avions déjà préparé notre questionnaire sous la direction du professeur, chercheur principal. Nous nous étions aussi réparti les tâches. Les jeunes que nous avions ciblés nous fuyaient s’ils ne déclinaient furtivement notre invitation après avoir entendu l’exposé des motifs de notre présence et vu notre dictaphone. Nous sommes restés toute une matinée sans avoir la possibilité d’avoir un participant. Au moment de notre pause-diner dans un restaurant non loin du marché, nous nous sommes remis à revivre cette dure matinée en nous demandant ce qui ne fonctionnait pas. C’est alors qu’une des serveuses du restaurant nous a informés que l’enregistreur nous faisait ressembler à des journalistes ou à des policiers déguisés en journalistes. Or ces derniers n’ont pas bonne presse auprès des marchands ambulants, considérés comme des occupants illégaux de la voie publique. Il nous fallait donc compter sur une feuille et un crayon pour noter les réponses à défaut de les enregistrer. Il a aussi fallu que mon coéquipier fasse appel à un de ses amis commerçants afin d’avoir une meilleure introduction auprès des marchands itinérants que nous avions ciblés pour savoir ce qu’ils pensaient de l’école formelle sénégalaise et pourquoi ils n’y étaient pas.

Deuxième auteur de cet article

De cette deuxième expérience, il en ressort la pertinence d’être au moins un binôme sur le terrain. Dans ce cas de figure, il est possible de vivre les difficultés et de penser à des solutions sans quitter le champ de la recherche. La possibilité de dialogue entre les chercheurs et la démarche proactive adoptée permettraient ainsi de surmonter certains obstacles. Cette démarche proactive favoriserait aussi le dialogue et la confrontation des points de vue à différents niveaux.

Après la mutualisation des deux expériences précédentes, un certain nombre de conséquences scientifiques qui résulteraient d’une démarche de recherche qualitative collective comme celles vécues par les auteurs de cet article. Ce qui a aussi été intéressant dans cet échange, c’est le fait que le partage des expériences a mené à l’émergence d’une première théorisation du vécu expérientiel au sens de Guillemette et Lapointe (2012). Par la suite, les hypothèses tirées des expériences précédentes ont été révisées à la lumière des écrits recensés dans le domaine.

3.2 Deuxième niveau de théorisation

Tout d’abord, il apparait que réaliser collectivement une recherche est indissociable de l’exercice de responsabilités concourantes.

3.2.1 Responsabilités concourantes

Par rapport à ce volet, la complémentarité entre les différents membres impliqués dans le projet de recherche collectif émerge comme une dynamique importante. L’expérience 1, où la collecte et le traitement de données étaient du ressort des deux doctorants, quand bien même ces tâches requéraient une simultanéité et une complémentarité, illustre bien le cas. Cela nous amène à soutenir, avec Senge (1990), que la collégialité est déterminante dans une entreprise de recherche collective. En ce sens, la réussite des actions assignées aux autres membres du projet collectif semble tributaire des actions de chaque membre de l’équipe. En outre, le sentiment pour chaque membre d’avoir des responsabilités entières est également un facteur favorisant son engagement personnel dans le projet.

Par expérience, le fait d’être suffisamment situé sur ses responsabilités personnelles en tant que membre d’un projet collectif s’est révélé déterminant. Également, avec l’interdépendance des actions à réaliser, la constance et l’ouverture de chaque membre de l’équipe sont apparues comme des incontournables. De même, la possibilité de partager instantanément son vécu expérientiel grâce à l’informatique et aux nouvelles technologies s’est avérée un atout important puisque le processus de validation pouvait s’opérer au fur et à mesure de l’évolution de la recherche, comme le veut l’approche inductive.

Dans la même veine, la responsabilisation des acteurs de la recherche semble tout aussi déterminante dans la réussite du travail en équipe. Cela se justifie par la nécessité pour chaque membre de l’équipe de jouer sa partition au risque de freiner l’évolution du projet collectif. C’est comme si les tâches des uns et des autres sont intégrées dans un circuit électrique fonctionnant en série. Compte tenu de cette interdépendance, Piponnier et Champollion (2007) recommandent cette avenue notamment pour les chercheurs en sciences humaines et sociales en quête de performance et de visibilité. Cette perspective est aussi louée par d’autres chercheurs qui estiment qu’elle maximiserait l’efficacité et l’efficience des chercheurs, surtout quand ceux-ci s’inscrivent dans une dynamique systémique caractérisée par le décloisonnement des disciplines et des territoires (Checkland, 2010; Forget, 2013).

La promotion des initiatives personnelles favoriserait en outre l’investissement individuel dans l’entreprise collective. Alors, l’accomplissement des tâches pousserait la personne à donner le meilleur d’elle-même dans le processus où son apport est attendu par ses pairs. C’est ainsi que, lors de la seconde expérience relatée plus haut, sur le terrain, les enquêteurs avaient le contrôle de leur agenda. Quand il survenait des situations nécessitant des adaptations ou des réadaptations en ce qui a trait à la collecte des données, le dernier mot leur revenait. Dans un tel contexte d’apprentissage, les uns et les autres (étudiants et professeurs) s’inscrivent dans une démarche orientée vers le résultat. Cette démarche serait une source de motivation qui sous-tend la collégialité. Du coup, le fait que l’agenda préétabli en équipe peut devenir caduc sur le terrain ne pose pas de problèmes aux assistants dès lors qu’ils ont la liberté de procéder à des ajustements jugés idoines. Ce contact avec le terrain qui privilégie la collégialité pousse les chercheurs à être plus attentifs aux réalités du milieu et à négocier avec les aléas afin d’arriver aux objectifs communs poursuivis. MacQueen et Guest (2008) soutiennent d’ailleurs que des variables contextuelles affectant le projet initial de recherche collective peuvent être considérées. Pour cette raison, ils renvoient à la possibilité de tenir compte des réalités contextuelles du projet de recherche au fur et à mesure de son évolution.

Piponnier et Champollion (2007) font référence à la nécessité de partager les responsabilités tout en renvoyant à une dynamique de travail moins hiérarchisée. En essayant de mettre en lien la diversité et la responsabilité au sein de l’équipe, Wright (2009) met de l’avant la place prépondérante de l’autocatégorisation et les intentions des acteurs. De plus, il soutient que les résultats de l’équipe sont reliés aux objectifs individuels et souvent divers des acteurs. En termes métaphoriques, cela ressemblerait davantage à la solidarité pouvant exister entre les usagers d’un même moyen de transport en commun ayant des motifs distincts et des destinations différentes. En conséquence, les réactions attendues des pairs peuvent s’avérer utiles pour le fonctionnement harmonieux de l’équipe et l’épanouissement de ses membres (Piponnier & Champollion, 2007; Wright, 2009). Mais cette diversité dans l’équipe peut également être perçue comme un couteau à double tranchant. Ainsi, le niveau de médiatisation avancé pouvant caractériser la collégialité présente certains avantages, mais aussi des inconvénients (MacQueen & Guest, 2008). Parmi les avantages, le décloisonnement qui donne accès aux différents volets du projet collectif des membres avec des parcours divers et variés peut être un élément de validation scientifique à travers une triangulation plus poussée. Conséquemment, une bonne communication entre les partenaires du projet d’équipe peut se révéler déterminante pour favoriser l’action commune. En ce qui a trait aux inconvénients, mentionnons que la diversification des angles de vision dans l’équipe peut être un frein aboutissant à des conflits, notamment avec l’absence d’un leadeurship efficace (MacQueen & Guest, 2008).

En définitive, cette possibilité qu’offre la démarche qualitative collective de fonctionner comme un orchestre (Senge, 1990) ou un circuit électrique en série devrait être, avant tout, perçue comme innovante. Cela est d’autant plus important que l’unicité de la science, notamment dans la résolution des problèmes sociaux, continue d’être un enjeu majeur (Morin, 2005).

En plus de la caractérisation des responsabilités concourantes, la diversité qu’offre la recherche qualitative collective apparait comme un autre paramètre intéressant.

3.2.2 Diversité dans l’équipe : un atout ou une limite?

Par expérience, nous pouvons soutenir que les angles de perception de certaines réalités peuvent être tributaires de la personnalité de l’observateur. Loin d’être une limite, cette pluralité de visions que provoque le travail collaboratif semble être un révélateur de fécondité scientifique puisqu’elle permet d’obtenir des constats résultant de plusieurs interprétations différentes de la même réalité. De plus, cette diversité s’exprime dans la réflexivité de chacun, au sens même de Schön (1983) et de Kolb (1984) autour des différentes actions des chercheurs partageant le même objectif de recherche. Le climat de recherche est ainsi favorable à la réflexion sur et dans l’action étant donné la collégialité. De même, le faible niveau de hiérarchisation favorise la mutualisation des différentes expériences, leur explication et même leur expérimentation. Cela peut donc enrichir individuellement et collectivement les contributions tout au long de la recherche.

N’est-ce pas là quelque chose d’intéressant pour toute recherche qualitative où la qualité de l’interprétation de la réalité étudiée est souvent perçue comme garante de scientificité? Comme le soutiennent certains auteurs (Collectif Candela, 2016)[1], cette démarche collective parait bénéfique pour l’individuel et le collectif. Pour eux, l’un des avantages de la démarche collective serait la neutralisation des barrières au sein de la communauté scientifique. Cette réalité a été perceptible à travers nos expériences collectives avec la valorisation de la contribution de chacun des membres de l’entreprise commune.

3.2.3 Climat dans l’équipe de recherche

Une autre caractéristique qui a émergé de la seconde expérience décrite dans cet article est cette tension vive et conviviale entre les collaborateurs ayant eu pour tâches de collecter des données sur le terrain. Ce climat favorable à la recherche découle des rapports sociaux qu’entretenaient les membres avant même le travail de terrain. Dans ce cas, les diverses lectures des informations recueillies au moment de leur transcription ont amené à choisir collectivement le mot ou la phrase qui laissait le moins de doute, et souvent, de façon tacite. En conséquence, avec la prise en compte de façon collective des points de vue de chacun dans l’exploitation des données collectées, le niveau d’interprétation devient plus poussé. Pour optimiser les bénéfices de telles expériences de la recherche qualitative collective, Woodsong (2008) invite notamment à l’adoption des attentes pour la conduite de l’étude ainsi que la définition des rôles et des responsabilités des membres de l’équipe de recherche ou, du moins, à une mise sur pied de plans de travail clairs et de procédures d’encadrement rigoureux. Selon cette auteure, cela est particulièrement nécessaire dans le cas d’une recherche collective multisites. De même, la collecte et l’exploitation des données par plusieurs personnes pouvant avoir des expériences différentes peuvent être une source d’enrichissement professionnel et scientifique important (MacQueen & Guest, 2008).

3.2.4 Effets de la diversité chez les chercheurs

Avec des chercheurs moins ouverts aux critiques, il y a un risque d’évitement du débat contradictoire et donc d’un appauvrissement de la recherche. En effet, cela aboutirait à une sorte d’unanimisme qui plombe la réalité étudiée. Les expériences relatées dans cet article ont permis de souligner certaines limites reliées à la diversité des acteurs oeuvrant dans l’entreprise collective. Le manque d’ouverture à la critique est plus risqué dans le cas où les relations entre les membres de l’équipe sont organisées de manière verticale ou hiérarchique, ce qui peut être le cas quand l’équipe comprend des professeurs et des étudiants. Dans un tel contexte, tout manquement à la collégialité peut se révéler dommageable à l’entreprise de recherche. Suivant cette logique, MacQueen et Guest (2008) renvoient à certains défis inhérents à la recherche qualitative collective, par exemple à la difficulté de gérer de façon simultanée des actions multiples et à celle de gérer des acteurs multiples ayant des compétences variées et pouvant intervenir dans des contextes différents. À ce titre, il peut être question d’étudiants de spécialités ou de niveaux différents, de chercheurs ayant une spécialité ou des expériences différentes, et même de collaborateurs issus de contextes différents.

Dans la même perspective, Vari-Lavoisier, Gubert, Mesplé-Somps et Sané (2016), des chercheurs français et sénégalais menant une recherche collective sur les immigrants à la fois dans les pays d’accueil (France) et d’origine (Sénégal), relatent les points nodaux de la constitution de leur collectif et des difficultés rencontrées dans la mise en oeuvre de celui-ci. Ils mettent ainsi en exergue les situations communes qu’ils ont dessinées pour aboutir à une recherche séparée des clivages existant entre les pays du Nord développés et ceux du Sud en développement. Selon leurs expériences, les capitaux sociaux (Bourdieu & Passeron, 1970) variés des enquêteurs ainsi que leurs connaissances respectives de chaque contexte national ont été déterminants. Ils évoquent par ailleurs les bénéfices d’oeuvrer en équipe, même chez les chercheurs les plus réticents à la perspective collective. Dans cette même foulée, ils ajoutent que le fait de procéder par binôme est susceptible de favoriser l’émergence de sous-groupes moins grands et, conséquemment, d’aider les membres de l’équipe à s’approprier davantage leurs volets respectifs en dehors du collectif ou de toute l’équipe. Pour eux, répartir le collectif en binôme en tenant compte de leur proximité favorise l’évolution harmonieuse du projet collectif.

Avec les possibilités qu’offrent aujourd’hui les TIC, on peut prétendre qu’une mutualisation des expériences dans le domaine de la recherche qualitative présente des avantages scientifiques importants (MacQueen & Guest, 2008). Cela est d’autant justifié que les écrits portant sur le champ du travail en équipe abondent de plus en plus dans les publications (Corriveau, Letor, & Bagnoud, 2010; MacQueen & Guest, 2008; Mucchielli, 2007). À l’instar de MacQueen, McLellan-Lemal, Bartholow et Milstein (2008), il semble aussi intéressant de souligner que le recours à la démarche collective peut enrichir la possibilité de choix avec la vision partagée de la réalité qu’elle peut sous-tendre. Toutefois, de tels avantages ne doivent pas conduire à ignorer l’émergence possible de désaccords entre les chercheurs si les objectifs de la recherche collective sont moins explicites, comme le souligne Woodsong (2008). Pour cette auteure, la définition collective des objectifs au début du processus peut affecter positivement la poursuite de la recherche. En outre, en raison de la diversité des acteurs impliqués dans le projet collectif, le respect des normes éthiques peut être perçu comme un autre défi à relever. En plus, suivant MacQueen (2008), le groupe serait un lieu de réflexion et d’alerte éthique. Toutefois, elle ajoute que même si les recherches qualitatives en équipe et en solo obéissent aux mêmes principes éthiques, les défis à relever dans les premières seraient plus importants, surtout quand elles se réalisent dans différents sites, voire différents contextes. Tout en référant aux diversités qu’offre la recherche qualitative collective qui se réalise dans des contextes différents, elle estime aussi essentielles la transparence et la qualité des communications au sein de celles-ci.

3.2.5 Compatibilité entre équipe, liberté et épanouissement

Par son expérience d’avoir exploité des données collectées principalement par une autre assistante, la démarche collective ressort pour le premier auteur comme une approche favorisant à la fois la liberté et l’épanouissement du chercheur. Le fait d’être responsable à part entière d’un volet de l’entreprise collective peut amener à penser qu’on est censé voler de ses propres ailes. Cette relative liberté a favorisé chez lui la valorisation des initiatives individuelles concourant à l’atteinte des objectifs communs du collectif. En partageant les tâches et les responsabilités afférentes, la recherche ne s’appuyait pas seulement sur une seule personne, mais sur chacune d’elle qui y prenait part (MacQueen & Guest, 2008). Avec ce fonctionnement horizontal, chacun pouvait partager son expérience avec les autres. Ce qui fait, en quelque sorte, qu’on ne pouvait parler d’un pivot, mais d’un groupe de pivots, comme le souhaitent MacQueen et Guest (2008). De ce point de vue, l’autonomie peut se concevoir comme une source de réconfort étant donné la relativité de la division des tâches. En plus, cela offre à chaque membre du collectif la possibilité de s’épanouir, peu importe l’expérience ou les tâches à exécuter. En conséquence, la liberté qu’a chacun d’apporter sa contribution dans l’édifice commun est vue comme un moyen d’épanouissement important. En ce sens, certains chercheurs (Collectif Candela, 2016; Collectif Onze, 2016) sont allés jusqu’à mettre de l’avant les principes de coordination, d’interaction, d’entraide et de solidarité leur permettant même de tenter une écriture à plusieurs mains de leur travail collectif.

Le Collectif Onze, composé de onze chercheurs, a mené une recherche de bout en bout, de la constitution de l’objet de recherche à la production et à la publication d’un ouvrage collectif en respectant les principes constitutifs du groupe. Ils ont préféré finalement – non sans difficulté – se nommer ensemble dans l’anonymat du chiffre onze, soit le nombre de joueurs de soccer d’une équipe sur le terrain.

Dans la seconde expérience relatée dans cet écrit, où il était essentiel de rapporter textuellement ce qui était livré sur le terrain, les principes précédents étaient importants, surtout que les entretiens se menaient dans la plupart des cas en wolof[2], ce qui pouvait rendre plus difficile la traduction et la transcription dans la langue d’écriture qui est le français. Ainsi, la concertation et la collaboration rendaient moins complexe la quête du mot juste (c’est-à-dire le mieux approprié dans la traduction). Compte tenu de la façon dont les responsabilités étaient partagées entre les membres de l’équipe dans ce cas-ci, la liberté offerte par l’environnement collaboratif forçait les jeunes chercheurs à se sentir responsables de restituer les propos des participants en observant un recul nécessaire doublé d’un sens éthique. Dans cette atmosphère, chaque membre a ainsi servi de juge et de correcteur à l’autre durant tout le processus de recherche pour en arriver à fournir des résultats justes et fiables.

3.3 Dimensions épistémologiques issues des expériences

Ces réalités identifiées semblent fortement partagées par le Collectif Onze (2016), selon lequel l’idée de communauté de recherche se caractérise par des principes d’équité et d’éthique dans le processus. Ainsi, ce collectif a mis en avant les principes de coordination, d’interaction, d’entraide et de solidarité pour même tenter une écriture à plusieurs mains dans un style épicène. Cette autre réalité amène à soutenir la possible compatibilité entre liberté et épanouissement des chercheurs oeuvrant dans des projets collectifs. Dans ce sillage, des chercheurs comme Wright (2009) accordent moins d’importance au nombre de chercheurs engagés dans l’entreprise collective.

Telle que vécue dans les deux expériences individuelles relatées dans cet article, la démarche collective semble bénéfique pour la liberté et l’épanouissement qu’elle offre, notamment aux jeunes chercheurs en quête de développement professionnel. Cela est mis en avant par certains auteurs comme MacQueen et Guest (2008), pour qui l’équipe engagée dans une recherche qualitative collective est plus qu’une équipe de recherche collaborative. Pour ces auteurs, le niveau avancé de partage des données entre les membres de l’équipe de recherche qualitative est un atout. Ainsi, la possibilité de porter de façon presque instantanée différents regards sur la réalité étudiée peut être vue comme un facteur de scientificité important. Dans le but d’optimiser de tels avantages scientifiques, des auteurs comme Mack, Bunce et Akumatey (2008) estiment que la qualité de la communication entre les acteurs engagés dans le projet d’équipe est l’une des dynamiques pouvant favoriser l’efficacité des actions des uns et des autres. Ces auteurs ajoutent que la clarification des rôles, des attentes et des opportunités personnelles et professionnelles vis-à-vis de chaque membre de l’équipe est déterminante pour le succès de l’entreprise de recherche collective.

En revenant sur le vécu lié aux expériences relatées dans cet écrit sous l’angle de ses possibles impacts sur le processus de recherche, les échanges au sein de chaque équipe se sont révélés à leur tour intéressants.

3.3.1 Les échanges formels et informels : apprentissage communicationnel

Comme l’illustre la Figure 1, l’intensité des échanges entre les trois membres de l’équipe dont a fait partie le premier auteur variait selon l’évolution du processus de recherche et le cheminement de l’équipe. Ainsi, la position d’équilibre entre les membres était instable : l’intensité des échanges entre les assistants et le superviseur ou entre les deux assistants, par exemple, variait selon l’évolution du processus de recherche. Cela fait apparaitre, en quelque sorte, l’importance que revêt la clarification des attributions de chacun dès le début du processus de recherche comme le souhaitent d’ailleurs des auteurs comme Mack et al. (2008).

3.3.2 Influences des TIC sur la recherche collective

Selon les situations, les échanges entre les membres de l’équipe pouvaient se faire à distance grâce aux TIC qui rendaient le partage des réalités individuelles instantané. Ainsi, selon les besoins, les détails détenus par d’autres membres de l’équipe étaient accessibles immédiatement. En conséquence, la distance entre les acteurs du projet collectif était plutôt fictive. Ainsi, le fait que les TIC soient vues comme favorisant la mise sur pied et la réussite de l’entreprise de recherche collective (MacQueen & Guest, 2008) s’avère fondé. La fluidité et la fréquence des échanges entre les membres de l’équipe qu’offrent ces technologies ont renforcé la dynamique d’équipe, comme le soulignent d’ailleurs Mack et al. (2008).

Les réalités du terrain obligent, en quelque sorte, à rester ouvert et flexible durant tout le processus de recherche. Cette réalité favorise alors la résolution de la plupart des problèmes rencontrés çà et là dans le feu de l’action, évitant ainsi de remettre à plus tard une discussion née de l’activité en cours tout en s’inscrivant dans le cadre du mandat de départ (par exemple, la collecte ou l’exploitation des données). Comme le mentionnent Mack et al. (2008), la capacité d’anticipation devient ainsi un ingrédient important pour l’atteinte du succès escompté par l’équipe.

3.3.4 Rencontres d’équipe et processus de triangulation

Durant le processus de recherche, pour partager certaines informations, des rencontres d’échange étaient fréquentes. La nature et la fonction de ces rencontres d’échange dépendaient non seulement des besoins particuliers de chacun dans son volet, mais aussi de l’évolution de la recherche collective dans sa globalité. Dans ce contexte, la compréhension mutuelle s’est révélée être un facteur favorisant l’atteinte des objectifs poursuivis.

Dans le même ordre d’idées, Mack et al. (2008) estiment que la composition de l’équipe est un point fondamental. Pour eux, cela nécessite beaucoup d’attention et de clairvoyance, de la part du directeur du projet. D’un point de vue psychosocial, Wright (2009) rappelle pour sa part que l’action collective peut souvent être en contraste avec celle individuelle. En s’appuyant sur la psychologie sociale de l’action collective, et en citant en exemple le ridicule ou l’admiration par des amis, cet auteur souligne aussi que les réactions attendues des autres sont importantes pour chaque participant à une action collective. Mettant à leur tour l’accent sur l’importance de l’entente et de la cohésion au sein d’une équipe, Vari-Lavoisier et al. (2016) font référence au contraste pouvant exister entre des chercheurs provenant d’horizons disciplinaires différents.

3.3.5 Mutualisation des expériences entre les membres de l’équipe

Ce qui a été aussi important avec les rencontres d’équipe, c’est la possibilité qu’avait chacun pour relater ses expériences aux autres membres de l’équipe qui à leur tour, fournissaient des rétroactions aidant les autres. Cette mutualisation des expériences respectives contribuait à la bonification des résultats. Après chaque rencontre d’équipe, comme illustré à la Figure 1, le cercle circonscrit au triangle passait d’une étape à une autre et exprimait l’évolution du projet collectif. Cela entraînait l’injection du sang neuf dans chacun des volets de la recherche à la suite de chaque rencontre d’équipe. Pour soutenir l’importance de telles réalités, MacQueen et Guest (2008) soulignent que les sources de données primaires et les analystes qui génèrent les informations secondaires dans le processus d’interprétation de l’information primaire sont des pivots importants.

Comme les échanges formels ou informels entre les différents membres respectifs de l’équipe de recherche collective, les rencontres d’équipe sont des occasions de confrontation, d’actualisation, de confirmation et même d’anticipation favorisant l’atteinte des objectifs communs.

3.3.6 Processus d’ajustement et réajustement constant ou évolution dialectique

À la lumière des expériences vécues, l’évolution de la recherche était plutôt pluridimensionnelle. Cela s’observe, dans bien des cas, à travers les ajustements qui se sont opérés au fur et à mesure de l’évolution de la recherche et de la stabilisation de notre champ conceptuel, et, conséquemment, par la capitalisation de nos différentes expériences. Cette évolution de façon inductive (Guillemette & Lapointe, 2012) s’est avérée porteuse d’enrichissement pour la recherche et pour les chercheurs. Ainsi, même si travailler avec des données qualitatives apporte un niveau d’exigence élevé sous la responsabilité des chercheurs (McLellan-Lemal, 2008), la plupart des ajustements s’opéraient tout au long du processus de recherche en fonction des résultats obtenus, du partage d’expérience au sein de l’équipe et des différents vécus individuels et collectifs. Par conséquent, comme le veut la tradition inductive (Glaser & Strauss, 1967; Luckerhoff & Guillemette, 2012), il était fait appel aux travaux existant dans le domaine notamment pour l’éclairage de certains concepts.

Conclusion

Telle que vécue à travers les expériences relatées dans cet écrit, la démarche qualitative collective apparait comme favorisant la triangulation avancée de la connaissance à travers sa coconstruction. En effet, en plus du niveau d’induction qu’ils peuvent sous-tendre, la liberté, l’épanouissement et la réciprocité engendrés par la recherche qualitative collective constituent des atouts scientifiques importants. De ce point de vue, la recherche qualitative collective apparait ainsi comme une instance de validité scientifique. Toutefois, il importe de souligner que la réussite d’un projet de recherche qualitative collective semble tributaire de plusieurs autres réalités. Parmi celles-ci, la politique de travail de terrain qui doit tenir compte des considérations culturelle, personnelle, institutionnelle et promotionnelle est une dimension capitale (Woodsong, 2008). En outre, dans une recherche qualitative multisite, les risques, les avantages, le consentement éclairé, la confidentialité et les mesures incitatives sont aussi à considérer (MacQueen, 2008). De même, le fait que la vision cohérente à l’origine d’une recherche peut se perdre dans son processus est à prendre en compte (MacQueen & Guest, 2008). Enfin, le possible contraste entre action collective et action individuelle mérite d’être évoqué (Wright, 2009).

Cet écrit a suscité chez nous une certaine interrogation qui pourrait être bénéfique à l’évolution des conceptions dans le domaine de la recherche qualitative. Une démarche de recherche collaborative ne permet-elle pas de rompre avec certains vieux démons de la recherche qualitative se rapportant à la qualité de l’interprétation des données collectées? De même, cette démarche ne favorise-t-elle pas la triangulation du fait que la connaissance de la réalité étudiée semble mieux coconstruite? Une telle approche n’est-elle pas la réponse idéale aux attentes des organismes subventionnaires de recherche pour lesquels l’interdisciplinarité et le caractère multi-institutionnel sont des critères fondamentaux?

Au demeurant, nous convenons, à l’instar de Corriveau et al. (2010), que le travail collectif, notamment en matière de recherche qualitative, reste une avenue à explorer au bénéfice du monde scientifique qui prône encore la nécessité de réduire les barrières entre les chercheurs, peu importe leur discipline ou leur expérience ou même leur contexte.