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Cet essai explore le type de savoir sensuel qui émane de l’univers social et viscéral des night-clubs londoniens. Les expériences sensuelles qui façonnent aujourd’hui l’expérience du clubbing[2]ont des précédents dans notre culture. Les années vingt ont carburé à la cocaïne ; les années cinquante ont découvert les amphétamines ; les années soixante ont plané sur l’herbe et le LSD. Toutes ces drogues ont contribué, chacune à sa façon, à l’émergence de nouveaux rythmes et de nouveaux styles de danse, à la création d’espaces sociaux différents et à l’exploration de nouvelles expériences sensuelles. Toutes ont pourtant été diabolisées et rejetées par la société dans laquelle elles ont vu le jour, puis reléguées en marge de cette société comme l’expression du style de vie bohème d’une contre-culture. Mais avec l’émergence de la culture club dans le courant des années quatre-vingt, cette minorité bohème a soudain pris de l’ampleur, au point de devenir une importante force sociale. Les plaisirs socio-sensuels associés à cette culture jusque-là peu connue sont devenus tout à coup plus accessibles ; ils se sont démocratisés. Les expériences nocturnes ont alors commencé à exercer leur influence bien au-delà des portes closes des night-clubs, ébranlant du même coup les normes sensuelles imposées par l’habitus, lequel régule les comportements sociaux dans la vie quotidienne (voir Bourdieu 1972, 1980).

Pour saisir pleinement cette influence, il est nécessaire de connaître le type de savoir socio-sensuel que génère cet espace particulier, en tenant compte du fait que ce savoir est d’ordre expérientiel plutôt que discursif ou sémiotique, qu’il s’exprime dans des pratiques plutôt que des idéologies, dans des sentiments plutôt que des mots, dans des émotions plutôt que des propositions.

L’étude du clubbing jette ainsi un éclairage nouveau sur le rôle du corps dans le maintien ou la subversion des codes culturels. Elle permet de saisir en quoi les pratiques socio-sensuelles qui naissent à l’intérieur des clubs modifient de façon plus générale la vie de ceux et celles qui les fréquentent en créant de nouvelles « co-ordonnées » dans le paysage sensuel de la vie de ces personnes. Cet essai montre enfin en quoi l’expérience du clubbing provoque un schisme socio-sensuel permettant à ceux et celles qui le vivent de soustraire leur corps au mécanisme régulateur inconscient que constitue l’habitus et, ce faisant, de doter ce corps d’une autonomie viscérale.

Vers une anthropologie sensuelle

Bien que ma fréquentation des night-clubs remonte à 1982, cette étude découle plus directement d’un terrain de trois ans (1997-2000) au coeur de la vibrante vie nocturne londonienne. Contrairement à d’autres études récentes qui voient dans le clubbing un phénomène propre à la culture juvénile (Redhead 1993 ; Thornton 1995), j’ai pour ma part rencontré des noctambules de tout âge et exploré des clubs de toutes sortes : des clubs trances, des clubs fétichistes, des clubs gays, des clubs asiatiques, des fêtes technos, des soirées privées, des clubs de travestis, des fêtes ouvertes à tous et des soirées sexuelles illicites. Mon objectif était de dresser la carte de toutes les expériences sensuelles qui façonnent le paysage des rêveries nocturnes londoniennes. Ce faisant, j’ai découvert que si ces expériences renfermaient différentes formes de savoir, toutes avaient pour caractéristique première de provoquer, chez les participants, un processus d’intensification sensuelle qui allait modifier les comportements sociaux de ces derniers, au quotidien.

Pour conduire une ethnographie véritablement sensuelle, il m’a semblé tout d’abord nécessaire de procéder à un changement de paradigme de façon à revoir ma conception de ce que constitue la connaissance du social. Ce déplacement m’a éloigné de « l’anthropologie symbolique », un courant qui tend, selon moi, à interpréter les représentations sociales comme des signifiants de normes et de pratiques culturelles, courant qui nous invite à observer ces pratiques en les maintenant « à distance » pour finalement les théoriser selon une logique rationnelle. Au contraire, je me suis plutôt intéressé au désordre inhérent à la culture, en sa capacité à subvertir les perceptions de l’observateur et à se subvertir elle-même, comme si ma seule ligne de conduite méthodologique était qu’au moment même où je penserais trouver une vérité culturelle immuable, cette vérité serait instantanément bouleversée de l’intérieur. J’ai alors commencé à découvrir que la logique culturelle n’était pas toujours aussi ordonnée et rationnelle que l’observateur occidental voudrait bien le croire.

À la suite de Bourdieu (1980), je me suis rendu compte qu’une démarche cherchant à rationaliser les pratiques culturelles, à les enfermer dans des construits théoriques stables, était non seulement inadéquate, mais potentiellement dommageable ; le simple fait de réinscrire les pratiques à l’étude dans un cadre discursif rationnel et englobant pouvant contribuer à les contrôler et à les marginaliser. Ce discours rationnel stipule que pour être digne d’étude ou de compréhension et de respect, une pratique, une idéologie ou un construit culturel doit pouvoir être rationalisé et interprété à partir de la norme idéologique ambiante. Pourtant, la rationalité occidentale est, en elle-même, un construit culturel, un instrument de la pensée plutôt qu’une aptitude innée à rendre compte de la totalité des expériences humaines.

Dans son ouvrage The Feeling of What Happens, le neuropsychologue Antonio Damasio explique que les émotions ont un rôle essentiel dans la création de la rationalité, en particulier en ce qui a trait aux relations personnelles et interpersonnelles. Damasio a découvert que les patients dont les centres de l’émotion avaient été altérés à la suite d’une lésion cérébrale :

Continuent à utiliser les instruments de leur rationalité et continuent à faire appel à la connaissance du monde qui les entoure. La capacité à s’attaquer à la logique d’un problème reste intacte. Néanmoins, bon nombre de leurs décisions personnelles et sociales sont irrationnelles, et se font plus souvent à leur détriment et au détriment d’autrui que l’inverse.

Damasio 1999 : 48-49

En autres termes, les patients de Damasio parviendraient à résoudre des problèmes théoriques abstraits ne comportant aucun danger ou conflit (inter)-personnel, mais ils n’arriveraient pas à composer avec la sphère beaucoup plus complexe et concrète des relations humaines. Je pense qu’en valorisant une rationalité abstraite et aseptisée, en ignorant le rôle essentiel du corps et des émotions dans la création et la subversion de la culture, l’anthropologie court le même risque.

Réinscrire les pratiques sociales dans des cadres rationnels revient à nier l’humanité même de ceux et celles qui s’adonnent à ces pratiques. Et j’ai pris conscience que ce biais, en particulier sur un terrain tel que le mien, constituait une distorsion radicale de l’objet d’étude. C’est pourquoi j’ai choisi d’adopter un mode d’analyse plus sensuel, une démarche dans laquelle les désirs socio-sensuels des participants, les émotions, les besoins, les confusions et les cafouillages retrouveraient une place centrale. Je n’ai pas complètement tourné le dos à la rationalité (cela aurait été ridicule), mais je me suis assuré que mes tentatives de rationalisation découlent toujours de l’univers sensuel de mes participants et ne soient en aucun cas imposées d’en haut.

J’ai commencé par la notion de « présence » propre à la méthodologie de l’observation participante, mais j’ai modifié un peu cette méthodologie de façon à ce qu’elle s’apparente plus à une « sensation participante ». La première étape fut alors de laisser libre cours à mes sensations afin de me situer dans l’espace social à l’étude. J’ai donc dansé, flirté, consommé des drogues et de l’alcool, passé des nuits entières avec des amis et des étrangers. Pendant les trois premiers mois, je n’ai pas posé la moindre question ; je me suis contenté d’apprendre à pratiquer le clubbing. J’ai délibérément ignoré toute idée reçue, toute représentation culturelle, toute analyse symbolique, idéologique, ou sociopolitique existante de mon objet d’étude. J’ai alors découvert que, de l’intérieur, du point de vue de l’expérience même, ces données que j’avais ignorées apparaissaient pour la plupart comme un ramassis de sottises. J’ai aussi découvert que pour les participants, le clubbing ne constituait pas un tout cohérent, mais plutôt une suite continue d’expériences rarement unifiées, souvent assez contradictoires et sujettes à des transformations radicales au fil du temps. La seule chose qui rassemblait ces expériences était l’ensemble des changements socio-sensuels s’opérant au cours d’une même nuit ou d’un même événement. Ce qui changeait, c’était le corps même, la sueur, les odeurs, les émotions, les élans et les cris de la foule. Toutes ces transformations s’affichaient comme un bras d’honneur au monde rationalisé évoluant derrière les portes closes du night-club. Mais en même temps, ces événements avaient leur propre logique – une logique sensuelle émanant directement de cet univers de sensations plutôt que de la perception ou de l’analyse. Les gens que j’ai rencontrés dans les clubs ne se comportaient pas en spectateurs ; leurs sens étaient au contraire immergés dans l’événement. Le temps et l’espace ne faisaient plus qu’un, les heures s’envolant comme des minutes et les secondes s’étirant parfois en une éternité divine.

Telles sont les bases de l’anthropologie sensuelle : la capacité de ressentir, de partager et de comprendre avec empathie les sensations et les sentiments des personnes qui nous entourent sans imposer un cadre théorique préexistant ; oublier ce que l’on croit savoir de façon à percevoir les choses différemment ; brûler les livres d’école pour accéder à un savoir plus réel. En ce sens, l’ethnographie sensuelle court le risque d’irriter parfois les tenants des approches traditionnelles, car elle nous oblige à prendre en compte le côté le plus désordonné, sale et négligé de l’expérience humaine, ce côté plus obscur qui a priori n’a pas l’habitude d’être scruté, capturé, analysé et étiqueté et ne le souhaite d’ailleurs peut-être pas. Pour l’anthropologue sensuel, la seule « donnée » c’est le changement, la confusion, et un élan créatif qui parvient à remettre la culture sur pied sans passer des heures à essayer de la soumettre à des règles de logique.

Il suffit d’entrer dans le monde du savoir sensuel pour comprendre à quel point ce dernier influence toutes les autres formes de savoir culturel. Il est le fondement vivant et vibrant de la culture, l’assise somatique de tous les phénomènes idéologiques, sociaux et symboliques, à tel point que toute analyse qui en ferait fi risquerait de sombrer dans le registre du bavardage non pertinent, car détaché du vécu sensuel et émotif des « sujets » d’étude. Au pire, une telle attitude, qui détruit le contenu sensuel des pratiques étudiées au profit d’une exégèse rationalisée et aseptisée, peut devenir carrément brutale et dominatrice. Car si l’on déforme continuellement les pratiques que l’on observe afin d’en dégager un « sens profond », on oublie que, par ailleurs, les participants donnent une signification sensuelle à ces pratiques en se moquant pas mal de ce que nous, les observateurs culturels, pouvons en dire. Si le sens est une affaire de mots, la signification renvoie à une matrice sensuelle complexe par laquelle une personne se situe dans le monde et dans sa propre vie. Le « sens de la vie » n’est pas une énigme à résoudre, mais une posture dans laquelle chacun occupe le monde afin d’en saisir la signification. Une simple caresse peut donner à un moment plus de sens que toutes les idéologies que l’humanité a forgées. La signification émerge lorsque ces moments se rattachent à un récit sensuel à facettes multiples, récit qui façonne la réalité corporelle de nos vies. Certaines de ces expériences socio-sensuelles sont rationnelles, d’autres sont profondément irrationnelles, mais toutes se rejoignent pour former un récit : le « tout sensuel » de notre existence. Cette perspective viscérale ne peut jamais atteindre la permanence d’un récit idéologique, car le sens peut être arraché à la chair et laisser place à la confusion ou au chagrin du jour au lendemain. Cela dit, une des choses que je pense avoir remarquées dans les clubs est la détermination des participants à intensifier leur rapport au monde et à partager ce nouveau rapport avec d’autres afin d’imprégner leur corps de cette signification vivante. Ma recherche n’a donc été ni rationnelle ni ordonnée – se défoncer la tête et rire au point de cracher sa bière par le nez, ce n’est ni vraiment délicat ni de bon goût –, mais elle a été drôle, et la superbe absurdité de la chose reste gravée dans ma mémoire, de sorte qu’il suffit d’un visage dans la foule ou d’une chanson à la radio pour la faire revivre à nouveau. Maintenant encore, quand je sors avec mes amis de clubbing, les souvenirs rejaillissent à mon esprit. Je sais alors qu’on s’apprête à fouler un périmètre particulier de l’expérience humaine pour une seule et bonne raison : profiter de la vie, avoir du plaisir ensemble. C’est pourquoi je réfute l’idée selon laquelle le clubbing serait une forme de « résistance » comme le soutient Steve Redhead dans Rave Off : Politics and Deviance in Contemporary Youth Culture (1993). De même, je ne suis pas non plus l’exemple de Sarah Thornton dans Club Cultures : Music, Media and Subcultural Capital (1995), car sa démarche, qui consiste à « lire » la culture club comme un texte, éclipse complètement l’expérience elle-même. Il a fallu que le clubbing soit retranché et poussé de force dans ces cadres d’analyse, qu’il devienne plus qu’une simple partie de plaisir, autrement dit qu’il acquière une valeur et un sens « profonds », pour devenir digne d’intérêt et digne d’étude aux yeux des chercheurs. Ainsi la théorie s’est permis de déformer la pratique, d’évacuer les réalités sensuelles derrière une barrière de mots, tout cela parce que la plupart des chercheurs ont peur d’abandonner ces mots temporairement, peur de mettre au panier leurs théories toutes faites pour laisser place à une véritable anthropologie sensuelle qui, pourtant, pourrait nous permettre d’atteindre une autre forme de vérité.

La sensualité du clubbing

Les phénomènes sensuels que j’ai examinés durant ma recherche n’étaient pas uniques à l’univers des clubs puisque, comme je l’ai mentionné plus haut, tous ont des précédents historiques dans la culture occidentale. La principale différence est d’ampleur et de forme. La question est aussi de savoir comment un corps dionysiaque et « ecstatique » en est venu, plus récemment, à dominer la sphère nocturne du loisir. Pensons à l’émergence de la culture rave dans les années quatre-vingt. Le phénomène a d’abord été reçu favorablement par les medias. Puis, lorsqu’on a compris que les personnes participant à ces raves consommaient aussi de la drogue, cet accueil a vite laissé place à des discours alarmistes et moralisateurs[3]. Mais une fois que cette peur-panique de la drogue s’est dissipée, à partir du moment où le nomadisme anarchique des raves a été maîtrisé, jugulé, et le phénomène réintégré dans l’économie du loisir, le clubbing a acquis une certaine légitimité et s’est répandu aux quatre coins du pays, offrant enfin à Dionysos une terre d’accueil, un pied-à-terre beaucoup plus accessible.

Dans Inside Clubbing (Jackson 2004), j’ai divisé les composantes sensuelles de l’expérience du clubbing en six catégories : la danse, la musique, le sexe, la tenue vestimentaire, les drogues et finalement l’ambiance, la dynamique sociale du club. Chacun de ces éléments joue un rôle dans l’expérience sensuelle du clubbing, et chaque élément a une influence profonde sur tous les autres, sans pour autant avoir toujours la même importance d’un club à l’autre. Le sexe, par exemple, pouvait être simplement synonyme de flirt dans un club et devenir un élément central dans un autre, comme dans les clubs fétichistes où il n’était pas rare de voir des personnes en tenue légère afficher des comportements sexuels explicites. Le sexe était toujours présent, mais selon des degrés très variables d’un club à l’autre.

En explorant ces six catégories, je suis parvenu à me forger une image précise dont se dégageaient différents « paysages » sensuels correspondant à autant de styles de clubbing. J’ai comparé ces paysages les uns par rapport aux autres, mais aussi en regard des paysages sensuels « journaliers » des participants, ceux qui façonnent leur vie de tous les jours, leur vie quotidienne en dehors de l’espace du club. Un paysage sensuel comporte plusieurs éléments (d’ordres émotif, corporel, kinésique et social) dont l’agencement sous-tend le tout premier niveau de notre rapport au monde. En portant mon attention sur ces réalités charnelles, j’ai pu élaborer un cadre qui m’a permis d’explorer le clubbing comme un éventail d’expériences sensuelles tirant leur force et leur portée sociales d’une tension expérientielle sous-cutanée entre l’univers du club et celui de la vie quotidienne.

Grâce à cette approche sensuelle, je suis allé plus loin que ne l’aurait permis une analyse symbolique restrictive qui rationalise, intellectualise et aseptise les phénomènes sociaux. Seule une analyse sensuelle pouvait composer avec les données un peu confuses, moites et fugaces tirées de l’expérience unique qui consiste à se laisser transporter au fin fond des bas-fonds de la vie nocturne. Seule une analyse sensuelle pouvait donner à l’expérience du clubbing suffisamment d’autonomie corporelle pour me permettre d’y voir une co-ordonnée expérientielle dans le paysage sensuel de la vie des participants. Une telle analyse permettait enfin d’explorer la signification que le clubbing allait revêtir dans la vie de ces personnes, avant même qu’elles n’expriment cette signification verbalement, en appréciant simplement la façon dont le clubbing allait modifier d’autres facettes de leur sensualité, au quotidien.

La danse est l’un des éléments clés du clubbing, car elle libère le corps dionysiaque des contraintes d’Apollon qui lui sont imposées dans la vie quotidienne. Nietzche a relevé une dichotomie centrale à la nature humaine et aux rapports des humains à leur société. Il a exploré cette opposition à partir des concepts de Dionysos et d’Apollon. Comme l’explique Bryan Turner : « Apollon représente le formalisme, le rationalisme et la cohérence tandis que Dionysos incarne l’exstase, le fantasme, l’excès, la sensualité […] » (1996 : 18). S’il était sorti un peu plus, Nietzche aurait adoré les night-clubs, car le clubbing est une pratique profondément dionysiaque qui a généré son propre ordre social, selon une logique différente. La danse est peut-être l’exemple qui illustre le mieux comment le clubbing a introduit un corps dionysiaque dans la culture britannique, inversant les notions de discipline et de maintien corporels qui sous-tendaient la vision protestante du corps, laquelle a dominé cette culture pendant des siècles. La danse montre à quel point une activité jouissant d’une faible légitimité dans l’ensemble de la société peut néanmoins être ressentie comme étant signifiante. Mes informateurs décrivaient cette activité en des termes profondément sensuels, dressant parfois une analogie avec le sexe pour souligner l’intensité physique et le plaisir immense qu’elle procure. Comme le mentionne une de mes informatrices :

Disons que la meilleure façon de décrire le fait de danser dans les clubs serait de dire que c’est ce qu’il y a de mieux, après le sexe ; la sensation que tout ton corps ne fait qu’un, que toutes les parties sont connectées, fluides et en mouvement. Tu sens l’énergie traverser tout ton corps.

L’un des aspects les plus significatifs de la danse, dans l’expérience du club, c’est que les personnes font ce qu’elles veulent : ni pas à apprendre ni règles à suivre. En dansant dans les clubs, j’ai découvert une présence physique au monde grisante et unique, une expérience que je n’aurais certainement pas pu vivre dans un autre espace social. Danser m’est apparu comme une pratique signifiante, authentique et émancipatoire. Mon corps se sentait libre, soustrait aux codes de bonne conduite et au regard des autres. J’étais plongé dans un espace social à un niveau de participation éminemment sensuel. Cette expérience se passait d’explication ou d’exégèse, elle n’avait pas de « sens profond ». Cependant, aucune analyse théorique, symbolique ou linguistique ne lui ôterait sa signification vivante, contenue dans l’acte même. Cette expérience d’autonomie et d’authenticité charnelles a envahi mon corps pour devenir partie intégrante de ma mémoire kinésique et affective, ce qui a contribué à enrichir ma connaissance sensuelle du monde, ou plus exactement de mon rapport sensuel à ce monde. Ainsi la danse est devenue une co-ordonnée extrême dans mon propre paysage socio-sensuel, dévoilant un nouvel éventail de comportements et d’interactions sociales, au-delà des possibles de la vie quotidienne. J’ai vécu certaines nuits, particulièrement grisantes, où la foule cherchait frénétiquement à trouver le rythme qui lui permettrait de basculer subitement dans un univers socio-sensuel alternatif, un univers où le corps régnerait en maître et offrirait un terrain sensuel propice à l’expression d’une nouvelle forme de socialité.

Tout comme la danse, la drogue joue aussi un rôle important dans la création de cette nouvelle socialité, et ce en particulier depuis l’arrivée de l’ecstasy. Lorsque l’ecstasy a fait son apparition, c’était une substance encore inconnue dont les effets étaient sans aucune mesure avec les autres drogues illégales qui l’avaient précédée. Ceux qui en ont consommé à l’époque décrivent l’expérience en des termes étonnamment similaires : la sensation d’une transformation soudaine et brutale, de plus en plus intense et violente au point de provoquer parfois des nausées passagères, suivie d’une douce impression de bien-être et de désir métamorphosant les perceptions de l’utilisateur et ses rencontres avec d’autres. L’expérience était caractérisée avant tout par un sentiment de chaleur, de confiance, d’empathie et un sentiment d’abandon euphorique, en particulier lorsque la personne dansait en même temps. Les participants oscillaient alors entre l’impression de vivre une expérience intime et puissante dans un monde merveilleux et la sensation euphorisante d’être en communion parfaite avec le reste de la foule dans une matrice émotionnelle collective. Un informateur a très bien décrit le processus :

Pour ce qui est des émotions, c’est comme être au milieu d’une foule de supporters devant un match de foot. C’est la même psychologie. Tu n’es qu’une partie d’un tout qui crie « Oui, vas-y, compte ! » ou quelque chose du genre. Tu te sens bien parce que tu es relié aux autres personnes. La sensation est la même, elle est tout aussi intense, sauf que, dans ce cas-là, il n’y a pas d’adversaire, pas de perdant. On crie : « OUI » à nous-mêmes et aux autres, non pas parce que notre équipe en a battu une autre. On crie : « OUI, VOILÀ CE QU’ON EST ET ON EST ENSEMBLE. » C’est un oui non agressif. Je pense que l’essence même du clubbing, dans ce qu’il a de mieux, c’est quand tout le monde marque un but et que personne ne perd.

32 ans ; 14 ans d’expérience

Une expérimentation sensuelle

Le clubbing crée un environnement somatique complexe où chaque dimension de la sensualité nourrit toutes les autres. Par exemple, l’expérience de la danse est altérée par celle de la drogue qui, à son tour, modifie les règles sociales qui sous-tendent la danse et, a fortiori, le rapport à la musique. Toutes ces dimensions se combinent les unes aux autres pour constituer l’expérience du clubbing dans son ensemble. Une démarche analytique, qui aurait exigé que j’adopte le point de vue d’un observateur détaché, m’aurait par définition empêché de comprendre, de l’intérieur, la signification d’une expérience telle que celle de danser. Pourtant, les états physiques, émotifs et sociaux que j’ai traversés en dansant sous l’effet de drogues sont devenus autant de balises, de référents sensuels qui m’ont aidé à mieux comprendre les expériences que les informateurs me relataient par la suite durant nos entretiens. Par exemple, je savais alors ce que « bliss » signifiait, et que cela signifiait beaucoup plus que le simple fait d’être heureux. Il s’agit d’un état socio-sensuel désignant l’impression d’être à la fois tout à fait détendu et en même temps très énergique, de sentir que le corps est chaud, fluide et relié aux autres corps l’entourant dans un rapport de confiance. Dans cet état de bien-être et d’extase, tes soucis et tes ennuis semblent triviaux et surmontables, des élans amoureux te transportent et te mettent en communion avec des amis et des étrangers ; tu apprécies et respectes tes congénères qui, dans ces moments de grâce, t’apparaissent comme étant tout simplement superbes. Après plusieurs entretiens, je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’un état que la plupart de mes informateurs avaient personnellement vécu. Cependant, il n’existait aucun cadre interprétatif pour rendre compte de cette expérience et la rendre « valable ». C’était une rencontre puissante et presque transcendante que la plupart avaient appréciée et savourée. Au début de la période rave, cette expérience a sûrement généré chez certains une ferveur quasiment évangélique rappelant à bien des égards la fièvre idéaliste qu’avait suscitée la découverte du LSD dans les années soixante. Mais mon étude s’est déroulée plusieurs années après cette première vague d’enthousiasme, de sorte que les perceptions que l’on avait de l’ecstasy n’étaient déjà plus tout à fait les mêmes. L’idée qu’une drogue pouvait changer le monde était morte, et l’expérience que mes informateurs avaient déjà faite de cette drogue était gravée dans leur mémoire sensuelle. D’ailleurs, il ne s’agissait plus d’une, mais de nombreuses expériences, ce qui rendait leur rapport à cette drogue beaucoup plus complexe. L’ecstasy était devenue partie intégrante de leur histoire socio-sensuelle. Aussi, plutôt que d’associer cette drogue à une doctrine révolutionnaire, ils en évaluaient les effets d’un point de vue plus personnel, en tenant aussi compte des inconvénients. L’opinion courante était que l’expérience en elle-même était fabuleuse, mais que les possibles socio-sensuels qu’elle offrait devaient être envisagés avec prudence et scepticisme dès lors qu’il s’agissait de les réaliser en dehors de l’espace du club, dans la vie quotidienne où les comportements sont régis par des règles de socialisation bien différentes. Dans les clubs, ces personnes étaient temporairement liées les unes aux autres dans une même détermination à avoir du plaisir ensemble, tandis qu’au-delà, la mentalité égoïste qui sous-tend le capitalisme occidental freinait leur ardeur à faire confiance à autrui. Dans la vie de tous les jours, l’attitude d’ouverture et la confiance caractéristiques de l’atmosphère du club pouvaient bien valoir avec les proches – et c’est d’ailleurs par leur intermédiaire que les expériences nocturnes pourraient s’immiscer dans le quotidien – mais au-delà, elle était potentiellement dangereuse et risquait d’exposer les personnes à la manipulation ou à la duperie. C’est l’idée générale. Pourtant, en réalité, nombre de mes informateurs reconnaissaient aussi qu’un changement s’était opéré dans leur façon d’occuper l’espace social, dans leurs relations interpersonnelles au quotidien. Ils se trouveraient plus souriants avec les étrangers. L’assurance et la confiance que le clubbing leur avait permis d’acquérir s’étendait ainsi à d’autres espaces sociaux. Le simple fait d’avoir constamment affaire à des étrangers sur la « planète club » les rendait moins nerveux, moins craintifs face au regard des autres, et plus détachés dans leur façon d’aborder les relations interpersonnelles. Ni nerveux ni anxieux, ni impatients ni dominateurs, ils se montraient plutôt chaleureux et respectueux, car une telle attitude est hautement valorisée et payante dans la sphère sociale du club. Bien sûr, ils ne poussaient pas la logique aussi loin. Malgré tout, l’attitude développée sur la planète club était devenue en quelque sorte un modèle qu’ils avaient intériorisé et qui empreignait leur façon d’envisager et d’occuper l’espace social au quotidien. L’un de mes informateurs résume l’idée en ces termes :

Je pense que toute l’expérience du clubbing nous enseigne beaucoup de choses. J’ai appris une autre façon d’interagir ; j’ai appris à ressentir à quel point la vie peut être belle. Ça peut paraître drôle, mais une fois que tu as vécu l’expérience du clubbing, conjuguée à celle de la drogue, tu vois les choses sous un autre angle. Ça m’a fait réaliser que mon temps, je voulais le passer à avoir du plaisir avec les gens et non à me battre continuellement contre eux pour des questions triviales et sans intérêt. Ce genre de conneries peut vraiment t’envahir, te pourrir l’existence et devenir un mode de vie en soi. La drogue et le clubbing permettent d’y échapper un peu. Du coup, tu vois ce mode de vie pour ce qu’il est vraiment : de la merde, de la grosse merde fade et insignifiante, et non la seule et unique façon de voir le monde. Tu apprends à reconnaître ce mode de vie, à en connaître les règles. Mais tu ne le respectes pas, parce que tu sais d’expérience qu’il existe d’autres modes d’interaction sociale.

34 ans, 17 ans d’expérience

Je précise que mes informateurs n’essayaient pas de transposer littéralement leurs expériences et comportements noctures dans la sphère quotidienne ; ils sont plutôt parvenus à créer une dynamique socio-sensuelle hybride reliant deux ordres et deux espaces sensuels distincts. Ce processus n’était ni conscient ni délibéré. Il s’exprimait plutôt par leurs pratiques, des pratiques sociales à la fois profondément intériorisées et très différentes. Par exemple, ces personnes ne s’attendaient pas du tout à ce que leur bonne humeur et leur ouverture génèrent la même réaction que dans un club. Une telle réaction aurait d’ailleurs été jugée totalement déplacée dans la sphère quotidienne. Disons plutôt qu’elles tâtaient le terrain, prenaient le pouls, tout en demeurant prêtes à moduler leur image et leur comportement social en fonction de la réaction qu’ils déclencheraient. C’est bien sûr ce que font la plupart des gens dans la vie de tous les jours. Par contre, ce que j’essaie de démontrer ici est le fait que le clubbing a permis à ces personnes de vivre et d’intérioriser un ordre social qu’ils n’avaient jamais exploré auparavant, mais qui existait pour eux sous forme d’idéal. C’est selon cet idéal que mes informateurs souhaitaient en effet négocier leur rapport au monde, mais par manque d’assurance et une certaine méfiance envers ce que les autres attendaient d’eux, ils demeuraient trop prudents et trop distants pour donner à leurs interlocuteurs le temps de se dévoiler.

Il est vrai qu’avant l’arrivée de l’ecstasy, la cocaïne a également contribué à l’expression de personnalités publiques bouillonnantes d’énergie et pleines d’assurance, mais selon une logique inverse. Les stimulants – en particulier la cocaïne et les amphétamines – déclenchent une montée d’énergie qui traverse le corps et lui infuse une sensation de puissance. Une des principales raisons pour lesquelles les gens passent de l’ecstasy à la cocaïne est qu’ils voient la première comme une drogue plongeant l’utilisateur dans un état d’euphorie un peu naïve, voire de vulnérabilité. À l’inverse, la cocaïne est perçue comme une substance qui rehausse le dynamisme et l’agressivité de la personne. Rappelons qu’avant d’être prohibée, cette drogue a bien été commercialisée sous le nom de wonder drug, les publicités proclamant alors qu’elle était le remède parfait pour « les jeunes personnes souffrant de timidité en public » (cité dans Grinspoon et Bakalar 1976 : 93). Je soutiens que cette wonder drug est devenue populaire parce qu’elle saisissait parfaitement l’esprit du temps. Elle reflétait le modèle capitaliste de la personne dynamique, entreprenante, pleine d’assurance et maîtresse d’elle-même, une valeur idéologique « sûre » dans nos sociétés occidentales. La cocaïne ne crée pas un environnement où le regard de l’autre se transforme de façon à devenir conspirateur et chaleureux. Par contre, elle immunise ses utilisateurs contre les effets du « regard d’autrui ». Elle leur permet de se faire voir et entendre tout à la fois, une condition nécessaire de l’expression de soi dans une culture moderne obsédée par la célébrité et la réussite sociale. La portée sociale de la cocaïne est à la fois plus dure, plus claire et plus limitée que celle de l’ecstasy. Cela dit, la wonder drug se trouve aussi dans des contextes où les gens cherchent tout simplement à se faire plaisir les uns les autres. L’un de mes informateurs a décrit la différence entre l’ecstasy et la cocaïne de la façon suivante :

L’expression que j’utiliserais est celle de chevauchement chimique. Quand tu es sur la coke, ton ego s’étend au point de recouvrir celui des personnes qui t’entourent. Quand tu es sur l’ecstasy, c’est plutôt l’ego des autres qui s’intègre au tien. Il y a donc une sorte de chevauchement plutôt qu’une frontière rigide. Les deux tendent à se fondre. Tu occupes un espace qui est le tien, mais qui est aussi en partie partagé par un autre. Normalement, on ressent ça dans les relations amoureuses très intimes. La drogue produit le même effet, mais différemment.

32 ans, 14 ans d’expérience

Ayant expérimenté les deux facettes de ce processus, la vaste majorité de mes informateurs comprenaient bien la possibilité de glissement entre les états socio-sensuels générés respectivement par la cocaïne et par l’ecstasy. La plupart avaient commencé par prendre de l’ecstasy dans leur jeunesse pour se tourner peu à peu vers la cocaïne à l’âge adulte. Leur personnalité a donc connu une transformation en deux temps, passant du mode cool, décontracté et empathique à un mode marqué au contraire par l’égocentrisme et l’hyper confiance en soi, transformation qui allait peu à peu modifier les paramètres des comportements sociaux de ces personnes au quotidien. Ce changement s’exprimait dans leurs pratiques plutôt que dans des idées nouvelles, dans la mesure où, encore une fois, la première motivation du clubbing est, après tout, d’avoir du plaisir. Toutefois, je soutiens que la façon dont nous ressentons le monde (par le biais, par exemple, d’une telle expérience) affecte radicalement la façon dont nous percevons et occupons ce monde, car les sensations modifient nos modèles affectifs, lesquels sous-tendent la pertinence de nos pratiques sociales et de nos positions idéologiques. Le clubbing crée un schisme dans le tissu sensuel de nos vies qui ébranle les structures acquises et véhiculées par l’habitus. Les idées, les émotions et les comportements qui se situaient en dehors de notre expérience trouvent alors un point de repère et deviennent plus accessibles et plus compréhensibles sur le plan socio-sensuel. À l’inverse, les vieilles habitudes et visions du monde sont soudain mises à nu et perçues d’un point de vue totalement différent.

La fluidité sensuelle

Mes informateurs sont entrés dans un univers sensuel fluide qui les a transformés des pieds à la tête plutôt que l’inverse. Ils n’ont pas endossé une nouvelle idéologie, mais ont plutôt expérimenté de nouvelles pratiques, ressenti de nouvelles émotions et exploré des extrêmes sensuels qui ont imprégné leur corps d’une autre forme de savoir dont la pertinence s’est révélée, peu à peu, comme un rapport sensuel au monde, un rapport différent et assumé. En élargissant l’éventail des possibles sociaux au-delà des codes de conduite habituels, cette fluidité sensuelle leur a fourni de nouvelles façons de voir et d’occuper le monde. Elle a changé les valeurs morales de ces personnes, leurs rapports aux autres – étrangers, amis ou membres du sexe opposé –, leur façon d’envisager leur propre existence dans le monde social plus vaste qui les entoure. Ce que ces personnes considèrent important, ce qu’elles trouvent absurde, ce qu’elles attendent de la vie, les lieux où elles lui cherchent un sens… Toutes ces dimensions de l’existence ont changé de façon subtile, mais réelle. Surtout, selon mes informateurs, ces changements sont le résultat de la double expérience de la drogue et du club qu’ils ont vécue et partagée avec d’autres. Les deux citations suivantes illustrent bien cette idée. Dans la première, une informatrice évoque sa sexualité :

Mon homme et moi, on a dressé une liste de tout ce qu’on aimerait faire, sur le plan sexuel, en inscrivant même des choses dont on n’était pas trop sûrs, comme les sports nautiques, juste pour essayer. Et puis on fait notre bout de chemin à travers cette liste. C’était génial. J’ai découvert beaucoup de choses. Avoir une liste, se faire confiance et être vraiment sincère à propos de nos expériences ouvre tout un univers de possibles. L’idée, c’est d’expérimenter toutes ces choses… Et la liste m’offre une grande liberté. C’est comme si elle m’autorisait à faire de nouvelles expériences, à pousser toujours un peu plus loin ma sexualité, à voir jusqu’où je peux aller dans l’exploration de ma sensualité.

28 ans, 9 ans d’expérience

Cette informatrice a décidé de traiter le sexe comme une propriété de son corps et d’explorer les paramètres sensuels de sa chair après avoir découvert qu’il était possible de manipuler les émotions et les sentiments. Elle a évacué, entre autres, le sentiment de culpabilité et de dégoût que lui inspiraient certaines pratiques sexuelles, sentiment qui l’empêchait d’expérimenter ces pratiques, pour essayer plutôt de se faire confiance, de trouver son chemin par elle-même dans l’ensemble des possibles sexuels, de prendre finalement ses propres décisions à partir de ce qu’elle ressentait comme bon ou mauvais pour elle. Ses expérimentations sexuelles puisaient leur origine dans la fluidité socio-sensuelle qu’elle avait découverte dans les clubs au contact de personnes qui lui avaient témoigné une grande confiance et qui ne jugeaient pas ses actes comme d’autres le faisaient dans la vie quotidienne. Elle était alors parvenue à exprimer et à partager des désirs qu’elle avait jusque-là gardés secrets de peur qu’ils ne la salissent aux yeux des autres. L’expérience du clubbing lui a permis de libérer ces pratiques sexuelles de leur dimension morale (ou immorale) et de leur donner une légitimé dans un nouveau cadre social.

Dans le passage suivant, un deuxième informateur évoque comment a évolué sa perception de la masculinité et de la violence en général.

En tant qu’homme, on est dressé comme un putain de chien à aimer la violence. C’est le truc viril par excellence. On apprend à la respecter, parce qu’elle est un signe de force et de puissance. On a vu Arnie, et Brucie, puis Sly et maintenant Vinnie Jones et on est censé se dire : « Ah, si seulement j’étais aussi fort qu’eux ! » Mais je ne vois plus ça comme de la force. Maintenant je vois plutôt ça comme une faiblesse, parce que j’ai passé des centaines de nuits avec des personnes vraiment sympas qui n’avaient aucune envie d’empoisonner la vie des autres. Elles voulaient juste profiter de la vie, et cela a complètement transformé mon attitude par rapport à la violence. Maintenant je trouve ça tout simplement pathétique. Les êtres humains ne sont quand même pas destinés à rester des salauds cruels et vicieux. On vaut mieux que ça… Ou alors, si on est incapable de faire mieux, on est juste des vieux singes sans poils et sans avenir.

34 ans, 17 ans d’expérience

Cet informateur a été amené à réévaluer sa conception de la masculinité après avoir vécu d’autres formes d’interaction sociale qui ont ébranlé les modèles de masculinité qu’il connaissait jusque-là, des modèles profondément ancrés. Il a partagé son temps avec d’autres dans un environnement social où, loin d’être valorisée, la violence était perçue comme une force destructrice incompatible avec le désir d’avoir du plaisir ensemble. Il a appris à faire confiance aux autres, il a cessé de penser que la violence rôdait partout et, par là même, il s’est affranchi de ses vieux modèles de masculinité.

Ces deux exemples émanent d’une chair différente par laquelle les informateurs sont parvenus à re-voir et à re-penser des idées qu’ils tenaient jusque-là pour acquises. Ces personnes se sont libérées du contrôle exercé par l’habitus et ont appris à faire confiance à leurs propres sens et sentiments, en la capacité de ces derniers à les guider dans un paysage socio-sensuel en devenir. Sous cette impulsion, elles ont réussi à modifier ce paysage et accéder à une certaine autonomie sensuelle, laquelle allait donner enfin une signification vivante et vibrante à leurs expériences de vie, la nuit comme le jour.

Article inédit en anglais, traduit par Hélène Buzelin