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Cet ouvrage de l’anthropologue Albert Piette constitue le fruit d’une expérimentation filmique inspirée d’un tournage de cinéma, soit un plan centré sur un individu en continu, sans unité de lieu, pendant douze heures. L’auteur retourne en quelque sorte sur elle-même son idée de « shadowing » ou de « phénoménographie de l’Autre » développée dans Fondements à une anthropologie des hommes (2011). Dans sa préface de l’ouvrage, l’artiste Catherine Beaugrand — qui a filmé cette proposition à deux caméras avec le vidéaste Samuel Dématraz — signale que le projet l’a amenée à repenser ce qu’elle présupposait depuis le champ de l’art. Piette cherche pour sa part à repenser les fondements de l’anthropologie. L’entreprise débute avec un pré-texte de 120 images arrêtées, extraites du document filmique, focalisées sur le haut de son corps, vu de face, sélectionnées pour représenter des « moments importants » (par exemple le petit-déjeuner ou un trajet en voiture). Le préambule pose l’argument, soit que l’objet de l’anthropologie devrait être l’homme comme unité à part entière, en l’occurrence un être séparé, placé à l’avant-plan.

La partie I, le coeur du livre, décrit les instants filmés le 19 janvier 2016, de la miette de pain essuyée sur la joue de la main gauche à une discussion autour de Bourdieu, la journée choisie comportant une période de cinq heures de cours donnés par l’auteur. La partie II analyse les gestes à partir des images arrêtées, les numérotant et les classifiant, par exemple en exoaction, action versus présence, geste, reste, moins, conséquence, style, continuité (p. 226), culminant en une synthèse de principes pour la science de l’homme, voire en un « principe de volumité », de présences, d’intensités, de légèreté du social (p. 273-274). Le postambule (partie III) revient sur l’image de l’anthropologie prônée, préférant Aristote comme père fondateur à Hérodote, et emprunte aux Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke pour conseiller au jeune anthropologue de « penser le regard artistique comme fondement, comme “base” de l’anthropologie, avant que le chercheur sollicite des méthodes, des concepts et des théories inhérents à une discipline scientifique » (p. 287).

L’auteur se positionne pour sa part contre une anthropologie sociale et culturelle qui, d’après sa lecture, soit manque à la spécificité des humains en s’intéressant à ce qui se passe lors de sa rencontre avec un autre humain ou avec le non-humain (p. 282), soit s’enferme dans le « eux-nous », par exemple en isolant les Autochtones en leur opposant l’Occident, et générant ainsi une forme de néoculturalisme (p. 234). Réfutant donc l’anthropologie actuelle située en ces deux extrêmes — voire toutes les sciences sociales —, qui, selon lui, fragmente ou dissous le volume humain pour y voir un lieu de passage du social ou du culturel, il veut recentrer cette science sur les modes de présence dans une anthropologie des existants. Il évoque, entre autres, Simone Weil, qui s’était intéressée à la manière dont s’enchaînent une minute et la suivante, pour proposer une anthropologie devant ultimement observer une personne incessamment, depuis la naissance en temps réel. Plusieurs contradictions, voire impossibilités, émergent dans le dessein de ce qu’il appelle une science mineure devant porter une plus grande attention aux détails. L’un des problèmes de l’argument, nonobstant la dimension invasive (obsessive ?) liée au fait de noter tous les instants, et la question de faisabilité qu’elle soulève, est le cadrage fixe présentant un torse et un visage vus de face, dispensant paradoxalement des « restes » du corps, et peut-être justement du « volume ». On peut encore douter de la prétention de « jouer à ne pas être filmé », comme si évacuer les présences qui filment était possible et utile pour mieux comprendre un existant et ses modes de présence. Autre paradoxe, la table rase que propose Piette pour faire place à une anthropologie qui se met devant l’humain, comme on se met devant une molécule, provient donc du « dehors », contrairement au conseil donné au jeune anthropologue. L’auteur nous amène ultimement vers une anthropologie neuroscientifique s’intéressant à un allumage des neurones générant des vitesses et des intensités devant permettre d’obtenir la forme du mouvement. L’analyse de la fragmentation infinie d’images arrêtées offre pourtant difficilement le moyen de faire sens de la composition du mouvement. La forme d’écriture est similairement saccadée, coupant tout flot de lecture qui aurait pu amener en présence l’existence. Enfin, transformer l’homme en objet risque de diminuer sa capacité d’exister, tel que l’atteste l’ouvrage. L’argument ne convainc donc pas entièrement, bien qu’il puisse ajouter un angle d’approche en anthropologie.