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Le terrain comme mise en scène est un ouvrage collectif issu du colloque « Performance, art et anthropologie » tenu au Musée du Quai Branly les 11 et 12 mars 2009). Il se situe dans la lignée des questionnements épistémologiques soulevés par l’anthropologie postmoderne et réflexive américaine, à partir, notamment, de Writing Culture (Clifford et Marcus 1986). L’ouvrage récuse clairement la distanciation du sujet par rapport à son objet de recherche, imposée par un paradigme scientiste persistant en sciences humaines. Il propose une réflexion essentielle sur les possibilités offertes par la transmédialité en ethnographie. La force de ce livre réside également dans la variété des horizons culturels, linguistiques et disciplinaires des contributeurs. À travers les douze chapitres du volume, ces derniers restituent une pluralité d’expériences empiriques qui alimentent des questionnements méthodologiques stimulants.

Les auteurs défendent une ethnographie sensible et participative (plus inclusive et collective que l’observation participante théorisée par Bronislaw Malinowski) dans une perspective dialogique. En effet, ils proposent de voir le terrain comme un lieu d’expérimentation et un « espace de production de sens » (p. 7), mais aussi comme un espace de communication et de co-construction des connaissances grâce à l’interrelation développée entre toutes les parties prenantes. Ils assument leur conception d’un terrain comme « utopie collective ou partage d’affinités poétiques » (ibid.).

Nourris intellectuellement par les performance studies de Richard Schechner et Victor Turner, Bernard Müller, Caterina Pasqualino et Arnd Schneider précisent dès l’introduction qu’ils entendent remédier à l’impensé de la performance en sciences sociales dans l’ouvrage qu’ils codirigent. Ils choisissent de faire état d’un artistic turn (tournant artistique) des recherches ethnographiques. Ils proposent à l’anthropologue d’assumer l’impact de sa présence sur le terrain et de se transformer délibérément en ethnodramaturge pour faire advenir des connaissances sensibles et objectives, individuelles et collectives, dans des mises en scène originales. Ce projet est repris par les autres auteurs, qui témoignent d’un ardent désir de renouvellement des potentialités heuristiques liées à la pratique du terrain et qui font le pari d’une dialectique fructueuse entre art et anthropologie.

Pasqualino témoigne, à l’aide de caméras, d’un acte de résistance collectif en Andalousie. Grâce à un dispositif performatif nécessitant la participation active de tous les protagonistes « réunis dans une communauté d’affects » (p. 19), elle démontre qu’un travail de terrain qui ose la mise en scène fictionnelle et qui assume la présence de « repères factuels et imaginaires » (p. 33) renseigne le réel en profondeur, jusqu’à saisir l’essence même de faits sociaux, culturels et politiques. Schneider, par le biais de recherches anthropologiques menées avec des artistes en Argentine, reconnaît aussi les vertus de la compréhension mutuelle en les désignant comme des voies d’accès au réel rendues possibles par ce type de collaboration. Müller et Morad Montazami, l’un s’appuyant sur ses propres procédés dramaturgiques au Togo et l’autre, sur des oeuvres filmiques originales, défendent quant à eux une ethnographie expérimentale afin de faire jaillir la « poïetique de l’anthropologie » (p. 82) et de repérer de nouvelles conditions d’énonciation et de coécriture (p. 125). Éric Chauvier, pour sa part, brandit l’arme de la créativité en réaction au positivisme qu’il qualifie de « mortifère » pour l’anthropologie. Il entend réhabiliter le potentiel créatif de l’incertitude et de l’aspect mouvant des objets et des méthodes de recherche. Il défend précisément les effets heuristiques d’une attitude créatrice qui met en scène « la dissonance de l’enquête » (p. 147) afin d’étudier les « angles morts épistémologiques » (p. 143) de l’anthropologie de l’ordinaire qu’il pratique.

Les auteurs sont conscients de s’exposer à la critique avec la part d’improvisation méthodologique que recouvre leur manière singulière d’aborder la recherche. En effet, ils dévoilent toutes les incertitudes et la sérendipité liées aux aventures artistiques sur leur terrain en confiant les secrets de fabrication de ces expériences novatrices. Le lecteur pourra ainsi se demander si les protagonistes de cet ouvrage collectif sont en train de modéliser l’avenir d’une discipline ou de l’affaiblir par l’absence de rigueur dans la description ethnographique. Dès le départ, les codirecteurs de cet ouvrage énoncent leur intention d’être constructifs et de « susciter un débat libre de cloisonnements disciplinaires » (p. 8) et nous pouvons affirmer que, au fil des pages, leur livre remplit pleinement ce mandat.

Le terrain comme mise en scène revisite les questions de méthodes de manière passionnante, dans un langage clair et accessible. Nous sommes en présence d’un ouvrage qui vise à outiller la communauté de chercheurs, d’étudiants et d’artistes souhaitant mener des expériences méthodologiques novatrices. Manifeste ou livre, du moins, programmatique, il contribue à ouvrir l’horizon des possibles tant pour une anthropologie contemporaine décomplexée que pour le futur des sciences sociales en général.