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Les anthropologues Andrés Barrera-González, Monica Heintz et Anna Horolets dirigent cet ouvrage collectif où les auteurs tentent de comprendre comment l’anthropologie est pratiquée en Europe depuis les derniers siècles. Quelle est la façon d’étudier l’Autre chez soi ? C’est l’une des principales questions que les directeurs de la publication et leurs collaborateurs tentent d’éclairer dans European Anthropologies. Les codirecteurs considèrent que, comme c’est le cas pour l’anthropologie en général, l’anthropologie pratiquée en Europe sur l’Europe peut être divisée en deux écoles de pensée ayant été établies par George Stocking Jr dans les années 1980 : celle servant à édifier une nation (nation-building) et celle servant à bâtir un empire (empire-building). Ces deux termes ne sont pas vraiment définis par Barrera-González, Heintz et Horolets, mais ils semblent faire référence à la création d’un sentiment nationaliste, d’une part, et à l’effort d’unification d’un Empire sous une même culture, de l’autre. Dans cet ouvrage, les codirecteurs espèrent également redonner leur importance aux plus petits courants de recherche européens, souvent éclipsés par les courants anthropologiques de l’Ouest, principalement britanniques, américains et français.

Ce livre composé de onze chapitres se présente comme la juxtaposition de petites et grandes traditions d’anthropologie sociale afin de mieux les comparer. Chaque chapitre devient une étude de cas concernant soit des traditions plus connues et influentes, comme dans les chapitres sur la France (Sophie Chevalier) et sur l’Allemagne (John R. Eidson), soit des traditions plus locales, comme dans les chapitres sur la Russie (Sergey Sokolovskiy) et la Croatie (Jasna Čapo et Valentina Gulin Zrinć). Les auteurs n’expliquent que rarement les démarches qui les ont amenés à écrire leur texte ; toutefois, le lecteur peut facilement comprendre qu’ils font pour la plupart une revue historique de la pratique anthropologique dans leurs milieux respectifs, le plus souvent à partir de revues de littérature. Certains se basent également sur des témoignages de chercheurs, voire sur leurs propres expériences, comme c’est le cas dans le chapitre autobiographique de la chercheuse slovaque Alexandra Bitušíková.

L’un des constats qu’il est rapidement possible de faire est la corrélation visiblement assez forte entre l’isolement politique de certaines nations, notamment à l’époque de l’URSS, et la création de traditions de recherche uniques et, elles aussi, isolées. Il s’agit d’une situation bien décrite par Sokolovskiy qui dresse un portrait très parlant d’une anthropologie russe basée sur la solidification d’idéologies politiques et qui se voit dépourvue de balises maintenant que ces besoins idéologiques ne sont plus à remplir. L’anthropologie — et surtout l’ethnologie — russe s’est développée en parallèle avec différents courants occidentaux, pigeant dans leurs idées à l’occasion mais créant surtout une façon de faire et de classer la recherche difficilement réconciliable avec les courants de l’Ouest moderne. Sokolovskiy souligne le fait qu’aujourd’hui, si l’anthropologie russe inclut une large sélection de domaines d’étude, les chercheurs sont souvent très spécialisés et n’écrivent que pour un nombre très restreint de pairs pratiquant dans le même domaine.

Une autre particularité de la recherche anthropologique effectuée dans sa propre nation est la fonction identitaire qu’elle peut assumer par la distinction « nous versus les Autres ». Ce cas de figure est particulièrement observable chez les nations ayant été opprimées. C’est notamment le cas en Lituanie (chap. 7) : Vytis Ciubrinskas nous décrit ainsi la rivalité entre l’ethnologie nationale, qui vise à établir un portrait des valeurs et de l’identité nationale, et l’anthropologie socioculturelle moderne venue de l’Ouest.

Finalement, cet ouvrage collectif nous permet également de voir les inquiétudes des chercheurs se rattachant à des courants dominants face à la mondialisation. Cette crainte est explorée, entre autres, dans le chapitre portant sur la France où Chevalier constate que de nombreux chercheurs s’inquiètent de la disparition de l’anthropologie française du fait de la perte de dominance de l’Occident sur le monde et de la diminution de la place des universités dans la transmission du savoir. Toutefois, l’auteure se fait rassurante : loin de mourir, l’anthropologie fait plus que jamais preuve d’innovation et d’adaptabilité face à cette ouverture sur le monde.

Si l’accessibilité de chaque contribution dépend des auteurs, aucun des textes ne laissera de lecteurs totalement confus, pour peu qu’ils possèdent quelques notions de sciences sociales. Cet ouvrage collectif intéressera principalement les ethnologues, les autres domaines de l’anthropologie n’y étant que très peu mentionnés. Malgré tout, il saura être apprécié par quiconque s’interrogeant sur la pratique anthropologique en Europe, l’histoire et la situation actuelle de différents courants de pensée plus ou moins connus de cette région du monde et désirant, peut-être, explorer des méthodes anthropologiques moins répandues.