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Introduction

Cette note décrit le fonctionnement du service de médecine interne d’un hôpital de référence de la région du Grand Nord du Cameroun. Nous nous intéressons spécifiquement à la ronde, qui jusqu’à présent n’a pas bénéficié de l’attention des anthropologues. Pourtant, ainsi que le notaient Rotman-Pikielny, Rabin et al. (2007) les rondes sont non seulement quotidiennement conduites dans les pavillons hospitaliers du monde entier, mais constituent la pierre angulaire de la relation patient-médecin. La ronde aurait principalement une vocation pédagogique. Dans sa définition classique : « un médecin chef entouré d’un groupe d’étudiants, examine un patient en enseignant un chapitre de l’art de la médecine » (Rotman-Pikielny, Rabin et al. 2007 : 166). Ces auteurs relèvent que les patients s’en montrent satisfaits en raison de leur vertu informative. Ils regrettent cependant la focalisation sur l’enseignement plutôt que sur le soin et l’usage de la terminologie médicale, laquelle ne facilite pas la compréhension des propos échangés. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, notent encore les auteurs, les patients souhaiteraient la présence de leurs accompagnants tout au long l’exercice. Cela leur permettrait de mieux communiquer avec l’équipe soignante et par là, de mieux comprendre leur maladie ainsi que leur traitement. En sus de cette vertu pédagogique, la ronde est un des lieux privilégiés où se met en place une des façons de « voir », « écrire », « parler » caractéristiques de la médecine. Cette note n’a pas pour but d’approcher les rondes du point de vue des patients ou de celui des praticiens, mais de montrer, d’une part, comment elles s’organisent dans un contexte spécifique – un contexte de crise économique et de crise du système de santé –, et d’autre part, de mettre en évidence la manière spécifique de « voir », « écrire », « parler », la maladie (disease)[1] qui s’y fait (enact). Il n’est pas inutile de souligner que la biomédecine telle qu’elle est pratiquée à l’époque contemporaine est née sur le continent européen et s’est ensuite diffusée à travers le monde (Finkler 2004 ; Langwick 2008). Par ailleurs, tous les systèmes de santé sont imbriqués dans l’environnement social, politique, économique et culturel au sein duquel ils se déploient (Kleinman 1980). Par conséquent un système médical comme la biomédecine qui dans notre perspective inclut les pratiques, les technologies, les valeurs, les régimes discursifs, ne se met pas en place sur des tables rases. De nombreuses études conduites sur l’offre de soins dans les pays en voie de développement, et en Afrique notamment, ont d’ailleurs mis en évidence le pluralisme médical (Kleinman 1980 ; Gruénais et Vidal 1994 ; Janzen et Arkinstall 1995 ; Finkler 2004 ; Tantchou 2007 ; Langwick 2008). Cependant, si plusieurs travaux rendent compte d’un processus de « popularization » par lequel « certaines notions cliniques sont altérées à mesure qu’elles se diffusent dans le secteur populaire » (Kleinman 1980 : 56), très peu d’études se sont intéressées en profondeur à la façon dont la pratique clinique est transformée par l’environnement social, culturel, économique et politique dans lequel elle se met en place. Au début des années 1980, Arthur Kleinman avait suggéré la notion d’« ingenization » pour faire référence à ces changements qui traversent la pratique médicale ou la psychiatrie dans les sociétés non occidentales. Ces changements concernent les savoirs, les institutions, les normes, les relations soignants-soignés, les activités de soins. L’« indigenization », comme il l’indiquait alors, ajuste la pratique médicale aux contextes locaux. Il relevait en outre que la plupart des problèmes de l’offre de soins résultent d’une « indigenization » insuffisante plutôt que d’un trop plein d’« indigenization ». On ne devait donc pas assigner une connotation péjorative à cette notion. Dans quelle mesure l’environnement social, politique, économique et culturel des soignants influence-t-il la pratique clinique ? À travers une analyse de la ronde telle qu’elle s’organise et se déroule dans un contexte précis, cette note de recherche peut contribuer à répondre à cette question. Outre cette approche, la perspective développée par Annemarie Mol (2002) autour de la notion de praxiographie (praxiography)[2] est pertinente pour penser la ronde ; c’est notre parti pris. Par ce texte, nous voulons contribuer à relever la diversité des pratiques, techniques, discours et lieux, qui permettent, pour employer la terminologie d’Annemarie Mol, de « voir », « écrire », « parler », de faire (enact) la maladie. Nous souhaitons également apporter des éléments rendant pertinente une approche ethnographique des pratiques médicales en tant qu’activités nécessairement « situées », donnant quelquefois lieu à « d’intrigantes combinaisons de pratiques » (Mol 2009).

Les données ont été collectées dans le cadre d’un travail de recherche postdoctorale visant deux objectifs majeurs : 1) établir l’existence et mesurer l’ampleur du syndrome d’épuisement professionnel du soignant (burnout) ; 2) analyser son impact sur la prise en charge des personnes vivant avec le VIH/sida. Les données ont été recueillies dans le Nord du Cameroun[3] lors d’un terrain d’une durée totale de six mois. Deux hôpitaux publics de référence situés en zone urbaine[4], que nous désignerons par les lettres W et B, ont servi de cadre de recherche. Nous avons utilisé deux outils de la recherche en anthropologie : l’observation et l’entretien. Les observations ont été menées dans les services prenant en charge les personnes vivant avec le VIH (maternité, laboratoire, bloc opératoire à W ; service de médecine interne et Centre de prévention et de dépistage volontaire du VIH/sida à B). Nous profitions de ces moments pour recueillir les discours des soignants à propos de leurs conditions de travail. Les données issues de ces observations et entretiens informels ont été complétées par des entretiens approfondis et des discussions de groupe. Pour finir, nous avons utilisé le Maslach Burnout Inventory (MBI)[5]. Le texte ci-après présente les résultats du travail conduit au sein du service de médecine interne de B. Ici tout comme dans les autres services identifiés pour ce travail, nous avons suivi les soignants dans leurs activités quotidiennes (rondes, consultations externes, soins aux patients), observé les relations entre collègues, soignants-soignés, soignants et « objets durs » ou « non vivants » (Latour et Woolgar 1996). Ces données ont été complétées par des entretiens approfondis et des discussions de groupe avec l’équipe soignante. Cette contribution traite spécifiquement de la ronde. Elle est structurée en trois parties : dans la première, nous donnons un aperçu de l’environnement thérapeutique[6] au sein duquel elle se déroule, au travers d’une description du service de médecine interne, une présentation des différents acteurs (soignants, patients, outils) ainsi que leurs fonctions et rôles. Cette description est suivie d’une présentation du circuit des patients accueillis, qui permet d’illustrer la différence entre les deux manières de « voir », « parler », « écrire », courantes dans le service. La dernière partie aborde la ronde proprement dite.

L’environnement thérapeutique : le service de médecine interne

Le service de médecine interne de B est situé entre la direction, le service de psychiatrie, la pharmacie, et le service d’accueil et d’orientation de l’hôpital. Il est chargé d’accueillir tous les patients qui doivent être mis en observation, ou hospitalisés pour une raison quelconque. Son aspect perpétuellement insalubre en dépit des efforts répétés du personnel d’entretien, qui le nettoie chaque matin au balai et à la serpillère, renvoie au système traditionnel dont parlait Steudler (1973), ce système traditionnel où l’hôpital est tout autant un « créateur de maladie » (conditions d’hébergement déplorables, propagation des infections, mortalité très élevée), qu’une institution destinée à guérir. Deux raisons peuvent être avancées pour expliquer cet état des choses : la vétusté des équipements et celle des bâtiments. La situation des toilettes et douches des malades à l’entrée du service dont l’odeur nauséabonde, l’aspect putride, l’accès couvert de mauvaises herbes, frappent l’observateur, ne peut que faire penser aux notions de contagion, de contamination, et d’hygiène hospitalière de manière plus générale.

Cinq médecins généralistes sont affectés au service, dont deux femmes qui se partagent les gardes, suivant un calendrier affiché à la fin de chaque mois. Cela permet de « négocier » en cas d’empêchement et, d’assurer ainsi la continuité des soins. Les médecins n’ont pas de journée de récupération après la garde ; ils procèdent à la ronde immédiatement après, puis aux consultations externes. Les deux femmes assurent également les rondes. L’une est chargée de la coordination de l’activité, du travail d’écriture et éventuellement de l’interrogatoire complémentaire des patients. L’autre (en principe celle qui a été de garde) participe à la discussion, gère les interruptions survenant tout au long de l’activité (information demandée par un service, malade faisant une crise d’angoisse, posologie incomprise, etc.). La coordination de la ronde est en principe alternée. Cependant, les séances de formation et les séminaires qui impliquent régulièrement les médecins brouillent l’alternance. On aboutit alors à des situations où le médecin qui a été de garde coordonnera également la ronde. 17 infirmiers (dont 5 fonctionnaires de l’État et 12 « bénévoles »[7]) qui se relayent en équipe de trois ou de quatre personnes toutes les six heures (un infirmier statutaire, deux ou trois bénévoles) assistent les médecins. Ils sont chargés de préparer les rondes et d’administrer les soins. Ils assurent également les gardes. À côté de ce personnel, le service reçoit de temps en temps des élèves de l’école des infirmiers et des aides-soignants en stage[8]. Cela augmente considérablement les effectifs ; à l’heure de la ronde, on voit alors une douzaine de personnes en blouse blanche passer de salle en salle ; cela laisse une impression de pouvoir et de domination.

En termes d’espace et d’équipement de travail, le service dispose de deux cabinets de consultations destinés aux médecins. Ils sont chacun équipés d’un bureau, de trois chaises, d’un placard, d’un lavabo, d’un cabinet de toilette, d’une table d’auscultation et d’un climatiseur. Une salle de garde disposant d’un lit d’appoint, d’un bureau équipé d’une table, de deux chaises, de quelques armoires de rangement, d’un climatiseur réservé au major du service, ainsi qu’une salle de travail pour les infirmiers complètent ce dispositif. C’est là que sont rangés les dossiers des patients, les chariots et les outils utilisés pour la ronde.

Les patients sont accueillis dans trois salles communes : une « salle d’hospitalisation hommes », une « salle d’hospitalisation femmes », une « salle mixte ». Ces salles disposent d’une moyenne de 8 à 11 lits ; l’hébergement y est gratuit. Trois « cabines » de de deux lits chacune complètent cette structure d’accueil. L’hébergement y est payant, la journée étant facturée à 2 000 F CFA[9]. Infirmiers et aides-soignants sont affectés chacun à une salle d’hospitalisation, placée sous la responsabilité d’un infirmier statutaire. Des salles dites de « haut standing » accueillent les patients les plus nantis. « Un patient hospitalisé au haut standing n’est un pas un patient comme les autres » ; « le haut standing, c’est pour les riches » ; « ne va pas au haut standing qui veut »[10], entend-on souvent dire. Le coût d’une chambre de « haut standing » est de 10 000 F CFA[11]. Précisons que si les malades qui y sont hospitalisés sont reçus par les médecins du service, les rondes se limitent aux salles d’hospitalisation hommes, femmes, mixtes et aux cabines.

On peut observer qu’alors que dans les salles gratuites le personnel affirme son pouvoir jusque dans l’intimité du malade[12], et que les patients et leur famille doivent se plier au rythme du service, dans les chambres de « haut standing » les soignants sont à l’écoute des demandes – formulées ou non – des patients accueillis. On peut du reste penser que dans ces espaces, c’est le patient qui « autorise » les soins et le personnel s’adapte à son rythme. Ainsi, cette infirmière venue faire signer un formulaire, lorsque le médecin demande comment va le patient X., elle répond : « je ne l’ai pas encore “vu”. Fait-il encore sa grasse matinée ? Est-il en train de prendre son petit déjeuner ? Je n’ai pas voulu le déranger ».

Ce qui précède renvoie au traitement différentiel des patients étudié par Max Andersen (2004) au Ghana par exemple. Par cette expression, l’auteure voulait mettre en évidence les comportements par lesquels les soignants faisaient une distinction entre les patients devant être traités avec attention, respect, précipitation – les patients devant recevoir une certaine qualité de service – et les autres. Ce comportement des soignants étaient justifié par de mauvaises conditions de travail, le stress relatif à l’insuffisance de personnel, le manque de ressources sur les lieux d’exercice, la frustration due au fait d’avoir à gérer des patients ignorants, attachés à la médecine traditionnelle et réfractaires au changement.

Mais le traitement différentiel des patients pourrait aussi être attribué à une quête d’investissement corruptif. Plusieurs études conduites auprès des personnels de santé en Afrique abordent la question de la corruption ou des activités économiques informelles des soignants[13] (McPake, Mwesigye et al. 1999 ; McCoy, Bennet et al. 2008). La possibilité de mettre en oeuvre ces pratiques (« avoir à manger ») s’avère déterminante dans l’appréciation d’un poste, lequel est alors qualifié de « juteux » (Blundo et Olivier de Sardan 2007). Outre le laboratoire, la maternité et le service de médecine interne, les salles d’hospitalisation de grand standing font justement partie de ces postes « juteux ». Au sein de ces espaces supposés accueillir les patients appartenant à la haute hiérarchie de l’administration publique, les riches commerçants, les grands notables de la région, etc., les pratiques corruptives se réduisent à la recherche de gratifications[14]. Indiquons néanmoins que si les patients hospitalisés dans les chambres de haut standing jouissent d’un traitement différentiel, le circuit de l’ensemble des patients accueillis ne diffère guère.

Le service ne prévoit pas de structures d’accueil pour les personnes accompagnant les malades. Ceux-ci se munissent de nattes qu’ils déroulent à même le sol à la tombée de la nuit. Si ces accompagnants (membres de la famille pour la plupart) assurent les fonctions d’aides-soignants auprès de leurs malades, ces activités ne doivent pas entraver la routine du service. Les accompagnants sont censés quitter le service au moment où l’équipe médicale commence la ronde. Ils doivent aussi faciliter son déplacement à l’intérieur des salles d’hospitalisation en débarrassant le sol des nattes à l’aube, en s’organisant pour que les patients prennent leur petit déjeuner assez tôt, et que la vaisselle soit faite et les assiettes rangées avant le début de la ronde. Or, régulièrement les soignants doivent marcher sur des nattes, enjamber des récipients isothermes, les assiettes malpropres et/ou à moitié pleines laissées par des accompagnants sommés de quitter les salles d’hospitalisation. Quand ils se retirent, les accompagnants ne vont pas très loin. Debout à la porte ou aux fenêtres, ils attendent le passage de l’équipe soignante pour écouter le dialogue entre les soignants et « leur » patient, d’une part, et entre les membres de l’équipe au sujet de « leur » patient, d’autre part. Tout cela est régulièrement à l’origine de tensions avec les soignants, qui constamment leur intiment l’ordre de débarrasser le sol et les fenêtres de « tout ce qui traîne », de sortir des chambres ou de « laisser l’air passer », c’est-à-dire de quitter les fenêtres et les portes. Or, du fait que certains malades sont très affaiblis, inconscients, ou non locuteurs du français, l’équipe a régulièrement recours aux accompagnants pour transmettre les indications de posologie et/ou recueillir des précisions quant à l’évolution du « cas ». Le patient a-t-il pris tous ses repas ? A-t-il bien dormi ? S’est-il plaint d’une douleur quelconque ? C’est aussi une des raisons pour lesquelles les accompagnants ne quittent pas tout à fait le pavillon, quand ils y sont invités. Par conséquent, on assiste quotidiennement à des scènes au cours desquelles après avoir été mis à la porte, les accompagnants sont appelés à l’une des fenêtres ou à la porte de la salle d’hospitalisation, pour répondre aux questions des médecins. Il en résulte dès lors que si pour des raisons pratiques (aération de la salle, circulation aisée de l’équipe médicale) ils doivent quitter les salles d’hospitalisation pendant la ronde, leur présence est indispensable aux patients et utile aux praticiens. Ils sont alors, ainsi que Zaman l’avait souligné, un mal nécessaire (Zaman 2004)[15].

La relative propreté du service est, comme noté, assurée par le service d’entretien de l’hôpital ; mais la propreté des corps reste problématique. Dans le but d’entretenir une certaine hygiène corporelle, certains patients se servent quelques jours par semaine des douches de l’hôpital, en se plaignant de leur insalubrité. D’autres vont prendre leur douche chez eux, quelques-uns encore sont nettoyés dans leur lit par les accompagnants. Ces stratégies n’assurent qu’une toilette approximative ; parmi les patients, quelques-uns n’emploient aucun de ces moyens et ne prennent donc pas de douche. L’équipe rappelle constamment aux patients qu’ils « doivent se laver ». « Il faut laver vos malades », ajoute-t-on à l’adresse des accompagnants. Ainsi, ce patient à son dixième jour d’hospitalisation : regardant sa peau desséchée, ses pieds sur lesquelles les traces de boue avaient pris un aspect luisant, comme une couche de peinture à huile, le major du service a exigé de la famille qu’elle « lave le patient ou au moins ses pieds » et, qu’on « lui applique de la vaseline sur tout le corps ». Un infirmier a été spécialement chargé de transmettre le message à la famille, avec le risque de devoir procéder lui-même à la toilette du patient en cas d’oubli[16]. De même, à la mère de cette patiente diabétique arrivée à son douzième jour d’hospitalisation, le major du service recommandait de « laver sa fille et de lui faire un shampoing ». À d’autres occasions, ce sont les malades qui déclaraient d’emblée, à l’instar de cette jeune femme hospitalisée pour « syndrome infectieux » : « si j’ai mal à la tête, c’est parce que je ne me suis pas lavée depuis six jours ». Assurer la propreté des corps malades n’est donc pas évidente, et la gestion des déchets des corps l’est encore moins. Les malades disposent de pots de chambre pour urines et fèces. En fonction du besoin, ils quitteront la salle d’hospitalisation soutenus ou non par un accompagnant et s’isoleront derrière un bâtiment, ou formeront un isoloir à l’aide d’un pagne et se soulageront dans la chambre. Les accompagnants devront alors se charger d’aller vider le pot dans les toilettes ou les herbes qui entourent la plupart des services de l’hôpital. Mais ils doivent quitter les salles d’hospitalisation avant les rondes. Or, il arrive que ce soit à ce moment-là qu’un patient ait besoin d’uriner ou d’aller à la selle. Il glissera alors le pot de chambre sous ses draps et s’y soulagera ou descendra de son lit, se recouvrira d’un pagne et s’assiéra sur le pot. Il laissera éventuellement quelques traces sur le sol que l’accompagnant aura la responsabilité de nettoyer.

Nous voici donc dans un service hospitalier, au milieu de corps malades dont l’entretien n’est pas évident ; avec des déchets émanant de ces corps qui dépassent souvent les frontières des pots dans lesquels on veut les confiner ; avec les ustensiles de cuisine et la vaisselle laissés à la fenêtre ou sur le sol par des accompagnants sommés de quitter les salles d’hospitalisation ; avec des mouches en nombre si important que pour ne plus avoir à les chasser, certains patients se recouvrent le visage d’un pagne ; avec des moustiques qui entrent et sortent sans entrave du fait que les fenêtres ne sont pas toujours grillagées. Cela qui fait d’ailleurs dire à un médecin : « voilà un qui se moque éperdument de votre quinine et qui vient vous dire que jusqu’à présent elle ne lui a rien fait ! ». C’est dans cet environnement que l’équipe soignante doit « observer », « soigner » et éventuellement guérir les patients. La ronde est le moyen employé pour remplir ces fonctions. Mais avant d’aborder la ronde proprement dite, il est important de comprendre le cheminement des patients jusqu’aux salles d’hospitalisation du service.

Circuit des patients

Le parcours du malade qui arrive au service de médecine interne commence par « l’accueil » de l’hôpital, où il se procure un ticket de cession à 600 F CFA[17]. Il est ensuite « vu », suivant le langage du service, par un des cinq médecins généralistes. D’après le personnel, « voir » un patient consiste à établir avec lui un dialogue permettant de recueillir ses « plaintes », lesquelles, jointes aux signes/symptômes suggérés par l’auscultation et éventuellement confirmés par des examens de laboratoire, aboutiront à l’établissement d’un diagnostic et à la mise en place d’un traitement. Les éléments de ce dialogue (« plaintes », examens demandés, traitement proposé) sont notés dans le carnet de consultation du malade dans un style télégraphique que les infirmiers prennent progressivement l’habitude de déchiffrer correctement, avec l’écriture de chaque médecin. C’est après avoir été ainsi « vu » que le patient, en général très affaibli, sera installé sur un brancard ou soutenu par un membre de sa famille et transféré vers le service de médecine interne. Là, il devra être « observé ».

La spécificité du regard médical a été notée par plusieurs auteurs (Foucault 1963 ; Good 1994 ; Gibson 2004). Byron Good relevait que l’entrée dans le monde de la médecine s’accomplit par la maîtrise d’un savoir, l’apprentissage d’un langage spécifique, et des pratiques par lesquelles les praticiens formulent « médicalement » la réalité. Cela se fait au travers d’une manière spécifique de « voir », « écrire » et « parler », qui commence par « l’entrée » dans le corps humain à travers le microscope, l’imagerie médicale, les cours et les grands laboratoires d’anatomie où le corps est « vu » et disséqué dans ses moindres détails. Tout cela participe à la reconstruction de la « personne » appropriée au regard médical, laquelle sera identifiée en tant que corps, cas, patient ou cadavre (Good 1994). Précisons que ce regard n’est pas celui de n’importe quel observateur, mais celui d’un individu doté d’un pouvoir de décision et d’intervention sur les corps. L’analyse de cette manière de « voir » propre à la médecine a permis de décomposer les mécanismes par lesquelles elle renforce son hégémonie et son pouvoir sur les corps.

Quand le patient arrive au service de médecine interne après avoir été « vu » par un des médecins, son carnet de consultation lui est repris (il lui sera restitué à son départ), un lit lui est attribué et son « dossier » ouvert. Ce « dossier » est une feuille de format A4 sur laquelle sont repris les détails inscrits dans le carnet de consultation du patient. Ces informations sont cependant reprises avec chaque fois la précision « à l’entrée », qui marque le passage d’un espace au sein de l’hôpital à un autre. Le patient quitte en effet le service de consultation externe où il est de « passage », pour le service de médecine interne où il « entre » pour une durée parfois indéterminée. Ce style d’écriture propre au service de médecine interne sous-entend aussi que les symptômes, le traitement, ainsi que le diagnostic de départ sont susceptibles de changer. Un « cas » observé au service de médecine interne n’est pas statique, les traitements agissent et les patients ont la réputation de mentir. En conséquence, il s’avère nécessaire de laisser ouverte la possibilité que derrière la maladie ou les symptômes identifiés au départ se cache une réalité autre, que l’équipe devra mettre à nu. Figureront donc au « dossier » les informations suivantes : nom du patient, date d’entrée, diagnostic à l’entrée, traitement à administrer, examens demandés, salle d’hospitalisation et lit attribués. En fonction de l’évolution du « cas », le diagnostic, le traitement seront maintenus, corrigés, ou totalement modifiés, d’autres examens de laboratoire demandés. D’autres feuilles de papier seront donc ajoutées au « dossier » initial, au fil des jours passés dans le service et des exercices d’écriture. Venons-en maintenant à la ronde proprement dite.

La ronde : « voir », « écrire », « dire » la maladie

Comme on l’a dit, le but de la ronde serait d’abord pédagogique (Rotman-Pikielny, Rabin et al. 2007). Lorsque le service accueille des stagiaires, elle remplit effectivement cette fonction : leurs connaissances sont testées au travers de questions posées par les médecins, des travaux pratiques leur sont confiés. Mais en leur absence, la vocation pédagogique se fond dans la routine du service. C’est le seul moment de la journée au cours duquel l’équipe médicale « voit » chacun des patients hospitalisés. Lorsque tous les lits sont occupés, ce qui est courant, environ 50 patients sont « vus ». « Voir », comme nous allons le montrer, ne consiste plus ici à établir un dialogue avec le patient. La ronde peut se découper en deux moments : la phase de préparation et la « présentation des cas ».

Préparer la ronde

La ronde commence vers 8 h du matin et dure de 3 à 5 heures, en fonction du nombre de patients hospitalisés. Infirmiers et aides-soignants s’activent à sa préparation dès leur « montée » (prise de service) à 7 h du matin. « Monter » à cette heure permet d’avoir un moment de discussion avec l’équipe qui « descend » (a achevé sa garde) au sujet de l’évolution des différents « cas ». Ceux qui « montent » sont informés des sorties, nouvelles arrivées, transferts en réanimation, décès, etc. Après avoir revêtu leur blouse blanche, ils commencent (souvent suivis des stagiaires) par jeter un coup d’oeil dans la salle qui leur a été assignée pour avoir une idée du nombre de malades hospitalisés, et constater par eux-mêmes les nouvelles arrivées, les départs (sorties et décès). Ils retournent ensuite dans la salle des infirmiers, se munissent d’un tensiomètre, d’un bloc-notes, d’un stylo à bille et retournent dans leur salle respective. Un travail d’écriture assez particulier va alors se mettre en place. C’est le travail d’écriture que Byron Good évoquait en disant qu’il s’agit d’une pratique qui façonne le discours, un moyen de construire une personne en tant que malade, projet, document. Destinée pour un public précis, cette écriture justifie l’interaction et structure l’échange avec le patient. Elle précède la « présentation des cas » lors de laquelle, toujours selon Good (1994), il se raconte un type d’histoires dans lesquelles les individus apparaissent en tant que « patients », « cas », « problèmes médicaux ».

Pour construire les « cas » qui seront présentés durant la ronde, les infirmiers commencent par prendre les « paramètres » de chacun des malades : température, tension artérielle, pouls. Ils s’enquièrent ensuite de leur état général : éprouvent-ils ou ont-ils éprouvé une douleur quelconque ? Ont-ils pris leur repas ? Ont-ils une plainte quelconque ? Enfin, ils vérifient que le malade a bien pris ses médicaments, ou que son traitement lui a été correctement administré (injections, perfusions, etc.). La plupart des patients conservent leurs médicaments dans un sac en plastique provenant d’une pharmacie privée, celle de l’hôpital ne disposant pas toujours des médicaments prescrits. La poche en plastique est posée au chevet ou en dessous des lits. Cela s’avère pratique quand les infirmiers doivent, en la présence ou en l’absence des accompagnants, s’assurer que les malades ont pris leurs médicaments selon les posologies prescrites. Dans ce but, ils comptent les comprimés contenus dans le sac en plastique, demandent éventuellement des précisions au sujet de ceux que le patient se serait procurés, ou qui seraient en cours d’achat, ceux dont il ne disposerait pas ou plus. D’après les soignants, il est préférable que cela se fasse « sous les yeux » du patient ou d’un témoin, afin que l’infirmier ne soit pas ensuite accusé d’avoir volé des médicaments :

Tout ce que tu fais avec les médicaments d’un patient, nous disait un infirmier, il faut le faire en sa présence, devant ses yeux. Même si c’est une injection que tu veux lui administrer, ne va pas préparer la seringue dans la salle des infirmiers, fais-le devant lui. En cas de souffrance, il peut t’accuser d’avoir changé son médicament ou de lui avoir volé un médicament. Donc, tout doit se faire en présence du patient ou de son accompagnant. Cela permet d’éviter les problèmes[18].

Toutes ces informations sont notées sur une feuille de papier ou un bloc-notes, en dessous du numéro du lit du patient concerné. Par la suite, l’infirmier désigné pour « présenter les cas » devant l’ensemble de l’équipe s’y réfèrera. C’est aussi en cela que « voir » un patient pendant la ronde diffère de ce qui se passe en consultations externes. Lors de la consultation, le médecin a pour seul public le patient et éventuellement son accompagnant. Il s’adresse directement au patient, en le regardant ou en écrivant dans son carnet de consultation. Il peut lui demander de s’allonger sur la table d’examen pour l’ausculter et noter également ces informations. Les examens et les ordonnances sont prescrits sur des formulaires spécifiques destinés au laboratoire et à la pharmacie de l’hôpital. Le travail du médecin qui « écrit » après avoir « vu » un patient en consultation n’aboutit donc pas à une présentation publiquement évaluée par ses pairs ou ses supérieurs. Un confrère pourra s’y référer si jamais le patient change de médecin et s’il conserve le même carnet de consultation, ce qui n’est pas fréquent. Pendant la ronde, l’infirmier s’adresse à ses pairs et à ses supérieurs. Il est éventuellement interrompu, corrigé, interrogé.

Au terme de ce travail d’écriture, les infirmiers « préparent le chariot ». Cela consiste à disposer sur un chariot d’hôpital des bulletins d’examens, un ordonnancier, une poubelle, une cuvette (pour recevoir les seringues usagées, coton et autres déchets), le « classeur » de la salle d’hospitalisation dans lequel sont conservés les « dossiers » des patients hospitalisés. Pendant ce temps, le médecin qui a assuré la garde se repose dans son bureau, en attendant l’arrivée de sa collègue. À son arrivée, celle-ci enverra un infirmier signifier sa présence à sa consoeur, enfilera sa blouse et troquera ses escarpins pour des mules adaptées à une station debout prolongée. La ronde est en effet une expérience intellectuellement et physiquement éprouvante pour le personnel et aussi pour le chercheur, lequel doit observer les interactions, prêter attention aux dialogues entre patients et soignants en essayant de les resituer dans leur contexte. Il doit également suivre la gestuelle, les déplacements des uns et des autres pendant le « circuit ». Rappelons que les infirmiers sont très mobiles. Au fur et à mesure que l’équipe progresse, on constate que certains s’éclipsent pour se « reposer » en salle de garde, d’autres pour administrer les soins déjà prescrits. Ceci est en partie dû à la forme que prend le rituel, laquelle conduit au fait que les soignants puissent à certains moments se sentir inutiles. En effet, infirmiers, aides-soignants et stagiaires étant chacun affectés à une salle d’hospitalisation, ils doivent y être présents au passage de l’équipe médicale pour écouter ou « présenter les cas », noter les instructions, remarques des médecins, etc. Quand tous les malades ont été « vus » dans leur salle respective, leur présence dans la suite du parcours n’est pas obligatoire : elle n’est même pas nécessaire.

Quand les deux médecins apparaissent devant la salle des infirmiers, la ronde peut commencer. L’exercice ne suit pas une trajectoire prédéfinie. L’équipe commence par la salle qui est « prête », c’est-à-dire celle dans laquelle le travail d’écriture a été réalisé pour l’ensemble des patients. Nous noterons que si la plupart des infirmiers « montent » à 7 h, il y a régulièrement des retards. Par conséquent, il arrive assez souvent que d’aucuns finissent de préparer leur salle alors que la ronde a commencé. Cet état des choses ne crée pas de désordre dans la suite du parcours qui s’impose dans une certaine mesure, du fait de la structure en U du bâtiment.

Suivi par les médecins, un infirmier pousse le chariot et le classeur contenant les « dossiers » de la salle « prête ». Il s’arrête devant le lit du premier malade, situé de manière générale immédiatement après la porte. Le médecin qui assure la coordination de la ronde prend la place de l’infirmier derrière le chariot, l’autre se tient à ses côtés et le reste de l’équipe prend position derrière les médecins. L’infirmier en charge de « présenter les cas » se placera quant à lui en biais, légèrement en face des médecins. La « présentation des cas », peut alors commencer.

« Présenter des cas » : « parler » le langage de la médecine

Cette pratique rappelle ce « parler » particulier à la médecine dont Byron Good disait qu’elle exige que l’on sache assez sur l’état du patient, sa maladie, les possibilités de diagnostic et les traitements appropriés pour faire une synthèse et présenter les enjeux critiques en quelques minutes. Elle exige la capacité de raconter une bonne histoire, chronologiquement organisée, retraçant les origines et les conséquences du processus de la maladie, mettant en place un diagnostic (Good 1994). Good tire sa réflexion de l’expérience d’un hôpital universitaire, où des internes en médecine « présentent des cas » devant des spécialistes, professeurs de médecine. Or, à B, il n’y a ni internes, ni professeurs de médecine ; les « cas » sont présentés par des infirmiers, aides-soignants ou des stagiaires. Les exigences ne sont donc pas semblables.

La « présentation des cas » au service de médecine interne de B peut être découpée en trois moments obéissant à des règles précises. Premier moment : l’identification du « cas », d’une durée de quelques secondes si l’infirmier n’est pas interrompu. L’infirmier doit fournir quatre types d’informations : le nom du patient, son âge, le nombre de jours d’hospitalisation et le diagnostic à l’entrée. Les infirmiers introduisaient régulièrement leurs propos par : « ça, c’est… ». Ils étaient alors immédiatement interrompus et repris par un des deux médecins ou l’infirmier major du service, lesquels remarquaient qu’on ne doit pas dire « ça c’est », mais « il » ou « elle, c’est… ». L’infirmier reprenait alors son propos : « Il/elle, c’est (nom du patient), âgé de (âge du patient), J (nombre) jours d’hospitalisation, pour (diagnostic) ».

Le deuxième moment consiste à indiquer le traitement suivi, avec un certain nombre de précisions : médicaments prescrits par le médecin, ceux que le malade s’est procurés et sous quelle(s) posologie(s) il les a avalés. Cela peut durer de 5 à 15 minutes, surtout quand le patient n’est pas observant, soit parce qu’il ne respecte pas la posologie, soit parce qu’il ne s’est pas procuré l’ensemble des médicaments. Les médecins demandent alors à l’accompagnant dudit malade de se présenter à la fenêtre ou à la porte de la salle d’hospitalisation. L’équipe précisera si nécessaire la posologie, parfois dans la langue véhiculaire de la région et/ou essaiera de comprendre pour quelles raisons le malade n’a pas acheté l’ensemble de la prescription. En général, c’est parce qu’il n’a pas les ressources financières nécessaires ou parce qu’il attend de recevoir de l’argent de la famille. Un infirmier peut éventuellement être chargé de le mettre en relation avec l’assistante sociale de l’hôpital.

Après les indications relatives au traitement suivi, vient le dernier moment de la « présentation du cas » : les améliorations notées et les plaintes du patient. Ici des règles précises relatives surtout à la forme du discours sont à respecter. Les médecins et l’infirmier major du service faisaient régulièrement mention du « langage savant » auquel le personnel paramédical devait se conformer pour décrire les symptômes et présenter les plaintes des patients. « On n’utilise plus les termes villageois à l’hôpital », disaient-ils. On ne devait plus parler de « maux de tête », mais de « céphalées ». On ne dirait plus : « il dit qu’il a mal quand il pisse », mais « douleurs à la miction ». Au lieu d’affirmer : « le malade à mal au ventre », on procèderait à un entretien plus approfondi afin de mieux traduire les symptômes en termes cliniques. On aboutirait ainsi à : « dyspepsie », « troubles digestifs », « constipation », etc. Sur ce dernier point, il était précisé qu’« un malade constipé n’est pas seulement celui qui ne va pas à la selle, mais celui qui n’y va pas comme d’habitude ». Un entretien approfondi avec le malade devait permettre d’approcher le sens de l’expression « comme d’habitude », pour savoir dans quelle mesure il y avait effectivement « désordre ». Ainsi, devant ce patient arrivé dans le service avec une dysenterie amibienne, l’infirmière (stagiaire) qui présentait le « cas » a affirmé : « elle se plaint de douleurs abdominales ». On lui a alors fait remarquer, d’une part, que cela n’était pas une « présentation clinique », et, d’autre part, que ses propos ne permettaient pas de savoir s’il y avait eu amélioration. Elle devait dire combien de fois la patiente avait été à la selle le jour précédent et préciser la consistance des selles, informations qui devaient en fin de compte permettre de savoir dans quelle mesure il y avait ou non eu amélioration.

C’est sur ces plaintes donnant éventuellement lieu à un ajustement du discours profane au discours médical que se termine la « présentation d’un cas ». À ce moment-là, si les médecins ont besoin de détails, ils s’adressent à l’infirmier, tout fixant le regard sur le patient. L’infirmier devient de fait le médiateur de la relation médecin-patient, donnant lieu à une autre spécificité du « voir » caractéristique de la ronde par rapport à la consultation externe. Quand ces précisions ont été obtenues du patient ou de son accompagnant, une nouvelle ordonnance ou de nouveaux examens peuvent être prescrits, les modalités de son départ, de sa référence à un centre hospitalier plus compétent sont éventuellement examinées, et l’équipe passe au « cas » suivant. Toutes ces informations sont par la suite inscrites dans le « dossier » du patient.

« Voir » et « voir »

Comme indiqué, le « voir » spécifique à la consultation externe a pour but d’établir un dialogue avec la personne malade. Le médecin s’adresse directement au patient pour recueillir ses plaintes et l’ausculte éventuellement. Il traduit l’ensemble de ces éléments (plaintes du patients, observations) en termes cliniques qu’il inscrit dans le carnet de consultation du patient. Le désordre à l’origine des symptômes peut être identifié au terme de la consultation ou recherché/confirmé par des examens et un traitement proposé. Ce processus, d’après les médecins, commence au moment où ils portent leur regard sur le patient. À ce moment-là, dit l’un d’eux, « si c’est une femme enceinte, de petite taille, qui claudique un peu, je sais que j’ai affaire à une grossesse à risque et que la patiente doit être attentivement suivie ». Ce regard du médecin, qui est mis en rapport avec son savoir médical, permet de trier l’information et de situer le diagnostic dans une catégorie de pathologies que les questions posées et les examens effectués par la suite permettent de confirmer, d’infirmer, de corriger. Or, pendant la ronde, l’interaction avec le patient, de même que le « toucher » par le médecin restent limités. Les médecins ne s’adressent pas aux patients mais à l’infirmier chargé de la « présentation les cas ». Toutefois, ils l’écoutent, parfois appuyées sur le chariot, en fixant le patient. Les éléments de ce dialogue en français échappent totalement à certains patients non locuteurs du français. Il arrive qu’à la suite du dialogue ou pendant le dialogue, un médecin s’avance vers le patient, soulève ses paupières pour vérifier les signes d’anémie, presse son pouce ou son index sur son pied pour évaluer la rétention d’eau, interroge le patient en fulfulde pour avoir la confirmation des signes évoqués par l’infirmier. Dans un but pédagogique, les stagiaires peuvent être invités à reprendre la tension artérielle d’un patient ou sa température, à tâter son pouls, etc. « Voir » un patient pendant la ronde se résume par conséquent à une écoute visuelle (on écoute l’infirmier en regardant le malade, on lit les éléments figurant déjà dans son dossier), pouvant donner lieu à des commentaires, des demandes de précisions de la part des médecins. On est donc en présence de deux manières de « voir », mises en place par les mêmes professionnels dans un même service, deux manières de « voir » qui sous-entendent aussi deux façons d’« écrire » et de « parler », ainsi que nous l’avons noté, et par conséquent, de deux façons de « faire » la maladie.

Questions, pistes de réflexion

Exercice de routine pour les infirmiers, exercice pédagogique et exercice d’évaluation pour les stagiaires, la ronde permet au chercheur d’assister à des scènes méritant une analyse poussée. Ainsi ce stagiaire qui « présente » une patiente indique comme diagnostic un zona ; pourtant la patiente a été admise pour gastroentérite. Cependant, son dossier indiquait qu’elle avait déjà eu un zona. Ou cette patiente, que l’infirmier présente comme étant à son J3 d’hospitalisation alors qu’elle a déjà passé six jours à l’hôpital. Ou encore, cette autre qui se plaint auprès de l’infirmier d’avoir « mal à la tête et de chauffer ». Au moment où il « présente le cas », le médecin demande à celui-ci quelle est la température de la patiente. Il ne peut fournir de réponse car il ne l’a pas prise. À la question de savoir pourquoi, il répond que « la patiente n’a pas de thermomètre, pourtant il ne coûte que 300 F CFA »[19]. Le médecin s’avance vers la patiente, lui fait quelques rotations du cou, pose ensuite sa main sur son front avant de dire : « mais elle ne chauffe pas du tout ! » Et cette autre patiente hospitalisée pour dysenterie qui se plaint d’avoir des « douleurs abdominales » et des « diarrhées sanguinolentes ». Après avoir entendu l’infirmier « présenter le cas », le médecin interroge la patiente et lui demande combien de fois elle a été à la selle la nuit précédente. Elle répond deux fois. Réponse suffisante pour conclure qu’elle ne fait plus de diarrhée. Cela sera d’ailleurs confirmé au moment où la patiente annonce, sans avoir été interrogée que ses « selles sont un peu dures ». L’infirmier s’indigne devant cette réaction : « vous voyez, maintenant, maintenant, elle raconte autre chose, ce n’est pas ce qu’elle m’a affirmé… ». Il souligne ensuite que cette patiente suit mal son traitement et ne dispose pas de certains médicaments. L’équipe procède à des vérifications ; un infirmier s’avance vers le lit de la patiente, prend le sachet en plastique dans lequel elle conserve ses médicaments et procède à un comptage. On constate que la patiente suit son traitement comme indiqué et celui dont l’infirmier l’accuse de ne pas disposer est vendu en dose unique. Une dose dudit médicament avait été prescrite. L’emballage du produit en question, que la patiente avait pris soin de ne pas mettre à la poubelle, montre qu’elle l’a effectivement acheté. « On n’achète pas de pareils médicaments pour faire plaisir aux soignants ! », note un médecin. Ce qui sous-entend que si la patiente a acheté le médicament, elle l’a avalé. Ces situations suscitent quelques interrogations. Peut-on associer le comportement de l’infirmier stagiaire à de la négligence, de l’incompétence ? Les patients ont-ils identifié qu’il s’agit d’un stagiaire, et dans ce cas, ont-ils voulu tester son savoir ? Considérant la tension caractéristique des relations patients-paramédicaux évoquée, serait-on en présence de patients qui veulent profiter des quelques instants de parole dont ils bénéficient pendant la préparation de la ronde pour prendre leur revanche, en orchestrant des failles dans le travail des soignants ? Ou s’agit-il simplement de la dynamique que l’on pourrait attendre dans un pavillon de médecine interne offrant des conditions de travail et d’hébergement désolants ?

Les lits du service sont pour la plupart occupés par des personnes vivant avec le VIH/sida, « ID » (pour immunodéprimé), comme ils sont désignés par les infirmiers. En dépit de la volonté de l’équipe, la confidentialité est difficile à assurer. Il arrive régulièrement que l’on demande à un patient s’il a été testé pour le VIH ; si la réponse est oui, le résultat de l’examen est recherché dans son « dossier ». Quand il est positif, les médecins se taisent tandis qu’il leur arrive de commenter un résultat négatif, parfois dans la même salle. Si une sérologie positive n’est jamais mentionnée à voix haute, une telle attitude pouvant contribuer à alimenter les soupçons (pourquoi évoque-t-on le résultat négatif de l’un et ne dit-on rien quant à celui de l’autre ?), lesquels pourraient avoir des répercussions sur les relations entre les patients accueillis dans la même salle. Une ethnographie précise de la vie dans les salles d’hospitalisation permettrait d’aborder ce type de sujet.

La majorité des patients sont pauvres. Certains ne bénéficient d’aucun soin parce qu’ils ne peuvent ni se procurer les médicaments, ni s’acquitter des frais d’examens qui permettent d’initier un traitement. D’après les accompagnants et les soignants, c’est parce qu’ils ne peuvent se payer les soins qu’ils décident « au dernier moment, d’aller mourir à l’hôpital ». Ils espèrent aussi y rencontrer un « bienfaiteur » qui fournira l’appui financier nécessaire. Ces patients peuvent bénéficier d’une aide de l’hôpital en faisant constater leur indigence par une assistante sociale, ou par les agents de relai communautaire (ARC)[20]. Mais ils doivent participer à l’ensemble des coûts du traitement à hauteur de 10 %. Or, plusieurs ne disposent pas de ces ressources. Dans ce type de situation, les ARC ou l’assistante sociale profitent du passage de notables ou de riches commerçants de leur connaissance, venus rendre visite à un membre de la famille ou à un ami hospitalisé, pour demander une aide. Ils arrivent souvent de cette façon à réunir le montant requis pour initier un traitement. Toutefois, le « cas » peut s’aggraver, nécessiter des examens complémentaires, ou un traitement plus long. Le patient ne pouvant se les payer reste hospitalisé mais ne bénéficie pas de soins. Ce type de situation est une véritable source de culpabilité pour certains infirmiers, ainsi que l’exprimait le major du service en présence d’un accompagnant dont le patient n’avait pas reçu de soins depuis une dizaine de jours : « Ramenez-le à la maison, si vous n’avez pas d’argent et n’encombrez pas le service. On se sent inutilement coupable ! Si vous ne pouvez pas lui acheter les médicaments, rentrez chez vous ». Les patients ne retournent pas chez eux. L’équipe soignante de même que l’observateur assistent alors à la dégradation de l’état de ces malades, qui sombrent progressivement dans le coma et meurent. Dans ce genre de situation, l’attitude des infirmiers s’éloigne du schéma classique du soignant agressif, maltraitant et abusant des patients (Jewkes, Abrahams et al. 1998 ; Jaffré et Olivier de Sardan 2003 ; Vidal et al. 2005). Nous avons régulièrement vu les infirmiers s’arrêter devant ces patients au moment de préparer la ronde, soupirer, prendre les « paramètres » sans poser d’autres questions. Par la suite, ces « cas » étaient largement débattus en salle d’infirmiers et parfois, ce sont ces mêmes soignants qui prenaient sur eux la responsabilité de faire venir l’assistante sociale ou l’ARC. Les décès sont fréquents. À chaque annonce de décès, l’ensemble du personnel, sans aucune concertation, restait pendant quelques secondes interdit.

Conclusion

Cette note de recherche voulait montrer comment la maladie (disease) est « faite » lors d’une activité clinique précise : la ronde. Nous avons montré que la ronde consiste à « voir » quotidiennement des « cas », parfois les mêmes. « Voir » ici sous-entend aussi une manière spécifique d’« écrire » et de « parler », différente de ce qu’on peut observer lors des consultations externes dans le même service. Les « cas » sont quant à eux des patients hospitalisés ou « mis en observation » pour une raison quelconque. La « présentation des cas » est le coeur de cette activité. Elle obéit à des règles précises, l’une d’elle étant relative à la forme du discours qui doit être dépouillé de tous les « termes villageois », qui, à défaut, sont au moins convertis en « langage clinique ». « Dire » la maladie (disease) du patient, semble donc être un exercice d’abstraction. Cet exercice ne se déroule pas lors d’un colloque singulier impliquant le médecin et son malade, comme on peut l’observer lors des consultations externes du même service (sauf dans les cas où le patient parle une langue différente de celle du médecin, ou lorsqu’il s’avère incapable de s’exprimer). Pendant la ronde, le médecin ne s’adresse pas au malade mais à l’infirmier, tout en ayant les yeux fixés sur le malade. L’infirmier devient alors le médiateur dans le type de relation soignant-soigné qui se met en place.

Nous nous inscrivons en droite ligne de la réflexion d’Annemarie Mol (2002) en relevant par cette contribution autour de la ronde une manière spécifique de « voir », « parler », « écrire ». Celle-ci, comparée à ce qu’on peut observer lors des consultations externes, permet de relever deux pratiques différentes, mises en place par la même équipe, au sein du même service, pratiques au travers desquelles la maladie est en fin de compte « faite ». Nous avons aussi fait mention de données issues d’observations qui suscitaient un certain nombre d’interrogations. Ces éléments rendent selon nous pertinente l’étude de l’hôpital en tant que système technologique pouvant être diversement approprié. Ils confirment la pertinence des approches développées par Annemarie Mol (Mol et Law 1994 ; Mol 2009) au sujet du caractère nécessairement « situé » de la pratique clinique. Ils nous amènent enfin à ne pas rejeter comme étant entièrement dépassée la notion d’« ingenization » suggérée par Kleinman (1980). En effet, dans quelle mesure les situations présentées à la fin de ce texte pourraient-elles être mises en rapport avec une carence d’« ingenization » ?